Origine
http://www.theyliewedie.org/ressources/biblio/fr/Toublet,_Salamero,_Sauvage_
La_Charte_d'Amiens_de_1906_a_aujourd'hui.html
Chers compagnons
La Charte d’Amiens
a eu 80 ans en 1986. Dans ce célèbre texte, la CGT d’alors affirmait
son indépendance vis-à-vis des partis, sa besogne quotidienne
pour l’accroissement du mieux-être des travailleurs dans une société
dominée par la classe capitaliste et le future rôle gestionnaire
du syndicat.
Le groupe Fresnes-Antony
a décidé de faire l’effort financier et militant pour commémorer
cet événement. A cet effet, nous rééditons les débats concernant
les rapports syndicats-partis qui ont marqué ce congrès.
Une courte introduction
du groupe permettra, nous l’espérons, de resituer cette période
où la CGT était solidement marquée par l’antimilitarisme, l’antiparlementarisme
et par la volonté d’en finir avec le patronat et le salariat.
Mais la Charte d’Amiens
n’est-elle pas dépassée, ou, pour employer un vocabulaire "branché",
n’est-elle pas ringarde ?
Pour apporter des éléments
de réponse à cette question, nous avons donné la parole dans cette
brochure à divers compagnons syndiqués à la CGT, à la CGT-FO et
à la CFDT.
Cette brochure est
bien sûr dédiée à tous ceux pour qui l’émancipation des travailleurs
ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
Amitiés anarchistes
Groupe Fresnes-Antony
La Charte et
son temps
En octobre 1906, la
Confédération générale du travail réunit son neuvième congrès,
forte de près de quatre cent mille adhérents, traversée de multiples
courants : guesdiste, allemaniste, anarchiste, syndicaliste révolutionnaire
et réformiste. La C.G.T. va faire le point sur la campagne nationale
en faveur des huit heures, sur la propagande antimilitariste,
sur le travail aux pièces, sur la départementalisation des bourses
du travail, sur les subventions municipales et surtout sur les
rapports syndicats-partis politiques. De cette dernière discussion,
naîtra le texte intitulé : "La Charte d'Amiens".
A ce congrès, sont
présentes, ce qui fait l'essence de la C.G.T., les deux structures
verticale et horizontale. Les fédérations d'industrie ou de métier
assurant la solidarité professionnelle et les bourses du travail,
lieux de la solidarité interprofessionnelle. Chaque syndicat confédéré
devait en principe adhérer à une fédération et à une bourse. D'ailleurs
la C.G.T., née en 1895 à Limoges, n'est devenue une organisation
puissante et capable d'effrayer le gouvernement et la bourgeoisie
que depuis sa fusion complète avec la Fédération des bourses,
réalisée au congrès de Montpellier en 1902.
AUX ORIGINES
Lors de sa création
en 1895, la C.G.T. doit ses origines à la Fédération nationale
des syndicats. La F.N.S., née en 1886, est au commencement sous
tutelle du parti ouvrier guesdiste, du nom d'un des introducteurs
du marxisme en France.
Pour Jules Guesde,
le syndicat ne peut être que la courroie de transmission du parti
; un parti en route vers la conquête du pouvoir politique.
Les événements et les
prises de position théorique sur la grève générale vont faire
évoluer la F. N. S. En effet, Pelloutier, au congrès corporatif
de Nantes en 1894, réussit à faire adopter le principe de la grève
générale. Celle-ci doit mettre le capitalisme à bas et résoudre
ainsi le problème révolutionnaire. Ce moyen entrait bien sûr en
contradiction avec la conquête du pouvoir politique par le parti
ou... plutôt les partis. Ainsi la Fédération des travailleurs
socialistes de France (Brousse). le parti ouvrier français (Guesde),
le parti ouvrier socialiste révolutionnaire (Allemane), le parti
socialiste révolutionnaire (Vaillant) et les socialistes indépendants
(Jaurès) se réclamaient tous du socialisme, briguaient les suffrages
prolétariens et brisaient de fait l'unité ouvrière, une unité
qui se reconstruisait dans le syndicat. Devant la multiplication
des chapelles socialistes et le passage au gouvernement d'ex-socialistes
tels Millerand et Briand, le réflexe économique va en quelque
sorte prendre le dessus sur le politique. L'intransigeance doctrinale
va être abandonnée au profit de l'indépendance syndicale.
Il ne faut pas oublier
également le rôle d'entraînement des bourses du travail. Celles-ci
se sont développées à partir de 1887.
En 1887, ouverture
de la bourse du Château-d'Eau à Paris, de celles de Nîmes et de
Bourges. En 1888, au tour de Saint-Étienne et de Toulouse d'avoir
une bourse du travail. En 1891, Montpellier. Et le congrès constitutif
de la Fédération nationale des bourses du travail se tient à Saint-Étienne
en 1892. Cette tentative d'unification du mouvement ouvrier lancée
par les possibilistes parisiens, les partisans de Brousse et adversaires
de Guesde, va échapper à ses promoteurs. Peu à peu, grâce entre
autres aux efforts de Fernand Pelloutier (voir Volonté anarchiste
n°31), l'autonomie de la classe ouvrière vis-à-vis de l'Etat et
de la classe politique va être affirmée et mise en pratique dans
les bourses du travail. Les positions de Proudhon sur la "capacité
politique de la classe ouvrière" vont se trouver vérifiées.
Des services, bibliothèques, viatique, placement, musée du travail,
cours professionnels, cours du soir vont être organisés, avec
plus ou moins de bonheur. Le but semble bien d'établir ce que
l'on nommerait aujourd'hui une "contre-société". La
démonstration que la classe ouvrière peut s'affranchir, elle-même,
de sa condition est une tâche quotidienne. Et les anarchistes
se sont attelés à cette rude besogne.
LE RÔLE DES
ANARCHISTES
Pour les commentateurs
politiques et syndicalistes, l'entrée des anarchistes dans les
syndicats date de la fin de la période des attentats. Ainsi certains
présentent le fameux syndicaliste Delesalle comme un ex-poseur
de bombes, ce que contredit avec vigueur son historien Jean Maitron.
Si on se penche sur la biographie de la plupart des anarchistes
responsables syndicaux, on constate que leur engagement syndical
est antérieur à la fameuse désillusion sur la propagande par le
fait ; ainsi Pouget, le fameux père Peinard, participa en 1879
à la création du syndicat des employés du textile.
Si la fameuse "Lettre
aux anarchistes" de Pelloutier, l'appel du père Peinard :
"un endroit où il y a de la riche besogne pour les camaros
à la redresse, c'est la chambre syndicale de leur corporation"
et le message de l'Avant-garde de Londres "pour détacher
les masses le peuple à un joug plus lourd que celui de la bourgeoisie,
[les anarchistes] doivent entrer dans les syndicats" sont
bien réels. Il ne faudrait pas en exagérer la portée, les anarchistes
sont loin d'être des godillots comme les gaullistes ou les socialistes...
Penser qu'un tel "mot d'ordre" ait pu décider, tout
de go, les compagnons à entrer dans les "syndicales"
révèlent bien l'esprit dirigiste et autoritaire de leurs auteurs.
Il est évident que
le mouvement libertaire français brisé par l'échec de la Commune
de Paris a perdu pendant quelques années l'acquis des luttes et
des débats de la Première Internationale. Un autre travail prit
un peu le dessus sur l'action quotidienne : la propagande orale
et écrite (réunions, causeries, brochures, journaux, tracts, placards
...). Passons sur la trop fameuse propagande par le fait qui a
dégénéré pour quelques-uns en attentats spectaculaires pour les
années 1885 ; en 1986 ce seraient presque des pétards... Cette
propagande s'affirmait antimilitariste face à une armée chargeant
sabre au clair les grévistes, anticléricale (contre une Eglise
qui, ayant encore tous ses œufs dans le même panier, défendait
ouvertement les privilèges) et surtout anti-électorale.
Ainsi, les anars portaient
sans cesse la contradiction aux tenants du socialisme des urnes,
pour qui le syndicat, la coopérative étaient un réservoir à militants
et à fric. Chaque siège obtenu aux élections municipales, législatives,
étaient pour les guesdistes, les jauressistes une marche de plus
vers la prise du pouvoir. La victoire était au bout du... chemin
électoral. A quoi bon lutter, puisqu'il suffisait en fin de compte
de bien voter, le nombre étant bien sûr du côté des exploités
! Un tel simplisme devait être combattu, surtout là où l'exploitation
montrait son véritable visage, l'entreprise, la fabrique...
Et le syndicat n'est-il
pas le meilleur groupe de résistance ?
A cette question, un
grand nombre de compagnons répondirent positivement. Avec un enthousiasme
qui fit confondre pour certains le but : l'anarchie, avec le moyen
: le syndicat. Cette "déviation" marqua d'ailleurs les
débats du congrès anarchiste d'Amsterdam de 1907, connu surtout
par l'affrontement Monatte-Malatesta.
Les interventions de
Latapie, lors du congrès d'Amiens, reproduites par ailleurs dans
cette brochure, illustrent bien ce nouveau phénomène. L'émergence
pour certains d'une nouvelle doctrine dépassant à la fois le socialisme
et l'anarchisme, le "syndicalisme révolutionnaire" ou
un "syndicalisme autosuffisant".
Quoi qu'il en soit,
en 1906, rien n'est figé, ou plutôt rien n'est théorisé entre
deux syndicalistes révolutionnaires, l'un ex-anarcho, et celui
que l'on nommera plus tard "anarcho-syndicaliste". Quelle
différence, quand il s'agit de voter au congrès corporatif Îa
traditionnelle motion antimilitariste et antipatriotique.
Ainsi au congrès d'Amiens,
la motion défendue par l'anarchiste Georges Yvetot obtint 484
suffrages contre 310, soit 58%. Elle soulignait que la "propagande
antimilitariste et antipatriotique doit devenir toujours plus
intense et toujours plus audacieuse".
Signalons les résultats
de vote à peu près similaires : 60% en 1908, et 66% en 1910 (cf.
Subversion n°1, du groupe Louis Bertho Le Petit sur l'influence
anarcho-syndicaliste à la C.G.T.).
Si l'influence libertaire,
au sens large, était considérable, elle dut s'appuyer sur l'aide
réformiste de la C.G.T. pour rabattre le caquet des socialistes
des urnes et parvenir à ce texte synthèse : "La Charte d'Amiens".
LE CONGRÈS
En effet, le parti
socialiste, section française de l'Internationale ouvrière constitué
des divers groupes socialistes, est créé en 1905. La C.G.T. a
devant elle une menace réelle pour l'indépendance syndicale. La
C.G.T. risque de revenir aux sources, au début de la F.N.S. Renard,
délégué du Textile et guesdiste, a déposé un texte allant dans
le sens d'une liaison entre la "vieille" C.G.T. et le
nouveau parti unifié. Sa résolution pourtant rédigée dans le but
d'associer les réformistes aux visées du parti va être repoussée
par 774 voix contre 34.
Les réformistes, dont
les représentants sont Coupat, Niel et Keufer (du Livre) retirèrent
leur propre motion et se rallièrent à l'ordre du jour de Griffuelhes.
Cet ordre du jour,
qui passa à la postérité sous le nom de "Charte d'Amiens",
fut rédigée dans un café. Emile Pouget, dont on reconnaît le style,
Griffuelhes, Delesalle, Niel et Merrheim en furent ses rédacteurs
selon l'historien Dolléans.
En 1938, Delesalle
raconta l'accouchement d'une partie de ce texte
"A la première
lecture, Pouget tenant la plume, je m'étais cabré sur ce passage
les partis et les sectes ; les sectes visaient les anarcho-syndicalistes,
et, je ne sais pas pourquoi, ne me plaisaient pas. J'eus à ce
sujet une prise de bec avec Griffuelhes et j'entends encore Pouget
me répétant : " Qu'est-ce que cela peut te fiche ? "
Au bout d'un instant, "la secte des égaux" me passe
par l'esprit. J'étais vaincu, et, ne voulant pas le paraître,
je dis à Pouget : " C'est bien, je dirai que tu fais allusion
aux communistes de 1917 et tout sera dit." Je n'ai pas besoin
de vous dire que tous mes camarades éclatèrent de rire."
LE BILAN
Finalement, ce texte
fut adopté par 830 mandats contre 8. De par son caractère unanime,
il ne fut prétexte à aucune scission. Au congrès socialiste suivant,
Jaurès félicita même la C.G.T. pour sa prise de position.
Diverses interprétations
contradictoires de la Charte ont été faites. Pour les uns, il
s'agit de la victoire de l'anarchisme, son apogée ; pour les autres,
de son déclin, vu que la C.G.T. s'affirmait aussi indépendante
des sectes, des sectes anarchistes (!) Cette interprétation, celle
de Maitron, vaut son pesant de cacahuètes.
Toutes ces interprétations
oublient par ailleurs le rôle moteur des anarcho-syndicalistes
ou des syndicalistes révolutionnaires de tendance libertaire dans
les C.S.R. et au début de la C.G.T.U... La Charte d'Amiens est
un document historique remarquable, même si ses faiblesses que
nos compagnons évoquent plus loin sont indéniables. Elle est le
témoin du rapport des forces qui traversaient le syndicalisme
à l'époque.
Une époque où les réformistes
adoptaient des positions sur l'abolition du salariat, sur la lutte
des classes, sur l'indépendance syndicale que bien des soi-disant
révolutionnaires d'aujourd'hui nient, et ne parlons pas des réformistes,
ou des ex-encartés d'extrême gauche. Et c'est pour toutes ces
raisons que notre groupe a décidé d'accueillir dans sa collection
de brochures "la Charte", ou plus exactement des extraits
de la brochure éditée en 1906 sur les presses de l'imprimerie
du Progrès de la Somme, extraits concernant les débats "rapports
entre syndicats et partis".
Bonnes lecture et réflexion.
Rapports entre les
syndicats et les partis politiques
SÉANCE DU :11
OCTOBRE (Soir)
Président Reisz. Assesseurs
Robert et la citoyenne Delucheux.
Rapports entre les
Syndicats et les Partis politiques
Le Président fait la
communication suivante :
"Au nom des organisations
suivantes : Papeteries d'Essonnes, de Ballancourt ; Relieurs-papetiers
de Dijon ; Travailleurs du papier de Clichy ; Reliure-dorure,
Paris, Limoges, je dépose l'ordre du jour suivant:
"Etant donné que
l'unité la plus parfaite ne règne pas encore dans le syndicalisme
français et qu'il serait désastreux pour les syndicats ouvriers
de faire "de nouveaux conflits au sein de ces organismes,
en créant des rapports immédiats avec les partis politiques, quel
que soit leur nuance.
"Considérant,
d'autre part, que les militants syndicalistes sont en même "temps,
et pour la plupart des adhérents des partis politiques, socialistes
ou "autres; que, par là même il leur est facile de manifester
sur ce terrain leurs "principes d'émancipation sociale ;
"Considérant,
enfin, que la neutralité la plus absolue, qui est la force et
"la puissance d'action même de chacune de ces organisations,
ne saurait être "violée sans porter la désagrégation dans
ces deux pouvoirs en présence ; par "ces motifs, le Congrès
passe à l'ordre du jour."
Delaine.
Reisz donne lecture
d'une question préalable qui vient de lui être remise :
Motion préalable
Les soussignés :
" Considérant
que la polémique qui s'est produite au sujet de la proposition
" formulée par la Fédération du Textile: Rapports de la C.
G. T., et des partis politiques, a suffisamment éclairé cette
question pour qu'il ne soit pas nécessaire "de procéder à
une discussion au Congrès, et que les syndicats sont en grande
"majorité réfractaires, non seulement au principe de la proposition,
mais encore à toute discussion de ce genre, ne pouvant qu'avoir
une répercussion "dangereuse dans l'organisation syndicale,
en même temps qu'elle créerait "un précédent mauvais pour
l'avenir.
"Demandent au
Congrès de passer à l'ordre du jour sur la proposition du "Textile
et cela, sans discussion."
Bled, Fédération horticole,
jardiniers de Paris, Stucateurs de Paris, Sellerie-bourellerie
de Paris et Malletiers ; E. Laval, Epiciers de la: Seine ; J.-B.
Médard, Gens de maison, Paris et Seine ; Baritaud, Maçonnerie-Pierre,
Paris ; Bornet, Fédération des Bûcherons ; Constant, Bourse d'Orléans
; Tabard, Transports, manœuvres et manutentions diverses ; Lefèvre,
Bijoutiers.
Une autre proposition
analogue est déposée :
"La Chambre syndicale
des Ouvriers Serruriers en Bâtiment du département de la Seine
et les organisations soussignées ;
"Considérant que
la discussion de cette question serait préjudiciable aux "intérêts
de classe du Prolétariat organisé, Demandent: la question préalable
"et décident de passer à l'ordre du jour ;
"Désirant ainsi
que les Congrès corporatifs, véritables assises du travail "ne
s'occupent, dorénavant, que des questions véritablement économiques
" et corporatives et repoussant énergiquement toute ingérence
et affiliation "politique quelconque, qui ne feraient que
semer la division parmi les travailleurs ;
"Laissant ainsi
toute liberté de conception et d'agir en matière politique"aux
syndiqués, en dehors de leur organisation économique ;
"Considérant également
que les statuts syndicaux mentionnent tous, ou "presque tous,
qu'aucune question d'aucune école ne sera traitée dans les organisations
syndicales."
L. Clément, Serruriers
de Paris; Griffon, Pâtissiers de la Seine; Bruon, Fédération des
Menuisiers de Paris ; E. Vénot, Boucher-, de Paris, Blanchart,
dessinateurs, Tailleurs d'Habits, Boîtier-Ferblantiers, Métallurgistes
de Basse-Indre ; Voiture, Vichy ; Terrassiers, Vichy ; Voiture,
Paris Voiture, Moulins ; Voiture, Bourges ; l'ailleurs de pierres
de Vichy Tramways de Vichy ; Carriers des Grivais, Vichy ; Voitures
Lyon Bijoutiers, Lyon; Coupeurs-Chemisiers de Lyon ; Maçons de
Vichy ; Bahoneau, d'Angers ; L. Ménard ; Legouhy, des Litiers
de Lyon; E. Thumon, succursales, Mécanique; Collet, du Bâtiment
de Saint-Brieuc, le Livre et Employés ; P. Beaupérin, Bourse de
Rennes; B. Gauthier, Bourse de Saint-Nazaire, Métallurgistes de
Saint-Nazaire, Dessinateurs, Ouvriers du Fort, Ouvriers Charbonniers,
Comptables, Employés, Typographes, Inscrits maritimes ; Bouchereau,
ouvrier métallurgiste ; Gilliard, des Monteurs-Levageurs, Paris;
Grandsart, Egoutiers de Paris, Cantonniers de Paris, Travailleurs
municipaux de Rennes, Personnel des Ecoles de Paris, Personnel
non gradé de l'Assistance - publique Service des baux concédés
des Faux de Paris ; Egoutiers de Lyon Chambre syndicale des Chauffeurs-Conducteurs
du département de la Seine ; Lefévre.
Puis une troisième
:
"Le Congrès, considérant
que s'abstenir d'une discussion constitue toujours "un mauvais
système, favorable à l'équivoque et aux polémiques dangereuses
"et prolongées ;
"Décide d'entendre
la proposition du Textile et de passer à la discussion."
C. Devilar, délégué,
Courtiers Paris ; Employés Troyes et Pézenas.
Bousquet dit que la
question est importante. Doit-on accepter la question préalable
? Doit-on discuter ? Au Congrès de l'Alimentation, on a été partisan
de l'ordre du jour pur et simple. Un camarade que j'estime beaucoup
avait exigé la discussion de cette question. C'est en raison de
cela que je suis chargé de discuter la question. Il déclare qu'il
discutera avec calme. Il faudra citer des noms; tâchons de ne
pas nous froisser.
Clément dit, qu'aux
assises du travail, toute discussion de ce genre doit disparaître
de l'ordre du jour. Les journaux bourgeois et autres guettent
nos divisions. Ne leur en donnons pas le triste spectacle.
Robert dit qu'il ne
prend pas parti pour le moment, il demande un orateur pour et
un orateur contre, sur la question préalable.
La clôture est demandée
et votée. Trois minutes seront données à chaque orateur inscrit
à ce moment.
Bled dit qu'il a déposé
la première motion préalable. Tout le monde connaît la question
du Textile. On peut donc se prononcer sur la question préalable.
Tabard dit qu'en hésitant
à savoir comment on terminerait le Congrès, il ne doit pas y avoir
de question politique à ce Congrès. Il faut donc passer à. l'ordre
du jour. Il ne connaît que l'unification; Il ne faut pas discuter
les questions qui divisent.
Lévy dit qu'il se refuse
à discuter au nom de ses mandants, qui ne s'inclineront pas devant
le vote.
Marie croit qu'on doit
examiner si la proposition n'est pas un acheminement vers la violation
des statuts.
Cousteau, au nom de
ses mandants, déclare qu'il est impossible de marcher la main
dans la main avec n'importe quel parti politique.
Doizié. - je dis qu'il
n'y avait pas lieu de décider ce matin, qu'on discuterait ce soir,
si on est décidé à ne pas le faire, En tout cas, il faudra voter
par mandat.
Parvy dit qu'il faut
respecter les opinions des autres. Il va examiner les arguments
apportés pour la question préalable. On n'a oublié qu'une chose
: dire que les statuts de la Confédération sont toujours révisables.
La question, dit-on, est politique. C'est là une question d'appréciation.
Il faut tout voir avec courage, avec sang-froid.
Dret, au nom des Cuirs
et Peaux, dit qu'il est contre la proposition. Mais il craint
que dans un temps relativement rapproché, on puisse dire que ceux
qui sont contre, ont eu peur. Il faut la discuter.
Hamelin dit que personne
n'a posé la question préalable. Ce n'est pas sérieux de dire maintenant
qu'on ne discutera pas. Le Comité aurait dû ne pas la mettre à
l'ordre du jour si elle n'est pas statutaire.
Morgand dit que peut-être
les camarades qui sont contre ont peur. Il faut discuter et écouter
tous, les orateurs.
Delaine dit qu'il ne
faut plus qu'on puisse dire qu'on a peur. Tout le monde connaît
la question. Il faut la discuter.
Gaillard demande son
tour de parole.
Laval dit qu'on s'est
plaint, hier, de ce que les rapports n'avaient pas été reçus à
temps. Ce n'est pas le cas pour la question. Ici, les mandats
sont ferme.
Le Président donne
lecture d'un ordre du jour déposé par Broutchoux :
"Le Congrès d'Amiens,
considérant que la Fédération du Textile, dans son "dernier
Congrès national, a déjà porté atteinte à son unité corporative
par "l'adoption d'une motion établissant des rapports entre
le Parti syndicaliste "et les partis politiques, déclare
passer à la discussion de la proposition du "Textile, afin
de maintenir l'unité confédérale."
Bieuler demande la
discussion.
Morel dit qu'il repousse
la discussion.
Thil. - Le Congrès
ne doit pas suivre les Conseils municipaux ou généraux où on oppose
la question préalable. La question est posée, il faut la discuter.
Luquet. - Il devra
sortir de cette question la tranquillité pour l'avenir. La proposition
n'a rien de syndical. C'est là une proposition politique. A l'avenir,
des propositions semblables ne devront plus trouver leur place
dans un Congrès ouvrier.
Sauvage regrette que
la question préalable ait été posée. Il voudrait que tout le monde
soit d'accord pour discuter afin d'être débarrassé, une fois pour
toutes, des questions politiques.
Le Président invite
au calme.
Renard dit qu'une émotion
a été soulevée à propos de cette question, dans le monde ouvrier.
Il remercie le Congrès d'avoir montré qu'il voulait aborder la
question et de s'être refusé à l'élaguer de l'ordre du jour. Quel
que soit le résultat, nous ne quitterons pas la Confédération.
Nous ne ferons pas comme certains, dans la Voix du Peuple, qui
déclarent qu'ils s'en iraient si la proposition était votée. La
proposition a pour effet d'empêcher la politique spéciale qui
se fait à la Confédération. Quand on fait de l'antimilitarisme,
quand on fait de l'antipatriotisme, quand on prêche l'abstention,
on fait de la politique. Nous avons, dans ce cas, le droit d'introduire
notre politique spéciale. Cela est très juste. Le syndicat n'est
pas autre chose que ce que la loi a voulu qu'il fut : un organe
qui doit défendre les salaires, la dignité des travailleurs, les
conditions de vie, etc. Le syndicat ne peut pas sortir de sa sphère
sans avoir une épée de Damoclès suspendue sur la tête de ses administrateurs.
La loi sur les accidents,
la loi sur le repos hebdomadaire, ne sont-elles pas des lois sociales
? Pouget n'a-t-il pas approuvé cette loi qui s'étend aux ouvriers
inorganisés. Bousquet a dit qu'elle était réformatrice. Pourquoi
alors, repousser la loi pour n'accepter que l'action directe et
violente.
Dans le Nord, les syndicats
achalandent les coopératives, les coopératives aident le mouvement
politique. Je sais que la politique n'a pas donné grand chose,
mais pourquoi le reprocher aux camarades qui ont milité pour qu'elle
donne quelque chose ? Dans le Nord, les députés sont choisis'
en raison de leur valeur. La pièce de cent sous, les soulographies,
sont impuissantes. Ce sont des militants qui sont sortis des rangs
des travailleurs. Ils remplissent leur mandat. C'es' aux travailleurs
à prendre leurs précautions. Nous acceptons les subventions, mais
nous pouvons nous en passer. Le conseil municipal peut disparaître,.
les comités sont assez puissants pour que le mouvement ne s'en
trouve pas amoindri. Nous avons bâti des maisons qui sont à nous
et là, nous sommes chez nous ! Lorsque les gendarmes veulent y
pénétrer, nous pouvons les mettre dehors. Nous sommes, dans le
Nord, 315 syndicats, 76,ooo syndiqués, 12 coopératives fédérées
avec 30.000 membres, 300 groupes avec 8.5oo cotisants, nous avons
de nombreux conseillers municipaux, 8 députés et 105,000 électeurs
socialistes. Si partout on savait faire converger ainsi l'action,
on obtiendrait de grands résultats. J'ai beaucoup de respect pour
les camarades qui sont à la tête des organisations modérées. Mais
je suis, moi, collectiviste-révolutionnaire. Nous avons, dans
nos syndicats, des radicaux, des nationalistes, nous respectons
leurs croyances. Mais vous, que faites-vous lorsque vous votez
la grève générale expropriatrice ? Vous ne respectez pas les opinions
du radical. Pas plus, vous ne respectez les opinions du nationaliste
lorsque vous faites de l'antipatriotisme et de l'antimilitarisme.
Ces choses ne peuvent se faire qu'au groupe politique. Nous faisons
de l'antimilitarisme, mais nous divisons le travail.
C'est dans nos groupes
politiques que cela se passe. Vous demandez tout, à l'action directe
! Les Anglais l'ont fait pendant trente ans. Là-bas, dans le Textile,
les cotisations sont élevées ; les hommes sont syndiqués dans
la proportion de 95 % et les femmes dans celle de 75 % Les fileurs
Anglais gagnent des salaires plus élevés qu'en France. Dans le
Nord il y a différentes catégories de tisseurs à la main, qui
gagnent peu, parce que le groupement y manque. Ce qui n'empêche
pas ceux qui sont organisés de gagner des salaires plus élevés
que ceux qui n'ont pas de groupement.
Les Anglais ont fini
par comprendre qu'à leurs grosses cotisations, les patrons pouvaient
répondre par des lock-out. Ce qu'ils firent. Les ouvriers furent
empêchés de pratiquer le Picketing, de faire la propagande en
faveur de la grève. Les syndicats furent responsables des actes
de, leurs membres et condamnés à de fortes amendes.
C'est alors que les
travailleurs anglais furent obligés de prendre position dans la
lutte politique et ils ont pénétré ait Parlement afin de faire
tourner la législation en faveur de la classe ouvrière.
Sans mêler la politique
dans les syndicats, on peut s'occuper des lois ; on en parlait
ce matin, à propos du contrat de travail et d'autres projets.
C'est la preuve qu'on ne peut pas s'en désintéresser.
Les ouvriers ont ainsi
à barrer la route à l'action patronale sur le terrain politique.
Le syndicat ne peut pas tout faire. Qu'on y réfléchisse. Si une
situation révolutionnaire se produisait aujourd'hui pourriez-vous,
avec vos syndicats actuels, avec vos organisations, régler la
production, organiser l'échange ? Non, vous seriez obligés de
vous servir de la machinerie gouvernementale.
Nous ne demandons pas,
de faire de la politique dans les syndicats, nous demandons si
vous ne croyez pas utile l'usage du suffrage universel, utiles
certaines réformes légales en faveur de la classe ouvrière.
Nous voulons toutes
les actions, comme dans le Nord.
Nous vous demandons
si vous ne voulez pas prendre à la politique ce qu'elle peut vous
donner de bon ?
J'appartiens au P.
0. F. depuis vingt-cinq ans. J'estime qu'il a fait quelque chose
pour les travailleurs. Nous croyons qu'il faut faire de l'action
syndicale, coopérative et se servir de l'action politique.
