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Origine : http://revue.psychanalyse.be/47a.html
Revue belge de psychanaluyse n° 47
A) VALEURS IMPLICITES DE LA PSYCHANALYSE
Introduction
La psychanalyse selon Freud, en principe, prévoit ceci comme
but de la cure : « rendre conscient l’inconscient, supprimer
les refoulements, combler les lacunes de l’amnésie
» (1916-17a, OeC XIV p. 451, « accomplir ce progrès
allant du principe de plaisir vers le principe de réalité
» (1916d, OeC XV p. 16), prévenir tout retour au narcissisme
en se situant dans une filiation paternelle – complexe d’oedipe
(1912-13a, OeC XI p. 376-379), renoncer aux illusions et reconnaître
la réalité (1927c, OeC XVIII p. 189-191).
Or, on sait aujourd’hui davantage qu’autrefois, au
travers des recherches sur les sciences elles-mêmes, que la
réalité en tant que telle n’existe pas, qu’elle
est fonction de l’observateur et de la théorie implicite
ou explicite qui sous-tend l’observation. Donc, reconnaître
quelle réalité ? Dans l’optique freudienne qui
a toujours tenté de relier l’ontogenèse du psychisme
individuel à l’histoire de son groupe, voire à
la phylogenèse de l’espèce, les fantasmes originaires,
reflet de la préhistoire, nous contraignent à travers
l’héritage phylogénétique et sa répétition
raccourcie dans l’ontogenèse, à reconnaître
les limites entre générations et sexes, à nous
soumettre à la loi symbolique représentée par
le père de la horde primitive et ainsi trouver une «
juste » place dans la scène originaire. Selon Freud
(1912-13a), le meurtre du père est à l’origine
du sentiment de culpabilité de l’homme - sentiment
indispensable au renoncement pulsionnel, à la sublimation
et ainsi à ce que Freud avait nommé « travail
de culture ». Toutefois, l’être humain, d’une
façon structurale, reste assujetti au conflit pulsionnel
originaire. De surcroît, ainsi que l’affirme le redoutable
diagnostic freudien, le renoncement pulsionnel imposé «
coûte » à l’individu et de ce fait, augmente
la haine de cette même culture (Freud 1927c).
Depuis que Freud a soutenu ces hypothèses - qui n’ont
jamais fait l’unanimité dans la communauté analytique
- nous avons parcouru, dans le déploiement théorique
et clinique de la psychanalyse, un très long chemin. La question
que je voudrais poser à présent est la suivante :
n’assistons-nous pas à un véritable changement
de paradigme au sein de la psychanalyse contemporaine qui consiste
en ceci : ce qui était de l’ordre du « contenu
» dans la métapsychologie, c’est-à-dire
les hypothèses fondamentales freudiennes sur ce qui constitue
l’être humain, notamment son organisation pulsionnelle
ainsi que son histoire personnelle et celle de l’espèce,
est passé à l’arrière-plan pour céder
la place à l’attention portée aux processus
d’interaction et de communication entre des « appareils
à penser » dans le hic et nunc ? Mouvement donc du
contenu vers la forme, vers la phénoménologie.
Je vous rappelle qu’un paradigme est défini comme
l’ensemble des règles admises et intériorisées
comme « normes » par la communauté scientifique,
à un moment donné de son histoire, pour délimiter
et problématiser les « faits » qu’elle
juge dignes d’étude. Thomas Kuhn (1962), soulignant
que l’observation pure n’existe pas, a montré
que toute observation scientifique est sous-tendue par une théorie.
Il faisait de surcroît apparaître que le progrès
scientifique n’est pas cumulatif, mais qu’il comporte
des « moments critiques » où se reconstitue sur
de nouvelles bases l’ensemble des problèmes formulés
et où se redéfinissent les procédures de leur
solution, ce qu’il appelait le « changement de paradigme
».
Pour expliciter mon hypothèse d’un changement de paradigme,
je reviendrai tout d’abord sur quelques points forts des hypothèses
de Freud. Ensuite, j’évoquerai certains travaux qui
ont balisé le terrain vers ce changement de paradigme, bien
que, au départ, ils n’aient nullement eu cette intention.
Bien entendu, ce n’est que dans l’après-coup
que nous pouvons tracer une certaine logique, un fil rouge qui nous
a amenés actuellement à ce « moment critique
» épistémologique au sein de la psychanalyse.
Fantasmes originaires et culpabilité – les
hypothèses freudiennes
Le questionnement sur le contenu de l’équipement de
l’être humain quand celui-ci vient au monde occupe l’humanité
depuis toujours. Sans aucun doute, l’espèce humaine,
tout comme l’animal, est assujetti à un programme inné,
manifestement de l’ordre du besoin : attachement à
la mère ou à son substitut, succion, sevrage émancipateur,
apprentissage, parade sexuelle, nidation etc. Ces attitudes vont
de pair avec l’évolution physiologique et contribuent
au développement de l’individu, à sa conservation
et ainsi à la pérennité de l’espèce.
Contrairement à l’animal qui vit « bêtement
», l’être humain est voué à se tailler
une place dans un monde dont il sait qu’il existait avant
lui. Il apprendra des versions différentes de cette histoire
au cours de sa vie : les versions scientifiques, ou bien les versions
que nous trouvons dans les mythes et dans les religions portant
sur les origines, menant souvent à une véritable scène
originaire. Et alors que l’animal ne peut pratiquement rien
changer à son héritage instinctuel, qu’il réalise
comme un programme immuable, l’être humain, en évolution
constante, est capable de modifier, d’affiner et surtout de
sublimer et de symboliser ses comportements et ceci dès le
début de l’existence. Chez l’homme, à
la place du programme prédéterminé, s’installe
un travail de « Kultur » : interprétation culturelle
collective du programme instinctuel biologique. A ceci sont associés
les acquis techniques, réalisables dans le présent
ou dans un avenir plus ou moins proche. Je ne mentionne ici que
l’indépendance croissante de la procréation
par rapport à la sexualité humaine. Les mots-clé
sont : conception contrôlée, insémination artificielle,
fécondation in vitro, clonage, utérus artificiel ().
La question de ce qui est « originaire », le «
Ur », a occupé Freud à maints égards.
