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origine http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1871
On savait Gilles Deleuze menuisier et géomètre. Ecrire,
disait-il, « n’a rien à voir avec signifier,
mais avec arpenter, cartographier, même des contrées
à venir ». Et philosopher revient toujours à
fabriquer des concepts, les clouer, les coller, les râper,
les agencer non pour poser un coffrage sur la réalité,
mais pour imbriquer de pans de réalités hétérogènes
qui, en se touchant, créeraient des plans nouveaux, des «
catastrophes » d’événements. Il faudra
désormais le voir aussi en mineur ou en chercheur d’or,
triant roches, cailloux et agglomérés pour trouver
au fond du tamis quelque pépite. Cette image vient à
l’esprit quand on lit, non Deleuze lui-même, mais Félix
Guattari. Ou, plus exactement, quand on imagine Deleuze ouvrir et
examiner les sacs de minerai que lui apportait son ami le carrier.
De Félix Guattari, on publie aujourd’hui Ecrits pour
l’Anti-OEdipe, une « mine » de textes inédits,
notes, fiches de lecture, boîtes à outils, coffrets
de concepts que le psychanalyste, à partir de 1969, a adressés
au philosophe en vue de la construction de cet « étrange
navire » que sera l’Anti-OEdipe. On a sans doute quelque
mal, aujourd’hui, à entendre la déflagration
que provoqua ce livre. C’était, a-t-on, dit, une bombe
placée sous l’édifice de la psychanalyse, du
freudo-marxisme, du lacanisme, de l’anthropologie structurale,
sinon du « mécanicisme » des sciences physiques
et naturelles. Mais sans doute faut-il ajouter bien autre chose
pour comprendre son impact : le déploiement nietzschéen
des « instincts joyeux de la guerre », une irrévérence
absolue, une force, un style, une inventivité sans bornes,
un grand vent tempétueux qui faisait passer dans la pensée
tous les courants créatifs de Mai 68, ébouriffait,
chamboulait, « déterritorialisait » tout ce qu’il
touchait, la conception du désir, la libido, le corps, la
notion de sujet, la signification qu’on attachait à
agir, penser, signifier, agir, jouir, produire... Le livre était
lui-même cette « machine désirante » qu’il
théorisait. Il paraît en 1972, sous la signature conjointe
des deux amis, dont l’oeuvre commune se poursuivra avec Kafka
ú pour une littérature mineure (1975), Rhizome (1976),
Mille Plateaux (1980) et Qu’est-ce que la philosophie ? (1991).
« Nous avons écrit l’Anti-OEdipe à deux.
Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà
beaucoup de monde. » Si « le seul sujet est le désir
lui-même », et si le désir est directement force
sociale et historique, production, flux parmi les flux, machine
au moteur immanent qui dessine des nouvelles formes d’agrégation,
on comprend qu’un « auteur » puisse être
tout au plus un « point de subjectivation » transitoire,
« évanouissant », et, plus sûrement encore,
un croisement de « lignes bifurquantes, divergentes, emmêlées
», un « agencement », une multiplicité
donc, à laquelle, pour simplifier, on aurait donné
le « Deleuze-Guattari ». Pourtant, bien que l’un
et l’autre aient travaillé à se rendre «
méconnaissables », la « paternité »
de l’Anti-OEdipe a été, avec le temps, attribuée
à Gilles Deleuze, ne serait-ce qu’en raison de la place
prééminente qu’il occupait dans la philosophie.
Guattari aurait été tous les affluents, et Deleuze
le fleuve d’écriture, l’un le chantier, l’autre
la maison. Il est probable, en effet, que la « dernière
main », le formatage, la finition et la finalisation de l’ouvrage
soient revenus à Deleuze. Mais il est certain que Guattari
a eu tout sauf un rôle « ancillaire ». L’Anti-OEdipe
est « ce qui s’est passé » entre eux, une
circulation, pour reprendre leur lexique, d’affects, de prospects,
de percepts et de concepts, un va-et-vient ininterrompu de textes
produits et corrigés par l’un et par l’autre,
de façon concise, articulée et mesurée par
Deleuze ú qui dit être semblable à une «
colline » ú de façon plus torrentielle, exubérante,
accélérée, « schizo-analytique »
par Guattari, qui « n’arrête jamais », «
a des vitesses extraordinaires », et que son ami compare à
« une mer, toujours mobile en apparence, avec des éclats
de lumière tout le temps ».
Les Ecrits pour l’Anti-OEdipe témoignent de l’apport
décisif de Félix Guattari : même le langage
et le style de l’Anti-OEdipe semblent davantage devoir à
la furie néologique dont il y fait preuve, qu’à
l’expression somme toute classique des livres que Deleuze
avait écrits juste avant, Proust et les signes, Logique du
sens ou Différence et répétition. Et ils confirment
le nombre de « champs » que Guattari a permis à
Deleuze de voir sous un autre jour, tant pour ce qui est de la psychanalyse,
de la psychiatrie, du lacanisme, que de problèmes politiques
et sociaux. Ces Ecrits, Stéphane Nadaud a préféré
les classer par « parties » ou « plateaux »
(« Psychanalyse et schizo-analyse », « Incidences
militantes », « Linguistique pragmatique », «
Plan de consistance »...) au lieu de les donner par ordre
chronologique, qui eût été plus à même
de montrer les « moments » du dialogue avec Deleuze,
mais, c’est vrai, aurait caché le nomadisme ou le déploiement
en rhizome de la pensée. On les laissera découvrir,
évidemment, en annonçant qu’ils exigent une
accommodation de l’oeil et de l’intellect. Certains
sont d’une lumière crue (« On travaille dans
l’inconscient comme on travaille dans l’électronique
ou la métallurgie. On met en place des unités de production
»), d’autres d’une opacité totale, comme
est opaque parfois la parole qui s’enflamme ou bégaie
parce que, généreuse, elle veut tout dire, dire ce
qui n’a jamais été dit comme ça et, pour
le dire, invente des ritournelles, fait s’accoupler de façon
monstrueuse mots et idées, notions et concepts. De la matière
brute ú un minerai, donc, qui, sur le tapis roulant qui va
et vient de Deleuze à Guattari, est concassé, trié,
dégagé de ses impuretés, pour pouvoir donner
une once d’or ou « quelques grammes d’uranium
enrichi ».
Qui a écrit l’Anti-OEdipe ? Quelle question : Gilles
Deleuze et Félix Guattari ! C’étaient deux amis,
qui se vouvoyaient. Ils étaient tour à tour ou en
même temps mine et mineurs, bois et charpentier ú et
réalisaient si bien l’« agencement de leurs différences
» qu’ils auraient pu tout aussi bien être un architecte
ou un sumotori. « A nous deux, Félix et moi, nous aurions
fait un bon lutteur japonais. »
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