Je vais vous donner
lecture de notre projet de résolution :
"Considérant qu'il
y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour but d'établir
une législation protectrice du travail qui améliorerait la condition
sociale du prolétariat et perfectionnerait ainsi les moyens de
lutte contre la classe capitaliste ;
"Le Congrès invite
les syndiqués à user des moyens qui sont à leur disposition en
dehors de l'organisation syndicale afin d'empêcher d'arriver au
pouvoir législatif, les adversaires d'une législation sociale
protectrice des travailleurs ;
"Considérant que
des élus du parti socialiste ont toujours proposé et voté les
lois ayant pour objectif l'amélioration de la condition de la
classe ouvrière ainsi que son affranchissement définitif ;
"Que tout en poursuivant
l'amélioration et l'affranchissement du prolétariat sur des terrains
différents, il y a intérêt à ce que des relations s'établissent
entre le Comité confédéral et le Conseil national du Parti socialiste
par exemple pour la lutte à mener en faveur de la journée de huit
heures, de l'extension du droit syndical aux douaniers, facteurs,
instituteurs et autres fonctionnaires de l'Etat ; pour provoquer
l'entente entre les nations et leurs gouvernements pour la réduction
des heures de travail, l'interdiction du travail de nuit des travailleurs
de tout sexe et de tout âge ; pour établir le minimum de salaire,
etc., etc.
" Le Congrès décide
" Le Comité confédéral
est invité à s'entendre toutes les fois que les circonstances
l'exigeront, soit par des délégations intermittentes, ou permanentes
avec le Conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement
triompher ces principales réformes ouvrières.
"Mandat est donné
aux délégués de la Fédération textile qui la représenteront au
Congrès confédéral d'Amiens de soutenir ladite résolution".
Voilà tout ce que nous
demandons. Il faut entretenir un courant de sympathie entre tous
ceux qui défendent la classe ouvrière.
Est-ce que Griffuelhes
ou autres n'entretiennent pas certaines relations avec des députés
socialistes, lorsqu'une interpellation est nécessaire.
Je réponds au citoyen
Latapie disant : il faut plutôt nous entendre avec les radicaux-socialistes,
car ils sont plus nombreux à la Chambre. Oui, ils sont plus nombreux,
pour vous mater ! ...
Quelques voix. - Et
Briand ? Et Millerand.
Renard. - On m'a opposé
Millerand. J'appartiens à un parti qui a considéré comme un acte
de trahison son entrée dans un ministère.
Briand ? il vous a
monté le coup pendant 15 ans ! A vous, mais pas à nous ! Je crois
me souvenir qu'à l'enterrement de Louise Michel, cette noble et
bonne femme que je vénère, Briand était à côté de vous. Il n'était
pas à côté de nous. Et si Zévaès n'avait pas été adoré par nos
camarades de l'Isère vous ne pourriez pas nous l'opposer. Dans
le Nord, nous ne baisons pas le paletot de nos députés. Si vous
marchiez avec nous, aucune force ne pourrait s'opposer au mouvement
ouvrier.
David, Ferrier, de
Grenoble, protestent; ils demandent à répondre à cet acte d'accusation
à l'adresse du prolétariat de l'Isère qui a toujours su faire
son devoir et remplir ses obligations en toutes occasions.
Renard dit n'avoir
pas voulu attaquer les camarades présents de Grenoble.
Ceux-ci maintiennent
leur droit de défense.
Renard. - Vous avez
parlé personnalités, j'ai répondu. Vous n'êtes pas plus sûrs de
vos hommes, dans le mouvement syndical, qu'on ne peut l'être dans
le mouvement politique. Et ce n'est pas parce que mon fusil peut
péter par la culasse que je ne dois pas m'en servir, car 99 fois
sur 100 il partira dans la direction de l'ennemi.
J'ai terminé. Si partout
on faisait ce que nous avons fait, il n'y a pas de parti qui pourrait
résister à la Confédération unie au Parti socialiste. C'est parce
qu'il a donné des garanties, parce qu'il veut la suppression du
salariat, parce qu'il va comme vous au même but, que nous vous
demandons de vous adresser à lui quand son action peut converger
avec l'action syndicale.
Mais, quelle que soit
votre résolution, nous resterons à la Confédération. Nous ne ferons
pas comme ces malheureux qui, battus à notre Congrès, ont menacé
de faire une scission. Nous avons fondé, avec vous, l'unité ouvrière.
Nous entendons la maintenir avec vous et travailler, avec vous
à l'émancipation totale du prolétariat.
Le Congrès doit blâmer
les tentatives de division qui se sont manifestées avant que la
proposition n'ait été examinée.
Dhooghe. - je serai
un peu long parce que Renard a insisté sur la circulaire envoyée
après le Congrès de Tourcoing.
Dhooghe lit la circulaire
suivante.
Aux Travailleurs
de l'Industrie Textile :
CAMARADES,
Les déclarations de
vos délégués, d'une part, des polémiques ardentes autant que nombreuses,
d'autre part, doivent vous avoir fait réfléchir profondément aux
conséquences probables des décisions prises par votre dernier
Congrès fédéral. La portée et le caractère de gravité extrême
d'une de ces décisions ont dû vous plonger dans une embarrassante
perplexité. Nous sommes convaincus qu'il y aura gêne dans vos
Syndicats, lorsqu'il faudra dire aux ouvriers sans opinion prononcée,
tout aussi bien qu'aux travailleurs radicaux ou libertaires, aux
ouvriers syndicalistes désintéressés, que la Fédération du textile
va, désormais s'occuper de politique, faire de l'agitation syndicalo-électorale,
dépenser le meilleur de ses forces à soutenir tels candidats contre
tels autres, et limiter son action dite ouvrière et économique
à la transmission au Parti socialiste unifié, des vœux et desiderata
de vos organisations.
En décidant de mettre
la Fédération en rapports constants avec le Conseil national du
P. S. U., soit par le moyen d'une organisation permanente, soit
par des délégations temporaires, le Congrès, sous l'instigation
du Comité fédéral, a commis une grosse faute. En établissant un
système de relations continues entre les Syndicats et un parti
politique, cette assemblée de vos délégués proclamait que dorénavant
il n'y aura place dans ces syndicats que pour les adhérents ou
électeurs de ce parti. Et elle invitait implicitement tous les
autres travailleurs à s'en retirer.
Cette faute, source
néfaste de discorde et de divisions dans les Syndicats, ne doit
pas pouvoir vous être imputée, c'est par erreur qu'on la dit conséquente
à votre volonté. Il n'est pas possible en effet, que vous ayez,
avant le congrès, discuté la question au fond, et assez sérieusement
pour en prévoir une solution dans le sens et dans la forme de
celle qui a été voulue à Tourcoing, ni les désordres syndicaux
qui peuvent en résulter.
Vous êtes trop sincèrement
syndicalistes, trop soucieux de l'autonomie syndicale et de votre
liberté d'action, pour avoir laissé sciemment mettre vos syndicats
à la remorque d'un parti, et introduire la politique aux dissensions
électorales dans vos organisations d'intérêt, politiquement éclectiques.
Vous savez trop bien que les travailleurs n'ont toujours obtenu
des patrons que ce qu'ils savaient exiger et prendre ; vous savez
trop bien que l'ouvrier ne doit compter que sur lui-même s'il
veut s'émanciper et vivre mieux, pour avoir voulu annihiler l'action
ouvrière spécifique en plaçant vos syndicats et votre devenir
à la merci des forbans de la politique.
Vous êtes, cependant,
censés vouloir le contraire et on a dit, avant et après le Congrès
de Tourcoing, que vous demandiez à tous les syndicats de France
de faire ce que -vous entendiez faire vous mêmes : de lier leurs
destinées à celle de l'Unité socialiste parlementaire.
On l'a dit avant Tourcoing,
nous le répétons. En effet votre Comité fédéral disposant d'éléments
de domination et de prérogatives qu'il serait trop long de discuter
ici, s'est permis de faire inscrire en votre nom - deux mois avant
que vous puissiez le discuter - à l'ordre du jour du Congrès d'Amiens,
la fameuse proposition tendant à établir des rapports entre la
Confédération et le P. S. U. Sachant qu'ils iraient à Tourcoing,
comme à Amiens d'ailleurs, les poches bourrées de mandats, et
sûrs de l'appui des gros Syndicats socialistes du Nord syndicats
composés d'ouvriers appartenant à toutes les corporations : textile,
bâtiment, mouleurs, débitants, etc., - vos représentants fédéraux
s'autorisèrent ipso-facto, selon leur bonne volonté, à considérer
comme acquis le vote qui allait mettre la Fédération et les Syndicats
textiles sous la dépendance des négriers de la politique, et ils
jetaient, toujours en votre nom, le brandon de discorde parmi
toutes les organisations du pays.
On l'a dit après Tourcoing.
On a crié aux prolétaires de toutes les parties du monde que vous
aviez décidé, à la majorité de 45 syndicats contre 23, d'entrer
en rapports constants avec le P. S. U. Ce qui n'a pas été montré,
c'est la manière dont on s'est servi pour obtenir ce vote. Le
cumul des mandats des syndicats sincères mais naïfs, imprudents
ou mal renseignés, a permis au Comité fédéral de se forger sa
prétendue majorité. Qu'on en juge : Pour les 45 syndicats, Renard
avait 12 mandats; Inghels en avait 9; Lepers en avait 4 ; etc.
Le vote ainsi obtenu est un vote de surprise qui, à nos yeux,
ne peut avoir aucune signification. Etant donnés les sentiments
que nous vous connaissons, il est permis de dire qu'un referendum,
organisé sur cette question dans la Fédération, ne donnerait plus
aux "divisionnistes" du Nord la majorité anormale dont
ils se targuent insolemment aujourd'hui et dont ils ne pourraient
ainsi abuser plus longtemps. C'est d'ailleurs par un référendum
qu'il eût fallu prendre l'avis des syndicats fédérés sur cette
question néfaste de l'introduction de la politique dans leur sein.
Puisqu'on ne l'a pas fait avant le congrès de Tourcoing, nous
allons, nous, le faire avant celui d'Amiens où il faudra montrer
que s'il y a, dans la Fédération textile, des syndicats politiciens,
il en reste cependant qui veulent rester "Syndicalistes"
et indépendants de toute secte comme de tout parti.
Camarades du Textile,
Au moment où votre
Fédération, malgré l'opportunisme de sa direction, allait être
à. même, par le nombre important de ses organisations adhérentes,
de vous rendre quelques services, on dénature son action, on va
la prostituer aux marlous politiciens.
Au moment où l'action
de la Confédération générale du Travail commence à porter ses
fruits, au moment où elle a, en conséquence, le plus besoin d'être
soutenue et renforcée, afin que les réformes, qu'elle amène, puissent
entrer dans la pratique, on va tenter de la détruire.
Si vous le permettez,
si vous laissez faire le Comité exécutif de voire Fédération,
c'est désormais une affaire entendue, en toute circonstance et
à toute occasion, des politiciens étrangers à votre corporation,
et souvent à votre classe, se mêleront à vos affaires ; votre
organisation fédérale sera mise en tutelle et marchera dans le
sillage - voire sous la direction - du P. S. U. Les travailleurs
non unifiés seront placés dans l'obligation d'abandonner votre
cause et de déserter vos Syndicats.
Disons-le, ce n'est
pas là le but que vous vous êtes assignés en vous organisant corporativement
; ce n'est pas là cette besogne tant promise en faveur de l'union
de tous les exploités contre tous les exploiteurs, union essentiellement
indispensable à l'œuvre d'amélioration de votre sort. Ce n'est
pas là faire du syndicalisme, vous le direz, ce n'est pas là ce
que vous voulez.
Vous direz cela et
dissiperez ainsi le brouillard équivoque dans lequel on voulait
vous perdre.
Si vous ne disiez pas
que vous êtes pour l'autonomie des syndicats et pour l'indépendance
de leur action, ce serait désespérant. Oui, ce serait douter à
jamais de toute possibilité de suppression du salariat, de libération
de votre classe misérablement asservie, s'il suffisait d'un peu
de ruse politicienne pour réussir, en un temps donné, à vous faire
dévier un mouvement prolétarien de rénovation sociale, que ni
les patrons ultra-millionnaires, ni les gouvernants à poigne ou
roublards, n'avaient pu canaliser jusque-là.
Mais vous vous direz
que "l'Emancipation des Travailleurs ne peut être que l'œuvre
des Travailleurs eux-mêmes" et vous ne serez pas victimes
du mirage de la politique. Le salut est en vous, vous n'aurez
de confiance qu'en vous-mêmes. Vous n'avez pas dans les syndicats,
à discuter la question de savoir si les députés de tel parti sont
plus aptes que les autres à la défense de vos intérêts. Vous ne
voulez laisser le soin de cette défense à d'autres qu'à vous-mêmes.
N'est-ce pas là, Camarades,
ce que vous pensez ? Si, n'est-ce pas. Eh bien, dites-le donc
bien haut pour qu'on sache bien que vous n'êtes plus les "taillables
et corvéables à merci".
Pour vous, comme pour
nous, le syndicat est une organisation de sauvegarde el de libération.
C'est le Cercle d'Etudes et le Comité d'action du prolétariat,
le centre nerveux du mouvement ouvrier. C'est par l'organisation
et la lutte syndicales que nous entendons aller vers la liberté
et le bien-être, ce n'est que par là, d'ailleurs, que nous croyons
qu'il sera possible d'y arriver.
C'est ce syndicalisme
là, celui dont les principes furent posés par la Confédération
générale du Travail, que nous voulons défendre contre ceux qui,
par la division, voudraient le domestiquer. C'est ce syndicalisme
là que nous vous adjurons de ne point trahir.
Il vous appartient,
Camarades, de dire le dernier mot dans une affaire qui passionne
tous les travailleurs. Il vous appartient de dire comment vous
entendez voir mener et mener vous mêmes l'Action syndicale dans
le Textile. Si vous consentez à ce que cette action soit liée
et fatalement subordonnée aux questions électorales, si vous êtes
prêts à faire du syndicalisme en même temps que l'arme (le combat
des batailles économiques, le bélier puissant dont vous vous serviez
pour démolir les dernières bastilles et vous sauver du dernier
esclavage : le Salariat.
Nous attendons votre
réponse.
Pour le Syndicat,
Le Secrétaire : Ch.
Dhooghe.
- Voilà, camarades,
ce que nous avons envoyé avec la circulaire que voici.
Je tiens à montrer
combien le camarade Pouget a été prudent.
La partie relative
à la démission du syndicat de la Fédération n'a pas été insérée
dans la Voix du Peuple. Je reconnais l'action syndicale et coopérative,
mais je dénie les bienfaits de l'action politique. Il faut remarquer
la qualité des intentions des camarades du Nord, pour leur proposition.
Les termes de notre
circulaire ne s'adressent à aucun des syndiqués du Nord. Il y
a beaucoup de volonté dans la proposition, il n'y a pas de raisons.
Il critique l'emploi des 25.000 francs accusés par Renard pour
l'action politique. Renard s'est escrimé ici à vouloir unir des
choses qui ne le pouvaient pas. L'union ne pourrait servir qu'à
avantager exclusivement la politique et à lui subordonner l'action
syndicale.
Les résultats obtenus
par les camarades dunkerquois l'ont été parce qu'ils furent énergiques
dans leurs revendications.
L'action ouvrière est
jugée nécessaire, indispensable au prolétariat pour obtenir son
émancipation.
Il y aurait danger
à établir quelque rapport que -ce soit entre la C. G. T. et les
partis politiques. Il fait allusion aux paroles de Guesde. Aucun
parti n'a été aussi partisan de l'action légale que le parti socialiste.
Nous pouvons craindre (lue notre action soit subordonnée si nous
faisions alliance avec vous.
Vous nous dites que
vous ne faites pas de politique, mais tout ce qui ne end pas à
exercer les forces particulières du prolétariat pour la lutte
des classes, ne peut que lui être funeste. Pour nous syndicalistes,
il faut surtout exercer l'initiative ouvrière.
Nous qui savons les
forces dont dispose la bourgeoisie et sachant l'existence du prolétariat
dans cette société, il nous semble qu'il y a un antagonisme irréductible
entre ces deux classes. S'il fallait sous prétexte que notre patron
est notre ennemi ne pas négocier avec lui nous n'obtiendrions
jamais aucun résultats.
Ce qu'il faut surtout
discuter ici c'est de l'utilité ou de la non utilité des relations
avec l'Etat. Les libertaires ne veulent pas qu'une tierce personne
vienne s'occuper de leurs affaires. S'il nous fallait faire une
résolution et accepter le concours de l'Etat, nous resterions
couchés. Si nous étions en action de révolution il faudrait que
le prolétariat n'ait qu'à compter sur lui-même.
Je regrette que nos
camarades du Nord ne songent pas à cette éducation ouvrière.
Je ne ferai pas d'exorde;
je ne conclurai pas sans vous dire: Si vous voulez que vos organisations
restent des organisations de lutte, vous ne le ferez pas en y
introduisant de la politique.
Je demande au Congrès
ce que nous ferons, si vous ne serez pas un arbitre entre nous,
car nous allons être contraints de quitter la Fédération. Insistez
auprès de nos camarades du Textile pour qu'ils fassent servir
leur action à l'émancipation économique de nos camarades. A Roubaix,
la situation est épouvantable pour la plupart des ouvriers. Faites
donc l'accord entre nous.
Tillet dit qu'il vient,
au nom de la Fédération de la Céramique, présenter une proposition
qui diffère quelque peu de celle du Textile; mais avant il tient
à déclarer, afin de dissiper certaines insinuations qui se sont
produites concernant une décision du Congrès de la Céramique,
tenu en juillet dernier, repoussant à l'unanimité toute immixtion
politique dans les syndicats.
Il est vrai que cette
décision a été prise, mais non au sujet de la question du Textile,
mais bien au sujet d'un paragraphe que nos camarades céramistes
allemands nous proposaient d'insérer dans les statuts internationaux,
et qui disait que les Fédérations nationales adhérentes au Secrétariat
international devraient respecter et suivre les décisions des
Congrès internationaux socialistes.
Tandis que la proposition
du Textile n'a été présentée et discutée qu'au sein de la Fédération
et organisations y adhérant, où la majorité s'est prononcée pour
différer de celle du Textile, la considérant comme prématurée
et pas assez comprise dans les masses du prolétariat.
Puis il dit que dans
la proposition qu'il présente au nom de la Fédération il reste
bien entendu que toute immixtion politique, quelle qu'elle soit,
ne devra pas se produire au sein des organisations, en un mot
que les deux organismes devront faire leur action parallèlement
l'une de l'autre, sans toutefois se confondre, c'est-à-dire qu'il
pourra y avoir entre elles une entente et non unité.
Il donne lecture de
la proposition :
Proposition présentée
au Congrès par la Fédération nationale de la Céramique sur la
question des rapports de la C. G. T. et des Partis Politiques.
"Le Congrès confédéral
d'Amiens :
"Considérant que
les organisations syndicales poursuivent l'établissement d'une
législation qui améliore les conditions de travail et qui perfectionné
les moyens de lutte du prolétariat.
"Considérant,
d'autre part, que si la pression, l'action directe, exercées par
les syndicats sur les pouvoirs publics ont une valeur indiscutable,
il est au moins aussi vrai qu'elles ne saurait être suffisantes
et que l'action menée au sein même des assemblées qui ont pouvoir
de légiférer est un complément nécessaire que, seul un parti politique
est en état de fournir :
"Considérant que
le parti socialiste - organisation politique du prolétariat -
poursuit la réalisation des revendications syndicales et seconde
la classe ouvrière dans les luttes qu'elle soutient contre le
patronat; qu'il est donc le parti qui mène cette action complémentaire
;
"Le Congrès se
prononce en faveur d'un rapprochement entre la Confédération générale
du travail et le parti socialiste. Il décide que chaque fois que
les deux organisations seront d'accord sur le but à atteindre,
l'action des syndicats pourra se combiner temporairement, par
voie de délégation avec celle du parti socialiste, sans que ces
deux organismes puissent jamais se confondre.
"Le Congrès, malgré
son désir d'entente, croit cependant prématurée la réglementation
des rapports entre les deux organisations par la création d'un
organisme quelconque, et préfère s'en remettre aux évènements
du soin de préparer celui qui sera le meilleur, parce qu'il sortira
des faits eux-mêmes.
"D'ailleurs, le
Congrès, constatant que dans maintes circonstances et dans de
nombreux centres l'entente existe, ou est en voie de réalisation,
enregistre avec plaisir cette tendance vers l'harmonie des efforts
; fait des vœux pour qu'elle s'accentue et décide d'attendre pour
la création du rouage qui faciliterait les rapports de la Confédération
générale du travail avec le parti socialiste, le moment où l'entente
entrée définitivement dans les mœurs se sera imposée à tous comme
une nécessité évidente.
"En attendant,
et dans l'espoir que le parti socialiste usera de ré[ci]procité,
le congrès demande aux militants de mettre fin à des polémiques
qui, en divisant les forces ouvrières, en lassant les énergies,
servent seulement les intérêts du patronat et du capitalisme."
Le délégué : J. Tillet.
Bousquet critique la
discussion établie par Renard. Il trouve qu'on ne fait pas de
politique à la C. G. T. Renard a parlé des lois ouvrières.
Nous sommes tous nés
sous toutes et nous subissons toutes les lois capitalistes. je
dis avec Dhooghe que nous ne pouvons pas discuter avec le pouvoir
législatif. La politique est impossible dans le Syndicat où les
camarades viennent par intérêt ou par éducation. Si on y faisait
de la politique, les militants seuls y resteraient. Le parti socialiste
m'a fait ce que je suis. Guesde disait que tout homme qui est
incapable de défendre ses intérêts professionnels est incapable
de défendre des intérêts collectifs. je conteste au parti socialiste
de faire une transformation du système économique actuel parce
qu'il n'est pas essentiellement lin parti de classe comme l'est
le parti syndical. Il y a dans ce parti une anti-thèse de classe,
parce que chez nous, dans les syndicats rouges, nous n'acceptons
que des salariés.
Le parti socialiste
comprenant des patrons dans son sein, nous ne pouvons faire alliance
avec lui. Rappelez-vous la division qui existait à la Bourse du
Travail, dans les diverses écoles socialistes. L'accouplement
est prématuré car on risquerait de réveiller des haines qui ne
seraient pas profitables qu'à la bourgeoisie, les socialistes
auraient à faire une œuvre de salubrité. Renard a encore dit que
l'anti-militarisme était une question politique ; mais, dans toutes
les grèves, nous trouvons des soldats contre nous. Nous sommes
obligés de prendre (les décisions contre cet état de fait. Voilà
pourquoi la question anti-militariste n'est pas politique, mais
économique. Nous ne voulons plus faire de révolution politique
(où nous ne faisons que changer de maîtres), mais une révolution
économique.
Les syndicats ne doivent
pas rester dans la légalité. Le syndicat ne doit pas être une
œuvre de conservation sociale, mais une œuvre de destruction capitaliste.
Il est nécessaire de sortir de la légalité, car la classe capitaliste
met immédiatement ses tribunaux au service de la légalité ; plus
un état est corrompu, plus on y fait de lois.
Au début de la C. G.
T., les socialistes n'avaient pas tant de sollicitude pour la
classe ouvrière. Nous avons le droit de nous méfier ; nous sommes
une force, on compte avec nous; nous sommes d'accord et nous ne
faisons pas cet accouplement prématuré.
Il termine en lisant
l'ordre du jour suivant
"Considérant que
tous les partis politiques, même le Parti socialiste unifié, ne
sont, avant tout, que des groupements d'opinions ayant un but
primordial, celui de faire élire des membres au Parlement ;
"Que, dans ces
groupes d'affinités, la lutte de classe, base fondamentale du
syndicalisme révolutionnaire s'y trouve anéantie par le fait que,
patrons, millionnaires et prolétaires affamés s'y rencontrent
forcément d'accord, "parce que, combattant au même plan pour
un programme commun ;
"Tandis que le
syndicat, groupement exclusivement d'intérêts, ne réunit "que
les éléments d'une même classe en vue d'une transformation économique,
"primant toute opinion philosophique, et qui supprimera la
classe exploitrice "et dirigeante ;
"Attendu qu'il
découle clairement de ces constatations qu'il existe un "antagonisme
profond qui s'oppose à toute relation, à toute entente réciproque
entre le syndicat ouvrier révolutionnaire et le parti politique
;
"Le Congrès, vu
les articles fondamentaux de la Confédération générale du Travail
et la neutralité politique que doit conserver tout syndicat confédéré,
"se prononce catégoriquement contre tout rapprochement ou
rapports, quels "qu'ils soient, entre la C. G. T. et un parti
politique quelconque."
Amédée Bousquet, Boulangers
de la Seine, Boulangers d'Angers, Boulangers de Grenoble, Boulangers
de Corbeil-Essonnes, Meuniers de Corbeil-Essonnes, Meuniers de
la Seine, Cuisiniers de Toulouse, Liquoristes de Marseille, Boulangers
de Bordeaux ; Antourville, Encanteurs de Bordeaux, Chocolatiers
de Noisel, Charcutiers de la Seine, Dames de cafés-restaurants.
Niel. - je déclare,
dès le début, que je serai un peu long et je m'en excuse devant
le Congrès. Il m'est impossible de dire en peu de temps tout ce
que j'ai à dire contre la proposition du Textile, et j'espère
que le Congrès voudra bien être assez indulgent pour me supporter
jusqu'au bout.
La question que nous
discutons en ce moment est certainement la plus importante qui
touche au syndicalisme. C'est la question des questions, peut-on
dire, puisqu'elle passionne le prolétariat depuis ses premières
tentatives d'organisation et qu'elle se pose simultanément dans
tous les pays du monde. Elle met à découvert les points les plus
délicats de la lutte que le prolétariat est obligé de mener pour
s'émanciper, et pose ainsi la question même du syndicalisme sous
tous ses aspects.
Il faut se réjouir
que cette question ait été posée. Le prolétariat est mûr pour
aborder toutes les discussions, même les plus épineuses, et le
premier avantage de celle-ci, c'est qu'elle nous aura obligés,
les uns et les autres, à préciser la doctrine syndicale, peut-être
même à créer la doctrine syndicale, jusqu'ici plus virtuellement
consentie que réellement pratiquée.
Cette question n'est
pas nouvelle. Elle est née, pour ainsi dire, avec le manifeste
communiste d'Engels et Karl Marx, publié en 1848. Ce manifeste
proclame la nécessité de la lutte politique, et c'est cette opinion
que la lutte politique est supérieure à tous les autres moyens
d'action, que nous retrouvons dans toute l'histoire du marxisme
ou dans toute la vie du guesdisme qui prétend la continuer.
Dans les statuts de
l'Internationale, rédigés sous la dictée, pour ainsi dire, de
Marx, en 1865, à Londres, il est dit que les travailleurs doivent
se servir de l'action politique. Bakounine et sa fraction combattent
ces statuts et leur esprit politique, et cela amène dans l'Internationale
tellement de conflits, que cette merveilleuse association en meurt.
De 1876 à 1886, les Congrès ouvriers sont exclusivement politiques,
c'est le triomphe du gue3disme. De 1886 à 1895, les syndicats
s'étant multipliés et fédérés, tiennent des Congrès économiques
; mais leur esprit, grâce aux guesdistes qui veulent absolument
subordonner l'action syndicale à l'action électorale, est surtout
politique. Ceci amène une nouvelle scission, à Nantes, en 1894.
En 1896, se tient à Londres le Congrès historique où furent aux
prises les politiciens et les syndicalistes. On se rappelle avec
quel dédain Guesde lui-même traitait les syndicats à ce Congrès,
quand il disait: "Pour faire un syndicat ? Peuh ! c'est pas
difficile : il suffit d'acheter un timbre en caoutchouc de 25
SOUS !»
Enfin, aujourd'hui,
en 1906, la même question revient, posée encore par un guesdiste.
Si j'avais eu quelques doutes sur les intentions de Renard, la
persistance et l'obstination avec lesquelles les guesdistes ont
toujours essayé de subordonner l'action syndicale, me convaincraient
suffisamment. Maie aujourd'hui, le syndicalisme est plus fort
que jamais. Il peut subir sans crainte ce nouvel assaut, comme
aussi il est obligé d'indiquer de quelle façon il entend vivre
en dehors et à côté des partis politiques.
Une voix. - Il n'y
a plus de parti guesdiste.
Niel. - C'est possible,
mais il y a encore des guesdistes, et c'est sans la moindre haine,
sans le moindre sentiment de mépris à leur- égard, que j'expose
ce qui a été toujours leur tactique eu matière d'action ouvrière.
Du reste, comment pourrais-je
en vouloir à ceux qui ne pensent pas ou qui n'agissent pas comme
moi ? Qui peut dire qu'il n'y a qu'un moyen d'émancipation, et
qui peut dire quel est celui-là ? je dis même mieux : n'y aurait-il,
théoriquement, qu'un seul moyen efficace, que je vous mets au
défi de l'employer tous. La vie n'est pas faite d'uniformité,
mais de variété à l'infini. Il y a autant (le tempéraments, d'aptitudes
et de goûts, presque, qu'il y a d'individus sur la terre. Et vous
voudriez que tou s ces différents hommes agissent de la même façon?
Non, il peut y avoir,
il y a plusieurs moyens d'émancipation. Le syndicalisme en est
un comme un autre, meilleur que d'autres, certainement, qui peut
même se produire sans le concours des autres, mais qui n'exclut
pas les autres.
Pour discuter, ici,
impartialement cette question, il est indispensable que, pour
un instant, nous nous dépouillions, autant que possible, de nos
passions politiques. Rien n'est plus difficile que de parler de
cela entre militants, parce que les militants ont une tendance
naturelle à obéir à leurs passions politiques, plutôt qu'à la
froide raison. Ensuite, il faut nous transporter par la pensée
au sein même de nos organisations, où nous verrons que si nous
sommes parvenus nous-mêmes au Point d'arrivée du syndicalisme,
beaucoup de nos collègues ne sont encore qu'au point de départ,
et cela nous inspirera d'utiles réflexions sur les dangers que
nous ferions courir au syndicalisme en voulant le confondre avec
le parti qui inspire nos diverses passions politiques.