Se détachant de l’idée du nouveau-né
comme une tabula rasa (Rousseau) qui, d’une façon ou
d’une autre, sera affecté par l’environnement,
Freud a émis l’hypothèse d’un héritage
phylogénétique et il a théorisé des
« fantasmes originaires » qui structureraient la vie
psychique de l’être humain. Il écrit, «
Je voudrais (...) énoncer ce résultat : dans le complexe
d’Œdipe se conjoignent les commencements de la religion,
de la moralité, de la société et de l’art,
en parfaite concordance avec ce que constate la psychanalyse, à
savoir que ce complexe forme le noyau de toutes les névroses,
pour autant qu’elles se sont laissées jusqu’ici
comprendre par nous » (1912-13a, OeC IX p. 377).
Selon Freud, pour le petit d’homme, l’événement
important qui renvoie aux fantasmes originaires est celui-ci : dans
le monde entier des pères et des mères font des bébés
; des petits garçons et des petites filles ont des corps
source de plaisir, les animaux copulent sous leurs yeux, aujourd’hui
il y a aussi les affiches et les films explicites. En entrecroisement
de l’observation du monde et de l’investissement des
zones érogènes, les enfants et les peuples se créent
ainsi des théories pour résoudre l’énigme
de la sexualité et des raisons de leur être-au-monde
(Kahn 2005, p. 115).
Freud avait décrit divers fantasmes originaires : scène
primitive, castration, séduction, le retour à l’utérus
maternel, l’incorporation cannibalique suite au meurtre du
père rival. Ces fantasmes renvoient chaque fois et au vécu
actuel et à un autrefois lointain, - aux origines. Notamment
dans « Totem et Tabou » Freud fait ce lien : il y explique
le caractère universel du complexe d’Œdipe et
plus spécialement le rôle structurant qu’il joue
dans la constitution de la personnalité de chaque individu.
Le complexe d’Œdipe prend ses racines dans le meurtre
du père de la horde originaire par les fils, ces derniers
désirant conquérir les femmes en sa possession. Selon
Freud, le souvenir de ce crime originaire, qui s’est répété
vraisemblablement à maintes reprises, serait transmis sous
la forme de sentiment de culpabilité de génération
en génération par la voie de la phylogenèse
et réapparaîtrait sous la forme d’une situation
oedipiennne inconsciente – d’où le complexe de
castration – et qui est l’organisateur central de la
vie psychique. Les fantasmes originaires constituent ce «
trésor des fantaisies inconscientes que l’on peut retrouver
par l’analyse chez tous les névrosés, vraisemblablement
chez tous les enfants des hommes » (Freud 1915f, OeC XIII
p. 314).
Dans le fantasme de scène primitive, fantasme complexe qui
englobe les autres, se réalise « la conjonction entre
le fait biologique de la conception (et de la naissance) et le fait
symbolique de la filiation, entre ‘l’acte sauvage’
du coït et l’existence d’une triade mère-enfant-père
» (Laplanche & Pontalis 1964, p. 52). Elle est une mise
en représentation globale du complexe d’Œdipe,
elle rassemble des représentations de relations sexuelles
entre les parents, incluant les différentes places possibles
d’un sujet dans des scénarios multiples à trois
personnages, prévenant ainsi le fantasme d’auto-engendrement
et l’inceste. Le positionnement du sujet dans cette scène
primitive fantasmatique est un indicateur de ses identifications
et de ses courants pulsionnels objectaux ; elle est le terrain pour
la plus ou moins libre circulation entre éléments
maternels et féminins, paternels et masculins () ; sa construction
spécifique témoigne de la reconnaissance ou du déni
de la différence des générations. La construction
de cette scène, d’une façon plus ou moins explicite,
fait partie de chaque processus analytique. Lorsque cette construction
n’a pas eu lieu ou est complètement défaillante,
nous observons souvent un fonctionnement psychotique. Sans aucun
doute, pour les analystes d’obédience freudienne, la
« scène primitive » est la scène clé
de l’organisation fantasmatique du sujet.
Selon Freud, la causalité phylogénétique est
structurale, organisée par les sédiments de la préhistoire
déposés dans le ça. Le meurtre du père
primitif, en réponse à la castration (ou la mise à
mort) qui sanctionnait le désir incestueux des fils, conduisit
à l’interdit de l’inceste, c'est-à-dire
à l’installation de la loi fondamentale (). Les humains,
en même temps, s’efforcent depuis toujours d’effacer
les traces de ce meurtre pour se défaire du sentiment de
culpabilité. Mais : « Le difficile n’est pas
d’exécuter l’acte mais d’en éliminer
les traces » (Freud 1939a, p.115). Nous voyons donc une lutte
constante en l’homme contre cette loi imposée par le
père, incorporée lors du repas totémique.
La psychanalyse classique prévoyait – au moins dans
l’idéal – le déclin du complexe d’Œdipe
comme aboutissement du développement du petit d’homme,
voire comme but de la cure : trouver sa juste place dans la «
scène primitive », c’est-à-dire reconnaître
la différence des sexes et des générations,
accepter la « castration », identification avec le parent
du même sexe, postposer les désirs sexuels (latence).
L’accès au symbolique, qui va de pair avec le renoncement
à une satisfaction pulsionnelle toute-puissante, se ferait
à partir de cette reconnaissance.
L’assujettissement de l’homme à cette loi fondamentale
était considéré comme étant à
la base de la construction du Sur-moi individuel et culturel. Le
Surmoi culturel a pour Freud une origine semblable à celle
du Surmoi individuel. De même que ce dernier résulte
du deuil des objets œdipiens et des désirs de mort contre
le parent du même sexe, de même le « Surmoi culturel
» résulte du meurtre du père originaire et de
la culpabilité qui s’ensuivit. Effacer les traces du
meurtre du père irait donc logiquement de pair avec une altération/affaiblissement
du Surmoi.