D'abord, qu'est-ce
que le syndicalisme ?
On peut dire que le
syndicalisme est une forme d'action employée par des malades contre
le mal - plus exactement par les ouvriers contre les patrons.
- Le mal, c'est les patrons, c'est-à-dire le patronat, le capitalisme
et tout ce qui en découle. Les malades, ce sont les ouvriers.
Or, comme on est ouvrier avant d'être citoyen, on trouve chez
le salarié l'individu économique avant l'individu politique. Ce
qui fait que si sur le terrain politique tous les citoyens politiques
ne se ressemblent pas encore, sur le terrain économique tous les
ouvriers se ressemblent déjà. Et cela explique que si l'union
de tous les citoyens e3t encore très difficile, l'association
de tous les ouvriers est très possible.
je m'excuse d'avoir
l'air de faire un cours de syndicalisme à des militants qui en
savent tous autant que moi. Mais l'occasion est trop belle pour
que chacun ici, n'essaie pas de faire comprendre de quelle façon
il conçoit le syndicalisme, avec sa forme particulière et ses
arguments particuliers.
Le mal dont souffrent
tous ces malades, c'est l'injustice sociale qui découle de l'exploitation
de l'homme par l'homme, base du régime capitaliste. Ce mai frappe
tous les ouvriers d'une façon égale.
Quand un patron veut
diminuer les salaires à ses ouvriers, il ne les diminue pas d'un
sou à ses ouvriers réactionnaires, de deux sous aux républicains,
de trois sous aux socialistes, de quatre sous aux anarchistes,
de cinq sous aux croyants, de six sous aux athées, etc. Il les
diminue d'une façon égale à tous ses ouvriers, quelles que soient
leurs opinions politiques ou religieuses, et c'est cette égalité
dans le mal qui les atteint, qui leur fait un devoir de se solidariser
sur un terrain où les différences politiques ou religieuses ne
les empêcheront pas de se rencontrer. Ce terrain, c'est tout simplement
le syndicalisme, puisqu'aussi bien le syndicalisme a pour objet
de s'occuper de la question des salaires.
Une fois réunis sur
ce terrain de neutralité absolue, les ouvriers lutteront ensemble
pour résister à une baisse des salaires ou pour en obtenir une
hausse ; pour résister à toute augmentation de la journée de travail
ou pour en obtenir une diminution ; pour faire obtenir des règlements
d'atelier ou des conditions de travail donnant plus de bien-être
et plus de liberté ; pour faire respecter leur dignité toujours
menacée par l'arrogance de ceux qui ont un coffre-fort dans la
tête à la place du cerveau. Enfin, comme cette lutte leur permettra
de voir bientôt l'antagonisme irréductible qui sépare les exploiteurs
des exploités, l'impossibilité d'en finir jamais si ça ne change
pas, ils orienteront leurs luttes vers une transformation sociale,
ce qui leur permettra de mettre dans leurs statuts généraux :
"Suppression du salariat et du patronat.".
L'action syndicale
est donc celle qui s'exerce sur le terrain économique, par tous
les ouvriers, contre le mal économique. Ce n'est pas autre chose
que l'action directe sous toutes ses formes et tous ses caractères
de calme ou de bruit; de modération ou de violence ; c'est la
pure lutte de classes.
Et maintenant, qu'est-ce
que l'action politique ?
L'action politique,
c'est celle qui est inspirée par les préoccupations morales des
citoyens, qui voudraient établir entre les hommes des relations
sociales conformes à leurs désirs.
Elle est ' exercée
par ceux qui croient que les rapports entre les hommes ne pourront
jamais être réglés sans l'Etat ; par ceux qui croient que les
réformes ne peuvent venir que de la loi ; par ceux qui affirment
l'impossibilité de transformer la société sans faire la conquête
des pouvoirs publics ; par ceux qui veulent aider leur action
économique par l'action de la loi ; enfin, même par ceux qui cherchent
dans une lutte contre tous les États, la solution à tous les problèmes
de la sociologie.
Cette forme d'action
n'oppose pas nécessairement toujours les hommes des classes différentes.
Les groupements qui en découlent sont des groupements d'affinités,
beaucoup plus que des groupements d'intérêt social immédiat C'est
ainsi que, sur ce terrain, il peut y avoir des patrons avec des
ouvriers, des bourgeois avec des socialistes, des millionnaires
avec des pauvres, des riches avec des anarchistes.
Considérée, donc, de
ce côté, l'action des ouvriers peut se morceler en autant de fractions
qu'il y a de conceptions politiques, car si l'accord est facile
entr'eux sur la nécessité de se grouper tous contre le mal patronal
qui les frappe présentement, il est beaucoup plus difficile sur
la nécessité d'une transformation sociale.
Voilà les deux actions
avec leur caractère particulier et leurs différences.
Peut-on les associer
et contracter entre elles une alliance ?
Ici se pose le point
culminant du débat.
La conscience politique
du prolétariat, quel que soit le degré de son développement et
de sa clarté, est antérieure à sa conscience économique. La con
fiance des ouvriers en les moyens politiques est plus ancienne,
et encore aujourd'hui plus étendue - plus étendue quant au nombre
- que leur confiance en les moyens économiques. Si, quand le syndicalisme
est né dans sa forme et son esprit actuels, il avait trouvé une
classe ouvrière unanimement d'accord sur la forme politique de
son action, la question serait vite tranchée. Le syndicalisme
pourrait contracter l'alliance avec cette forme politique commune
à tous les travailleurs, et il n'y aurait alors aucun danger de
division ou de scission.
Mais quand notre syndicalisme
est venu au monde, il a trouvé la classe ouvrière déjà éparpillée
dans divers courants politiques, et ce qui rend son action délicate,
ce qui constitue le propre de son caractère particulier, c'est
qu'il a à opérer son œuvre au milieu de tous ces ouvriers essaimés
dans tant de milieux politiques différents.
Si donc vous alliez
le syndicalisme à un courant politique quelconque, étant donnée
l'extrême susceptibilité des passions politiques, vous écartez,
par là-même tous les ouvriers des autres courants politiques,
et le syndicalisme manque totalement son but.
D'ailleurs, avec quel
courant politique faut-il faire l'alliance ? Avec celui dont l'idéal
est le même que l'idéal syndical, nous répondent les socialistes
du Textile. Et c'est cette communauté d'idéal, ajoutent-ils, qui
implique la communauté d'action et l'entente organisée.
La communauté d'idéal
existe,s ans doute, entre les syndicalistes parvenus au point
d'arrivée, dont l'éducation sociale est à peu près complète, c'est-à-dire
entre les militants du syndicalisme et le socialisme. Mais nous
savons tous que cette communauté d'idéal -n'est pas partagée encore
par de nombreux syndiqués et ce sont ceux-là qui m'intéressent
et que je serais désolé de voir sortir de nos organisations, car
j'ai la conviction que si nous savons les y maintenir par une
sage neutralité politique dans notre attitude, avant peu de temps
ils aboutiront à notre but et partageront notre idéal.
Mais, du reste, il
n'y a pas, en politique, que les socialistes qui partagent notre
idéal. Il y a aussi les anarchistes. Et que diraient les socialistes
si l'on venait proposer, aujourd'hui, une alliance du syndicalisme
avec l'anarchisme ?
Coupat. - Elle est
déjà faite, celle-là, citoyen Niel.
Niel. - Si elle est
faite, je le déplore ; et tous mes efforts n'auront pas d'autre
objet que de la défaire.
Il y a aussi des Universités
populaires qui orientent leur éducation vers notre but. Il y a
enfin un coopératisme, qui poursuit le même but que le syndicalisme.
Pourquoi ferait-on l'alliance avec les socialistes parlementaires
seuls plutôt qu'avec les autres.
Je sais bien qu'il
y a certains socialistes qui verraient aussi d'un bon œil un accord
entre la Confédération et la Bourse des coopératives. Il y en
a même qui, à l'instar des Belges - et le Nord n'est-il pas limitrophe
de la Belgique ? - affirment que l'action du travailleur doit
s'exercer simultanément dans le syndicat, dans le groupe politique
socialiste et dans la coopérative à base politique. C'est l'opinion
du citoyen Jégou qui, dans une assemblée de la Bourse des coopératives
socialistes, disait que l'on ne ferait rien tant que ces trois
actions ne seraient pas officiellement associées, et qui disait
qu'il porterait cette question au Congrès socialiste de Limoges.
J'en profite, camarades,
pour vous mettre en garde contre la proposition d'entente avec
la Bourse des coopératives socialistes, proposition portée à notre
propre Congrès et qui est de nature, il me semble, à éveiller
quelques soupçons. Il semble qu'il y a là un moyen indirect de
faire au syndicalisme la déviation qu'il sera impossible de lui
faire faire avec le parti socialiste.
Ces mêmes camarades
ajoutent : "Le socialisme est un arbre dont les fruits s'appellent
: syndicalisme, groupe politique et coopérative." Il résulterait
de cela qu'on ne pourrait être ni syndiqué, ni coopérateur, sans
avoir déjà une claire conscience socialiste. je crois que l'image
serait beaucoup plus exacte renversée : le socialisme est le fruit
d'une bonne éducation préalable dans le syndicat, dans la coopérative
et dans le groupe d'opinion. Mais le jour me parait encore loin
où nous pourrons manger ce fruit.
Renard. - Dans le Nord,
cela est déjà fait.
Niel. - Et puis, je
pose cette question à Renard : Pourquoi voulez-vous faire l'alliance
et non la fusion ? Si l'alliance est possible, la fusion complète
l'est aussi. En effet, l'alliance n'est possible, nous l'avons
vu, qu'à la condition que tous les travailleurs, ou tous les syndiqués,
soient socialistes. Si tous les travailleurs sont socialistes,
voulez-vous nie dire à quoi serviraient, l'un à côté de l'autre,
deux groupements ayant mêmes éléments, même caractère, même esprit
? Il n'y a qu'à les fondre l'un dans l'autre et n'en faire qu'un.
Ce sera bien plus simple.
Or, vous n'osez pas
demander la fusion, parce que vous la sentez impossible. Pour
les mêmes raisons, j'affirme que l'alliance est aussi impossible.
Vous reconnaissez vous-même que tous les syndiqués ne sont pas
encore socialistes, et que les deux actions distinctes sont utiles.
Dans l'intérêt de votre thèse, l'alliance n'est pas plus possible
que la fusion, parce qu'elle chasserait de bons éléments des syndicats,
et l'action syndicale en serait fortement anémiée, An contraire,
n'y a-t-il pas intérêt socialiste, et même révolutionnaire ou
anarchiste, à ce que le syndicat puisse recueillir dans son sein
le plus grand nombre possible d'ouvriers ?
L'alliance est donc
impossible avec le courant socialiste, comme avec tout autre courant
politique.
Mais si l'on ne peut
pas créer l'état d'alliance avec le parti socialiste, doit-on
créer ou entretenir à son égard l'état de guerre ?
Ce n'est pas un secret
pour personne qu'il y a guerre, actuellement, entre les deux éléments
syndicalistes les plus militants : socialistes et anarchistes.
S'il en fallait une preuve nouvelle à toutes celles que je vais
donner, on la trouverait dans certaines attitudes et dans certaines
paroles de ce Congrès même.
Quand nous nous tournons
du côté des anarchistes, on nous dit : "Ce sont les socialistes
qui ont commencé !" Et quand nous nous tournons du côté des
socialistes, on nous répond : "Ce sont les anarchistes qui
ont commencé !" Qui a commencé exactement ? je n'en sais
rien ; et bien malin serait celui qui le pourrait dire. Cette
question, c'est l'éternel casse-tête philosophique de la poule
et de l'œuf. Est-ce la poule qui a fait l'œuf ? Est-ce l'œuf qui
a fait la poule ? je ne me charge pas de le débrouiller.
Il me suffit de constater
que l'état de guerre est un fait, pour affirmer que ce serait
un crime ouvrier de le continuer ; ne pouvant déterminer qui l'a
déclarée le premier, il faut absolument, dans l'intérêt supérieur
du syndicalisme, que les deux adversaires déposent les armes en
même temps.
Les anarchistes entretiennent
l'état de guerre quand ils font de la propagande abstentionniste
dans les syndicats. Cette propagande abstentionniste est tellement
considérée par les libertaires comme l'exercice d'une opinion
politique, que l'un d'eux, ici présent, et non des moins sympathiques,
le camarade Monatte, disait hier qu'on avait tort de leur reprocher
d'être allé faire de la politique anarchiste dans le Nord, "puisqu'ils
n'y étaient pas allés faire de la propagande anti-électorale".
Ils expliquent le droit
de faire cette propagande abstentionniste en disant que leur politique
est de principe pur et non de personnes. Que diraient-ils si,
en période électorale, et sans s'occuper le moins du monde des
candidats, les socialistes, ou les républicains, ou les réactionnaires
qu'il peut y avoir dans les syndicats, proposaient au syndicat
une simple discussion de principe des divers programmes politiques
?
Les anarchistes entretiennent
encore la guerre, quand ils décident ou proposent, avant même
de savoir quelle conduite ils tiendront, que tous les syndiqués
ayant un mandat politique quelconque, seront exclus ' us de tous
les postes de confiance dans le syndicat. je connais pourtant
certains ouvriers, conseillers municipaux, qui font d'excellents
fonctionnaires syndicaux. Et ce n'est pas parce que Basly aura
eu une attitude dans le syndicalisme minier, qu'il faut jeter
l'anathème sur tous ceux de nos camarades ouvriers qui auront
un mandat politique. "C'est une mesure préventive",
disent les libertaires, sans se douter peut-être, de tout ce qu'il
y a de contradictoire dans ces paroles, pour de.; hommes qui se
plaignent toujours - avec raison - des mesures préventives que
les gouvernements prennent souvent contre eux...
La guerre est aussi
entretenue par les libertaires, quand ils lancent l'épithète de
"politiciens !" à tout propos, comme la suprême flétrissure
à l'adresse de camarades qui ont encore une foi sincère en la
politique.
Un délégué. - A vous
entendre, on dirait qu'il n'y a que les anarchistes qui soient
coupables de tous les méfaits.
Niel. - N'ayez pas
peur, le tour des socialistes va venir
Le-Président. - N'interrompez
pas l'orateur, si vous voulez qu'il puisse distribuer aussi aux
socialistes leur volée de bois vert.
Niel. - Enfin, les
anarchistes entretiennent la guerre, quand ils insultent tous
les élus politiques, après s'être servis d'eux pour obtenir des
subventions ou des faveurs pour eux ou leurs amis.
Ces camarades prétendent
justifier leur attitude en disant que le syndicalisme suffit à
tout, et que puisqu'ils consacrent eux-mêmes toute leur activité
au syndicalisme, les autres n'ont qu'à faire comme eux et envoyer
toute leur politique à la balançoire.
Il serait bon, pourtant,
qu'ils se missent d'accord entre eux. L'un d'eux, après avoir
narré un fait-divers quelconque, écrivait dans un des derniers
numéros du Libertaire : "Ce qui prouve, une fois de plus,
que "l'éducation "économique" que donnent les syndicalistes
ne saurait suffire à préparer "des hommes nouveaux, totalement
libérés des préjugés sociaux soigneusement entretenus par l'Etat,
l'Eglise et l'Ecole dans les cerveaux des malheureux."
Ce libertaire affirme
donc que le syndicalisme ne saurait suffire et que le travailleur
doit compléter son éducation ailleurs. Mais alors, chacun doit
être libre de compléter son éducation dans le groupe socialiste,
le groupe libertaire ou ailleurs. Dans sa misère sociale, l'ouvrier
est pris par le ventre, par le cœur et par l'esprit. Que le syndicalisme
ait pour principal et plus immédiat objet de lui permettre de
se défendre contre la misère du ventre - la plus sensible de toutes
- c'est entendu. Mais on ne doit rien reprocher à celui qui cherche
à se garantir ailleurs contre les misères du cœur ou de l'esprit.
Mais les socialistes
aussi entretiennent la guerre.
Ils l'entretiennent
quand ils perpétuent l'œuvre de division de leurs devanciers,
en tentant par tous les moyens de noyer le syndicalisme dans leur
politique particulière. Ils ne peuvent pas dire qu'ils ne sont
pas conscients de la gravité de leur acte, eux qui savent que
tous les syndiqués ne sont pas socialistes.
Ils l'entretiennent
aussi, quand ils ont l'hypocrisie et la canaillerie de mettre
dans leurs propositions d'alliance un alinéa disant que si l'alliance
n'est pas possible par en haut, avec la Confédération, les groupes
socialistes locaux, les fédérations socialistes départementales,
devront user de tous les moyens pour contracter alliance soit
avec des syndicats, soit avec les Bourses du Travail soit avec
les Fédérations professionnelles. Ainsi, l'œuvre de désorganisation
qu'on n'aura pas pu faire par en haut, en haine parfois du syndicalisme
qui éclipse quelques vedettes socialistes, on la fera par en bas,
en minant souterrainement l'édifice syndical.
Les socialistes entretiennent
encore la guerre quand ils insultent à jet continu les militants
de la Confédération, en les traitant de "repris de justice",
"professionnels du cambriolage", etc., etc.
Une voix. - Les socialistes
ne peuvent pas être responsables des fautes d'un seul.
Niel. - C'est entendu.
Mais pourquoi les Basly, les Lamendin, et tous les militants du
parti ont-ils laissé, sans protester, se produire de telles insultes
lancées par un membre de leur parti contre des militants syndicalistes
? Le parti socialiste tout entier aurait dû se lever, au nom des
principes syndicalistes qu'il défend, et protester le premier
contre de pareilles insultes à l'égard de militants syndicalistes.
Enfin, les socialistes
entretiennent la guerre quand, je ne dirai pas par mépris, mais
par antipathie chronique, ils essaient de diminuer la valeur sociale
de l'action syndicale, qui ne serait qu'une vulgaire œuvre de
réforme, par rapport à celle de l'action politique qui, elle,
serait une belle œuvre de révolution.
Je ne veux pas animer
cette querelle de savoir laquelle de ces deux actions est la supérieure.
je constate seulement que les syndicats sont une des plus précieuses
sources qui alimentent et fertilisent tous les partis révolutionnaires,
que cette fonction les place à un poste d'honneur, et cela me
suffit.
Mais je dois dire que,
considérées dans leur œuvre immédiate, ces deux actions sont toutes
deux réformistes, et considérées dans leur but, elles sont toutes
deux révolutionnaires.
Voilà l'état de guerre
et voilà ce qu'il est urgent de faire cesser.
Si on fait l'alliance
avec le parti socialiste, ou bien c'est la scission à bref délai,
ou bien c'est provoquer les anarchistes à tel point qu'ils auront
raison alors de faire leur politique anarchiste dans les syndicats.
Si les anarchistes
continuent leur guerre, c'est encore la division à brève échéance,
ou bien c'est provoquer les socialistes à un tel point qu'ils
auront raison, alors. de faire leur politique socialiste dans
les syndicats. Dans un cas, comme dans l'autre, c'est la mort
du syndicalisme.
Si les militants sont
bien pénétrés de leur rôle et de leurs intérêts, ils établiront
une solide neutralité politique, en mettant une sourdine à leurs
passions politiques dans les syndicats, surtout maintenant qu'ils
savent que cette neutralité doit faire sûrement des adeptes nouveaux
à leurs opinions sociales.
Comment ! nous aurions
le moyen de faire avec le syndicalisme ce qu'on n'a jamais pu
faire sans lui : grouper tous les ouvriers sur un terrain qui
les oblige à réfléchir sur l'iniquité sociale et les conduit à
nos conclusions, et nous briserions bêtement ce moyen par nos
entêtements politiques ? Qui voudrai assumer une telle responsabilité
?
Si l'on ne peut faire
ni alliance, ni guerre, que faut-il faire, alors ?
Il faut conserver le
statu quo, en lui insufflant un esprit nouveau.
L'esprit nouveau, c'est
la reconnaissance publique, revêtue de l'autorité morale d'un
Congrès aussi important que le nôtre, que, quelle que soit la
différence de leurs opinons politiques, les syndiqués - et à plus
forte raison les militants - ne doivent ni se mépriser, ni s'injurier,
ni se combattre. L'esprit nouveau, c'est conserver des relations
de respect et de cordialité à l'égard les uns des autres, c'est
envelopper le syndicalisme d'une atmosphère de sympathie réciproque,
et reconnaître que toute autre serait irrespirable. L'esprit nouveau,
c'est comprendre que le problème social est le plus complexe des
problèmes, et qu'il peut y avoir, à côté du syndicalisme, d'autres
actions qui concourent aussi plus ou moins à la solution de ce
problème.
L'unité de tactique
et de pensée est encore loin d'être réalisée. Il y a des courants
nombreux, des divergences nombreuses partout : en politique, en
religion, en socialisme, en anarchisme, en coopératisme, en syndicalisme.
Cette variété est l'image même de la vie. Aucun homme, aucun groupe,
ne peut tout faire. Que chacun œuvre selon son tempérament, dans
le milieu qu'il lui plaît. La division du travail, après tout,
est la méthode la plus scientifique et la plus fructueuse.
Il devient tellement
évident que l'on peut tirer quelque chose de bon, même des lois,
que des libertaires eux-mêmes commencent de le reconnaître, comme
l'a fait Pouget dans la Voix du Peuple, à propos du repos hebdomadaire.
Quand cet esprit nous
aura suffisamment pénétrés, quand cette atmosphère sera suffisamment
répandue, les accords accidentels, nécessités par des circonstances
exceptionnelles, se feront mieux que s'ils étaient prescrits par
des règlements ou par des décisions de Congrès.
Le syndicalisme ainsi
compris, sera la plus haute école d'éducation révolutionnaire
du prolétariat.
Nous ne tarderons pas,
alors, à recueillir les fruits de nos concessions réciproques
sous forme d'adhésions nouvelles, de craintes plus grandes inspirées
à nos dirigeants et à nos patrons, de résultats partiels plus
rapides et plus nombreux, toutes choses, on en conviendra, de
nature à précipiter les évènements et à hâter l'avènement du monde
nouveau que nous entrevoyons déjà dans nos rêves de suprême justice...
Le Président demande
qu'on envoie des noms pour le bureau du lendemain après-midi,
la matinée étant consacrée aux réunions des Commissions nommées
par le Congrès.
Sont nommés ;
Président : Niel.
Assesseurs : Cousteaux
et Perraud.
SEANCE DU 12 OCTOBRE
(Soir)
Président: Niel. Assesseurs
: Cousteau et Perrault.
Rapports entre les
Syndicats et les Partis politiques
(Suite de la discussion)
Pouget dit qu'on pourrait
mettre 5 orateurs pour et 5 contre. On pourrait choisir un camarade
de chaque nuance. Ceci pour arriver à un résultat rapide.
David, au nom du Prolétariat
de l'Isère, demande à défendre ledit prolétariat contre les appréciations
de Renard.
Doizié croit qu'il
faut limiter le temps. Il demande qu'on choisisse des orateurs
(en nombre limité) parmi ceux qui ont déposé des propositions.
Charpentier estime
que malgré la hâte avec laquelle on se propose de terminer ce
débat, il faut permettre aux camarades libertaires de répondre
au camarade Niel.
Pouget dit que les
orateurs seront choisis parmi tous ceux qui sont pour ou contre,
et par ceux-ci.
Keufer dit qu'il se
réserve de parler dans le débat contre toute politique à la Confédération.
Philippe dit qu'on
peut discuter la question du textile, et après, mais après seulement,
sur celle soulevée par Keufer.
Berlier dit que la
question doit se limiter et propose de donner la parole aux délégués
de Grenoble après que la question sera vidée. Il proteste contre
la façon de faire de certains. On croirait que seuls quelques
congressistes ont le droit de parler. Plusieurs doivent partir
pour se trouver au travail lundi. Il faut donc aller vite.
Merrheim demande au
Congrès de bien vouloir limiter la discussion à 5 camarades, le
nombre des orateurs de chaque côté .
Le Congrès décide de
limiter le nombre des orateurs.
Latapie : Il y a deux
éléments et la tendance du syndicalisme révolutionnaire. Il demande
de désigner 5 orateurs de chacune des deux tendances et 5 du syndicalisme
révolutionnaire.
Le Président dit qu'il
n'y a que deux tendances, deux courants.
Le Congrès décide qu'il
y a trois courants et 9 orateurs parleront à raison de 3 par courant.
Liste des orateurs
qui devaient parler sur la proposition du Textile :
Philippe, Laporte,
Cousteau, Montagne, Broutchoux, Marty-Rollan, Keufer, Robert,
Craissac, David, Parvv, Clément, Gagnut, Bienner, Charpentier,
Clévy, Dret, Tabard, Andrieu, Thil, Coupat, Pataud, Cheytion,
Legouhy, Chazeaud, Devilar, Ferrier, Bruon, Gouby, Laval, Combes,
Jamut, Ader, Ponty, Gautier, Braun, Braud, Latapie, Merrheim,
Roullier, Yvetot, Sellier.
Le Président met aux
voix une proposition tendant à ce que le camarade Renard parle
le dernier.
Adopté.
Par suite de la décision
du Congrès, les orateurs suivants prendront seuls la parole :
ler groupe : Merrheim,
Broutchoux et Latapie ; 2e groupe : Keufer, Doizié et Coupat ;
3e groupe : Philippe, Parvy et Renard.
Le président donne
la parole à Merrheim.
Merrheim. - Avant d'aborder
le sujet qui m'amène à cette tribune, je tiens à protester contre
ceux qui, hier, faisaient allusion à Bourchet.
Ils ont voulu établir
un rapprochement entre son départ et l'attitude de certains députés
qu'on a critiqués à cette tribune; comme pareilles insinuations
ont déjà été lancées contre Bourchet à Bourges, l'ayant remplacé
à la Métallurgie, il ne m'est pas possible de les laisser se renouveler
ici, et je tiens à déclarer au Congrès que Bourchet n'a commis
aucun acte malhonnête. Parti librement, il travaille aujourd'hui
de son métier de tourneur-robinettier, aussi je ne permettrai
à personne de l'attaquer et pour ceux qui essaieront de le faire,
ils me trouveront devant eux pour le défendre.
Ceci dit, je regrette
vivement que le citoyen Renard m'ait obligé à prendre part à ce
débat. J'aurais voulu ne pas y participer, mais il a apporté au
Congrès de telles erreurs de chiffres, pour donner plus de force
à sa thèse, qu'il est impossible de ne pas rétablir la vérité.
Pour montrer combien
la double action politico-syndicale avait donné de résultats tangibles
dans le Nord, Renard nous a dit notamment: "Nous avons 315
syndicats, 76.000 syndiqués, et il a conclu en disant : voilà
ce que nous avons fait."
Or, citoyen Renard,
mieux que personne, vous saviez qu'il fallait défalquer de ces
315 syndicats, au moins 130 syndicats jaunes. Vous avez, en effet,
relevé vos chiffres de syndicats et de syndiqués dans l'Annuaire
du Ministère du Commerce de 1905.
J'ai, après vous, refait
les mêmes calculs et retrouvé les mêmes chiffres, que vous ne
vous êtes pas contenté seulement d'apporter à cette tribune, mais
que vous avez également cités dans l'Ouvrier Textile, organe de
votre Fédération, numéro du 1er octobre. Le doute n'est donc pas
possible et pourtant, mieux que quiconque, vous êtes à même de
connaître la situation.
Vous savez qu'à Tourcoing,
notamment, il y a 119 syndicats jaunes, à Roubaix 7, à Lille,
Armentières, qu'il y en a également comptant des centaines de
membres, quelques-uns plus de 1.000, pourquoi les comptez-vous
à votre actif, comme le résultat de la propagande de votre Parti
?
Je ne pense pas que
vous vouliez compter, comme œuvre de votre Parti, tous les syndicats
jaunes ou indépendants du Nord ?
Ce ne sont pas, que
je sache, des organisations de lutte prolétarienne, puisqu'elles
vous combattent autant sur le terrain politique qu'économique.
Si je prends le chiffre
des syndiqués, j'y retrouve les mêmes erreurs, que je voudrais
croire involontaires; les mineurs qui, sur l'Annuaire, sont portés
en deux syndicats pour 8.000 membres, viennent de payer à leur
Fédération unifiée pour 900 membres. Le syndicat du Textile de
Roubaix que vous comptez comme ayant 6.200 adhérents, en a, à
peu près, 3,000, si nous prenons vos propres chiffres du Congrès
de Tourcoing, que nous ne pouvons pas suspecter, puisqu'ils ont
servi de base pour la R. P.
Renard dit qu'il avait
pris tous les syndicats sans faire de questions d'espèces.
Merrheim - C'est possible,
mais vous n'aviez pas le droit de prendre ces chiffres pour dire
au Congrès : Voilà ce que nous avons fait dans le Nord.
Vous n'aviez pas le
droit non plus, pour donner plus de force à votre argumentation,
d'écrire dans l'Ouvrier Textile, après avoir cité les mêmes chiffres:
"L'Unité la plus
complète est réalisée sur ce terrain : syndical, coopératif et
politique." Quand on apporte des chiffres dans une question
aussi grave, nous avons le droit d'exiger qu'ils ne soient pas
faux.
Indépendamment des
syndicats jaunes, il y en a d'autres, tels ceux du bassin de Maubeuge,
dont la plupart sont des comités électoraux d'un député radical.
Pourquoi les comptez-vous encore comme l'œuvre de votre Parti
?
Prenons le bassin d'Anzin,
où il y a plus de 30.000 ouvriers de la Métallurgie,
Nous y trouvons bien
trois députés socialistes, mais seulement 6oo syndiqués, a des
organisations qui ne suivent pas votre tactique. Vous êtes glorieux
à tort de vos cathédrales, elles ont, peut-être de belles façades,
mais c'est tout ; Roubaix, proclamée la "Ville sainte",
la Mecque du socialisme, est une cité de souffrances et de misères.
Il est peu de villes où l'on trouve des salaires aussi bas ; mieux
que personne vous le savez, camarade Renard; ainsi à Roubaix,
pour l'article "Robes", quel est l'ouvrier qui pourrait
dire, au long d'une année, qu'il gagne, en le tissant, neuf francs
par semaine. je prétends que c'est la conséquence de votre tactique.
Est-ce que le Syndicat Textile de Roubaix ne compte pas dans son
sein des Maçons, Chaudronniers, Mécaniciens, Charretiers, en un
mot, des hommes de toutes les corporations, sans que jamais le
Parti ait essayé de les grouper dans leurs syndicats respectifs
; Guesde, lui-même, n'a-t-il pas maintes fois déclaré que le syndicat
était une blague ? J'ai donc le droit de vous dire que, syndicalement
parlant, vous n'avez jamais fait complètement votre devoir dans
le Nord. Aussi, quand je vous entends parler de légalité, dire
que les syndicats ne doivent pas sortir de la légalité, je ne
puis que m'étonner de votre attitude, vous qui, tant de fois,
à Roubaix, m'avez demandé d'en sortir de la légalité.
Renard. - je ne vous
ai jamais connu à Roubaix
Merrheim. - Je vous
y ai connu et me suis séparé du Parti, le jour où, après m'avoir
recommandé de bourrer mon fusil avec mon bulletin de vote, il
m'a demandé de le décharger pour en faire sortir un candidat.
Aujourd'hui, nous n'avons plus les mêmes manières de voir, vous
faites du syndicat un groupement inférieur, incapable d'agir par
lui-même ; vous ne voulez pas qu'il sorte de la légalité pour
que, sur le terrain politique, il ne puisse gêner votre action.
Nous affirmons, au contraire, qu'il est un groupement de lutte
intégrale, révolutionnaire et qu'il a pour fonction de briser
la légalité qui nous étouffe, pour enfanter le "Droit nouveau"
que nous voulons voir sortir de nos luttes.
Si j'ai tant insisté
sur Roubaix, c'est que cette ville personnifie bien l'action que
vous préconisez ici.
En terminant, je tiens
encore à relever le dernier point de votre argumentation.
Vous nous avez dit
que nous devrions porter aux députés nos desiderata, nos projets
de loi. je prétends que nous n'avons pas à le faire. Qu'ils s'inspirent
des délibérations de nos Congrès, c'est leur droit, leur devoir
même. Mais je me refuse à leur dire : nous voulons cela; car je
sais bien qu'aussi bien intentionnés qu'ils soient, par suite
de la mauvaise organisation que nous subissons et dont les travailleurs,
seuls, sont les victimes, ils ne pourront jamais nous donner complète
satisfaction. Laissons donc au syndicat sa fonction propre de
véritable lutte de classe ; que son action soit une lutte incessante
contre toutes les légalités, tous les pouvoirs, toutes les forces
oppressives, disons-nous bien que nous n'avons pas le droit de
l'en distraire pour d'autres besognes.
Voilà ce que vous ne
voulez pas comprendre ; vous ne voulez pas voir qu'il ne doit
y avoir que deux classes : celle des exploités contre les exploiteurs,
et qu'entre les deux il y a, il y aura toujours l'Etat, qui, avec
des baïonnettes, sert de tampon entre les deux classes et nous
empêche d'avoir Satisfaction.
Keufer déclare qu'en
présence de la gravité de la question actuellement soumise à l'appréciation
du Congrès, il importe de parler franc. Il pense, en raison des
idées que les délégués manifestent, que la liberté de la parole
sera complète et, qu'il pourra exprimer librement sa pensée.
Tous nous pouvons constater,
dit Keufer, qu'un profond malaise existe dans nos organisations
syndicales et à la Confédération. Cela tient aux divisions provoquées
par les divergences de vues sur la direction que doivent suivre
la Confédération et les syndicats.
En jetant un coup d'œil
en arrière, on se rappelle que, dès le Congrès de Zurich, en 189.3,
les députés socialistes allemands, Bebel, Singer, Liebknecht,
firent adopter la motion que ne pourraient assister aux Congrès
ouvriers les délégués qui seraient hostiles à l'action parlementaire.
Au Congrès de Londres, cri 1896. eût lieu une vive discussion
entre les délégués ouvriers et les nombreux représentants du Parti
socialiste français, parmi lesquels presque tous les députés du
Parti ; on voulait exclure les représentants des syndicats, régulièrement
mandatés, qui se déclaraient anti-parlementaires..
A une voix de majorité,
cette proposition d'exclusion fut repoussée.
Depuis cette époque,
les hommes politiques, les parlementaires ont évolué, et ils ne
sont plus absolus dans leurs idées, ils sont devenus syndicalistes.
Il en est de même des
libertaires, des anarchistes qui ont longtemps combattu les syndicats
; ils ne voyaient là que des organisations ouvrières aristocratiques,
dans lesquelles ne pouvaient entrer les "unskilled",
comme disent les Anglais. Ces adversaires d'autrefois, dont nous
pourrions peut-être en retrouver quelques-uns dans ce Congrès,
ont aussi modifié leur opinion, à tel point que ces anti-syndicalistes
(le naguère sont devenus des syndicalistes actifs, les apôtres
du syndicalisme révolutionnaire. C'est ainsi que la Confédération
du Travail a pris une direction qui, selon moi, ne lui appartient
pas, qui n'est pas celle qui lui avait été désignée au Congrès
de Limoges. En effet, les délégués qui y assistaient étaient unanimes
pour donner à la Confédération sa mission réelle, celle de rallier
les forces ouvrières, de provoquer l'organisation du prolétariat
et assurer son action sur le terrain économique, en dehors de
tout parti politique, de toute école philosophique ; elle devait
garder une sincère, une complète neutralité.
C'est cette neutralité
qui, depuis le Congrès de Limoges, a été violée. je ne méconnais
pas l'activité déployée par ceux qui, depuis, ont dirigé la Confédération
; ils ont prouvé quelle influence peut exercer une minorité active
sur une masse indifférente ou insouciante. C'est ce qui explique
que la Confédération a pu prendre la direction actuelle : anti-parlementaire,
à tendance anarchiste, anti-militaire, anti-patriotique.
C'est ce moment que
le Parti socialiste, par l'intermédiaire de la Fédération du Textile,
a choisi pour établir des relations normales, temporaires ou permanentes,
avec la Confédération du Travail, en vue d'une action révolutionnaire
commune.
Je l'ai déjà dit autre
part, ces relations ne peuvent pas s'établir, elles ne peuvent
aboutir à une entente finale, parce qu'il y a une divergence profonde,
absolue, entre la méthode d'action et le but poursuivi par les
deux organismes.
Ce que veulent les
libertaires syndicalistes, ce n'est pas seulement repousser le
parlementarisme pour lui préférer l'action directe, la pression
exercée par les syndicats ; non, leur but final est de supprimer
l'Etat, de faire disparaître tout gouvernement de personnes, pour
confier aux syndicats, aux fédérations, aux Bourses du Travail,
le gouvernement des choses. la production, la répartition, l'échange,
c'est-à-dire le communisme libertaire et intégral.
Le parti socialiste,
au contraire, en attendant l'avènement final et très éloigné du
pur idéal communiste, poursuit la suppression de la propriété
et du patronat, pour instituer l'Etat socialiste-collectiviste,
comme le régulateur du travail et le dispensateur de la richesse,
par la conquête des pouvoirs publics.
Il y a entre ces deux
solutions une opposition, au fond, irréductible, et l'entente
ne pourrait pas durer longtemps si elle devait se produire, entre
les représentants des deux conceptions, et cela d'autant moins
que les anarchistes accusent à l'avance l'Etat collectiviste de
devenir plus despotique que l'Etat bourgeois.
Voilà pourquoi il y
a une opposition capitale entre le parti socialiste qui poursuit
la transformation sociale par l'action parlementaire et la conquête
des pouvoirs publics, et les syndicalistes libertaires, antiparlementaires
résolus, décidés à supprimer cet organisme social, l'Etat.
Et pourtant, il est
bon de le signaler, les plus fervents libertaires reconnaissent
que dans l'état social actuel, en présence de la faiblesse des
organisations syndicales - le délégué des Garçons de magasins
et des garçons livreurs, en réunion de commission, l'a déclaré
- l'intervention des pouvoirs publics de la loi, est nécessaire
pour protéger les faibles. L'intervention des syndicalistes, partisans
de l'action directe, auprès des membres du Parlement, auprès du
gouvernement, indiquent bien que l'on ne peut repousser d'une
façon absolue la protection légale. Et alors on s'explique les
candidatures ouvrières pour arriver au Parlement. Cela ne m'empêche
pas de déclarer qu'il y aurait danger à fonder de trop grandes
espérances sur l'action légale, sur l'intervention de l'Etat ;
il y a lieu de redouter aussi les conséquences des candidatures
ouvrières. Que se portent candidats ceux qui se trouvent dans
les rangs du syndicat, c'est bien ; mais il est funeste que ceux
qui ont conquis la confiance de leurs camarades -chose difficile
à réaliser dans le monde ouvrier, par l'exagération même des principes
démocratiques, - il est funeste que ceux-là quittent leurs fonctions
syndicales pour devenir des candidats aux fonctions poli tiques.
Ils sèment le scepticisme parmi les travailleurs et favorisent
l'accusation de n'avoir agi qu'en vue de se faire un tremplin
de leur fonction syndicale. - La vérité, c'est que les militants
qui représentent une véritable force sociale, qui possèdent la
confiance de leurs camarades, doivent rester avec eux et mettre
leurs aptitudes au service de leur corporation.
D'autre part, les camarades
Bousquet et Dhooghe ont reconnu eux-mêmes que cette intervention
des syndicats auprès des fonctionnaires de l'Etat était inévitable.
Et alors, pourquoi se montrer anti-parlementaire intransigeant
? Pourquoi nier l'utilité de la protection légale ?
Il ne peut donc être
contesté que l'action syndicaliste et l'action politique, pendant
une longue période transitoire, si ce n'est toujours, devront
s'exercer avec profit.
Mais dans l'intérêt
même de cette double action, en raison des divisions inévitables
qu'une action commune pourrait produire - l'expérience l'a prouvé
-- il faut renoncer à une entente permanente ou temporaire entre
la Confédération, entre les syndicats et le Parti ouvrier. Chacun
de ces organismes a son terrain d'action tout indiqué, délimité
; leur action sera convergente et non commune ni subordonnée.
Pour aboutir à une
action parallèle, l'entente officielle n'est pas nécessaire ;
par leur caractère socialiste, les membres du Parti ont l'obligation,
en raison des principes qu'ils professent, doivent être les défenseurs
des intérêts ouvriers, ils doivent spontanément agir dans ce sens.
Mais en affirmant la
nécessité de cette action séparée, j'entends également que la
Confédération, mieux que par le passé, doit observer une sincère
neutralité, non seulement vis-à-vis du Parti ouvrier, mais vis-à-vis
de tous les partis, et aussi en s'abstenant de faire de l'anti-militarisme,
de l'anti-patriotisme et de propager les doctrines anarchistes.
Ce n'est pas là le rôle de la Confédération.
Avec mes camarades,
je reconnais que nous devons employer nos efforts pour obtenir
que l'armée n'intervienne plus dans les grèves, et cette neutralité
de l'armée imposera aussi de plus lourdes responsabilités à ceux
qui dirigent les mouvements ouvriers.
Mais les dirigeants
de la Confédération violent la neutralité qu'elle doit observer
en prenant parti pour telle on telle doctrine, an milieu des rivalités
qui se manifestent aujourd'hui.
L'anti-militarisme
et l'anti-patriotisme appartiennent au domaine des opinions, et
le camarade Pouget et ses amis ont affirmé que les syndicats ne
devaient être que des groupements d'intérêts et non d'opinions,
tous les salariés peuvent y être abrités sans que leurs convictions
philosophiques aient à en souffrir.
La Confédération n'est
pas une Église qui peut prétendre imposer un dogme quelconque.
Personne aujourd'hui, pas plus les anarchistes que les partisans
d'autres doctrines, ne peuvent affirmer l'infaillibilité de leurs
conceptions. La sociologie - objet de tant de controverses, -
les lois si compliquées qui gouvernent les phénomènes sociaux
' ne peuvent pas être invoquées avec la même certitude scientifique
que les lois de la mécanique ou de la physique. Par conséquent,
dans les organisations syndicales et à la Confédération, on ne
doit pas affirmer la supériorité de telle ou telle doctrine, c'est
aux seuls individus, dans leur pleine liberté, de se prononcer.
Ne pas respecter la neutralité absolue qui est dans le rôle de
la Confédération, c'est semer la division dans les rangs ouvriers.
C'est nuire à l'unité morale du prolétariat français, qui ne peut
pas se réaliser exclusivement, il est vrai, par les organisations
syndicales qui ont exclusivement un rôle économique à remplir.
L'action anti-militariste,
anti-patriotique de la Confédération, est un obstacle sérieux,
certain, au développement des syndicats. Elle blesse les convictions
de nombreux travailleurs qui ont une autre idée de la mission
des organisations corporatives. Persévérer dans cette voie, c'est
préparer la désorganisation des groupements ou, tout an moins,
c'est en réduire. les effectifs et les rendre impuissants.
Je conclus donc en
déclarant que la Confédération doit observer une neutralité absolue,
non seulement au point de vue politique, mais au point de vue
philosophique, en écartant la propagande libertaire, anti-militariste
et anti-patriotique, idées qui sont exclusivement du domaine individuel.
Libre à chacun de les propager ou de les combattre, hors des syndicats.
C'est pour ces diverses
raisons que je dépose la proposition suivante au nom d'un certain
nombre de mes camarades :
"Le Congrès confédéral
réuni à Amiens,
"Considérant :
"Que dans l'intérêt
de l'union nécessaire des travailleurs dans leurs organisations
syndicales et fédérales respectives, et pour conserver le caractère
exclusivement économique de l'action syndicale, il y a lieu de
bannir toutes discussions et préoccupations politiques, philosophiques
et religieuses du sein de "l'organisme confédéral.
"Que la Confédération
générale du travail, organe d'union et de coordination de toutes
les forces ouvrières, tout en laissant à ses adhérents entière
liberté d'action politique hors du syndicat, n'a pas plus à devenir
un instrument d'agitation anarchiste et anti-parlementaire, qu'à
établir des rapports officiels ou officieux, permanents ou temporaires,
avec quelque parti politique ou philosophique que ce soit ;
"Affirme que l'action
parlementaire doit se faire parallèlement à l'action syndicale,
cette double action pouvant contribuer à l'œuvre d'émancipation
ouvrière et à la défense des intérêts corporatifs."
P. Coupat, Fédération
des Mécaniciens; A. Keufer, Fédération du Livre; L. Malardé, Fédération
des Tabacs; H. Sellier, Fédération des Employés Bourse du Travail
de Puteaux ; E. Guernier, Bourse du -Travail de Reims ; L. Rousseau,
Employés Reims, Châlons-sur-Marne ; Limousin, Bourse du Travail
de Poitiers; Liochon, Livre; Masson, Typographes de Lille ; Hamelin,
Livre ; Sergent, Typographie parisienne ; Jusserand, Typographie
parisienne; Richard, Teinturiers de Reims; Riohon, Bourse du Travail
d'Épernay; Thévenin, Comptables de Paris; Traut, Bourse de Belfort;
Valentin, Typos de Montpellier.
Philippe. - En abordant
cette tribune, je serais bref, aussi bref que possible. D'ailleurs,
c'est notre devoir à tous.
Je m'étonne que beaucoup
de camarades aient vu dans la proposition du Textile, l'introduction
de la politique dans les syndicats. Ce n'est pas là notre opinion.
Rien dans l'esprit, ni dans la lettre de la proposition, ne permet
de trouver semblable chose. La question est posée par les évènements.
Le prolétariat croit qu'il y a un autre moyen que le syndicat
pour arriver à des améliorations dans sa situation. Quand j'entendais
Merrheim dire, tout à l'heure, que l'action directe était supérieure
au bulletin de vote, je ne pouvais m'empêcher de penser, et je
lui dis que dans les pays où il n'y a pas de suffrage universel,
les travailleurs font la révolution pour l'obtenir. Déjà, des
membres de la C. G. T. ont des relations, dans l'intérêt des travailleurs,
avec des députés socialistes. Nous voulons voir ces rapports établis
au grand jour, sans aucune cachotterie. Niel disait hier que l'Internationale
était morte de la politique. je dois rectifier cette appréciation.
Guesde est le disciple de Karl Marx et pense comme lui que la
politique doit être bannie de nos syndicats. Karl Marx a toujours
banni la politique de l'Internationale.
Dans le Nord, il y
a 60.000 syndiqués, et ce chiffre n'est pas exagéré.
Nous pensons que les
baïonnettes des soldats ne doivent pas se dresser contre les travailleurs
en grève. De cet anti-militarisme, nous en sommes. Mais nous pensons
que si les syndicats doivent faire de l'anti-militarisme et de
l'antipatriotisme, il faut, à l'entrée d'un membre dans un syndicat,
lui dire ce à quoi il s'engage, il faut lui dire qu'il devient
anti-militariste et anti-patriote.
Les lois sont accordées
en grande partie par l'action parlementaire : Le repos hebdomadaire
a été obtenu par elle et c'est là un moyen qu'on ne doit pas refuser.
Nous voulons qu'il n'y ait plus de politique à la C.G.T. et c'est
pourquoi il faut voter la proposition du Textile.
Broutchoux. - J'ai
reçu mandat du camarade Cousteau, au nom de la Bourse du Travail
de Narbonne qui déclare qu'elle n'a jamais demandé le concours
des politiciens, je proteste, au nom du camarade Brand, de Dijon,
contre le traité de philosophie de Niel.
Les jeunes doivent,
ici, être entendus. je ne veux pas de la cathédrale de Renard,
même si on y met à l'intérieur le dogme de Niel. Nous avons réuni
tous les mineurs et cela en dehors de la politique, de toute politique.
Nous ne devons pas nous effrayer des mots. Politicien, pour moi,
n'a aucun sens blessant.
Niel. - Si le mot Politicien
n'a aucun sens blessant dans votre pensée, consentiriez-vous alors
à dire le camarade politicien comme vous dites les camarades antiparlementaires.
Broutchoux. - Oui,
certainement.
Si tous les travailleurs
doivent s'entendre pour réclamer des améliorations, ils doivent
aussi faire la guerre à tous les parasites, à tous sans exception.
Nous n'empêcherons
pas nos adhérents syndiqués de rester patriotes, mais, quand dans
une grève les soldats sont devant nous, il faut bien que le syndicat
agisse. Nous combattons tous les parasites, le curé, les magistrats
qui sont de cette catégorie. La magistrature est encore un instrument
de classe. Rappelez-vous le jugement Jaluzot. Le même jour, un
pauvre travailleur de passage fut condamné impitoyablement pour
une peccadille. Le syndicat a une supériorité réelle sur tous
les partis, même sur le parti socialiste qui, à Lens, compte dans
ses rangs des agents de police, des huissiers, etc. Donc, pas
de rapports possibles. Le syndicalisme, pour nous, doit se dresser
contre l'Etat qui est destiné à maintenir la balance actuelle
entre les classes. Il ne peut pas en être autrement. Les gouvernements
sont tous réactionnaires. On enregistre les volontés du peuple,
quitte à ne rien lui donner. Le ministère actuel en est un exemple.
Clemenceau a fait envahir par les soldats les Maisons du Peuple,
les soupes communistes, etc. Si Clemenceau a fait cela, que feront
les autres ? Notre syndicat des mineurs a demandé l'entente avec
le syndicat Basly, nous avons trouvé contre l'unité, Goniaux et
Cadot, parce qu'ils avaient peur qu'on leur reproche de s'allier
avec un syndicat qu'on traitait d'anarchiste. Il eût été préférable,
au lieu de voir deux camarades gagner 25 francs, obtenir, pour
les mineurs, 8 francs pour 8 heures. Un candidat se sert, selon
le cas, des intérêts des commerçants ou de celui des ouvriers.
Quand les bourgeois nous traitent de brigands, c'est que nous
faisons de la bonne besogne. Le Procureur de Béthune déclara avoir
pris son réquisitoire dans l'Humanité, lors de mon passage devant
le Tribunal de Béthune. Le chef de ce journal avait intérêt pour
sa politique, à dénaturer nos actes.
On dit que Bakounine
et Kropotkine sont des anarchistes raisonnables et nous, qui appliquons
leurs doctrines, on nous traite de bandits.
Je prétends que l'anti-militarisme
doit se faire dans les syndicats. Rouanet, un socialiste, déclare
que l'armée dans les grèves, est attentatoire à la liberté de
la grève. Et il a raison.
Le syndicat, s'il doit
se confiner dans la légalité, est un bien piètre instrument.
Il est plus difficile
d'être syndiqué que d'être électeur. Au syndicat, il faut faire
un effort, pour être électeur, pas d'effort à faire.
Forcément, devant la
barrière capitaliste formée par les baïonnettes, les travailleurs
font de l'action directe. Les patrons ne se soumettent pas aux
lois tant aimées par les socialistes du Nord. Et les soldats sont
là pour les protéger.
Des travailleurs organisés
ont obtenu la journée de huit heures sans le secours de l'action
législative,
On constate des anomalies
stupéfiantes.
Le ministre Dubief,
à Lille, a été conspué par les socialistes du Nord. Quelques temps
après, deux ministres, Bienvenu-Martin et Ruau sont venus à Lens
pour inaugurer une maison du Peuple jaune. Les camarades du Pas-de-Calais
ont demandé l'appui des camarades du Nord pour conspuer ces ministres.
Le Travailleur refusa d'insérer notre appel. Nous avons accueilli
au cri de : "A Limoges !" les deux ministres en question.
On prétend qu'il y
a trois courants. On dit que la C. G. T. a fait une politique
anarchiste. Il faut discuter. Est-ce que l'A. I. A. a demandé
à faire alliance avec la C. G. T. ?
Niel. - je regrette
d'avoir à déclarer que Broutchoux commet une erreur absolue; dans
un récent numéro du Libertaire, il y avait l'ordre du jour du
Congrès que l'A.I.A. devait tenir à Limoges; et parmi les questions
il y en avait une ayant trait aux relations à établir entre l'A.I.A,
et la Confédération.
Coupat dit que si Basly
a fait de la politique au syndicat il, a eu tort.
Broutchoux rappelle
la convention d'Arras. Il montre que les Compagnies minières ont
maintenu la date de cette convention, malgré la baisse des salaires.
Basly et Lamendin ont dit que c'était grâce à leur influence que
cela était obtenu. C'est donc qu'ils n'étaient pas dangereux pour
les dividendes des Compagnies.
J'aime mieux voir la
C. G. T. s'engager dans la voie des Pivoteau et des travailleurs
de Fressenneville, que dans celle suivie par les Millerand, les
Augagneur et autres charlatans.
Cousteau. - La Bourse
du Travail de Narbonne répudie toute politique dans les syndicats.
Si nous avons été trompés autrefois, aujourd'hui nous ne nous
laisserons plus berner par les charlatans politiques. Comme je
l'ai déjà dit, hier encore : A bas toutes les politiques. Toutes
les lois sont mal faites. L'inspecteur du Travail de Carcassonne,
fonctionnaire du Gouvernement, était avec les patrons contre les
ouvriers. pour l'application du repos hebdomadaire. Le Syndicat
des Employés lui a même voté un blâme et demandé sa révocation.
Doizié déclare qu'il
ne sera pas disert. Il ne veut pas essayer de faire prédominer
un mode d'action sur un autre. Si je votais, je repousserais la
proposition du textile; mais je ne veux pas infliger de blâme
aux politiciens qui comptent, parmi eux, de bons syndiqués.
Je désire qu'on écarte
la politique des syndicats, mais qu'on n'aggrave pas la situation
en y faisant de la politique abstentionniste et anti-militariste.
Nous entendons toujours
les mêmes injures à la Confédération du Travail.
Il lit l'ordre du jour
suivant :
"Considérant qu'un
syndicat doit grouper dans son sein tous les membres "d'une
corporation sans distinction d'opinions politique ou religieuse
;
"Considérant que
l'adhésion à, un parti politique quelconque aurait pour "résultat
certain de diviser les syndicats en autant de fractions qu'il
existe "de nuances politiques ou philosophiques et que ce
serait l'émiettement, c'est-à-dire la mort des syndicats ;
"Considérant aussi
que si le syndicat a le devoir de conserver son autonomie "et
de ne pas introduire la politique dans son sein, ce devoir implique
qu'il "ne doit pas tolérer davantage la politique d'abstention
électorale dirigée le "plus souvent contre un Parti qu'un
grand nombre d'ouvriers considèrent "comme le Parti de leur
classe :
"Le Congrès corporatif
d'Amiens
"Repousse énergiquement
toute tentative de fusion ou de confusion avec un "parti
politique quelconque ;
"Emet le vœu que
la Confédération générale du Travail, en lutte contre le "patronat
et le Parti socialiste, parti d'opposition aux intérêts capitalistes,
"doivent observer, vis-à-vis l'un de l'autre, la neutralité
la plus absolue."
L. Doizié, Bourse de
Caliors ; Vaysse, de Tulle.
Doizié fait remarquer
ensuite aux camarades anti-votards, que leur action anti-votarde
n'est pas exclusive. N'ont-ils pas envoyé Luquet et Bousquet aux
conseils des Prud'Hommes, qui n'est pas un terrain de lutte, pas
plus que le Conseil supérieur du Travail.
Parvy regrette d'être
obligé de parler si tard. Vous avez entendu, dit-il, le secrétaire
de la Céramique déposer une proposition dont je suis un des pères,
à ce titre, je serais un père dénaturé, si je ne venais prendre
la défense de qui est un peu mon enfant.
Il faut savoir exactement,
pour juger la question des rapports, ce que c'est qu'un syndicat.
Niel disait qu'il était la réunion de tous les ouvriers, de tous
les exploités, à quelques opinions politiques, philosophiques
ou religieuses, Mais lorsque vous leur avez dit cela, vous vous
hâtez de leur dire que vous poursuivez la disparition du salariat,
du patronat. je considère que pour être partisan de cela, il faut
être autre chose qu'un simple radical, radical-socialiste, opportuniste
ou clérical, et comme la disparition du salariat n'est pas l'opinion
de tous les syndiqués, vous comprenez que l'air ne serait pas
respirable pour Ceux qui ne sont pas des éléments de transformation
sociale.
Puisqu'on ne reconnaît
pas l'utilité du Parlement et de la politique, les membres de
la C.G.T. en ont fait lorsqu'ils s'adressèrent à Sembat pour amener
son intervention dans l'affaire anti-militariste. Cette façon
de procéder est la même qu'emploient les patrons lorsqu'ils refusent
de traiter avec les organisations syndicales, qu'ils ne veulent
traiter qu'avec leurs ouvriers, et cela individuellement.
Je ne vous demande
pas d'inscrire dans les statuts d'établir des rapports avec ce
que vous appelez les politiciens.
On nous a dit que les
rapports de la C. G. T. avec le Parti socialiste ne pouvaient
s'effectuer parce que, dan s le Nord, il y avait des ouvriers
misérables. Ce n'est pas un argument. Lorsque vous avez exercé
votre action directe, lorsque vous avez forcé, par votre agitation,
le Parlement à faire une loi, cette loi est-elle parfaite ? Vous
vous en plaignez, Mais, qu'avez-vous fait pour que cette loi soit
bonne ?
Ceux qui parlent de
politique se font un devoir de frapper sur le socialisme et sur
celle des "sales politiciens", comme ils disent.
La Fédération nationale
de la Céramique considère qu'à côté de l'action directe que nous
préconisons, il y a d'autres moyens d'actions; il ne faut pas
Imposer un seul credo à la classe ouvrière. Nous ne nous contentons
pas du simple bulletin de vote. Je suis un de ceux qui croient,
j'ai appartenu au parti Guesdiste, que tous les moyens sont bons
qui peuvent amener le prolétariat à 0la libération.
Dans la situation actuelle,
il y a un danger à établir dos rapports avec la G. T. et nous
lisons dans la déclaration de la Céramique :
"La Fédération
de la Céramique va soumettre à l'étude des syndicats adhérents,
la motion suivante qui sera proposée et défendue par ses délégués
au Congrès d'Amiens, lorsque viendra en discussion la proposition
du Textile
"Le Congrès confédéral
d'Amiens,
"Considérant que
les organisations syndicales poursuivent l'établissement d'une
législation qui améliore les conditions d travail et qui perfectionne
les Moyens de lutte du prolétariat.
"Considérant,
d'autre part, que si la pression, l'action directe, exercées par
lu syndicats sur les pouvoir publics ont une valeur indiscutable,
il est, au moins aussi vrai qu'elles ne sauraient être suffisantes
et que l'action menée au sein Même- des assemblées qui ont pouvoir
de légiférer est un complément nécessaire que, seul un parti politique
est en état de fournir ;
"Considérant que
le parti socialiste - organisation politique du prolétariat -
poursuit la réalisation de revendications syndicales et seconde
la classe ouvrière dans les luttes qu'elle soutient contre le
patronat; qu'il est donc le ,parti qui mène cette action complémentaire
;
"Le Congrès se
prononce en faveur d'un rapprochement entre la Confédération générale
du travail et le parti socialiste. Il décide que chaque fois que
les deux organisations seront d'accord sur le but à atteindre,
l'action des syndicats pourra se combiner temporairement par voie
de délégation avec celle du parti socialiste, sans que ces deux
organismes puissent jamais se confondre,
"Le Congrès, malgré
son désir d'entente, croit cependant prématurée la réglementation
des rapports entre les deux organisations, par la création d'un
organisme quelconque, et préfère s'en remettre aux évènements
du soin il, préparer celui qui sera le meilleur, parce qu'il sortira
des faits eux-mêmes.