Un certain nombre d’auteurs (Lorenzer 1967) ont fait remarquer
que les fantasmes originaires sont une construction de la part de
Freud. Sara Botella écrit ceci : « Une hypothèse
possible est que Freud ait situé aux origines de l’humanité
ce qui est, en fait, aux origines de la pulsion. La valeur métapsychologique
du meurtre du père ne procéderait alors ni d’une
référence historique phylogénétique
ni d’un modèle d’autoconservation ou d’une
violence instinctuelle primitive (...) mais de la puissance métaphorique
du terme, alimentée par une activité fantasmatique
d’origine précoce, seule capable de rendre la ‘nature
la plus intime...’ et la plus radicale de la pulsion ‘qui
confère à certains côtés de la vie d’âme
un caractère démoniaque’ (Freud 1919, L’inquiétant,
OeC XV, p. 172, PUF 1996). Le parricide originaire serait le revers
dont l’identification primaire (...) au père est l’avers
» (Botella 2005, p. 723). Or, pour Freud, ce meurtre était
une « réalité » historique, culturelle
et psychique. « Le meurtre du père est (...) le crime
majeur et originaire de l’humanité tout comme de l’individu.
Il est en tout cas la source majeure du sentiment de culpabilité
» (Freud 1928b, OeC XVIII p. 214).
L’« histoire » – la tension entre objectivisme
et constructivisme
La question de la vérité historique a occupé
Freud dès ses débuts, notamment concernant la séduction.
En abandonnant sa neurotica, il avait finalement arraché
les productions fantasmatiques – tout comme le symptôme
– à une source historique et il a mis en exergue les
processus de transformation/déformation, de condensation,
de déplacement, d’annulation, de renversement en son
contraire, etc. qui sont à l’œuvre avant que nous
ne prenions conscience d’un souvenir, d’un rêve,
d’une représentation, d’un affect (Khan 2004).
En 1896, dans une lettre à Fliess, Freud évoque comment
les traces mnésiques sont ré-arrangées selon
des conditions nouvelles et il a nommé ce processus une «
Umschrift » – une réécriture – (Lettre
à Fliess du 6 déc. 1896). Cette « réécriture
» réapparaîtra plus tard sous forme du concept
de l’après-coup (1918b, OeC XIII p. 43, note de bas
de page) : des expériences et des souvenirs antérieurs
sont retravaillés et arrangés d’une nouvelle
façon pour mieux s’intégrer à de nouvelles
expériences et de nouvelles phases de développement.
C’est justement au travers de ces ré-arrangements permanents
que se crée de l’ « histoire », au-delà
du seul souvenir. Plus tard, Freud désignera un deuxième
mode d’interaction entre passé et présent :
la répétition comme forme de mémoire. «
Nous remarquons bientôt que le transfert n’est lui-même
qu’un fragment de répétition et que la répétition
est le transfert du passé oublié, non seulement sur
le médecin mais également sur tous les autres domaines
de la situation présente » (Freud 1914g, OeC XII p.
190).
Néanmoins, Freud ne détachait pas son attention du
passé réel, ni de celui de l’analysant, ni de
celui de l’humanité. Ainsi il écrit en 1905
que le but de la psychanalyse est de remplacer des symptômes
par des pensées conscientes, mais aussi qu’il importe
de porter autant d’attention sur les conditions de vie réelles
que sur les symptômes (1905e). Et dans son texte sur l’homme
au loup il écrit que l’analyste, à partir d’une
somme d’allusions et pas à pas, doit deviner (1918,
OeC XIII p. 48) certains détails pour que la scène
infantile puisse se construire/reconstruire en analyse. Nous voyons
donc aussi bien l’accent qui est mis sur le vécu de
la réalité historique et le recours inévitable
à la construction qui, pourtant, n’est pas invention
ni pure création.
L’après-coup constitue le maillon entre passé
et présent. Le matériel brut que l’analysant
amène en séance renvoie aux souvenirs inaccessibles
directement. Ce matériel, émergeant de la libre association,
contient des fragments de souvenirs en forme de rêves, de
représentations, qui sont des allusions à des expériences
et des affects refoulés voire clivés. Le travail analytique
cherche moins à dévoiler des faits objectifs du passé
du patient qu’à comprendre le reflet et l’effet
du passé dans le présent. Dans cette démarche,
qui garde son orientation historique, il s’agit de construire
un lien entre des pensées et des émotions passées
et présentes. L’émergence des liens entre passé
et présent est favorisée par le transfert du fait
que celui-ci déclenche une relance pulsionnelle et ainsi
une reviviscence de désirs refoulés, clivés,
forclos.
C’est grâce au protocole analytique, c’est-à-dire
le cadre de la cure, que nous rendons possible de tels processus.
Or, comme nous le savons, Freud lui-même n’a jamais
théorisé le cadre analytique et de ce fait, même
dans le « Vocabulaire de la Psychanalyse » de Laplanche
et Pontalis (1967), on ne trouve aucune entrée portant sur
cette notion. A présent, je voudrais vous proposer une lecture
de la dynamique déclenchée par le cadre analytique
classique sur l’arrière-fond de ce que je viens de
dire sur les fantasmes originaires et l’articulation entre
passé et présent dans la pensée freudienne.
Le procédé psychanalytique classique
Dans la mise en place de ce que nous appelons le cadre analytique
nous pouvons voir le reflet de la conception freudienne du sujet,
qui porte autour du désir et de l’interdit chez l’être
humain.
La situation divan-fauteuil, avec son invitation inouïe à
« tout » dire, à « laisser libre cours
» à ses pensées, ses rêveries, renvoie,
bien entendu, à une séduction puissante de caractère
incestueux. En contrepartie, le protocole classique, d’une
façon implicite, installe une loi symbolique : le cadre est
extrêmement strict, aucun élément ludique, aucune
permissivité, dans l’idéal classique, ne peuvent
se déployer à la lisière de la séance,
lisière qui trace aussi inexorablement que le tabou d’inceste
la différence entre intérieur et extérieur,
entre moi et l’autre. La durée invariable de la séance
signifie l’assujettissement des deux protagonistes à
une loi dont ils ne sont ni auteur ni maître et ouvre ainsi
vers le tiers. L’explication formelle du cadre par l’analyste
et la nécessité de son respect répète
un interdit paternel fondateur, mais paradoxalement, comme le dit
si bien Jean-Luc Donnet, elle sous-entend aussi ceci : « Dès
lors, cet interdit signifie la relation analytique comme incestueuse
: tout à la fois il l’autorise sous condition (exclusion
de l’acte et/ou besoins symbiotiques) et la désigne
comme potentiellement coupable (car la parole est sexuelle, et le
besoin toujours déjà désir) » (Donnet
1973, p. 108, je souligne, SHW). Ainsi le protocole analytique à
la fois signifie et interdit le désir incestueux, imposant
dès lors le passage du processus primaire au processus secondaire,
notamment par la mise en parole.