"D'ailleurs, le
Congrès, constatant que dans maintes circonstances et dan, de
nombreux centres l'entente existe, ou est en voie de réalisation
: enregistre avec plaisir cette tendance vers l'harmonie des efforts
; fait des vœux pour qu'elle s'accentue et décide d'attendre,
pour la création du rouage qui faciliterait les rapports de la
Confédération générale du travail avec le parti socialiste, le
moment où l'entente entrée définitivement dans les mœurs se sent
imposée à tous comme une nécessité évidente.
" En attendant
et dans l'espoir que le parti socialiste usera de réciprocité
le Congrès demande aux militants de mettre fin aux polémiques
qui, en divisant les forces ouvrières, en lassant les énergies,
servent seulement les intérêts du patronat et du régime capitaliste."
Nous ne voulons pas
jeter la discorde dans l'organisation syndicale. Quelle que soit
la décision que vous prendrez, le vote que vous émettrez, nous
ne sommes pas de ceux qui disent que nous nous retirons de la
C. G. T. parce que nous serions en minorité.
Laporte demande une
séance de nuit pour terminer cette discussion.
Coupat demande comment
il fera pour assister à la séance de nuit et à la séance de commission
qui a lieu à 9 heures.
La séance de nuit est
repoussée.
La discussion est renvoyée
à demain matin.
Le Président lit la
communication suivante :
"La réunion de
demain samedi commencera à huit heures précises du matin quel
que soit le nombre des délégués présents."
S. Greux.
On procède à la nomination
du bureau pour la séance du 13 octobre, matin
Président Soulageon.
Assesseurs Brand et Roulier.
La séance est levée.
Les Secrétaires de
séance :
Lecointe, des Typographes
; Sellier, Hémery, des Employés.
SÉANCE DU 13
OCTOBRE (Matin)
Président Soulageon.
Assesseurs Braud et Roullier.
Rapports entre les
Syndicats et les Partis politiques
(Suite de la discussion)
Latapie trouve qu'il
n'y a pas que des anarchistes et des socialistes au Congrès, il
y a les syndicalistes purs. Il faut que nous disions, dit-il,
qu'il y a une doctrine nouvelle : le syndicalisme.
Les syndicats ont pour
but immédiat : la législation du travail toute entière, accidents
du travail, diminution des heures du travail, repos hebdomadaire,
etc. Mais au syndicat, un camarade opportuniste ou réactionnaire
qui obtient une augmentation de salaire, doit savoir que le patron
lui reprendra cette augmentation à la première occasion. Il faut
donc lui montrer que le syndicat a un autre but encore: la suppression
du salariat.
La Fédération de la
Métallurgie est une Fédération socialiste dans la bonne acception
du terme. Nous y affirmons la doctrine réformiste et la doctrine
révolutionnaire. C'est donc nous qui aurions dû porter la question
posée par le Textile. Nous ne l'avons pas voulu. Quand un camarade
vient à notre syndicat, il sait à quoi il s'engage, s'il signe
notre règlement.
Il donne lecture de
quelques passages des statuts
"Considérant que
par sa seule puissance le travailleur ne peut espérer réduire
à merci l'exploitation actuelle dont il est victime ;
"Considérant aussi
que les travailleurs n'ont à compter sur la Providence - Etat,
superfétation sociale dont la raison d'être est de veiller an
maintien des privilèges des dirigeants ;
"Que, d'autre
part, ce serait s'illusionner que d'attendre notre émancipation
des gouvernants, car - à les supposer animés des meilleurs intentions
à notre égard - ils ne peuvent rien de définitif, attendu que
l'amélioration de notre sort est en raison directe de la décroissance
de la puissance gouvernementale....
"Le but de cette
Union est de resserrer les liens de solidarité et d'unir, en un
seul bloc, tous les travailleurs des métaux sans distinction de
profession, d'âge, do sexe, de race ou de nationalité, afin d'arriver
à constituer le travail libre, affranchi de toute exploitation
capitaliste, par la socialisation des moyens de production au
bénéfice exclusif des producteurs et collaborateurs des richesses
; c'est-à-dire de réaliser la devise communiste : "de chacun
selon ses forces et à chacun suivant ses besoins."
"D'autre part,
l'Union devra se faire un devoir de démontrer, par des faits palpables,
à ses adhérents, que leur affranchissement intégral ne saurait
avoir la source, même dans l'augmentation des salaires, le salariat
n'étant qu'une forme déguisée de l'esclavage antique, pas plus
qu'ils n'ont à compter sur bas réformes inappliquées qu'ils ont,
de haute lutte, arrachées aux dirigeants ;
"Les secrétaires
fédéraux ou tous autres fonctionnaires indemnisés par l'U fédérale,
ne peuvent faire acte de candidat à une fonction publique quelconque,
sans immédiatement se voir retirer de droit leurs attributions
ainsi que leurs indemnités."
Le syndicat doit lutter
contre toutes les puissances : puissance religieuse, puissance
de l'Etat, puissance du militarisme, puissance de la magistrature.
Les collectivistes qui veulent s'emparer de l'Etat pour le détruire,
ne devraient pu se plaindre du syndicalisme, qui veut commencer
par cette destruction.
Le syndicat doit donc
lutter contre toutes ces puissances oppressives.
Mais nous affirmons
pour nos membres le droit de faire individuellement qui leur convient.
La journée de dix heures
n'a été obtenue que grâce à la puissance des travailleurs. Les
législateurs ont enregistré purement et simplement.
En 1903, moi, qu'on
a qualifié d'anarchiste, voilà ce que j'écrivais : "je sais
que vous préféreriez me voir préconiser l'abstention électorale
eh bien ! sachez que "libertaire", je ne relève d'aucune
chapelle politique, et que, dans ma pensée, j'estime qu'un abstentionniste
conscient est un homme de révolution, mais que ceux qui se révèlent
abstentionnistes à l'issue d'un meeting, sont des individus sur
lesquels nous n'avons pas à compter. La théorie du l'abstention
préconisée en réunions publiques est une vaste blague, car une
opinion semblable ne peut s'inculquer que dans des cerveaux libérés
de tous préjugés.
"Pour nous, et
nous l'avons dit maintes fois, que les syndicats n'ont pas plu,,
à faire de la politique anarchiste que de la politique socialiste.
"Et maintenant,
que les camarades sachent bien que dans le sein de notre Fédération,
il ne saurait y avoir des opportunistes, des radicaux, des socialistes
de diverses écoles ou des anarchistes, pas plus que des croyants
ou des athées nous considérons qu'il n'y a que des exploités,
quelles que soient leurs convictions."
Peut-on faire un reproche
aux révolutionnaires de dire que le travailleur ne doit pas compter
seulement et spécialement sur le bulletin de vote ? Une autre
besogne plus importante lui reste à faire et le syndicat est seul
capable de la lui faciliter.
Il faut que pour la
première fois les congressistes se prononcent sur la doctrine
nouvelle. Il faut que le syndicalisme soit une théorie entre les
théories anarchistes et socialistes. Cette doctrine, d'ailleurs,
se suffit à elle-même Niel a eu tort de prendre à partie les socialistes
et les libertaires ; s'il y en a qui ne font pas leur devoir,
il y en a qui le font. je conclus au rejet de la proposition de
la Fédération du Textile.
Coupat. - Mon intervention
a expressément pour but de demander au Comité confédéral d'observer,
sur le terrain syndical, la plus stricte neutralité entre anarchistes
et socialistes.
Conservé pendant longtemps,
jusqu'au Congrès de Lyon, même, cet esprit de neutralité a permis
le développement considérable de la Confédération générale du
Travail, c'est un événement d'ordre politique qui a fait dévier
l'attitude de l'organisme confédéral sur un autre terrain ; je
veux dire la constitution d'un certain ministère et l'entrée d'une
personnalité politique au gouvernement ; socialistes révolutionnaires
et anarchistes coalisés, pendant trois ans, ont mené au sein de
l'organisme confédéral et dans le journal confédéral La Voix du
Peuple, la lutte contre ce ministère. Les libertaires, insensiblement,
ont pénétré l'organisme central de la Confédération et en ont
pris la direction Un excès de prosélytisme politique de leur part,
a. créé, dans les syndicats, d dissensions et des divisions regrettables.
On a voulu créer de toutes pièces une méthode d'action officielle
de la Confédération. Sans considérer que l'immense variété des
conditions professionnelles, cause une variété identique dans
la méthode et dans les procédés, on a voulu obliger tous les syndicats
à adhérer à lit méthode libertaire préconisée par la Confédération.
Nombreux sorti 1, délégués qui, ici, sont venus nous signaler
(les violations du principe de neutralité syndicale, par des délégués
en mission de la C. G. T. J'estime que libertaire en délégation
pour son organisation syndicale, on socialiste agissant dans les
mêmes conditions, doivent s'abstenir de tout prosélytisme anti-parlementaire
électoral. Les militants qui sont, à la tête de la Confédération,
observent-ils cette neutralité ? Beaucoup d'entre nous sont allés
dans les bureaux de la Voix du Peuple. Qu'ont-ils vu en entrant
? Une affiche du Père Peinard, représentant un élu qui, son pantalon
déboutonné, montre vous savez quoi, au corps électoral. On trouve
dans un numéro récent de la Voix du Peuple, numéro (lu 23 au 30
septembre, sous le titre: Cabotinage en France, à la suite de
quelques lignes que approuve d'ailleurs pleinement. l'affirmation
suivante : ".... Bientôt, après les cabotins du boulevard,
vont entrer en fonctions les cabotins du Palais-Bourbon ; on peut
dire ce que les premiers rapportent, mais on ne saurait dire ce
que coûtent les seconds."
Je demande si le Congrès
couvrira ces violations formelles de la neutralité. Si vous estimez
qu'ils sont légitimes, approuvez-les par un ordre du jour. Vous
affirmerez par là, que le prosélytisme libertaire peut, sans inconvénient,
exercer dans nos syndicats.
Vous contribuerez à
rendre l'organisme confédéral impossible pour les militants syndicalistes,
qui, cri immense majorité, ont foi en leur bulletin de vote, ont
foi en l'action politique.
D'un autre côté, je
dis aux socialistes du Textile que, membre du parti, il m'est
impossible de voter leur proposition, dans l'intérêt même de la
classe ouvrière. Les travailleurs groupés sur le terrain syndical,
sont souvent obligés de compter avec une majorité parlementaire
qui n'est pas socialiste. Concevez-vous, nos camarades de la guerre
et de la marine, qui ont besoin de tous les contacts politiques
pour obtenir satisfaction à leurs légitimes revendications, s'adressant
au seul Parti socialiste ? Cela serait désastreux pour leur cause.
Etes-vous certains, d'autre part, que les élus du Parti socialiste
peuvent tous efficacement, défendre les intérêts ouvriers ? Sont-ils
tous choisis suffisamment dignes ? vous en citerais-je un, député
d'une circonscription de la Seine, qui, médecin et journaliste,
a cru nécessaire d'ajouter à ses 25 francs de député, les ressources
lui ont été fourmes par les compagnies d'assurances qu'il a servi
longtemps contre les ouvriers victimes d'accidents et qu'il sert
encore dans les expertises égales qui lui sont confiées.
La Confédération ne
doit pas plus être libertaire que socialiste ou radicale. Il y
a dans son sein des travailleurs appartenant à ces diverses tendances,
il y n a même qui sont catholiques. Voulez-vous les en chasser?
Pour nous, qui ne croyons pas à l'obtention de résultats durables
par les soubresauts impulsifs ce que les anarchistes appellent
les minorités conscientes, le syndicat doit grouper le maximum
de travailleurs de la même corporation, et fatalement, ceux-ci
du fait qu'ils seront syndiqués en vue de la défense d'intérêts
immédiats, riveront à l'idéal social de tous les ouvriers conscients
: la suppression du salariat. Mais pour cela, il ne faut pas que
par une politique quelconque, qui froisse leurs convictions personnelles,
on les éloigne à priori du syndicat.
La Confédération, pour
être puissante et remplir le rôle d'émancipation ouvrière qu'elle
s'est dévolue, doit être ouverte à tous. C'est seulement ainsi
qu'elle pourra, non seulement conquérir les améliorations au sort
du prolétariat, mais conserver les avantages obtenus par les luttes
antérieures, et les efforts prolétaires luttant sur tous les terrains.
C'est le sens de notre ordre du jour.
Renard. - Notre proposition
avait surtout pour but de donner lieu à un vaste débat, afin que
les différentes tendances qui se manifestent ici sur le rôle la
Confédération, puissent être largement développées.
Quel que soit le rôle
réservé à notre proposition, ce résultat a été obtenu.
Je répondrai tout d'abord
au reproche que m'a fait Merrheim d'avoir compté les syndicats
jaunes dans le chiffre d'effectif syndical dans la région du Nord
que j'ai donné hier.
Cela est exact, mais
n'enlève aucune force à mon argumentation ; le chiffre que j'ai
donné n'a pas été utilisé dans l'ordre de mes arguments pour sa
valeur propre, mais bien comme terme de comparaison. Quand j'ai
dit que le département du Nord, avec ses 76.000 syndiqués était,
pour la force de nos organisation, le second de notre pays, j'ai
compté également, dans tous les autres départements, le chiffre
global de syndiqués, sans faire de distinction, ni défalquer l'effectif
des syndicats jaunes. J'estime également que si, à Roubaix et
dans d'autres localités, comme nous l'a reproché Merrheim, le
syndicat textile groupe des camarades d'autres professions, travaillant
dans la même usine que les tisseurs, ils n'en sont pas moins syndiqués,
et qu'on est mal venu d'attribuer à l'action socialiste, la faiblesse
de l'organisation syndicale dans certaines régions du Nord, alors
qu'ici, tout près, il y a une région soumise à l'influence libertaire
qui, sur 25.000 ouvriers du Textile, groupe 50 syndiqués.
D'ailleurs, comme l'a
dit Coupat, il n'y a pas si longtemps que les libertaire sont
syndiqués, il n'y a pas si longtemps qu'ils proclamaient, qu'il
"leur suffisait de poignard, de faux, de piques, de revolver
et de flingots, pour watriner toute la clique des exploiteurs
et des sergots", il n'y a pas si longtemps encore que le
Père Peinard cognait de son tire-pied sur les prolos assez poires
pour s'avachir dans les syndicats.
Aujourd'hui, les temps
sont changés, les libertaires sont rentrés au syndical et y font
prédominer leur esprit. Nous ne demandons pas que le nôtre y domine
quoi qu'en aient dit nos contradicteurs; nous ne demandons pas
la fusion Ce que nous voulons, c'est qu'on ne se serve pas de
l'organisme syndical comme d'un instrument de combat contre le
Parti socialiste, et que les deux modes d'action du prolétariat,
action politique ou action syndicale, convergent au lu(me but
sans dissensions fratricides. je ne suis pas le seul à défendre
cette ma mère de voir. On a dit dans la discussion d'hier, qu'on
voulait établir des syndicats suivant la méthode de Kropotkine,
eh bien! j'ai ici un numéro des Temps nouveaux, où Kropotkine,
au sujet du Congrès de Mannheim, préconise l'entente que nous
demandons.
Niel a dit que l'ouvrier
était travailleur d'abord, citoyen ensuite, c'est exact mais il
est l'un et l'autre. Il nous a encore dit : "Vous demandez
l'entente l'alliance intermittente, pourquoi pas la fusion ?"
je pourrais à mon tour 1ui demander : "Puisque vous êtes
pour l'affranchissement total du prolétariat - comme nous du reste!
- pourquoi ces congrès et pourquoi pas la révolution libératrice
de suite ?" Ce que nous demandons d'abord, c'est ce qu'ont
bien compris les travailleurs de Belgique, d'Allemagne, des Pays
scandinaves et même, ces dernières années, nos camarades anglais.
Ce que nous voulons,
c'est, en un mot, que les rapports officieux et clan destins actuels,
entre les militants syndicalistes et le Parti socialiste, s'étalent
au grand jour. Notre proposition est une proposition de loyauté.
Vous direz si le syndicat
doit être en même temps un groupe politique on s'il doit se borner
à l'étude des questions de travail, entretenant avec le pal-Il
politique, le minimum de relations indispensables.
Qu'on ne parle pas
ici de tentative d'intrusion politique de notre part. Relisez
notre journal, relisez l'Ouvrier Mécanicien, la Typographie, jamais
un mot de politique, dites-nous s'il en est de même de la Voix
du Peuple ; dites-nous si ce n'est pas faire œuvre de politique
néfaste, qu'insérer dans l'organe confédéral, le factum divisionniste
dont Dooghe a donné lecture hier. je termine. camarades, en priant
nos camarades de l'Isère de ne pas prendre en mauvaise part, l'expression
que j'ai employée hier, au sujet de l'évolution des travailleurs
de Grenoble vis-à-vis du renégat Zévaès. Ce n'est certes pas pour
les militants conscients que j'ai parlé, mais bien pour la masse
inéduquée.
David (de Grenoble).
- Les délégués de Grenoble prennent acte des paroles vient de
prononcer le camarade Renard, au sujet du prolétariat organisé
Grenoble et de l'Isère.
Griffuelhes - Les reproches
formulés, dit-il, portent sur la méthode et l'esprit de la C.
G. T. Il faut donc insister sur le caractère de son mouvement.
D'abord, constatons que Merrheim a détruit par des chiffres, la
base de l’exposé de Renard; il a prouvé que la méthode qu'il préconise
n'a pas donné de grands résultats, attendu l'inexactitude des
chiffres produits. Et qu'on ne dise pas que les syndicats jaunes
sont peu importants et ne rentrent pas une grosse part dans les
chiffres que vous avez donnés. Il y a plusieurs syndicats jaunes
en dehors de Roubaix qui comprennent chacun plus d'un millier
de membres; à Lille, il y en a deux, à Armentières, etc. En outre,
dans le Nord, il faut distinguer plusieurs régions : Lille, Roubaix,
Tourcoing, le Cambrésis, d'un côté. Mais Dunkerque et Valenciennes
échappent à l'influence des amis de Renard. Donc, de ce fait,
les chiffres avancés diminuent encore valeur.
Si encore vous aviez
apporté la preuve d'immenses résultats. Mais non! Grâce à vos
chiffres faux, on serait en droit de conclure que votre œuvre
s'évapore presque.
Et puis, vous citez
les Anglais, nous disant qu'après 5o ans d'action directe, ils
viennent au Parlementarisme. Vous ajoutez qu'ils ont les plus
hauts salaires et les plus courtes journées. Cela, c'est le résultat
de leur action directe. Quant effets du parlementarisme chez eux,
le moins est d'attendre pour les enregistrer. Il y a donc là une
contradiction qui se retourne contre vous.
Vous prétendez que
ce que vous demandez existe déjà, sous forme de rapts occultes
entre la C. G. T. et les parlementaires, C'est inexact ! En deux
circonstances, j'ai eu des rapports personnels avec deux députés,
Sembat et Wilm. Ils m'avaient demandé de les documenter pour interpeller.
Je l'ai fait et chaque fois qu'un député, répondant à la mission
qu'il s'est donnée, voudra se renseigner, je le documenterai avec
plaisir. Mais, en ces circonstances, ces députés ne faisaient
que leur devoir et il n'y a pas à leur en avoir gratitude. Au
delà de la proposition de Renard, qui pose une question de fait,
il en est une plus importante, celle de Keufer, qui, parlant d'unité
morale, reproche à C. G. T. de l'avoir détruite. Cette unité morale
ne peut exister. Dans tout groupement il y a lutte et non division.
L'acceptation de son ordre du jour constituerait une négation
de la vie, qui est faite du choc des idées. De plus, Keufer insiste
trop sur la présence des libertaires au sein du Comité fédéral;
ils n'y sont pas aussi nombreux que le veut la légende. Mais,
c'est tactique pour faire surgir un péril libertaire, afin de
constituer un bloc pour annihiler ce péril. Au lieu de vagues
affirmations, il fallait produire des faits, des résolutions,
des documents émanant de la C. G. T. et inspirés par l'unique
objectif anarchiste. Il n'y en a pas! Qu'il y ait chez certains
d'entre nous des idées libertaires, oui! mais qu'il en naisse
des résolutions anarchistes, non !
Coupat a dit qu'avant
1900, la C. G. T. n'avait pas prêté le flanc aux critiques. Oui,
parce qu'elle n'existait pas. Il a ajouté que l'entrée de Millerand
au ministère a donné naissance à cet esprit. Rappelons des faits
peu connus : à peine Millerand ministre, parut une déclaration
signée de Keufer, Baumé Moreau, en faisant suivre leur nom de
leur qualité de secrétaire d'organisation, approuvant son acte.
Est-ce que pareille déclaration ne constituait pas un acte politique
? Et quel pouvait en être le résultat ? Puis. à l'Union des Syndicats
de la Seine, on vint proposer un banquet à Millerand. N'était-ce
pas encore un acte politique pour un but bien défini ? Seul, je
m'y opposai. On manœuvrait alors pour introduire l'influence du
gouvernement au sein de la Bourse du Travail, - et c'est en réaction
à cette tendance qu’est venu l’essor de la C. G. T.
Au lendemain de Chalon,
les membres de la Commission de la Bourse du Travail reçurent,
pour eux et leurs familles, une invitation à une soirée du ministre
du commerce ; deux jours après, nouvelle invitation, - de Galliffet
celle-là ! - pour un carrousel.
Que voulait-on ? Nous
domestiquer! Nous fûmes deux à protester et à propagander contre.
Nous dévoilâmes ces manoeuvres et, petit à petit, nous finîmes
par faire voir clair aux camarades.
L'explosion de vitalité
de la C. G. T. résulte de ces événements. Il y eut une coalition
d'anarchistes, de guesdistes, de blanquistes, d'allemanistes et
d'éléments divers pour isoler du pouvoir les syndicats. Cette
coalition s'est maintenue, elle a été la vie de la Confédération.
Or, le danger existe encore. Il y a toujours des tentatives pour
attirer au pouvoir les syndicats, - et c'est cela qui empêchera
l'unité morale.
Où l'unité morale peut
se faire, c'est si on cherche à la réaliser contre le pot] voir
et en dehors de lui. Or, comme il en est qui sont pour ces contacts,
ceux qui s'opposent à ces relations empêcheront l'unité morale
dont parle Keufer.
Ce qu'il faut voir,
c'est que ce n'est pas l'influence anarchiste, mais bien l'influence
du pouvoir, qui entraîne à la division ouvrière.
Exemple, les mineurs.
La désunion ouvrière fut la conséquence de la pénétration du pouvoir.
En 1901, on s'opposa à la grève pour ne pas le gêner et pour ne
pas contrarier l'oeuvre "socialiste" de MiHerand-Waldeck-Rousseau.
Joucaviel, qui avait tout fait pour s'opposer à la grève, a reconnu,
après quatre, ans, que le pouvoir n'avait pas tenu les promesses
faites, que le gouvernement avait roulé les mineurs.
Est-ce les anarchistes
de la C. G. T. qui ont créé ce conflit ? Non ! Pas plus qu'ils
n'ont créé celui des Travailleurs municipaux.
En ce qui concerne
ceux-ci, le conflit a son origine entre ceux qui voulaient que
l'organisation marche à la remorque de l'administration et ceux
qui s'y opposaient.
En réalité, d'un côté,
il y a ceux qui regardent vers le pouvoir et, de l'autre, ceux
qui veulent l'autonomie complète contre le patronat et contre
le pouvoir. C'est en ce sens que s'est manifestée l'action de
la C. G. T., et le développement considérable qui en a été la
conséquence infirme la thèse du Textile : l'accroissement de la
Confédération a été parallèle à l'accentuation de sa lutte. Il
n'y a donc pas nécessité de modifier un organisme qui a fait ses
preuves; mais au contraire, de déclarer que la C. G. T. doit rester
telle que ces dernières années.
Admettons que la proposition
du Textile soit votée! Elle créerait des rapports entre la C.
G. T. et le Parti. Or, qui dit rapport, dit entente; qui dit entente,
dit accord ! Comment s'établirait cet accord fait de concessions
mutuelles, entre un Parti qui compte avec le pouvoir, car il en
subit la pénétration, et nous qui vivons en dehors de ce pouvoir.
Nos considérations ne seraient pas toujours celles du Parti, d'où
impossibilité matérielle d'établir les rapports demandés.
De même qu'il faut
repousser l'ordre du jour du Textile, de même il faut repousser
celui du Livre qui voudrait limiter l'action au rayon purement
corporatif et nous ramener au trade-unionisme anglais. Ce serait
rétrécir le cadre de l'action syndicale et lui enlever toute affirmation
de transformation sociale. Le Congrès ne voudra pas cela Ce serait
méconnaître le processus historique de notre mouvement. Ce serait
une reculade et ce n'est pas au moment où il y a accentuation
d'action qu'il pourrait y avoir reculade de principe.
Guérard. - Il y a une
affirmation de neutralité.
Griffuelhes. - Oui,
mais en outre, il y a, dans cet ordre du jour, les considérants
qui ont une autre portée. D'ailleurs, en voici le texte. Le premier
paragraphe parle de bannir toutes discussions et préoccupations
politiques, philosophiques, etc... Classez-vous dans les préoccupations
politiques et philosophiques, l'affirmation de la suppression
du salariat.
Coupat dit que, dans
leur esprit, cela est entendu.
Griffuelhes. - Pourquoi
ne pas le dire clairement ?
Et parlant de l'affiche
rappelée par Coupat, Griffuelhes observe que cela remonte à 1901,
- époque ou Guérard était secrétaire de la C. G. T,
Guérard. - Cette affiche
était tellement drôle, qu'elle prêtait à rire.
Coupat dit qu'il ne
va pas au Comité confédéral sans y voir des choses qui le blessent.
Griffuelhes. - Sur
les critiques relatives à l'antimilitarisme, si la Confédération
a publié des journaux sur ce sujet, c'est parce qu'elle en a reçu
le mandat en 1900, sur la proposition de Fribourg, aujourd'hui
conseiller municipal de Paris. Depuis, nul Congrès n'est revenu
sur cette décision, et j'ose espérer que celui-ci ne reviendra
pas sur elle.
Il demande en terminant
que le Congrès vote sur la proposition du Textile, puisqu'on s'affirme
sur un ordre du jour catégorique résumant ses déclarations.
Niel dépose l'ordre
du jour suivant :
"Considérant que
le syndicalisme a pour but l'amélioration quotidienne du sort
de la classe ouvrière, et la suppression du patronat et du salariat
;
"Considérant que
pour donner à son action son maximum d'effet, le syndicalisme
doit pouvoir recueillir dans son sein tous les travailleurs sans
distinctions politiques on confessionnelles que, pour cela, il
lui est impossible de s'inféoder à aucun parti politique
"Considérant que
malgré la diversité d'opinions qu'il renferme, le syndicalisme
exerce, sur le terrain économique, une action sociale dont l'utilité
et l'efficacité ne sont plus discutables ;
"Considérant qu'en
dehors des organisations syndicales il peut y avoir des "organisations
de différentes natures qui, sous une autre forme et sur un autre
a terrain, poursuivent aussi comme but la suppression du patronat
et du salariat;
"Considérant que
de nombreux ouvriers syndiqués exercent leur action sociale simultanément
sur le terrain économique des syndicats et sur le terrain "politique
de groupes différents ;
"Considérant qu'il
serait contraire aux statuts de la C. G. T. et préjudiciable à
l'organisation ouvrière que le syndicalisme fût systématiquement
associé ou opposé à l'un quelconque de ces groupements politiques
;
"Le Congrès repousse
toute espèce d'alliance avec tout parti ou secte politique que
ce soit ;
"Il déclare, en
outre, que le syndicalisme se suffit à lui-même pour réaliser
son œuvre de lutte de classe en exerçant son action directement
contre le patronat et contre toute force capitaliste d'oppression
physique ou morale des travailleurs," L. Niel
Coupat et Plusieurs
délégués. Nous déclarons accepter l’ordre du jour de Niel.
Le Président donne
lecture de divers ordres du jour
"Bourse du Travail
d'Angoulême (Charente), est hostile à la campagne commencée (Textile
du Nord), sur les rapports à établir entre la C. G. T. et les
"partis politiques. La question économique étant la seule
qui nous semble "intéressante et utile à discuter, et à poursuivre,
dans nos syndicats.
"Ne répugne pas
à voir des syndiqués investis de fonctions politiques, par lesquelles
ils peuvent aider à la conquête de plus de largeur de vue dans
la résolution des lois ouvrières
"Elle serait désolée
de voir nos syndicats dégénérés en comités électoraux."
Pour la Bourse du Travail
d'Angoulême:
Le délégué : Etard.
"Les syndicats
adhérents à la Bourse du Travail d'Angers :
"Considérant que
les syndicats ne pouvant et ne devant être qu'un moyen transitoire
pour arriver à la suppression du salariat, ne doivent lutter,
pour "leur affranchissement intégral, que sur le terrain
économique ;
"Considérant que
l'immixtion de la politique dans les syndicats ne peut être qu'une
cause de discorde; l'expérience nous l'ayant démontré ;
"Pour ces raisons
repoussent toute idée de rapports des syndicats avec les partis
politiques."