Le procédé psychanalytique lui-même relève
d’une forme d’expression hautement « civilisée
». Peu importe la violence des thèmes abordés
et leur vécu dans le transfert, seule la parole peut y faire
référence. Des affects les plus forts se voient interrogés
chaque fois quant à leur sens caché, inconscient,
et gardent ainsi dans l’actualité de la séance
une qualité « virtuelle » : la transformation
d’états et de processus complexes en langage représente
un effort de symbolisation considérable qui n’existe
que dans peu d’autres domaines et représente en soi,
selon Freud (1923b), un travail de culture à l’intérieur
de chaque séance.
B) TENDANCES DE LA PSYCHANALYSE CONTEMPORAINE
Les apports post-freudiens les plus importants quant aux forces
à l’œuvre dans la dynamique de la séance
analytique portent sur l’exploration du contre-transfert.
Ce que Freud, tout d’abord, nommait tout simplement le «
tact », puis le contre-transfert (1910d) de l’analyste,
est devenu objet de multiples travaux. H. Racker (1948) et Paula
Heimann (1950) sont parmi les premiers à avoir frayé
le chemin à des théorisations ultérieures portant
sur les processus de la transformation de la pensée en séance.
La participation de l’analyste, avec son fonctionnement psychique,
ses réactions émotionnelles et représentationnelles,
a de plus en plus attiré l’attention métapsychologique
de la communauté analytique et ceci dans toutes les cultures
analytiques sauf et ceci d’une façon argumentée,
chez les lacaniens ().
L’attention portée au fonctionnement contre-transférentiel
de l’analyste est née de certaines impasses dans des
cures analytiques. Notamment face aux fonctionnements psychiques
que l’on appelle aujourd’hui les « états
» ou les « cas limites », caractérisés
par un manque de fantasmes structurés et un transfert diffus
et difficile à détecter, ces éminents psychanalystes
pensaient que les réponses contre-transférentielles
pourraient servir d’outil précieux dans le travail
analytique.
Toutes ces avancées théoriques concernant la dynamique
des processus entre analyste et analysant ont été
considérées comme un élargissement par rapport
à ce qui était déjà en germe dans l’œuvre
de Freud.
Troubles précoces – états limites
En lisant les contributions majeures de psychanalystes contemporains
nous voyons qu’ils se réfèrent de plus en plus
à des expériences cliniques avec des sujets souffrant
de ce qu’on appelle des « troubles précoces »,
c’est-à-dire des troubles dans le développement
de l’enfant qui interviennent chronologiquement avant le surgissement
d’une configuration oedipienne autour des fantasmes originaires
et d’une possibilité de les organiser faute d’acquisition
du langage. Dans la situation analytique, ce phénomène
se traduit par l’incapacité de nombreux sujets à
développer des représentations structurées
et ainsi une véritable névrose de transfert. Trouble
plus « précoce » est égal à trouble
plus « grave ». Déjà Ferenczi (1928),
plus tard Kohut (1971) et encore bien d’autres ont demandé
un changement de paradigme en psychanalyse : au niveau de la technique
analytique, du diagnostic et de la conception de la structure psychique
en général : à la place d’un conflit
intrapsychique structurel chez le sujet, se basant sur le conflit
pulsionnel inné et la sexualité infantile, ils soulignaient
les défaillances dans les relations à l’objet,
ce dernier n’ayant pas reflété « suffisamment
bien » le sujet et ayant ainsi créé un traumatisme.
Ces opinions d’un changement plus global de la société
et des individus ont été reprises depuis. Ainsi nous
observons, dans la psychanalyse contemporaine, et peu importe son
obédience, la prépondérance du diagnostic de
« troubles précoces », d’un fonctionnement
« narcissique » ou « borderline ». Les discussions
métapsychologiques portent aussi sur la question de savoir
si vraiment la nature des troubles a changé ou si notre regard
diagnostic s’est modifié. En conséquence, nous
observons une tendance de plus en plus répandue à
mettre l’accent sur la relation à l’objet dont
on souligne l’importance de sa fonction « contenante
» basée sur « la préoccupation maternelle
primaire » « suffisamment bonne » (Winnicott 1956),
sa « fonction alpha » (Bion 1962) nécessaire
pour que la transformation d’éléments bêta
puissent se faire dans la relation à l’objet.
Ces notions font désormais partie de nos repères
métapsychologiques.
Quand nous regardons les contributions post-freudiennes, nous pouvons,
d’une façon un peu schématique, distinguer celles
portant sur le contenu de la métapsychologie et celles orientées
sur les aspects formels de la pensée et sur l’émotionnel,
qui émergent entre analyste et analysant en séance.
Après Freud, notamment Karl Abraham, Mélanie Klein
et Jacques Lacan ont travaillé sur les contenus fantasmatiques
chez le sujet. Des auteurs comme Ferenczi, Winnicott et Bion se
sont penchés plus particulièrement sur les conditions
et les processus de transformation grâce à la relation
à l’objet/l’analyste.
A présent je voudrais vous proposer mes réflexions
sur l’évolution de la psychanalyse pendant ces dernières
décennies : mon hypothèse est que nous voyons au sein
de la psychanalyse le même mouvement que dans notre société.
Je vous rappelle que nous appelons notre ère « postmoderne
» et ceci un peu partout dans le monde depuis le début
des années 80. La post-modernité, dont on parle en
sociologie, politique, art, architecture, littérature et
philosophie, se caractérise par la fin des méta-récits
émancipatoires et des repères utopistes de la modernité.
La pensée post-moderne récuse toute conception d’une
vérité universelle religieuse, politique ou philosophique.
La science dans une société post-moderne renonce à
son idéal normatif de réalité et de vérité
au profit de la prévisibilité des résultats.
L’activité humaine tend à se justifier par le
paradigme général de la résolution de problème.
Ainsi la communication et la négociation remplacent les préconceptions
religieuses, mythiques, philosophiques, morales ou politiques d’avant.
Les critiques de la pensée post-moderne lui reprochent que
son attitude profondément anti-idéologiste en faveur
de la libre circulation des idées, des informations, de la
marchandise, des identités, constituerait elle-même
une idéologie.