Pour les syndicats
:
Les délégués: Bahonneau,
Karcher, Guimaudeau.
Addition à l'ordre
du jour repoussant la Proposition du Textile.
"Considérant que
l'intervention des élus dans les grèves ou dans les mouvements
ouvriers est toujours funeste ;
"Considérant que
toujours le prolétariat fut dupé dans ses grèves par l'intrusion,
sur le champ de lutte de politiciens trompeurs ;
"Le Congrès engage
les syndicats et organisations ouvrières à repousser tout concours
des élus dans les mouvements dit prolétariat."
Charpentier, Bourse
du Travail de Marseille ; Teyssandier, Bourse du Travail de Périgueux
; Chazeaud, Union des Syndicats Lyonnais ; Legouhy, Tapissiers
de Lyon ; E. Laval, Epiciers de Paris ; Bécirard, Chaussure de
Lyon ; Cheytion, Cultivateurs de Coursan Cousteau, Bourse du Travail
de Narbonne.
"La Bourse du
Travail de Narbonne :
"Considérant que
la politique dans les syndicats est néfaste à la bonne marche
vers l'émancipation intégrale que les prolétaires réclament ;
"Le Congrès rejette
purement et simplement le voeu porté à l'ordre du jour par le
Textile et réclame le statu quo sur cette importante question."
M. Cousteau, Bourse
du Travail de Narbonne.
"Le Congrès confédéral
d'Amiens,
"Considérant que
les organisations syndicales poursuivent l'établissement d'une
législation qui améliore les conditions de travail et qui perfectionne
les moyens de lutte du prolétariat ;
"Considérant,
d'autre part, que si la pression, l'action directe, exercées pal:
les syndicats sur les pouvoirs publics ont une valeur indiscutable,
il est au moins aussi vrai qu'elles ne sauraient être suffisantes
et que l'action menée au sein même des assemblées qui ont pouvoir
de légiférer est un complément "nécessaire que, seul un parti
politique est en état de fournir ;
"Considérant que
le Parti socialiste - organisation politique du prolétariat poursuit
la réalisation des revendications syndicales et seconde la classe
ouvrière dans les luttes qu'elle soutient contre le patronat ;
qu'il est donc le "parti" qui mène cette action complémentaire
;
"Le Congrès se
prononce en faveur d'un rapprochement entre la Confédération générale
du Travail et le Parti socialiste. Il décide que chaque fois que
les deux organisations seront d'accord sur le but à atteindre,
l'action des "syndicats pourra se combiner temporairement,
par voie de délégation avec "celle du Parti socialiste, sans
que ces deux organismes puissent jamais se con"fondre ;
"Le Congrès, malgré
son désir d'entente, croit cependant prématurée la réglementation
des rapports entre les deux organisations, par la création d'un
organisme quelconque, et préfère s'en remettre aux événements
du soin de préparer celui qui sera le meilleur, parce qu'il sortira
des faits eux-mêmes ;
"D'ailleurs, le
Congrès constatant que dans maintes circonstances et dans de nombreux
centres l'entente existe, ou est en voie de réalisation, enregistre
avec plaisir cette tendance vers l'harmonie des efforts; fait
des vœux pour qu'elle s'accomplisse et décide d'attendre, pour
la création du rouage qui faciliterait les rapports de la Confédération
générale du Travail avec le Parti socialiste, le moment où l'entente
entrée définitivement dans les mœurs se sera imposée à tous comme
une nécessité évidente ;
"En attendant
et dans l'espoir que le Parti socialiste usera de réciprocité,
le Congrès demande aux militants de mettre fin à des polémiques
qui, en divisant les forces ouvrières, en lassant les énergies,
servent seulement les intérêts du patronat et du régime capitaliste."
J. Tillet, Fédération
de la Céramique.
Renard demande la division
pour le vote sur l'ordre du jour qu'il a déposé. Cette division
mise aux voix à mains levées n'est pas votée.
Devant cette décision,
Renard déclare que les camarades partisans de la proposition du
Textile, ne prendront pas part au vote.
Résultats du vote :
Contre…………………724
Pour…………………….34
Blancs………………….37
Griffuelhes lit l'ordre
du jour suivant :
"Le Congrès confédéral
d'Amiens confirme l'article 2, constitutif de la C. G. T. "La
C. G. T. groupe, en dehors de toute école politique, tous les
travailleurs "conscients de la lutte à mener pour la disparition
du salariat et du patronat... ;
"Le Congrès considère
que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe
qui oppose, sur le terrain économique, les travailleurs en révolte
"contre toutes les formes d'exploitation et d'oppression,
tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste
contre la classe ouvrière
"Le Congrès précise,
par les points suivants, cette affirmation théorique :
"Dans l'œuvre
revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination
des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs
"par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que
la diminution des "heures de travail, l'augmentation des
salaires, etc. ;
"Mais cette besogne
n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme ; il prépare "l'émancipation
intégrale, qui ne petit se réaliser que par l'expropriation capitaliste
; il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère
que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance sera, dans
l'avenir, le groupement de production et de répartition, base
de réorganisation sociale ;
"Le Congrès déclare
que cette double besogne, quotidienne et d'avenir, découle de
la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui
fait de tous les travailleurs quelles que soient leurs opinions
ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d'appartenir
au groupement essentiel qu'est le syndicat ;
"Comme conséquence,
en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme "l'entière
liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement
corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception
philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité,
de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe
au dehors ;
"En ce qui concerne
les organisations, le Congrès décide qu'afin que le syndicalisme
atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer
directement contre le patronat, les organisations confédérées
n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper
des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre
en toute liberté, la transformation sociale."
Marie ; Cousteau ;
Menard ; Chazeaud ; Bruon ; Perrier ; E. David, B. d. T. Grenoble
; Latapie ; Médard ; Merrheim ; Deleule ; Bled ; Pouget ; E. Tabard
; A. Bousquet ; Monclard ; Mazau ; Braun ; Garnery ; Luquet; Dret
; Merzet ; Lévy ; 0. Thil ; Ader ; Yvetot ; Delzant ; H. Galantus
; H. Turpin ; J. Samay, Bourse de Paris ; Robert ; Bornet ; P.
Hervier, Bourse du Travail de Bourges ; Dhooghe, Textile de Reims;
Roullier, Bourse du Travail de Brest ; Richer, Bourse du Travail
du Mans ; Laurent, Bourse du Travail de Cherbourg ; Devilar, Courtiers
de Paris ; Bastien, Textile d'Amiens; Henriot, Allumettiers; L.
Morel, de Nice ; Sauvage ; Gauthier.
Niel. - L'ordre du
jour présenté par le bureau confédéral étant, dans son esprit,
absolument conforme au mien, je retire celui que j'ai présenté
et je me rallie à celui de Griffuelhes. je demande simplement
pour le mien, qu'il soit inséré dans la brochure du Congrès.
Jusserand fait la déclaration
suivante au nom du Livre. Nous voterons la proposition Griffuelhes
en faisant toutes nos réserves sur la grève générale, étant donné
que le Livre y est momentanément hostile, parce qu'elle condamne
l'intrusion de toute politique dans les syndicats et au sein de
la C. G. T.
Monatte. - Après la
déclaration de Jusserand, au nom de la Fédération du Livre, disant
que les délégués du Livre voteront la proposition Griffuelhes,
mais en faisant des réserves, je tiens, au nom de mon syndicat,
celui des correcteurs d'imprimerie, adhérent à la Fédération du
Livre, à déclarer que je voterai la proposition Griffuelhes sans
faire aucune réserve.
Résultats du vote :
Pour………….…………830
Contre…………...………..8
Blanc……………………...1
LA CHARTE D’AMIENS
AUJOURD’HUI
I. Commentaires sur
la Charte d'Amiens
par Jacky Toublet
Celui qui a écrit ce
texte l'a conçu avec beaucoup de difficultés : il a connu et estimé
un certain nombre de ceux qui furent les animateurs du "noyau"
de la Révolution prolétarienne, Charbit, Hagnauer, Guilloré, il
a été influencé par eux, et une analyse critique de la Charte
d'Amiens et de ses conséquences lui est apparue comme une sorte
d'Oedipe politique. Un autre élément a rendu la tâche plus ardue
encore ; il est adhérent depuis 1963 du Syndicat des correcteurs
de Paris et cette organisation - confédérée à la C.G.T. depuis
1900 - est l'une de celles qui appliquent dans son fonctionnement
quotidien l'esprit de la résolution d'Amiens : dans ses rangs
se retrouvent quatre-vingt-dix pour cent de la profession, recrutement
qui s'étend bien au-delà du champ du contrôle de l'embauche.
Des souvenirs enfin
incitaient plus à la fidélité qu'à la réflexion. Ainsi, ce vieux
typographe qui gardait précautionneusement dans son vestiaire
une composition - des lignes de plomb liées par une ficelle -
du texte d'Amiens, qui lui permettait d'en tirer des épreuves
qu'il distribuait aux camarades d'atelier et aux jeunes délégués.
Cet autre, plus vieux encore, qui au cours des réunions de retraités
montait à la tribune de la grande salle de la Maison du Livre,
boulevard Auguste-Blanqui, et parlait des choses syndicales passées,
de cette maison qu'ils avaient bâtie, eux "les anarcho-syndicalistes
de la Chambre typo", du rapport de forces qu'ils maintenaient
face aux "tauliers" et de cette indépendance qui réussit
même à faire plier Ambroise Croitat ; peut-être exagérait-il,
mais son discours ne manquait pas de grandeur...
UN CONGRÈS CHARNIÈRE
Le samedi 13 octobre
1906, le Xle Congrès de la Confédération générale du travail -
XVe Congrès national corporatif - adopte une résolution, présentée
par Victor Griffuelhes, secrétaire général, qui doit résumer le
point de vue confédéral sur les rapports entre les syndicats et
les partis politiques, question d'autant plus importante que l'année
précédente un parti socialiste unifié avait réuni les diverses
tendances du socialisme parlementaire.
Ce débat avait été
réclamé et porté à l'ordre du jour du congrès par la Fédération
du textile ; nombreux étaient les délégués qui craignaient une
telle discussion publique ; parler de ce problème, dit l'un d'eux,
ne pourrait "qu'avoir une répercussion dangereuse dans l'organisation
syndicale" ou encore, souhaita un autre, que les "congrès
corporatifs, véritables assises du travail, ne s'occupent dorénavant
que des questions véritablement économiques et corporatives".
Le délégué du Textile,
Renard, militant guesdiste bien connu, réussira pourtant à lancer
la discussion, en faisant référence aux trade-unions, qui avaient
constitué en 1899 un comité de représentation ouvrière2, et en
affirmant que "les ouvriers ont à barrer la route à l'action
patronale sur le terrain politique. Le syndicat ne peut pas tout
faire... Si une situation révolutionnaire se produisait aujourd'hui
- poursuivait-il - pourriez-vous, avec vos syndicats actuels,
avec vos organisations, régler la production, organiser l'échange
? Non, vous seriez obligés de vous servir de la machinerie gouvernementale3."
Les coups de patte
aux libertaires émaillaient son intervention ; il les accusaient
par exemple de ne pas respecter, en contradiction avec l'apolitisme
confédéral, les croyances des nationalistes et des radicaux :
"Que faites-vous lorsque vous votez la grève générale expropriatrice
? Vous ne respectez pas les opinions du radical. Pas plus, vous
ne respectez les opinions du nationaliste lorsque vous faites
de l'antipatriotisme et de l'antimilitarisme. Ces choses ne peuvent
se faire qu'au groupe politique... (Nous) nous divisons le travail."
Et il conclut en précisant que, dans le Nord, l'activité des socialistes
guesdistes a permis d'organiser "315 syndicats, 76 000 syndiqués,
12 coopératives fédérées avec 30 000 membres..."
Quelques délégués soutinrent
que syndicats et partis pouvaient s'allier pour des actions précises
; un texte présenté par Tillet, de la Fédération de la céramique,
le formulait ainsi :
"Le congrès se
prononce en faveur d'un rapprochement entre la Confédération générale
du travail et le parti socialiste. Il décide que chaque fois que
les deux organisations seront d'accord sur le but à atteindre
l'action des syndicats pourra se combiner temporairement, par
voie de délégation, avec celle du parti socialiste, sans que ces
deux organismes puissent jamais se confondre."
De nombreux délégués,
en revanche, attaquèrent vigoureusement les propositions de Renard
et contestèrent le bien-fondé de l'analyse qui les sous-tendait
: "Je conteste au parti socialiste de faire une transformation
du système économique actuel parce qu'il n'est pas essentiellement
un parti de classe comme l'est le parti syndical... Le parti socialiste
comprenant des patrons dans son sein, nous ne pouvons faire alliance
avec lui... Renard a encore dit que l'antimilitarisme était une
question politique ; mais dans toutes les grèves, nous trouvons
des soldats contre nous. Nous sommes obligés de prendre des décisions
contre cet état de fait. Voilà pourquoi l'antimilitarisme n'est
pas politique mais économique. Nous ne voulons plus faire de révolution
politique, où nous ne faisons que changer de maîtres, mais une
révolution économique", affirmait Bousquet, délégué de nombreux
syndicats des boulangers.
Ce sera pourtant Niel,
futur rédacteur de la charte - et qui assurera le secrétariat
général de la C.G.T. après Griffuelhes - qui résumera les termes
du débat :
"Dans les statuts
de l'Internationale rédigés sous la dictée, pour ainsi dire, de
Marx en 1865, à Londres, il est dit que les travailleurs doivent
se servir de l'action politique. Bakounine et sa fraction combattent
ces statuts et leur esprit politique, et cela amène dans l'Internationale
tellement de conflits que cette merveilleuse association en meurt.
De 1876 à 1886, les congrès ouvriers sont exclusivement politiques,
c'est le triomphe du guesdisme. De 1886 à 1895, les syndicats
s'étant multipliés et fédérés tiennent des congrès économiques
; [les] guesdistes veulent absolument subordonner l'action syndicale
à l'action politique. Ceci amène une nouvelle scission, à Nantes,
en 1894. En 1896, se tient à Londres le congrès historique où
furent aux prises les politiciens et les syndicalistes... Enfin,
en 1906, la même question revient, posée encore par un guesdiste.
Si j'avais eu quelques doutes sur les intentions de Renard, la
persistance et l'obstination avec lesquelles les guesdistes ont
toujours essayé de subordonner l'action syndicale me convaincraient
suffisamment..."
Puis Niel développe
la conception du syndicalisme qui s'était constituée dans les
rangs majoritaires de la jeune C.G.T. : "On peut dire que
le syndicalisme est une forme d'action employée par des malades
contre le mal - plus exactement par les ouvriers contre les patrons.
Le mal, c'est les patrons, c'est-à-dire le patronat, le capitalisme
et tout ce qui en découle. Les malades, ce sont les ouvriers.
Or comme on est ouvrier avant d'être citoyen on trouve chez le
salarié l'individu économique avant l'individu politique... Et
cela explique que si l'union de tous les citoyens est encore très
difficile, l'association de tous les ouvriers est très possible...
Le mal dont souffrent tous ces malades, c'est l'injustice sociale
qui découle de l'exploitation de l'homme par l'homme, base du
régime capitaliste. Ce mal frappe tous les ouvriers d'une façon
égale... Quand un patron veut diminuer les salaires à ses ouvriers,
il ne les diminue pas d'un sou à ses ouvriers réactionnaires,
de deux sous aux républicains, de trois sous aux socialistes,
de quatre sous aux anarchistes, de cinq sous aux croyants, de
six sous aux athées ; il les diminue de façon égale à tous ses
ouvriers, quelles que soient leurs opinions politiques ou religieuses,
et c'est cette égalité dans le mal qui les atteint, qui leur fait
un devoir de se solidariser sur un terrain où les différences
politiques et religieuses ne les empêcheront pas de se rencontrer.
Ce terrain, c'est tout simplement le syndicalisme..."
"Une fois réunis
sur ce terrain de neutralité absolue, les ouvriers lutteront ensemble
pour résister à une baisse des salaires ou pour en obtenir une
hausse.... cette lutte leur permettra de voir bientôt l'antagonisme
qui sépare les exploiteurs des exploités... L'action syndicale
est donc celle qui s'exerce sur le terrain économique par tous
les ouvriers contre le mal économique. Ce n'est pas autre chose
que l'action directe sous toutes ses formes et tous ses caractères
de calme ou de bruit, de modération ou de violence, c'est la pure
lutte de classes."
Niel poursuit en faisant
remarquer aux guesdistes que, si leur argumentation d'identité
d'objectif, de but, est juste, il leur faut réclamer la fusion
des deux organismes syndical et politique et non pas leur alliance.
"Or vous n'osez pas demander la fusion, parce que vous la
sentez impossible. Pour les mêmes raisons, j'affirme que l'alliance
est aussi impossible."
Enfin, il conclut par
un raisonnement qui trace le chemin de ce qui va devenir la résolution
d'Amiens :
"Si on fait l'alliance
avec le parti socialiste ou bien c'est la scission à bref délai,
ou bien c'est provoquer les anarchistes à tel point qu'ils auront
raison alors de faire leur politique anarchiste dans les syndicats4.
"Si les anarchistes
continuent leur guerre5, c'est encore la division à brève échéance,
ou bien c'est provoquer les socialistes à tel point qu'ils auront
raison, alors, de faire leur politique socialiste dans les syndicats.
Dans un cas comme dans l'autre, c'est la mort du syndicalisme.
Si les militants sont bien pénétrés de leur rôle et de leurs intérêts,
ils établiront une solide neutralité politique, en mettant une
sourdine à leurs passions politiques dans les syndicats... Comment
! nous aurions le moyen de faire avec le syndicalisme ce qu'on
n'a jamais pu faire sans lui : grouper tous les ouvriers sur un
terrain qui les oblige à réfléchir sur l'iniquité sociale et les
conduit à nos conclusions, et nous briserions bêtement ce moyen
par nos entêtements politiques ?... Il faut conserver le statu
quo, en lui insufflant un esprit nouveau.
"L'esprit nouveau,
c'est la reconnaissance publique revêtue de l'autorité morale
d'un congrès aussi important que le nôtre que, quelle que soit
la différence de leurs opinions politiques, les syndiqués - et
à plus forte raison les militants - ne doivent ni se mépriser,
ni s'injurier, ni se combattre. L'esprit nouveau, c'est conserver
des relations de respect et de cordialité à l'égard des uns et
des autres, c'est envelopper le syndicalisme d'une atmosphère
de sympathie réciproque, et reconnaître que toute autre serait
irrespirable... L'unité de tactique et de pensée est loin d'être
réalisée. Il y a des courants nombreux, des divergences nombreuses
partout : en politique, en religion, en socialisme, en anarchisme,
en coopératisme, en syndicalisme. Cette variété est l'image même
de la vie. Aucun homme, aucun groupe ne peut tout faire... Il
devient tellement évident que l'on peut tirer quelque chose de
bon, même des lois, que les libertaires eux-mêmes commencent de
le reconnaître, comme l'a fait Pouget dans la Voix du Peuple,
à propos du repos hebdomadaire... Le syndicalisme ainsi compris
sera la plus haute école d'éducation révolutionnaire du prolétariat."
On imagine sans peine
la tension et les ardeurs d'un tel débat. "David, dit le
compte rendu, au nom du prolétariat de l'Isère, demande à défendre
ledit prolétariat contre les appréciations de Renard." Après
de nombreuses interventions, il fut décidé que neuf orateurs parleraient
pour les "trois courants" présents parmi les délégués.
Un certain nombre d'entre
eux doivent être cités, parce que leurs interventions condensent
les opinions des travailleurs organisés de 1906 autant qu'elles
résument le cheminement qui amena la Confédération à être ce qu'elle
fut à cette période.
Merrheim, des Métaux,
démonta tout d'abord l'argumentation chiffrée de Renard qui réclamait
pour le Nord et la politique guesdiste "315 syndicats"
et "76 000 syndiqués". Or, affirme Merrheim, "à
Tourcoing, il y a 119 syndicats jaunes, à Roubaix 7, à Lille,
à Armentières il y en a également ( ... ) comptant des centaines
de membres, quelques-uns plus de 1 000". Il interpelle Renard
en conclusion : "Je ne pense pas que vous vouliez compter,
comme oeuvre de votre parti, tous les syndicats jaunes ou indépendants
du Nord... puisqu'ils vous combattent autant sur le terrain politique
qu'économique ?" Il rappela qu'il fut membre du parti de
Jules Guesde un moment, en soulignant que Renard abusait du congrès
en lui fournissant des chiffres volontairement faux.
"Laissons donc
au syndicat sa fonction propre de véritable lutte de classes,
que son action soit une lutte incessante contre toutes les légalités,
tous les pouvoirs, toutes les luttes oppressives... Voilà ce que
vous ne voulez pas comprendre ; vous ne voulez pas voir qu'il
ne doit y avoir que deux classes : celle des exploités contre
les exploiteurs, et qu'entre les deux il y a, il y aura toujours
l'Etat, qui, avec des baïonnettes, sert de tampon entre les deux
classes et nous empêche d'avoir satisfaction."
Le secrétaire du Livre,
Auguste Keufer, développe ensuite ce qu'on pourrait qualifier
de syndicalisme réformiste pur.
"Nous pouvons
constater qu'un profond malaise existe dans nos organisations
syndicales et à la Confédération. Cela tient aux divisions provoquées
par les divergences de vues sur la direction que doivent suivre
la Confédération et les syndicats ( ... ). On se rappelle que,
dès le congrès de Zurich, en 1893, les députés socialistes allemands,
Bebel, Singer, Liebknecht, firent adopter la motion que ne pourraient
assister aux congrès ouvriers les délégués qui seraient hostiles
à l'action parlementaire. Au congrès de Londres en 1896 (...),
on voulait exclure les représentants des syndicats, régulièrement
mandatés, qui se déclaraient antiparlementaires...
"Depuis cette
époque, les hommes politiques, les parlementaires ont évolué,...
ils sont devenus syndicalistes.
"Il en est de
même des libertaires, des anarchistes qui ont longtemps combattu
les syndicats, ils ne voyaient là que des organisations ouvrières
aristocratiques. Ces adversaires d'autrefois (...) ont aussi modifié
leur opinion, à tel point que ces antisyndicalistes de naguère
sont devenus des syndicalistes actifs, des apôtres du syndicalisme
révolutionnaire.
"C'est ainsi que
la Confédération du travail a pris une direction qui, selon moi,
ne lui appartient pas, qui n'est pas celle qui lui a été désignée
au congrès de Limoges6, celle de rallier les forces ouvrières,
de provoquer l'organisation du prolétariat et assurer son action
sur le terrain économique, en dehors de tout parti politique,
de toute école philosophique. C'est cette neutralité qui depuis
le congrès de Toulouse a été violée."
Keufer souligne ensuite
combien l'entente est difficile entre les deux grands courants
ouvriers :
"Ce que veulent
les libertaires syndicalistes, ce n'est pas seulement repousser
le parlementarisme pour lui préférer l'action directe, la pression
exercée par les syndicats ; non, leur but final est de supprimer
l'Etat, de faire disparaître tout gouvernement de personnes, pour
confier aux syndicats, aux fédérations, le gouvernement des choses,
la production, la répartition, l'échange, c'est-à-dire le communisme
libertaire intégral.
"Le parti socialiste,
au contraire, en attendant l'avènement final et très éloigné du
pur idéal communiste, poursuit la suppression de la propriété
et du patronat, pour instituer l'Etat socialiste-collectiviste,
comme le régulateur du travail et le dispensateur de la richesse,
par la conquête des pouvoirs publics.
"Il y a entre
ces deux solutions une opposition, au fond, irréductible et l'entente
ne pourrait pas durer longtemps, si elle devait se produire (
... ), et cela d'autant que les anarchistes accusent à l'avance
l'Etat collectiviste de devenir plus despotique que l'Etat bourgeois."
Après avoir posé aussi
clairement les oppositions de principe, Keufer souligne la pratique
qui peut rapprocher les deux adversaires ; d'abord, dit-il, les
libertaires remarquent que la législation peut représenter une
protection minimale lorsque les organisations syndicales sont
faibles : "Pourquoi nier l'utilité de la protection légale
? Cela ne m'empêche pas de déclarer qu'il y aurait danger à fonder
de trop grandes espérances sur l'action légale, sur l'intervention
de l'Etat", affirme-t-il.
"Il y a lieu de
redouter aussi les candidatures ouvrières ; que se portent candidats
ceux qui se trouvent dans les rangs du syndicat, c'est bien ;
mais il est funeste que ceux qui ont conquis la confiance de leurs
camarades - chose difficile à réaliser dans le monde ouvrier par
l'exagération même des principes démocratiques -, il est funeste
que ceux là quittent leurs fonctions syndicales pour devenir des
candidats aux fonctions politiques. Ils sèment le scepticisme
parmi les travailleurs et favorisent l'accusation de n'avoir agi
qu'en vue de se faire un tremplin de leur fonction syndicale.
La vérité, c'est que les militants qui représentent une véritable
force sociale, qui possèdent la confiance de leurs camarades,
doivent rester avec eux et mettre leurs aptitudes au service de
leur corporation... Il ne peut donc être contesté que l'action
syndicaliste et l'action politique, pendant une longue période
transitoire, si ce n'est toujours7, devront s'exercer avec profit."
"Mais dans l'intérêt
même de cette double action,... il faut renoncer à une entente
permanente ou temporaire entre la Confédération, entre les syndicats
et le parti ouvrier. Chacun de ces organismes a son terrain d'action
tout indiqué, délimité ; leur action sera convergente et non commune
ni subordonnée."
"( ... ) La Confédération
n'est pas une Eglise qui peut prétendre imposer un dogme quelconque.
Personne aujourd'hui, pas plus les anarchistes que les partisans
d'autres doctrines, ne peuvent affirmer l'infaillibilité de leurs
conceptions. ( ... ) Dans les organisations syndicales et à la
Confédération, on ne peut affirmer la supériorité de telle ou
telle doctrine, c'est aux seuls individus, dans leur pleine liberté,
de se prononcer.
"Je conclus donc
en déclarant que la Confédération doit observer une neutralité
absolue, non seulement au point de vue politique, mais au point
de vue philosophique, en écartant la propagande libertaire, antimilitariste
et antipatriotique, idées qui sont exclusivement du domaine individuel.
Libre à chacun de les propager ou de les combattre hors des syndicats."
Une nouvelle fois,
un délégué allait intervenir pour souligner ce qu'il considère
comme l'existence d'un nouveau courant ouvrier, Latapie, des Métaux
: "Il faut que nous disions qu'il y a une doctrine nouvelle,
le syndicalisme." Si le syndicat anime la lutte quotidienne
pour obtenir des revendications immédiates, il faut aussi "montrer
que le syndicat a un autre but encore, la suppression du salariat...
Le syndicat doit lutter contre toutes les puissances : puissance
religieuse, puissance de l'Etat, puissance du militarisme, puissance
de la magistrature".
"Il faut que pour
la première fois les congressistes se prononcent sur la doctrine
nouvelle. Il faut que le syndicalisme soit une théorie entre les
théories anarchiste et socialiste. Cette doctrine, d'ailleurs,
se suffit à elle-même."
Coupat, ouvrier mécanicien
très lié à Millerand, souligne avec une certaine aigreur que c'est
l'entrée d'une "personnalité politique au gouvernement"8
qui a permis l'union des socialistes révolutionnaires et des libertaires
dans la C.G.T. "Les libertaires, insensiblement, ont pénétré
l'organisme central de la Confédération et en ont pris la direction."
Victor Griffuelhes
enfin devait intervenir, avant de présenter son "ordre du
jour".
"Constatons que
Merrheim a détruit par des chiffres la base de l'exposé de Renard,
il a prouvé que la méthode qu'il préconise n'a pas donné de grands
résultats, attendu l'inexactitude des chiffres produits... Et
puis, vous 9 citez les Anglais nous disant qu'après cinquante
ans d'action directe ils viennent au parlementarisme. Vous ajoutez
qu'ils ont les plus hauts salaires et les plus courtes journées.
Cela, c'est le résultat de leur action directe. Quant aux effets
du parlementarisme chez eux, le mieux est d'attendre pour les
enregistrer... Keufer insiste trop sur la présence des libertaires
au sein du comité confédéral ; ils n'y sont pas aussi nombreux
que le veut la légende. Mais c'est une tactique pour faire surgir
un péril libertaire, afin de constituer un bloc pour annihiler
ce péril." Puis il rappelle l'expérience Millerand et ses
conséquences : "A peine Millerand ministre, parut une déclaration
signée de Keufer, Baumé, Moreau, en faisant suivre leur nom de
leur qualité de secrétaire d'organisation, approuvant son acte.
Est-ce que pareille déclaration ne constituait pas un acte politique
?" Il cite quelques événements où le gouvernement tenta d'appâter
la direction de la C.G.T. : "Que voulait-on ? Nous domestiquer
! Nous fûmes deux à protester et... finîmes par faire voir clair
aux camarades. L'explosion de vitalité de la C.G.T. résulte de
ces événements. Il y eut une coalition d'anarchistes, de guesdistes,
de blanquistes, d'allemanistes et d'éléments divers pour isoler
du pouvoir les syndicats... Or le danger existe encore. Il y a
toujours des tentatives pour attirer au pouvoir les syndicats.
Ce qu'il faut voir, c'est que ce n'est pas l'influence anarchiste,
mais bien l'influence du pouvoir qui entraîne à la division ouvrière.
Exemple, les mineurs... En 1901, on s'opposa à la grève pour ne
pas gêner et pour ne pas contrarier l'œuvre "socialiste"
de Millerand-Waldeck-Rousseau."
On vota ; la résolution
présentée par Renard pour la Fédération du textile recueillit
724 voix contre, 34 pour et 37 votes blancs ; en revanche, le
texte présenté par Griffuelhes, et consigné par quarante-deux
délégués, dont Latapie, Merrheim, Delesalle, Pouget, Yvetot, Dhooghe,
obtint 830 voix pour, 8 contre et 1 vote blanc10 (9).
COMPROMIS OU
CONVERGENCE ?
On aura lu dans les
extraits des interventions les éléments qui fondent la lecture
classique du congrès d'Amiens et de son ordre du jour sur les
rapports parti-syndicats : il s'agirait du document résumant le
syndicalisme révolutionnaire. C'est sous cette forme que le qualifie,
par exemple, l'hebdomadaire Rouge11, ou encore l'article de Germaine
Willard à la page 67 de la réédition opérée par l'Institut d'histoire
sociale de la C.G.T.12 (l 1) qui précise : "La Charte d'Amiens
exprime simplement l'un des aspects les plus typiques, les plus
originaux du mouvement ouvrier français au début du XXe siècle
: le syndicalisme révolutionnaire." Il nous parait pourtant
que les faits, en 1906 et plus tard, montrent une réalité plus
nuancée.
Qui pourrait croire
qu'après quelques heures de discussion la presque totalité des
délégués au congrès se seraient ralliés aux thèses du syndicalisme
révolutionnaire qui s'expriment dans les premiers paragraphes
du texte présenté par Griffuelhes : lutte de classes, travailleurs
en révolte contre toutes les formes d'exploitation et d'oppression,
émancipation intégrale, expropriation capitaliste, grève générale,
syndicat aujourd'hui/groupement de résistance demain base de la
réorganisation sociale.
Il n'en est rien ;
chacun a voté le texte pour les parties qui lui agréent. Les trois
courants répertoriés dans l'après-midi du 12 octobre sont toujours
présents. Mais quels sont-ils ? Si on décompte les socialistes
parlementaires, type Renard ; puis les anarchistes, type Broutchoux
; la troisième sensibilité devrait, en ce cas, comprendre des
militants aussi différents que Griffuelhes et Keufer ; or leur
seul point d'accord est l'indépendance de la Confédération. Les
trois groupes sont plutôt les réformistes, comme ceux de la direction
du Livre, les parlementaires et les révolutionnaires - qu'ils
se déclarent encore socialistes révolutionnaires ou anarchistes
ou déjà syndicalistes révolutionnaires. La convergence du premier
et du troisième courants repoussait hors de la C.G.T. l'intrusion
et la direction du parti politique et du groupement d'opinion
; elle voulait promouvoir un mouvement exclusivement salarié qui
entendait agir de sa propre force - son caractère de producteur,
sa capacité à fabriquer des biens et des services.
Les anarchistes du
Bâtiment et les réformistes du Livre pouvaient s'entendre et vivre
ensemble en s'appuyant sur le premier volet de la "double
besogne", sur les revendications de réductions du temps de
travail et d'augmentation de salaire, ou pour organiser l'apprentissage
et le contrôle syndical de l'embauche, ou pour défendre le droit
d'association ou la liberté de négociation : les uns comme les
autres pensaient qu'un bon syndicat vaut mieux qu'une bonne loi.
Et les dernières conditions
énumérées par la charte - indépendance, neutralité et non-ingérence
- formulaient les conditions d'existence d'un mouvement syndical
unique, ou plutôt unitaire : il se voulait unique et se donnait
les moyens de l'être. L'essentiel est dit par neutralité et cet
étrange paragraphe qui demande au syndiqué de ne pas introduire
dans le syndicat les "opinions qu'il professe au dehors".
Nombre de délégués votèrent donc le texte parce qu'ils s'opposaient
à la collaboration permanente entre le syndicat et le parti, parce
qu'ils s'opposaient aux guesdistes. Déjà la résolution présentée
par Renard avait été rejetée par 724 contre, 34 pour et 37 votes
blancs13
Une indication complémentaire
peut être trouvée dans le vote ultérieur sur la proposition d'Yvetot
souhaitant que "la propagande antimilitariste et antipatriotique
devienne toujours plus intense et toujours plus audacieuse...",
qui vit 484 voix se porter sur elle, alors que 300 voix s'y opposèrent
avec 49 blancs et 39 nuls. Sur les 872 voix du congrès d'Amiens,
on peut donc recenser une petite majorité pour une orientation
qu'on peut qualifier de révolutionnaire et libertaire.
Les différences entre
ces trois résultats montrent que le texte d'Amiens est bien avant
tout une motion d'unité ; elle permet à tous de militer au syndicat
- ses affirmations révolutionnaires et expropriatrices ne sont
en revanche que l'expression d'un groupe qui représente un peu
plus de la moitié de la C.G.T.
On peut, en outre,
voir dans la résolution d'Amiens une déclaration de maturité ;
la C.G.T. était majeure, elle entendait se diriger elle-même.
Le document d'Amiens est toujours actuel si on cherche les conditions
de l'unité syndicale hors de l'emprise des organisations politiques.
Pierre Monatte14 affirma même que le sens profond du texte était
de "ne pas permettre à la classe ouvrière d'être roulée.
Roulée ni par ses ennemis, ni par ses faux amis, ni par ses propres
délégués mal tenus en main... Dans l'histoire française, il ne
manquait pas, ajoutait-il, de révolutions politiques qui s'étaient
retournées contre la classe ouvrière. Il n'en serait pas de même
en cas de révolution sociale."
FORCE ET DANGER
DE L'APOLITISME
Les libertaires se
défient beaucoup du mot utopie, lorsqu'il est compris dans le
sens banal d'aspiration irréalisable, parce qu'un tel mot leur
est souvent opposé par toutes sortes de conservateurs.
L'utopie sociale pourtant,
au contraire d'une analyse rigoureusement rationaliste, est un
grand facteur de progrès - volonté tendue vers un but ou imagination
d'un avenir meilleur, elle exprime des revendications de mieux-être
et permet aux consciences de s'évader, de songer qu'autre chose
est possible.
L'unité ouvrière par
la neutralisation politique, qu'on pourrait qualifier d'utopie,
doit être comprise comme telle, comme un levier vers l'unité,
vers plus de force, plus de détermination.
Toute d'optimisme et
de volontarisme, cette doctrine renfermait aussi de redoutables
pièges.
Pierre Monatte, au
congrès anarchiste d'Amsterdam de 1907, développe ces idées de
la manière suivante : la C.G.T. a atteint un grand degré de prospérité
et d'influence parce qu'un principe fondamental a été appliqué
: un seul syndicat par profession et par ville, principe qui exclut
en fait les syndicats d'opinions.
"La conséquence
de ce principe, c'est la neutralisation politique du syndicat,
lequel ne peut et ne doit être ni anarchiste, ni guesdiste, ni
allemaniste, ni blanquiste, mais simplement ouvrier... Dans la
vie pratique, les intérêts priment les idées : or toutes les querelles
entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers,
du fait même qu'ils sont pareillement assujettis à la loi du salariat,
n'aient des intérêts identiques. Et voilà le secret de l'entente
qui s'est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme
et qui leur a permis, l'année dernière, au congrès d'Amiens, d'affirmer
fièrement qu'il se suffisait à lui-même !"
C'est en ce sens que
certains syndicalistes révolutionnaires ont voulu voir dans leur
théorie un dépassement de l'anarchisme et du socialisme, une solution
aux scissions de La Haye et de Londres.
C'était supposer que
les partisans de la tactique parlementaire abandonneraient, dans
le mouvement syndical, la lutte pour convaincre les ouvriers de
voter pour eux - alors que les syndicats représentaient une troupe
importante d'électeurs potentiels ; c'était espérer que les syndicalistes
- révolutionnaires ou réformistes - conserveraient la majorité
de la confédération ; c'était enfin espérer que les militants
de tous les courants joueraient le jeu du syndicat, parce qu'on
le jugeait "groupement essentiel", avis que tous les
socialistes ne partagent pas.
Il n'en a rien été,
et la Charte d'Amiens n'a été opératoire que lorsque ces partisans
étaient aux postes de responsabilité du mouvement syndical.
Pour les autres, pour
ceux qui estiment que le syndicat est secondaire, et notamment
pour tous ceux qui sont de formation marxiste - social-démocrate
ou léniniste - elle ne fut qu'un chiffon de papier.
Elle ne protégea pas
le syndicat contre les fractions et la propagande qui affirmait
que seul le parti possédait les capacités pour diriger les luttes
ouvrières et préparer l'émancipation ; elle n'empêcha pas non
plus les parlementaires de développer leur point de vue.
En revanche, elle priva
les syndicalistes révolutionnaires de l'expression de la partie
critique de leur programme : le syndicat, dont les statuts proclament
la neutralité, ne pouvait accepter la propagande antiélectorale
ou la polémique contre les conceptions avant-gardistes. Et le
syndicaliste révolutionnaire n'est pas organisé en dehors du syndicat
- à la différence du léniniste et du social-démocrate. A l'intérieur
même de son syndicat, celui de son usine ou de sa profession,
il hésite à préparer assemblées générales et réunions, il craint
de fausser la démocratie interne, d'être fractionniste et manipulateur.
Et il est seul contre des fractions organisées au niveau national,
voire même international...
Les conditions de l'unité
mises en avant par la Charte d'Amiens et surtout le caractère
quasi religieux attaché à une C.G.T. unique ont entravé le travail
de clarification, d'organisation, d'explication et de propagande
de ceux qui se reconnaissaient dans le syndicalisme révolutionnaire.
Plutôt que de concevoir l'unité organique comme l'aboutissement
de luttes et de débats, conclusion souhaitable mais pas à n'importe
quel prix, beaucoup de militants conçurent cette revendication
comme primordiale et comme préludant quasi automatiquement à un
retour majoritaire de l'orientation syndicaliste révolutionnaire.
Dans le concret de la seconde moitié des années trente, au contraire,
une lutte d'influence s'est déclenchée entre un camp réformiste-socialiste
et le bloc marxiste-léniniste stalinien. Chacune des deux fractions
se déclarant plus unitaire que l'autre, elle ne recherchait que
la majorité arithmétique au conseil du syndicat, de l'union ou
de la fédération.
Ainsi, en partant de
présupposés apolitiques et unitaires, la C.G.T., le mouvement
syndical révolutionnaire qui renouvela la pensée socialiste à
l'aube de ce siècle dans les pays développés, se scinda, s'écartela
en de nombreuses organisations, cinq aujourd'hui en France, sans
compter les groupes de syndicats autonomes.
Quelle idée intéressante
pourtant que ce concept d'apolitisme tel qu'il fut compris à cette
époque, ou tel que l'appliquèrent les lycéens et les étudiants
du mouvement de décembre 1986 ! Niel le définissait comme un moyen
"de se solidariser sur un terrain où les différences politiques
et religieuses n'empêcheront pas [les ouvriers] de se rencontrer",
pour agir, pour "résister à toute augmentation de la journée
de travail", pour obtenir des augmentations de salaires ou
des diminutions des horaires de travail, etc.
On sent quelle force
peut receler une telle idée, lorsqu'elle devient familière aux
millions de personnes qui subissent le salariat ou plus largement
à tous ceux qui veulent résister aux empiètements de l'Etat et
des puissants. Le moyen de l'action réside dans le refus et la
protestation, il coule de source des prémisses : il est la pression
exercée directement par les intéressés : les travailleurs - ou
les étudiants - arrêtent de travailler, manifestent en grand nombre,
appellent à la solidarité ; chacun a sa place dans le mouvement
; il sait pourquoi il agit ; il sait aussi que son effort ne sera
pas "récupéré", comme on dit, que l'action qu'il est
en train de mener avec les autres se développe pour un objectif
concret, presque palpable, qu'il connaît. Et non pas parce que,
par exemple, les représentants du parti qui se dit ouvrier ont
été mis à la porte du gouvernement de reconstruction nationale
ou bien que l'agitation sociale doit s'amplifier pour préparer
les prochaines élections législatives.
Une telle pratique,
a fortiori si elle est répétée, donne naissance à une fermentation
sociale, à un mouvement, à quelque chose dans lequel ceux qui
participent prennent conscience de leur force et approfondissent
les raisons de leur action tout autant qu'ils discernent mieux
l'origine de leur maux.
On retrouve, jusqu'à
ce moment où se trouve posée la question de la finalité, de la
perception du but de ce mouvement syndical apolitique, la pérennité
de la coalition victorieuse du congrès d'Amiens.
Et c'est à cet instant
que l'apolitisme peut devenir révolutionnaire - en se donnant
comme objectif de s'attaquer et de faire disparaître la cause,
l'origine du conflit ; il se sépare évidemment de ce qu'on appelle
abusivement le syndicalisme réformiste, qu'on devrait justement
nommer unionisme en référence à Samuel Gompers et à l'American
Federation of Labor, forme syndicale qui ne franchit jamais la
seconde étape et axe toute son action sur la défense des revendications,
tout en préservant son indépendance vis-à-vis de l'Etat, du patronat
et des organisations politiques, au moins en théorie.
Parmi les travailleurs
du Livre français s'est maintenue jusqu'aux années soixante-dix
une conception issue de l'alliance du congrès d'Amiens et des
idées de Keufer, édifice dont un pan se nommait indépendance syndicale
et neutralité envers les partis politiques - équidistance serait
plus juste - alors que le second se basait sur une réelle énergie
revendicative et une quasi unité syndicale - c'étaient les "scissionnistes"
de Force ouvrière ou les "chrétiens" qui étaient regardés
comme "faisant de la politique".
Les résultats matériels
obtenus pendant un demi-siècle montrent l'efficacité immédiate
de l'apolitisme syndical comme moyen de mobilisation et d'action.
Sans doute, la stagnation technologique de ce secteur a favorisé
l'obtention de meilleurs accords et de meilleurs contrats collectifs,
mais d'autres secteurs industriels aussi sont restés sans modifications
techniques notables, qui n'obtenaient pas de tels résultats.
En revanche, la fragilité
de telles conceptions est démontrée par la situation actuelle
: contestés depuis longtemps de l'intérieur, les "réformistes"
du Livre ne se renouvelèrent pas à quelques exceptions, près.
La génération qui disparut
avec Edouard Ehni15 laissa la place à des militants porteurs d'une
philosophie sociale et politique complète, ou tout au moins qui
en donnait l'apparence - en 1960, les membres du P.C.F. ; en 1970,
les "gauchistes", etc. Beaucoup des jeunes travailleurs
de cette période considéraient l'apolitisme ou la neutralité syndicales
comme une sorte d'automutilation ; ils ne voyaient pas clairement
que derrière les aspirations affirmées d'aborder tous les problèmes
se cachait pour certains la volonté d'imposer à un certain moment
du rapport de forces interne une seule analyse, une seule orientation,
un seul point de vue.
Alors que dans les
années soixante-dix, la Fédération du livre réunissait peut-être
70 pour 100 des travailleurs de sa branche industrielle, elle
n'en rassemble aujourd'hui que le quart.
Ce ne sera pas dans
la C.G.T. que se développera et mûrira l'apolitisme révolutionnaire
mais dans sa sœur cadette d'outre-Pyrénées, la Confederacion nacional
del trabajo16, conception de transformation sociale qui trouvera
son aboutissement avec les journées de juillet 1936, pendant lesquelles
les travailleurs de Catalogne, du Levant, d'Aragon et d'Andalousie
réussirent à briser un coup d'Etat militaire et à collectiviser
et mettre en autogestion une grande partie de la Péninsule.
La comparaison des
évolutions divergentes des deux grandes centrales syndicales montrent
en effet le sens à donner au texte d'Amiens et à la coalition
qui préside à ce rassemblement.
Elle permet aussi de
prendre conscience de ce qui, à un certain moment de l'évolution
du mouvement ouvrier, a permis aux réformistes et aux révolutionnaires
de s'entendre : leur confiance en l'action directe des travailleurs
et en leur capacité à l'auto-organisation.
Plus tard, avec le
planisme, avec la "concertation entre les partenaires sociaux",
il y aura renversement d'alliance ; les réformistes, ayant perdu
confiance dans les capacités de refus et d'action des travailleurs,
chercheront des points d'appui auprès des groupes parlementaires.
Ce qui avait été raté au temps de Griffuelhes, "nous domestiquer"
disait-il, réussira avec d'autres.
La Charte d'Amiens
n'est pas le syndicalisme révolutionnaire ; elle ne le résume
pas, elle exprime quelques-unes de ses idées-forces dans ses premiers
paragraphes ; pour trouver sa pleine expression, le syndicalisme
révolutionnaire dira également son antimilitarisme et son internationalisme
; il devra développer aussi son analyse de la société et de l'Etat.
Et il doit surtout - sans la pratique revendicative, l'organisation
des besoins et des aspirations des travailleurs17 autant que par
la dénonciation - montrer à la population laborieuse combien le
parlementarisme et son système concomitant de partis politiques
représentent un rouage régulateur du système capitaliste, combien
il est nécessaire de s'en éloigner pour défendre ses intérêts,
combien il est indispensable de les combattre pour faire progresser
la conscience et la volonté de transformer dans un sens socialiste
la société.
Plus tard, après la
Première Guerre mondiale, des militants tenteront de reprendre
le débat théorique qui fut clos un instant par l'adoption du texte
d'Amiens et de promouvoir une meilleure compréhension du syndicalisme
révolutionnaire ; les dix points de l'A.I.T. nouvelle manière
de 1922 ou la déclaration de principe de la C.G.T.S.R., dite Charte
de Lyon, sont parmi les résultats de ses efforts. Hélas ! dans
la conscience de centaines de milliers de travailleurs formés
au syndicalisme par la Charte d'Amiens devait demeurer cette ambiguïté
de l'apolitisme sans finalité qui allait permettre aux conceptions
partidaires ou avant-gardistes de s'engouffrer.
En fin de ce chapitre,
et pour équilibrer une partie critique qu'un grand nombre de militants
pourraient trouver excessive, il est nécessaire de souligner combien
la voie empruntée par les syndicalistes révolutionnaires aurait
pu être féconde ; leur objectif stratégique n'était rien de moins
que la construction progressive de l'unité du mouvement ouvrier
sur une orientation révolutionnaire, c'est-à-dire la création
d'une force de bouleversement social très importante ; pour cette
raison, ils trouvèrent contre eux tout ce que le monde recelait
de conservateurs, d'arrivistes, de financiers, de militaires,
de capitalistes, de politiciens. La guerre mondiale, l'abandon
d'un nombre non négligeable de ses militants - ouvriers ou théoriciens
- n'ont pas fait disparaître le syndicalisme révolutionnaire ;
il a fallu l'immense et tragique malentendu de la révolution russe
et les exterminations fascistes pour le réduire à quelques minorités.
A la différence de
plusieurs de ces concurrents - la social-démocratie ou le bolchevisme
par exemple - il n'a pas été le soutien fidèle des vieilles oppressions
non plus que le vecteur de nouvelles dominations ; pour cela,
il n'a pas démérité.
DOCTRINE NOUVELLE
Latapie, secrétaire
de la Fédération de la métallurgie avec Merrheim et Galantus,
était intervenu dans le débat général pour défendre l'idée que
se constituait une "doctrine nouvelle : le syndicalisme".
Il définira cette théorie en appelant le syndicalisme à combattre
toutes les "puissances oppressives" jusqu'à la suppression
du salariat.
En 1903, après qu'on
l'eut qualifié d'anarchiste, il avait répondu :
"Je sais que vous
préféreriez me voir préconiser l'abstention électorale. Eh bien
! sachez que "libertaire", je ne relève d'aucune chapelle
politique et, que dans ma pensée, j’estime qu'un abstentionniste
conscient est un homme de révolution, mais que ceux qui se révèlent
abstentionnistes à l'issue d'un meeting sont des individus sur
lesquels nous n'avons pas à compter. La théorie de l'abstention
préconisée en réunions publiques est une vaste blague, car une
opinion semblable ne peut s'inculquer que dans des cerveaux libérés
de tous préjugés.
"Pour nous, et
nous l'avons dit maintes fois, les syndicats n'ont pas plus à
faire de la politique anarchiste que de la politique socialiste18...
Peut-on faire un reproche aux révolutionnaires de dire que le
travailleur ne doit pas compter seulement et spécialement sur
le bulletin de vote ? Une autre besogne plus importante lui reste
à faire et le syndicat est seul capable de la lui faciliter.
"Il faut que pour
la première fois les congressistes se prononcent sur la doctrine
nouvelle. Il faut que le syndicalisme soit une théorie entre les
théories anarchiste et socialiste. Cette doctrine, d'ailleurs,
se suffit à elle-même19."
Plusieurs interventions
reprirent sous des formes diverses la même idée : les militants
du syndicalisme révolutionnaire estimaient que leur manière de
voir les choses et de mener leurs luttes était sinon en rupture
du moins différente des écoles sociales constituées par les générations
antérieures.
Latapie dans son intervention
se réfère aux statuts de son syndicat
"Le but de cette
union est de resserrer les liens de solidarité et d'unir, en un
seul bloc, tous les travailleurs des métaux sans distinction de
profession, d'âge, de sexe, de race ou de nationalité, afin d'arriver
à constituer le travail libre, affranchi de toute exploitation
capitaliste, par la socialisation des moyens de production au
bénéfice exclusif des producteurs et collaborateurs des richesses,
c'est-à-dire de réaliser la devise communiste : "De chacun
selon ses forces à chacun selon ses besoins."
Il s'agit bien sûr
d'un point de vue ouvrier, de quelqu'un qui produit, qui est astreint
au travail pour vivre - cet ouvriérisme s'accompagne de la menace
future, le "bénéfice exclusif des producteurs et collaborateurs",
de refuser la consommation à l'oisif. Pour le reste, quelle partie
du texte n'aurait-elle pu être écrite par Kropotkine ?
La divergence se discerne
dans cette affirmation : "Le syndicat n'a pas plus à faire
de la politique anarchiste que de la politique socialiste."
C'est-à-dire que le syndicat, selon Latapie et ses compagnons,
ne doit pas relayer l'un ou l'autre des mots d'ordre des deux
grands secteurs qui se partagent alors le monde du travail : voter
pour un candidat socialiste ou ouvrier, préconiser l'abstention
politique.
On ne peut reprocher
aux révolutionnaires de dire les choses, ajoute Latapie, mais
leur travail principal est d'organiser le syndicat afin de montrer
concrètement aux travailleurs que la voie de leur émancipation
passe par eux-mêmes, et seulement par là.
Il s'agirait d'une
différence de méthodes - montrer plutôt que de dénoncer - plus
que l'opposition de deux théories.
Nous touchons pourtant
un des éléments qui pesèrent lourd dans l'évolution du mouvement
ouvrier.
On sait que pour les
travailleurs, ceux qui subissent l'exploitation et l'oppression,
il est d'une importance capitale de rompre avec les idées, les
principes, les organisations qui sous-tendent et propagent sous
des prétextes divers le bien-fondé de cette exploitation. Pierre-Joseph
Proudhon est celui des socialistes qui a sans doute le plus insisté
sur cette nécessaire scission qui, à son époque, s'est traduite
par la rupture avec les républicains ; le mouvement socialiste
s'est bâti sur cette opposition.
A partir de 1870, un
autre problème s'est posé, celui de la sécession entre les partisans
de la stratégie parlementaire et ses adversaires : la ligne de
clivage ne portait plus sur la finalité mais sur le moyen employé
pour atteindre cet objectif. Cette opposition est apparue comme
légitime, surtout aux parlementaires qui, à plusieurs reprises,
voulurent expulser du mouvement ouvrier organisé ceux qu'on commençait
à appeler les anarchistes.
La distinction soulignée
par Latapie est-elle en revanche justifiée ? Avec les socialistes
électoraux sans doute. Mais peut-on estimer qu'une divergence
de tactique, au sein de ceux qui considèrent la voie parlementaire
comme sans issue révolutionnaire, réclame une nouvelle séparation,
caractérisée en outre par une nouvelle appellation ? L'accent
mis sur les différences existant à propos du rejet actif ou passif
du parlementarisme - plutôt que l'insistance portant sur l'analyse
commune de l'électoralisme et de l'Etat autant que sur les finalités
communistes partagées - n'a-t-il pas été une confusion entre le
particulier, une certaine tactique de dénonciation de la stratégie
parlementaire, et le général, organiser sur une base non parlementariste,
hors des partis, une fraction importante de la population qui
subit le joug économique du capital et les chaînes politiques
de l'Etat ?
Plus grave encore,
la proclamation de "la nouvelle doctrine" a introduit
parmi les antiautoritaires20 des ferments de confusion qui, en
France notamment, à diverses périodes décisives, déclenchèrent
des scissions à l'intérieur du syndicalisme révolutionnaire, en
particulier parce qu'ils coupaient des militants de leurs racines
historiques et théoriques : les luttes et les clarifications de
l'Internationale, la Commune, les luttes contre les premières
tentatives de réformisme...
Ainsi en 1922, au congrès
de Saint-Etienne de la C.G.T.U. nouvellement constituée, les syndicalistes
révolutionnaires se sont divisés sur l'orientation traitant des
relations du syndicalisme avec les autres révolutionnaires, ce
qui a permis aux militants qui étaient en train de construire
le parti communiste français de prendre la direction de la confédération
naissante. La motion présentée par Pierre Besnard au nom du syndicat
des cheminots de Paris-Etat rive gauche n'obtint que 406 mandats
contre les 743 mandats qui se portèrent sur le texte défendu par
Monmousseau alors proche de Pierre Monatte21.
Est-il exagéré de chercher
l'origine des errements de Monatte et de ses compagnons de 1918
à 1924 - qui aidèrent grandement le parti communiste à s'implanter
dans la classe ouvrière grâce à la caution de militants à juste
raison respectés - dans l'émergence aux alentours de 1900 de ce
que certains pensaient être une nouvelle doctrine ?
Toute théorie sociale
qui ne fait pas de la nature de l'Etat le critère de choix déterminant
- et qui par conséquent néglige ou oublie que, dans le mouvement
ouvrier, parmi les socialistes, la division principale, jusqu'à
aujourd'hui insurmontable, se réfère à l'analyse de l'Etat - est
source de confusion. Le syndicalisme révolutionnaire de Latapie,
d'Yvetot, de Pouget ou de Delesalle se suffisait à lui-même parce
qu'il s'appuyait sur les analyses et les théories libertaires,
ou tout au moins ses sédiments idéologiques laissés par d'innombrables
livres, articles et brochures publiés depuis 1848, autant que
le souvenir et l'enseignement déposés dans la conscience ouvrière
de l'époque par la vie exemplaire de milliers de militants, les
Varlin, les Tortellier et les Louise Michel, et tous les autres
dont l'histoire n'a pas reconnu les noms.
Privé de sa boussole
libertaire, le syndicalisme révolutionnaire a dérivé. Fritz Brupbacher,
révolutionnaire suisse, ami de Pierre Monatte, rappelle dans son
livre Soixante Ans d'hérésie22 que le créateur de la Vie ouvrière,
après la révolution russe, "avait fait sienne l'idée de l'Etat
telle que Lénine la définit dans son livre l’Etat et la Révolution"
et que "en 1921, Monatte pensait que le P.C. était peut-être
cette minorité dirigeante" qui devait entraîner les masses,
la minorité agissante que le syndicalisme avait tenté de créer,
sans succès.
On connaît la suite
: les amis de Monatte exclus du P.C. tentent un combat de minoritaires
au sein de la C.G.T.U. Brupbacher formula lui-même la conclusion
de cette aventure : "C'est l'époque à laquelle, par enthousiasme
pour la révolution russe, le syndicalisme révolutionnaire accomplit
son propre suicide..."23.
L'évolution du mouvement
syndical espagnol nous permet peut-être de clarifier les idées.
La Confédération nationale du travail d'Espagne s'est construite
dès son origine contre le réformisme du socialisme parlementaire,
l'étape de la neutralité et de l'apolitisme sans finalité a tout
de suite été sautée, sans grand dommage. Elle fut la réalisation,
volontaire ou non, la plus marquante, la plus fidèle, des cinq
premiers paragraphes de la résolution d'Amiens, ceux qui définissent
une orientation révolutionnaire ; lorsque la nouvelle de la révolution
russe explosa dans les consciences des militants de la C.N.T.,
l'enthousiasme ne noya pas la lucidité24, et la C.N.T. ne donna
pas naissance à un parti communiste s'implantant dans le terreau
libertaire.
Le syndicalisme révolutionnaire
a donné ses fruits les plus beaux et les plus forts en Espagne
parce qu'outre-Pyrénées il n'a pas rompu son lien avec les idées
et les principes de la Première Internationale. Au contraire,
après bien des affrontements et des débats, il s'est révélé être
la version libertaire du syndicalisme, la manière dont les anarchistes
conçoivent l'action syndicale et la proposent aux travailleurs.
On ne peut pas dire
que la pratique du syndicalisme révolutionnaire a créé une doctrine
nouvelle, entre le courant étatique de Blanqui, de Marx et de
Lénine et la tendance non étatique de Proudhon, de Bakounine et
de Kropotkine ; on ne peut pas affirmer non plus qu'il en a effectué
une synthèse. Dans de nombreux pays d'Europe du Sud, le syndicalisme
révolutionnaire a été la résurgence de la stratégie mise au point
par les sections dites "antiautoritaires" de l'Association
internationale des travailleurs et particulièrement par Michel
Bakounine et ses camarades25.