La psychanalyse, vue de près, ne semble pas avoir échappé
à ce courant majeur de notre époque. A l’instar
de la post-modernité avec l’accent mis sur le communicatif
dans le hic et nunc au détriment de projets portant sur le
contenu, la psychanalyse contemporaine a tendance à laisser
derrière elle ce que certains considèrent comme les
« bizarreries » de Freud et l’attention se porte
surtout sur les processus formels et émotionnels : la compréhension,
l’interaction, la communication et ses avatars entre analysant
et analyste sont à l’avant-plan – tout comme
c’est le cas au niveau sociétal, entre communautés,
citoyens et Etats.
W. Bion a dégagé dans plusieurs de ses textes une
théorisation originale de la formation des pensées,
de leurs distorsions, c’est-à-dire des différentes
psychopathologies de la pensée. Les notions « alpha
», « bêta », « conception »,
« concept », « contenu/ contenant » prennent
non seulement de plus en plus le dessus sur la conceptualisation
de l’appareil psychique chez Freud, mais les références
à des concepts comme l’héritage phylogénétique
ou même au concept d’Œdipe se font plus rares.
La connaissance, chez Bion, est une fonction, en l’occurrence
la fonction « C » (Connaissance). Cependant, Bion, au
delà des fonctions formelles, parle par exemple de «
‘foi’ – la foi en une réalité et
une vérité ultime –, l’inconnu, l’inconnaissable,
‘l’infini informe’ » (Bion 1970, p. 69).
Et cette « vérité ultime », cette «
chose en soi », « ne peut jamais être connue »
(Bion 1970, p. 152). Là où la psychanalyse freudienne
exigeait la reconnaissance d’une loi symbolique précise
et ainsi d’une culpabilité structurelle du sujet, nous
voyons de moins en moins de définitions de contenu de connaissance.
Par contre, beaucoup d’analystes post-freudiens importants
portent leur attention surtout sur les processus formels et émotionnels
permettant par exemple l’exercice de la fonction C et le déploiement
d’un climat propice à favoriser l’échange
émotionnel entre analyste et analysant.
D’un point de vue freudien, on peut poser la question critique
suivante aux analystes qui mettent à l’avant-plan la
valeur de l’échange émotionnel entre analyste
et analysant dans un espace « transitionnel » : comment
évaluent-ils la « véracité » de
l’affect puisque celui-ci, selon Freud, est aussi assujetti
à la déformation ? L’émotion consciente
et accessible peut dissimuler un affect inconscient autre : «
... lorsque l’on envisage l’affect sous le seul aspect
de la réponse émotionnelle, on situe d’emblée
la cure dans le registre d’une interaction affective »
(Khan, p. 64).
Nouvelles visions de la dynamique de la cure
Sans aucun doute, dans l’histoire épistémologique
de la psychanalyse, l’accent s’est très tôt
déplacé de la reconstruction vers la construction,
de la vérité cartésienne vers une vérité
qui ne se révèle que dans une communication et qui
n’est valable qu’au sein de celle-ci. Dans la pensée
de Freud lui-même, la notion de réalité a changé
au cours de son œuvre (1937d) ; elle s’est de plus en
plus déplacée vers un relativisme constructiviste
ou communicatif, - tout comme c’est le cas dans d’autres
sciences sociales. Freud avait expliqué lui-même que
l’analysant, en associant durant la séance, «
demeure sous l’influence de la situation analytique, même
lorsqu’il ne dirige pas son activité mentale sur un
thème déterminé. On est en droit d’admettre
que rien d’autre ne lui vient à l’esprit que
ce qui est en rapport avec cette situation » (Freud 1925d
OeC XVII p. 87, je souligne SHW). Dans le monde francophone, impossible
de ne pas penser dans ce contexte à l’œuvre de
Serge Viderman qui mettait en exergue l’aspect arbitraire
de l’interprétation et de la construction. Dans son
livre La construction de l’espace analytique il concluait
: « L’oreille de l’analyste n’est pas un
organe de l’audition, mais de transformation » (1970,
p. 343).
Dans de telles visées - et parfois malgré elles -
réside l’origine de tout un courant de la psychanalyse
qui argumente une technique qui n’interprète plus que
dans le hic et nunc et ne se réfère plus au passé.
Ces analystes pensent que seule l’interprétation de
ce qui se passe au niveau transférentiel et aussi relationnel
actuel entre analyste et analysant garantit une immédiateté
émotionnelle. Les références historiques, à
la limite, ne feraient que détourner des émotions
importantes (Kennedy 2003, p. 878). C’est ainsi que l’émotionnel
actuel dans la relation entre analyste et analysant prime sur la
question de la réalité psychique passée. Nous
voyons donc que la relation entre passé et présent
a changé. Ce n’est plus le passé qui a des effets
sur le présent, mais ce qui est évoqué du passé
vient illustrer le présent qui seul est à prendre
en considération. Des analystes comme par exemple Ferro 2005,
Ogden 2001, Barale 2005, conçoivent que tout ce que l’analysant,
en séance, évoque éventuellement de son passé
est expression directe de l’actualité émotionnelle
de la relation entre analyste et analysant en séance. Il
n’y aurait donc plus de parole hors transfert ou, comme on
le lit le plus souvent, hors « relation ».
Thomas Ogden concède encore que « l’expérience
analytique a lieu entre le passé et le présent et
fait intervenir un passé qui est en train de se créer
de nouveau (à la fois pour l’analyste et pour l’analysant)
à travers une expérience qui prend naissance entre
l’analyste et l’analysant » (Ogden 2005, p. 760).
Antonino Ferro va plus loin : tout ce qui émane dans et
de la séance naît du présent émotionnel
de la relation entre analyste et analysant. Voyons par exemple la
vignette clinique suivante : Une patiente lui dit qu’elle
« a un problème avec son mari qui voudrait faire l’amour
par derrière et qui dit qu’elle aussi – selon
lui – le désire. Mais elle en est terrorisée,
elle a peur d’être blessée, de saigner et de
finir aux urgences.
Je me rappelle », écrit Ferro, « que la semaine
précédente, elle s’est sentie mal à la
suite d’une de mes interprétations touchant un sujet
considéré par elle comme tabou et longtemps évité.
Je lui dis que peut-être se pose le problème de se
laisser aller à l’analyse, au rapport par derrière
avec moi et de le faire en confiance ou avec la peur que je la blesse
par ce que je dis » (2005, p. 77). Et Ferro de conclure :
« Ce qui se dit en analyse se rapporte au ‘champ analytique’,
nous parle de ce dernier et de rien d’autre » (ibid.
p. 81, je souligne SHW). Le « rien d’autre » de
Freud et le « rien d’autre » de Ferro se distinguent
en ceci : pour Freud, le patient ne cessait de parler de ses mouvements
transférentiels, pour Ferro, le patient ne cesse de parler
du champ émotionnel constitué et par l’analysant
et par l’analyste.
Quel parcours métapsychologique et technique parcouru depuis
la thèse de Freud qui dit, notamment dans le récit
de la cure de l’« homme au loup », que les liens
émotionnels témoignent de la relation complexe entre
passé et présent ! Dans la conception classique, la
séance analytique est un lieu où l’analysant
répète et transfère sa propre histoire, ses
fantasmes, son désir, des aspects de ses objets internes
sur et dans l’espace analytique, notamment l’analyste
(Freud 1914g). Celui-ci accueille, observe, pour finalement interpréter
ce qui se passe chez l’analysant. Nous voyons une relation
verticale, déterminée par le transfert émanant
de l’analysant vers l’analyste auquel l’analyste
répond avec son « contre-transfert ».
Dans les courants intersubjectivistes de la psychanalyse contemporaine,
cette vision de la séance semble s’être modifiée.
Avec les innovations de Ferenzci, puis avec Winnicott et encore
beaucoup d’autres, nous avons vu naître une technique
qui mise bien plus sur les aspects relationnels, horizontaux, entre
analyste et analysant : deux appareils à penser et à
rêver, dans un effort commun, créent le « tiers
analytique » (Ogden 2005). La séance n’est plus
le cadre pour comprendre le passé de l’analysant, le
conflit originaire – l’Œdipe, la culpabilité
primaire –, mais un « espace transitionnel » (Winnicott)
ou un « champ » (Baranger) où se tissent des
liens émotionnels et mentaux pour pouvoir de mieux en mieux
« narrer » (Ferro 2005) les mouvements internes.
Pour ces analystes, le protocole analytique dans son idéal
classique prend moins de sens. Je vous rappelle la technique «
active » de Ferenzci, ainsi que ce que Margaret Little (1990)
raconte de sa cure avec Winnicott : prolongement de la durée
des séances si nécessaire, le toucher – pourquoi
pas ?, l’évitement actif du transfert négatif
(le vase qu’elle avait fracassé est remplacé
le lendemain par un identique). Ces aménagements ont souvent
été justifiés du fait qu’il s’agissait
d’une clinique avec des patients psychotiques et que ces derniers
seraient dans le besoin régressif et ne fonctionneraient
pas sur le registre du désir. Mais un psychotique, n’a-t-il
pas aussi besoin de faire la transformation du besoin vers le désir
pour justement prévenir toute tentative incestueuse ?
A. Ferro, aussi, fait preuve de permissivité, par exemple
quant à la durée de la séance ou quand il confie
la clé de son cabinet à une analysante phobique, voyant
besoin et pas désir à l’origine de sa demande.
Ogden pense même qu’énoncer la règle fondamentale
du « tout dire » nuit au bon déroulement de la
« relation analytique » et lui semble « incompatible
avec la création d’un environnement analytique à
même de provoquer la rêverie » (2001, p. 141).
Il demande à tous ses patients de se coucher sur le divan
quelle que soit la fréquence des séances (ibid.) ;
la démarcation entre psychanalyse et psychothérapie
qui se fait traditionnellement aussi à partir de la fréquence
est ainsi effacée.
Ce que je voudrais mettre en évidence, c’est que le
cadre analytique en soi, de par son immuabilité et pour l’analyste
et pour l’analysant, est de moins en moins conçu comme
expression de et confrontation avec une loi symbolique et la culpabilité
originaire, mais comme lieu protecteur, permettant de nouvelles
expériences émotionnelles et le développement
des capacités mentales du couple analytique (Ferro 2005,
Ogden 2001).
Avec une telle visée de la cure, nous pouvons aisément
nous débarrasser de ce qui est souvent considéré,
comme je le disais plus haut, des « bizarreries » de
Freud. Marie Moscovici le dit avec ironie : « Nous avons fait
des progrès, la forme ancienne ne convient plus aux générations
nouvelles de praticiens et de patients, Freud ne savait pas encore
que... (...) Simplifions : traitons les paroles comme des informations,
les échanges en séance comme de la communication,
les processus de la cure comme des mécanismes d’éducation,
le tout comme une formation. Le patient aura appris, après
cela, à vivre et penser plus justement » (Moscovici
2002, p. 13). Du coup, l’interprétation telle quelle
n’existe plus, comme le dit explicitement A. Ferro, car le
récit du patient en séance ne renverrait qu’au
présent émotionnel des deux protagonistes de la cure
: « J’entends par ‘récit’ cette façon
d’être en séance de l’analyste telle qu’il
participe avec son patient à la ‘construction d’un
sens’, essentiellement sur un mode dialogique, sans césure
interprétative particulière. Comme si analyste et
patient construisaient ensemble une pièce de théâtre
dans laquelle les intrigues s’assemblent, s’articulent,
se développent, parfois même de façon imprévisible
et impensable pour les deux conarrateurs, sans que l’un d’entre
eux soit plus particulièrement détenteur d’une
vérité préétablie. Selon cette façon
de procéder, la transformation conarrative, ou même
la conarration transformante, prend la place de l’interprétation
» (Ferro 2005, p. 24). Je me réfère d’ailleurs
surtout à Ferro, car celui-ci a le grand mérite, à
mes yeux, de théoriser en détail son attitude clinique.
Il est de surcroît tout à fait conscient d’introduire
un « changement de paradigme » par rapport à
la conception freudienne de la cure.
C) LA PSYCHANALYSE FREUDIENNE – EST-ELLE UNE «
WELTANSCHAUUNG () », UNE « VISION DU MONDE » ?