Le syndicalisme révolutionnaire,
qu'on appela plus tard anarcho-syndicalisme, fut le nom donné,
la réponse trouvée par des ouvriers et des militants libertaires
et révolutionnaires au problème posé par ces rassemblements d'ouvriers
qui augmentaient sans cesse ; on peut en effet affirmer sans grand
risque d'erreur que l'association, le rassemblement, l'union -
quel que soit le mot choisi - des travailleurs est un fait depuis
longtemps avéré, particulièrement pour les ouvriers - solidarité
spontanée dans un monde difficile. Chacune des sensibilités idéologiques
ou politiques y a apporté son point de vue, sa doctrine, sur l'organisation,
le fonctionnement, la finalité de ces associations - où ils se
mêlèrent avec les rites sociaux et l'esprit de résistance transmis
de génération en génération.
Plutôt qu'une doctrine
nouvelle, il s'est agi de la solution à un problème nouveau -
ou qu'on crut nouveau : définir non une politique mais un modèle
syndical libertaire.
Les raisons qui poussèrent
les Latapie et autres Delesalle à chercher un vocable nouveau
sont obscures et en tout cas controversées. A un moment, les libertaires
firent-ils l'erreur de se couper du mouvement ouvrier réel ? Un
certain nombre de propagandistes ne comprirent pas ce que recelait
ce phénomène de création des syndicats - ils le négligèrent ou
le combattirent, sous prétexte de radicalité ou de pureté. Ont-ils
une responsabilité dans cette division qui s'installe entre ceux
qui s'appelaient encore libertaires et la soi-disant nouvelle
école des syndicalistes révolutionnaires ?
Il importe enfin de
souligner la pertinence de la démarche de Fernand Pelloutier ou
de ceux qui constituèrent Solidaridad Obrera.
D'ailleurs, sans eux,
on peut se demander ce qu'il serait advenu du mouvement libertaire
ouvrier.
Quatre-vingts années
se sont écoulées depuis ces jours d'octobre 1906 au cours desquels
la Confédération générale du travail se dota d'un document proclamant
à la quasi-unanimité le caractère indépendant et révolutionnaire
du syndicalisme français.
On peut parler d'une
phase montante du mouvement ouvrier dans les premières années
du siècle : partout dans le monde industriel, les groupements
socialistes étaient chaque jour plus nombreux et plus forts. A
l'intérieur du camp socialiste, le syndicalisme révolutionnaire,
résurgence vigoureuse du socialisme fédéraliste et libertaire
des antiautoritaires de l'Internationale, gagnait sans cesse de
nouveaux partisans, jusque dans les régions où le réformisme dominait
les rangs ouvriers.
Peu à peu, une stratégie
nouvelle s'enracinait dans les masses : elle avait nom de grève
générale.
La grève générale concertée
de tous les producteurs, de tous les travailleurs est le moyen
de déclencher la révolution sociale, disaient les syndicalistes
révolutionnaires. Ce qui compte en effet, ajoutaient-ils, ce ne
sont ni les barricades ni les manifestations, non plus que les
batailles de rue ; l'essentiel, l'essence même de la mutation
sociétaire, c'est la modification radicale du statut de travail,
ce sont la socialisation de l'appareil productif et la gestion
ouvrière, bases sur lesquelles peuvent se bâtir l'égalité sociale
et tout le reste. Le champ de bataille n'est pas le Parlement
ou la législation, c'est l'usine, le chantier, le bureau, l'exploitation
agricole, la production des richesses, des éléments nécessaires
à la vie. Cette forme particulière de socialisme révolutionnaire,
dont les propositions s'appuyaient sur la situation vécue par
la partie de l'espèce humaine astreinte au travail salarié, entendait
construire à l'intérieur même de la société capitaliste et étatique
l'organisation sociale, économique et politique qui se substituerait
à elle - une contre-société26.
Les moyens permanents
de la lutte, de la revendication à l'expropriation, sont donc
l'organisation et la grève, qui signifient effort personnel de
chacun en même temps qu'action collective, prise de conscience
du rapport de force et de l'exacte nature répressive et exploiteuse
de la société capitaliste.
Admirons, en passant,
l'extrême pertinence de cette stratégie, qui n'inventait pas ex
nihilo des formes nouvelles de luttes et de regroupements mais
qui perfectionnait et menait à sa limite extrême les deux pratiques
quasi réflexes et immémoriales des travailleurs, l'esprit d'association
de ceux exerçant la même tâche et l'arrêt collectif de travail
pour protester contre des conditions de vie trop dures.
Un jour, les ouvriers,
les producteurs arrêteraient le travail ensemble, de l'Oural au
Pacifique. La classe ouvrière exprimerait sa force et sa détermination.
Ce geste simple, ce croisement de bras répété par des millions
de personnes stopperait les trains, les mines, les télégraphes,
l'éclairage public, le ravitaillement ; les navires resteraient
au port, les fournils seraient vides, les marteaux-pilons silencieux.
Le monde comprendrait qu'une nouvelle puissance était apparue
- plus forte que le comité des forges, le tsar, la république,
le mikado ou l'empire britannique - qui disloquait l'appareil
d'Etat et prenait possession des usines, des chantiers, des mines,
des ports, des moissons. "Nous ne sommes rien ; soyons tout
!"
Cette rêverie d'apocalypse
égalitaire, ce monde nouveau, ce droit qui se constituait, cet
embryon de nouvelle civilisation, fut brisée par un bouleversement
d'une autre nature, la guerre. Alors que dans les bourses du travail
et autres maisons du peuple se discutaient les formes du socialisme
futur, dans la classe dirigeante s'élaboraient les moyens idéologiques
et pratiques de conserver le pouvoir. Dieu et la patrie sont les
mots d'ordre de la contre-révolution, résumait Charles Maurras
: Dieu et la patrie sont la guerre. Ce qu'il fallait, c'était
une saignée - le rêve d'universelle fraternité ne résisterait
pas aux baïonnettes affrontées...
Les socialistes et
les philanthropes du XIXe siècle espéraient effacer la guerre
de l'histoire humaine, et ils recherchaient des stratégies qui
emploieraient le moins possible de violence - pour les combattre,
quelquefois pour les exterminer, la réaction choisit comme moyen
principal le conflit armé, avec toutes ses conséquences directes
de mort et de destruction ainsi que les conditions de sa bonne
application, le militarisme, le chauvinisme, la brutalité. Partout
où les travailleurs ont approché du socialisme réel, ils durent
faire face à la guerre, civile ou étrangère.
La Première Guerre
mondiale renversa le rapport des forces en faveur du nationalisme
et des conceptions sociales autoritaires.
Demeuraient seuls ses
syndicats révolutionnaires et libertaires de la C.N.T. d'Espagne
qui réalisèrent pendant les quelques semaines de l'été 1936 le
renversement du monde. L'anarchisme et son modèle syndical réussirent
à concrétiser ce qui fut l'aspiration prolétarienne au cours des
cent années précédentes : la prise d'assaut des casernes et le
désarmement des soldats, la collectivisation des terres par les
paysans pauvres, les usines gérées par les ouvriers, l'égalisation
des conditions de vie commencée.
La stratégie syndicaliste
révolutionnaire a montré son efficacité pour mobiliser les masses
et réaliser leur programme social ; elle prouva même son efficience
dans la lutte armée contre le putsch militaire.
La C.N.T. répondit
au défi de Renard ; avec ses organisations, elle put "régler
la production, organiser l'échange". C'est parce que la guerre
dura, devint affrontement d'armées, c'est parce que la collaboration
avec les autres "secteurs antifascistes" devint nécessaire
que la plus grande organisation syndicaliste révolutionnaire dut
"se servir de la machinerie gouvernementale".
Le syndicalisme révolutionnaire,
à un certain moment de son histoire, comme tous les mouvements
révolutionnaires, s'est trouvé confronté à la guerre, à l'armée
de professionnels, ce à quoi les classes dominantes font appel
lorsque tout le reste a échoué.
L'antimilitarisme sous
ses formes diverses, propagande pacifiste, théorie non violente,
objection de conscience, appel à la fraternisation, a montré qu'il
atteignait rapidement ses limites ; il ne peut être le seul moyen
de résistance à l'agression militaire.
La révolution espagnole,
bouleversement social réussi par la stratégie du syndicalisme
révolutionnaire, fut anéantie par la force armée.
Il n'est pas paradoxal
en conclusion d'une étude sur la Charte d'Amiens de parler de
guerre. Le syndicalisme révolutionnaire, sans doute la plus pure
forme du socialisme ouvrier, s'est trouvé confronté à la réaction
militaire, comme ses prédécesseurs, de Spartacus aux sandinistes,
en passant par les Taborites de Bohême, les paysans allemands
de 1525, les Canuts ou les Communards.
A mesure que le monde
s'industrialisera, et malgré la réduction de la fraction de la
population affectée à la production, des tactiques analogues au
syndicalisme révolutionnaire se développeront - comme le mouvement
social polonais de 1980 ou les mouvements de grève en France en
décembre 1986 et janvier 1987.
Le message que nous
recevons de ce presque siècle d'histoire est de ne pas oublier
que la réaction un instant vaincue revient avec des bandes d'hommes
armés.
II. Quelques
réflexions sur la Charte d'Amiens
par Joachim Salamero
Depuis que la "Charte
d'Amiens" a été votée, le 13 octobre 1906 par un congrès
confédéral de la C.G.T., bien des événements se sont déroulés
qui ont mis à rude épreuve les objectifs et moyens d'action préconisés
par les militants responsables de cette Charte : deux guerres
mondiales, deux révolutions (1917 en Russie, 1936 en Espagne),
l'instauration des fascismes en Europe, les décolonisations avec
l'avènement de nouvelles nations.
Autant d'événements,
autant de réponses aux crises du capitalisme nous permettant d'apprécier
les distances entre la perspective d'émancipation tracée par les
syndicalistes de 1906 et les réalités.
Pour les anarcho-syndicalistes
présents dans le mouvement ouvrier réel, c'est-à-dire confrontés
aux problèmes quotidiens de l'action syndicale, il n'y a pas de
textes sacrés, de bibles, valables en tous lieux et en tous temps.
La Charte d'Amiens
définit, à un certain moment et par rapport à une situation précise,
les moyens que se donne la classe ouvrière organisée et confrontée
aux partis politiques se réclamant d'elle, et à l'Etat.
Premier point : "la
reconnaissance de la lutte des classes qui oppose sur le terrain
économique travailleurs et capitalistes". C'est une affirmation
qui peut faire l'unanimité de tous les courants du mouvement ouvrier.
Deuxième point, dans
les trois derniers paragraphes : une définition précise de l'indépendance
syndicale.
C'est à partir de ces
deux principes qu'une organisation syndicale peut rassembler la
classe ouvrière. C'est en les oubliant, en les combattant, en
tentant de les faire disparaître, ou en voulant leur faire dire
Id contraire de ce qu'ils contiennent que l'on divise les travailleurs
et que l'on transforme la nature même du syndicalisme ouvrier
confédéré.
Je me souviens d'un
congrès confédéral de la C.G.T.-F.O. au cours duquel, se réclamant
de l'esprit révolutionnaire de la Charte, de sa perspective de
transformation sociale, des militants du parti socialiste voulaient
entraîner la confédération dans les voies du programme commun
de la gauche "seul susceptible de réaliser pratiquement le
changement social voulu par les congressistes de 1906..."
au nom de l'autogestion !
Quant à nous, qui voulions
le strict respect de l'indépendance, en accord sur ce point avec
le bureau confédéral, nous refusions ce choix et étions taxés
du réformisme le plus plat et accusés de soutenir "l'immobilisme
du bureau confédéral" !
Ces valeureux "révolutionnaires"
ignoraient - ou faisaient semblant d'ignorer - que la Charte d'Amiens
est justement un compromis entre les tendances qui composent la
C.G.T. d'alors (anarchistes, syndicalistes révolutionnaires, réformistes)
contre les guesdistes qui, eux, prétendaient mettre en place la
liaison organique entre la confédération syndicale et le parti
ouvrier.
Les mêmes "révolutionnaires"
s'appuyaient - bien sûr sur un des passages les plus contestables
de la Charte, selon lequel "le syndicat sera dans l'avenir
le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation
sociale".
Depuis 1906, l'histoire
nous a appris que non seulement la grève générale n'est pas en
elle-même suffisante pour transformer la société, mais aussi que
cette notion du "syndicat gestionnaire" est tout à fait
récupérable, y compris par les tenants du catholicisme social
(voir la brochure de Marc Prévôtel, Volonté anarchiste n° 20/21).
Mais, même sans parler
des catholiques sociaux, rappelons-nous la révolution espagnole
: partout où il l'ont pu, les syndicats de la C.N.T., quelquefois
ceux de l'U.G.T., prennent la direction des entreprises, des services
publics, des terres. Ils socialisent, collectivisent, mettent
en place le contrôle ouvrier, organisent la gestion. Laissons
de côté les innombrables problèmes posés, pour n'en retenir qu'un
: dans la plupart des cas, ce sont les mêmes militants, hier secrétaires
du syndicats, qui deviennent directeurs de la coopérative. Et
immédiatement surgit le besoin de désigner un nouveau délégué
des ouvriers pour les représenter auprès du comité de gestion.
On ne m'en voudra pas
de faire appel à un syndicaliste réformiste.
André Bergeron rappelle
souvent, pour justifier sa position d'indépendance (qui est aussi
la mienne) : "On ne peut pas être à la fois gouvernant et
gouverné". Il a mille fois raison.
C'est pourquoi, après
ce quatre-vingtième anniversaire de la Charte d'Amiens, nous en
retiendrons positivement deux aspects : la reconnaissance de l'existence
de la lutte des classes et l'indépendance.
Pour le reste je crois
que l'histoire a tranché, nous permettant de dire que, quelle
que soit la forme que prend une nouvelle gestion dite socialiste,
il est indispensable que le syndicat ouvrier demeure totalement
indépendant des organismes de gestion.
III. A la C.F.D.T
: chassez le naturel, il revient au galop...
par Alain Sauvage
Les conditions particulières
de la naissance de la C.F.D.T., issue d'un syndicalisme chrétien
qui n'était nullement marqué par les traditions du mouvement ouvrier,
semblaient la mettre à l'abri des influences de la Charte d'Amiens.
D'ailleurs, même si
Edmond Maire ne dédaigne pas, dans ses bons jours, de faire référence
au syndicalisme révolutionnaire, c'est uniquement en citant Pelloutier
et les bourses du travail, rejetant aux oubliettes la période
autour de la Charte d'Amiens qui en est pourtant l'aboutissement.
La Charte est plutôt jugée ringarde et dépassée et on se plaît
particulièrement à dénigrer l'apolitisme qu'on lui accole à tort.
Et pourtant la Charte
d'Amiens a la vie dure. On peut constater que, sans prendre le
texte au pied de la lettre, mais en reprenant ses grands thèmes,
la plupart de ses idées réapparaissent dans les milieux syndicalistes
de la C.F.D.T., et pas seulement parmi ses oppositionnels déclarés.
Nous allons faire le tour des cinq idées essentielles pour voir
comment elles sont reprises en compte aujourd'hui.
LA LUTTE DES
CLASSES : EN PLEINE ACTUALITÉ
On a un peu tendance
à perdre de vue cet aspect de la Charte d'Amiens. Pourtant celle-ci
réaffirme avec une netteté particulière le caractère de classe
de la C.G.T. (c'est d'ailleurs ensuite l'argument principal qui
justifie le souci d'unité et d'indépendance, clef de voûte de
la Charte) et l'impossibilité d'une quelconque entente avec les
patrons.
Les anarcho-syndicalistes
qui militent à la C.F.D.T. reprennent bien sûr intégralement cette
conception de la société - et ils ne sont pas les seuls, loin
s'en faut -, ce qui n'est pas le plus inutile face à la dérive
orchestrée par la majorité confédérale vers un syndicalisme "tout-terrain"
qui recherche toutes les compromissions possibles avec le patronat,
comme récemment sur la flexibilité de l'emploi et les projets
de négocier la pérennisation de la précarité.
LE DOUBLE ASPECT
DE L'OEUVRE DU SYNDICALISME : L'INÉVITABLE QUESTION.
Qui se contenterait
de limiter le rôle du syndicalisme à une sorte de régulateur social
ou à un mouvement cherchant à grignoter des avantages à ses membres
dans le cadre du système se situerait résolument à la droite de
la majorité confédérale.
Même si la référence
aux objectifs de changement de société s'estompe dans le discours
confédéral, la base militante reste bien persuadée de se battre
encore pour un long terme qui ne peut être qu'un autre type de
société. Laquelle ? Sans doute pas la même que rêvaient Pouget
ou Griffuelhes, mais c'est là une autre question...
Agir au quotidien en
profitant des failles du système, s'adresser aux travailleurs
et aux travailleuses en essayant de coller au plus près de la
réalité qu'ils vivent reste bien conçu comme le meilleur moyen
de les attirer vers le syndicat pour rendre possible l'accomplissement
de tâches sociales plus ambitieuses.
Même si l'air du temps
et les difficultés que rencontrent tous les syndicats pour maintenir
leur audience ne prêtent guère à l'optimisme, cette question reste
bien présente à l'esprit de la plupart des militants, et particulièrement
des anarcho-syndicalistes.
L'UNITÉ D'ACTION
: LA TRADITION DES OPPOSITIONNELS
Encore un thème qui,
plus que tout autre sans doute, jalonne l'action de ceux qui se
réfèrent à l'anarcho-syndicalisme, et plus largement de tous les
contestataires de l'intérieur de la C.F.D.T.
Certes il ne s'agit
plus de rêver à une hypothétique unité organique regroupant toutes
les sensibilités politiques dans une même centrale ; les données
du problème de l'unité ont évolué depuis le début du siècle. Mais
cette question à resurgi avec assez de vigueur sous l'aspect de
l'unité d'action pour qu'on puisse en faire la comparaison.
Après la rupture du
pacte d'unité d'action C.G.T.-C.F.D.T. en 1977, les diverses oppositions
internes à la C.F.D.T. ont souvent priorisé cet aspect unitaire
de leur action, parce qu'elles sentirent bien que d'une part la
nouvelle situation allait amplifier le recul des luttes sociales
et que d'autre part l'alliance privilégiée avec la C.G.T. servait
en quelque sorte de garde-fou pour empêcher la C.F.D.T. de retourner
à ses vieux démons de collaboration de classes et de conciliation
à tout crin.
La recherche permanente
de l'unité d'action, par-delà les divergences de fond entre syndicats,
correspond bien à l'esprit de la Charte d'Amiens qui proclamait
la nécessité d'unir les travailleurs sur ce qui les rassemble
plutôt que de les diviser. C'est sur ce thème que s'étaient effectués
des rassemblements oppositionnels, notamment lors du le, Mai 1980
qui fut le véritable coup d'envoi de "Pour une autre démarche
syndicale".
L'INDÉPENDANCE
SYNDICALE : UN COMBAT CONTRE LA TENTATION TRAVAILLISTE
La Charte d'Amiens
faisait de l'indépendance absolue du syndicat à l'égard des partis
politiques le pendant obligé du caractère unitaire du mouvement
ouvrier. Cet aspect-là a sans doute perdu de sa force avec l'enracinement
de plusieurs confédérations distinctes.
Pourtant les faits
lui ont donné raison : la volonté de certains partis politiques
d'orienter à leur gré le syndicalisme a bel et bien provoqué directement
plusieurs scissions, et on pourrait même rappeler plus près de
nous que les causes de la rupture de l'unité d'action C.G.T.-C.F.D.T.
n'est qu'une des conséquences des rivalités P.C.-P.S. au sein
de l'union de la gauche.
Mais même quand la
pratique et la réalité vont à l'évidence à l'encontre du précepte
d'indépendance, chaque syndicat se plait à le mettre en avant,
comme s'il était conscient que la dépendance se vendait mal auprès
des travailleurs ! C'est particulièrement vrai pour la C.F.D.T.,
alors même que personne n'est dupe de son engagement dans la construction
du P.S. (participation aux "Assises du socialisme" en
1974, puis appels successifs à voter à gauche). Même si depuis
plusieurs années elle renonce à donner des consignes électorales,
elle se refuse toujours à la neutralité et défend le principe
de "l'autonomie engagée" aimable formule qui tente d'allier
les deux contraires et de laisser croire qu'elle ne prend position
politiquement qu'en fonction des impératifs strictement syndicaux.
Défendre l'indépendance
syndicale aujourd'hui à la C.F.D.T. n'est donc pas un combat vide
de sens, loin s'en faut, et les anarcho-syndicalistes s'emploient
à dénoncer, chaque fois que cela est nécessaire, les tentatives
d'infléchir de l'extérieur les positions des syndicats. Et qu'on
ne s'y trompe pas : l'objectif de la majorité confédérale qui
aspire à trouver un parti qui lui serve de relais politique et
parlementaire, dans le plus pur style travailliste, n'écarte pas
le danger d'une inféodation, bien au contraire ! L'exemple anglais
est là pour montrer qu'en définitive les rapports de domination
finissent toujours par s'inverser au profit du parti, dépouillant
ainsi le syndicat de son illusion de souveraineté.
LE SYNDICALISME
SE SUFFIT-IL A LUI-MEME ?
On ne peut pas résoudre
la question de l'indépendance syndicale sans aborder cette grande
problématique posée par le syndicalisme révolutionnaire au travers
de la Charte d'Amiens.
La C.F.D.T. touche
à tout, c'est bien connu. Tout le monde lui reproche fréquemment
de déborder de son champ syndical pour aller labourer les terres
des partis politiques en prenant position sur de nombreux problèmes
extérieurs à l'entreprise ou au salariat. En ce sens, elle serait
plus proche de l'esprit de la Charte d'Amiens que tous les autres
qui autolimitent leur champ d'action. Avec une différence sensible
toutefois : cette attitude ne procède pas du refus de nouer des
alliances politiques, mais du constat qu'aucun parti existant
ne correspond vrai ment au partenaire qu'elle recherche.
Les anarcho-syndicalistes
se retrouvent très à l'aise dans ce syndicat "touche-à-tout"
qui se permet de prendre position sur les libertés, sur la solidarité
internationale, sur les grands problèmes économiques et politiques
intérieurs. Mais cela ne mène pas pour autant à considérer que
le syndicalisme soit autosuffisant, surtout que les perspectives
restent limitées quand on se place dans le cadre de la C.F.D.T.
En fait, cette question
n'a de sens que lorsqu'on se place dans le cadre d'une organisation
syndicaliste-révolutionnaire au plein sens du terme et qui offre
des perspectives globales d'action. C'est pourquoi cette problématique
n'affecte pas les militants anarcho-syndicalistes de la C.F.D.T.,
malgré la défiance naturelle à l'égard de l'intrusion des partis
politiques dans les affaires des syndicats. La nécessité d'une
action politique spécifique à côté du travail syndical fait donc
tout naturellement partie de leurs préoccupations, mais ce n'est
pas dans le but de constituer une force extérieure chargée de
définir l'orientation que doivent défendre les militants dans
les syndicats. Cette conception là est celle des partis politiques,
elle ne saurait être celle des anarchistes.
Si nous reprenons l'ensemble
des thèmes abordés par la Charte d'Amiens, on se rend compte combien
elle n'a rien perdu de son actualité et à quel point les conceptions
qu'elle défendait restent parfaite ment adaptées à notre époque.
Et cela est d'autant plus surprenant lorsqu'il s'agit des militants
intervenant au sein d'une centrale qui aurait pu rester imperméable
à cette tradition du syndicalisme français.
Cela démontre à quel
point les idées développées par la Charte d'Amiens étaient essentielles.
Mise à part la question de savoir si le syndicalisme se suffit
à lui-même ou non - d'ailleurs vieille pomme de discorde entre
anarchistes -, les anarcho-syndicalistes qui militent à la C.F.D.T.
ne peuvent faire autrement que les reprendre à leur compte.
Mieux, si nous faisions
le bilan des axes principaux de leur intervention au sein des
syndicats, qu'ils s'y situent en position de responsabilité ou
plus simplement en militants oppositionnels de base, nous pourrions
constater que ces thèmes sont bien au premier rang de ceux qu'ils
développent, avec en plus l'action pour un renforcement du rôle
des structures interprofessionnelles. Mais il s'agit là encore
d'un héritage du syndicalisme révolutionnaire qui a donné naissance
à la Charte d'Amiens, plus particulièrement sous l'influence de
Fernand Pelloutier, véritable fondateur et animateur des bourses
du travail.
Il est des traditions
qui ont la vie dure. Mais nous ne pouvons pas nous en plaindre
!
1 In Volonté Anarchiste
n°32-33, Paris, éditions du groupe Fresnes-Antony de la FA, 1987.
2 Georges Lefranc,
Le Syndicalisme dans le monde, P.U.F., pagel I. On se souvient
en outre que la création du Labour Party date de la fin de 1906.
3 Les citations des
débats du congrès d'Amiens sont extraits du compte rendu intégral
tel que l'a réédité l'Institut d'histoire de la CG. T.
4 Niel nomme ainsi
la Propagande anti-électorale.
5 La guerre des anarchistes
contre le parlementarisme.
6 Congrès de 1895,
qui fonda la C. G. T.
7 C'est nous qui soulignons.
8 Il s'agit de l'entrée
de Millerand dans le ministère d'union républicaine de Waldeck-Rousseau
au portefeuille du Commerce; le ministre de la Guerre est le marquis
de Gallifet, fusilleur des Communards.
9 Il s'adresse à Renard.
10 Les rédacteurs du
texte furent Pouget, qui tenait la plume, Griffuelhes, Delesalle,
Merrheim, syndicalistes révolutionnaires, et Niel qui, à l'époque,
était considéré comme réformiste. Chaque syndicat possède une
voix au congrès confédéral, selon le principe fédératif appliqué
strictement. Le vote par mandat ou par tête sera appliqué plus
lard.
11 Numéro 1224, du
18 au 24 septembre 1986.
12 Op. cit.
13 L'essentiel de l'ordre
du jour Présenté par la Fédération du textile tenait dans le paragraphe
suivant : « Le comité confédéral est invité à s'entendre toutes
les fois que les circonstances l'exigeront soit par des délégations
intermittentes, ou permanentes avec le conseil national du parti
socialiste pour faire plus facilement triompher les principes
des réformes ouvrières. »
14 Préface à L'actualité
de la Charte d'Amiens, Editions syndicalistes, 1956.
15 Secrétaire général
de la Fédération du livre de 1944 à 1963 ; on le disait proche
des socialistes S. F. I. 0. et des maçons.
16 « Ainsi, en 1907,
des militants catalans du P.S. O.E. se mirent en relation avec
des libertaires déçus par les piètres résultats du terrorisme
individuel et soucieux d'arracher les masses à l'emprise des meneurs
corrompus du parti radical. De ces contrats naquit la Solidarité
ouvrière ; elle prit le visage d'une centrale syndicale neutre,
apolitique au vrai sens du terme, c'est-à-dire dégagée de toute
idéologie directrice et n'ayant d'autre but que la défense des
intérêts matériels des travailleurs », les Anarchistes et le pouvoir,
César M. Lorenzo, Le Seuil, p. 42.
17 Ferdinand Charbit
un des compagnons de Monatte, par exemple, disait que l'union
locale de syndicats devait être perçue par les travailleurs comme
la municipalité ouvrière se dressant face à la municipalité de
lEtat, de la bourgeoisie.
18 C'est nous qui soulignons.
19 C'est nous qui soulignons.
20 Cette confusion
s'est reflétée dans le vocabulaire et on cherche vainement un
terme générique pour les descendants spirituels des militants
qui se réunirent dans l'Internationale antiautoritaire après 1872
: anarchistes, anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires,
communistes ou socialistes libertaires, libertaires tout court
* nous avons choisi, malgré notre répugnance pour les qualifications
négatives, antiautoritaires, pour son antériorité.
21 E. Dolléans, Histoire
du mouvement ouvrier, tome II, p. 351, A. Collin éditeur. Le texte
de Besnard était une première mouture de la Charte de Lyon de
la C.G.T.S.R. Quant à la résolution de Monmousseau elle entendait
que « le syndicalisme, plaçant la révolution au-dessus de tout
système et de toute théorie, se déclare prêt à accepter l'aide
de toutes les forces révolutionnaires », formule qui préparait
l'unité d'action de la C. G. T. U. avec le P.C.F., sous la direction
de ce dernier.
22 Fritz Brupbacher,
Soixante Ans d'hérésie in Socialisme et Liberté, Editions de la
Baconnière, Neuchâtel.
23 Op. cit., note 21.
24 Rappelons le rôle
important joué parles deux militants libertaires Angel Pestana
et Gaston Levai dans ce choix de ne pas considérer les événements
de Russie comme une révolution émancipatrice du prolétariat.
25 On lira avec profit
le chapitre consacré au syndicalisme dans La Pensée constructive
de Bakounine de Gaston Levai, éditée par les éditions Spartacus.
26 Cette notion de
contre-société, propagée par de nombreux publicistes sociaux,
a pris une connotation négative depuis que des ex-staliniens ont
défini par ce terme l'organisation en France du mouvement communiste,
notamment Annie Kriegel. Il apparaît à l'observation des faits
que la quasi-totalité des groupes socialistes ont tenté de créer
des contre-sociétés. avec plus ou moins de bonheur; le mouvement
communiste français a hérité d'habitudes et de groupements préexistants,
impulsés souvent par des libertaires, des socialistes de gauche
et des syndicalistes. Le parti communiste appliqua à cet ensemble
de syndicats, coopératives, associations, unions locales, sociétés
sportives et culturelles le modèle léninien puis stalinien et
contre-Etat seraient sans doute un mot plus approprié au résultat
obtenu. En revanche, contre-société correspond tout à fait à la
situation recherchée par les libertaires - notamment parce que
leur projet comprend l'objectif de l'organisation d'une société
sans Etat.
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