Dans l’après-coup, nous pouvons nous rendre compte
que le concept des fantasmes originaires ne relève peut-être
pas d’une « Weltanschauung », d’une vision
donnée du monde, mais quand même de quelques a priori
qui ont créé et structuré les conceptions clés
de Freud. Celui-ci se révèle, mais encore une fois
dans l’après-coup, en moraliste. Il parlait d’un
fonctionnement idéal du sujet qui, reconnaissant les limites
dressées par le tabou d’inceste imposé par le
père, déclinerait ses plus puissants désirs
pulsionnels et assumerait ainsi sa culpabilité. Il voit un
sujet qui serait responsable de ses actes et de ses fantasmes, la
cure servirait à construire la scène originaire, c’est-à-dire
questionner ses origines, construire/ reconstruire sa propre histoire,
pour que l’analysant devienne davantage « sujet »
de son parcours propre, de son existence. Dans ce contexte, il me
semble important de souligner que, en latin, le terme subjectus
désigne ce qui est la structure sous-jacente, dans le sens
de ce qui est soumis, assujetti. Le « sujet », c’est
donc l’être assujetti, soumis à des conditions
de vie données, c’est-à-dire à une culture
donnée. « Me connaître, c’est reconnaître
dépendre de quelque être différent de moi »,
disait Descartes. Lacan appelait cet « être »
le grand « Autre ».
Cette vision anthropologique ne se révèle telle quelle
que dans un après-coup advenu par un changement de conditions
de vie de l’homme post-moderne. « Les mentalités
sont les formes que prend le compromis entre l’exigence pulsionnelle
et la nécessité culturelle » (Khan, 2004, p.
213). Cette nécessité culturelle n’est pas immuable.
La postmodernité a radicalement changé la donne :
elle se caractérise par la fin de tous les grands récits
soutenant une possible figure de l’ « Autre ».
Nous observons des nouvelles formes de vie plus ou moins éloignées
des formes traditionnelles, mettant en question des notions fondamentales
concernant la différence des sexes et des générations,
la perspective du clonage des êtres humains n’en étant
que la figure extrême. La psychanalyse, dans sa réflexion
métapsychologique et, par la suite dans son attitude clinique,
peut en principe y réagir de deux manières différentes
: soit insister sur la nécessité d’une construction
de la scène originaire dont découlera le tabou d’inceste,
le complexe d’Œdipe, la culpabilité, c’est-à-dire
insister sur les limites au désir du sujet, ou bien intégrer
- et pourquoi pas ? - d’une façon postmoderne, tout
ce qui est devenu « possible » même si cela met
au défi les fantasmes originaires, par exemple le remodelage
du corps sexué par intervention chirurgicale, l’adoption
monoparentale ou homosexuelle, la grossesse au-delà de la
ménopause ou par mère porteuse. Il s’agirait,
à ce moment-là, plutôt, de pouvoir « narrer
» ces événements d’une façon consistante
?
L’opinion de Freud était que, dans tous les cas de
figure, la méthode devrait primer sur les a priori. Cette
attitude constitue un argument puissant pour une psychanalyse dans
le sens de la deuxième option. Mais qu’aurait-il dit
s’il avait su qu’on toucherait à la loi symbolique
?
Ainsi se demande Marie Moscovici : « Les ‘scènes
originaires’ des générations contemporaines
peuvent-elles être ce qu’avant ce siècle et ses
guerres dont les victoires effrayantes ont souvent un goût
de défaite, elles étaient dans l’imaginaire
? On a parfois même le sentiment qu’il faut aujourd’hui,
en psychanalyse, bien du travail pour que la ‘scène
primitive’ elle-même, ce pilier de nos théories
et de notre pratique, retrouve ou trouve, si l’on ose dire,
le goût qu’elle avait. Toute nostalgie mise à
part, si cela se peut » (Moscovici, p. 217).
Avec toutes les réserves quant à la nostalgie du
« bon vieux temps » je voudrais poser cette question
qui me paraît importante : est-ce qu’on veut continuer
de concevoir que la question « oedipienne » reste le
pivot de la psychanalyse ou non ? L’attention justifiée
et nécessaire que de nombreux analystes ont porté
aux défauts de l’appareil à penser qui empêchent
le sujet d’avoir accès à des représentations
structurées, a escamoté, me semble-t-il, en même
temps la conception freudienne de l’Œdipe. « Si
se perd la complexité du modèle au nom de l’élargissement
des frontières du psychanalysable, alors se perd le cœur
même de la métapsychologie » (Khan 2004, p. 276).
Si c’est le cas, on devrait, dès lors, admettre l’évidence
d’un « changement de paradigme ».
Une psychanalyse évidée de visée anthropologique
Sans aucun doute, une psychanalyse débarrassée de
ses visées anthropologiques, de certains éléments
métapsychologiques que Freud lui-même appelait sa «
sorcière » () la rend plus défendable, plus
acceptable. Nous pourrions arborer, à l’instar des
thérapies cognitivistes, tout simplement un outil de traitement
thérapeutique des troubles de la pensée et relationnels
; un traitement qui se ferait au sein d’une relation entre
patient et analyste et qui serait objectivable par des méthodes
scientifiques traditionnelles ; un traitement qui serait libre de
conjectures plutôt obscures sur les origines des conflits
des êtres humains. A la limite, pourquoi pas, on pourrait
se passer du concept de l’inconscient en se centrant sur le
fonctionnement relationnel entre patient et analyste ; je pense
qu’on pourrait se borner à parler du « latent
» et du « manifeste » pour décrire ces
phénomènes relationnels. Pour illustration, je ne
citerai que les nouvelles théories du rêve. Là
où Freud voyait un compromis condensé entre poussée
pulsionnelle, désirs réprimés, représentations
refoulées et restes diurnes, des auteurs comme Ogden ou Ferro
comprennent le rêve comme expression directe d’état
émotionnel de la relation thérapeutique. Ainsi l’analysant
tout comme l’analyste, à travers ses rêves n’exprimeraient
plus un inconscient propre à lui seul mais le « tiers
analytique ». Pourquoi, pourrait-on demander enfin, un sujet
rêverait-il hors relation analytique ?
Nous ne serions désormais occupés que par ce qui
s’exprime de facto en séance. L’application de
la méthode aurait primé sur les conjectures métapsychologiques.
Comme le réclame Ogden sans ambiguïté quant à
ses présentations cliniques : c’est « l’expérience
avec le patient qui conduit à l’élaboration
de la théorie et non l’inverse » (Ogden 2005
p. 753). Contre qui s’adresse ce reproche implicite ? –
est-ce contre Freud avec ses conjectures métapsychologiques
à la sorcière ?
D) EN GUISE DE CONCLUSION
A la différence d’un Freud « moraliste »
quant à la culpabilité originaire, les buts de la
cure se définissent donc d’une nouvelle façon.
Antonino Ferro par exemple, mettant l’accent sur le narratif
en analyse, écrit ceci : « Cette fonction narrative,
je pense qu’elle dérive du fonctionnement synergique
de la fonction alpha (qui crée le pictogramme émotionnel
: l’image) et de l’appareil pour penser les pensées
» et « la fin ultime d’une analyse est une introjection
stabilisée d’un tel narrateur qui permet, à
l’occasion des diverses émergences émotionnelles,
d’opérer les transformations émotionnelles de
bêta vers alpha » (Ferro 2005, p. 61, je souligne SHW).
Ogden aussi ne se bat plus avec quelque sorcière que ce
soit. C’est l’expérience émotionnelle
nouvelle du patient, résultant de la rencontre entre analyste
et analysant, qui est définie comme but de la cure : «
Par exemple, des expériences dans et de celui-ci (du tiers
analytique) engendrent souvent une qualité d’intimité
entre le patient et l’analyste qui a ‘tout l’air
d’être réelle’ (Winnicott 1963, p. 184).
Des expériences de ce type entraînent des sentiments
d’humeur enjouée, de camaraderie, de ludisme, de compassion,
de flirt sain, de charme etc.. Ces expériences dans le tiers
analytique peuvent avoir une importance particulière pour
l’analyse en cela qu’elles peuvent être les premiers
exemples dans la vie du patient de formes saines et productives
de relation à l’objet » (Ogden 2005, p. 766,
je souligne SHW).
On voit ici l’idée que « naît du bon du
bien ». A la place d’un sujet assujetti au conflit pulsionnel
et ainsi condamné à l’insatisfaction dont provient
le mal, nous voyons un sujet qui aspire à la bonne expérience
intersubjective : « Les êtres humains ont un besoin
aussi profond que la faim et la soif d’établir des
constructions intersubjectives » (Ogden 2005, p. 772). Le
désir est ainsi devenu besoin, le virtuel du transfert est
devenu relation réelle ; la situation analysante que Donnet
avait décrite comme séduction incestueuse signifiant
en même temps la loi symbolique est devenue lieu de communication
« saine ».
La lecture de la psychanalyse conçue essentiellement comme
théorie des relations objectales permet de l’intégrer
comme micro-sociologie. Nous pouvons ainsi étudier «
objectivement » comment le sujet en devient un, par exemple
à travers l’observation du nourrisson, comment il interagit
avec les objets internes et externes.
La question d’une contradiction radicale entre nature humaine
et société, entre l’individu et culture, question
qui avait taraudé Freud, se trouve éludée.
Or, ce qui rend la psychanalyse freudienne science critique, dans
la tradition philosophique de la théorie critique, est justement
la conviction qu’il existe une contradiction insoluble entre
la nature humaine et l’organisation sociale, entre pulsion
et relation, contradiction responsable de l’insatisfaction
structurelle du sujet et qui fait que « chaque individu est
virtuellement un ennemi de la culture » (Freud 1927c, OeC
XVIII p. 146).
Nous n’aurions plus à méditer ce terrible diagnostic
de Freud qui disait que tout progrès dans la maîtrise
pulsionnelle renforce la haine de la culture elle-même. Nous
n’aurions plus à être inquiets du fait que Freud
ne cherche pas l’origine de la barbarie dans les circonstances
historiques des sociétés mais dans la configuration
interne de tout individu. Selon Freud, ce que l’humain cherche,
à cause de sa culpabilité originaire, est l’effacement
des traces du meurtre du père. Son hypothèse développée
notamment dans L’homme Moïse et la religion monothéiste
() (1939), était que tradition et conscience – dans
un mouvement analogue aux processus psychiques inconscients –
ne cessent de chercher l’effacement du meurtre originaire
(fantasme de meurtre du père originaire/du parent œdipien).
Raisonnant avec la « sorcière » de Freud, on
pourrait dire que l’homme post-moderne, laissant derrière
lui religion, tabou, morale, culpabilité, est au point de
« parfaire justement l’effacement du meurtre originaire
» (Kahn, p. 250) et ainsi de ses origines. « Il se passe
quelque chose de décisif et peut-être de grave quand
la question du père est rejetée aux oubliettes, et
qu’on traite comme négligeable le lien entre le père,
le meurtre et le monothéisme. Avec l’eau du bain, on
rejettera la psychanalyse » (Moscovici 2002, p. 114).
On est peut-être en train de jeter la psychanalyse freudienne,
mais le changement de paradigme que j’ai essayé de
démontrer fait naître quelque chose de nouveau. Que
l’on veuille encore appeler cela « psychanalyse »
dépendra, en fin de compte, des goûts intellectuels
personnels.
Susann Heenen-Wolff
Bruxelles
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RESUME
Dans l’optique freudienne, les fantasmes originaires, reflet
de la préhistoire, nous contraignent à travers l’héritage
phylogénétique et sa répétition raccourcie
dans l’ontogenèse, à reconnaître les limites
entre générations et sexes, à nous soumettre
à la loi symbolique représentée par le père
de la horde primitive, et – comme le recherche le but de la
cure – trouver une « juste » place dans la scène
originaire (complexe d’Œdipe). L’expérience
clinique avec des patients souffrant de troubles précoces
a très tôt amené certains analystes à
proposer un changement de ce paradigme provoquant ainsi des modifications
importantes au niveau de la technique, mais plus récemment
aussi au niveau métapsychologique. Certains analystes contemporains
conçoivent le sujet en portant toute leur attention aux processus
d’interaction et de communication entre des « appareils
à penser » dans le hic et nunc. L’auteur démontre
que ce courant se fait en parallèle avec les tendances majeures
de notre époque « post-moderne » où la
communication et la négociation remplacent les préconceptions
religieuses, mythiques, philosophiques, morales ou politiques antérieures.
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