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Origine : http://www.lagauche.com/lagauche/article.php3?id_article=758
http://www.socialistresistance.net/changer_le_monde_sans_prendre_le.htm
http://www.cmaq.net/en/node.php?id=14844
http://www.jcc.lautre.net/article.php3?id_article=524
(à propos de Change the World Without Taking Power, The
Meaning of Revolution Today, de John Holloway)
Il est utile de discuter les thèses avancées dans
le livre de John Holloway, non parce qu’il a des légions
de partisans dévoués, mais parce que beaucoup d’idées
qu’il avance au sujet du changement social sont répandues
dans le mouvement altermondialiste (appelé aussi, dans les
pays anglo-saxons, « mouvement pour une justice globale »)
et dans le mouvement contre la guerre, à l’échelle
internationale.
L’idée de refuser la prise du pouvoir a été
récemment popularisée par le sous-commandant Marcos,
dirigeant des Zapatistes. Comme bien des choses qu’indique
le sous-commandant, cette idée n’était pas dénuée
d’ambiguïtés, car en aucun cas l’Armée
zapatiste de libération nationale (EZLN), représentant
le peuple indigène d’un petit coin du Mexique, ne peut
prétendre prendre le pouvoir - du moins seule. Cependant
l’idée de base de transformer de manière révolutionnaire
les rapports sociaux sans conquérir le pouvoir était
en l’air depuis longtemps.
Bien que Holloway formule quelques critiques à l’égard
de Tronti et d’Antonie Negri, les parents intellectuels des
courants de l’autonomie italienne, ses principaux arguments
viennent directement de cette source : n’affrontez pas les
patrons dans le monde du travail, retirez vous de ce monde. Créez
des espaces autonomes - autonomes vis-à-vis des patrons et
autonomes vis-à-vis de l’État capitaliste. Cela
signifie bien sûr la lutte, mais non les appareils raffinés
des partis politiques ni la prise du pouvoir d’État.
Certaines des choses dites par Holloway dans son argumentation
sont aujourd’hui largement répandues au sein des mouvements
radicaux ; elles vont au cœur de la stratégie révolutionnaire
et explicitement c’est le marxisme révolutionnaire
qui est la principale cible des polémiques d’Holloway.
Passer en revue son livre implique de le citer largement, de manière
à ce que les lecteurs puissent juger les arguments eux-mêmes.
Mais il est utile, pour anticiper, d’en résumer les
principaux :
1. Tant le réformisme que le marxisme révolutionnaire
ont pour objectif stratégique la conquête du pouvoir
; mais c’est un piège, car l’État ne peut
être qu’une structure autoritaire (ce qui relève,
par ailleurs, de l’ anarchisme standard).
2. L’État n’est pas le lieu du pouvoir ; les
rapports sociaux capitalistes concentrent le pouvoir. Les marxistes
orthodoxes ne voient pas que l’État est fermement soumis
aux rapports sociaux capitalistes et que sa conquête ne change
pas grand chose, puisque les rapports sociaux autoritaires demeurent
en place.
3. Les rapports sociaux capitalistes peuvent être changés
seulement par des pratiques sociales alternative produites par les
opprimés eux-mêmes au cours de la résistance
et de la lutte.
4. Le fondement théorique de cet argument est la catégorie
du fétichisme (de la marchandise) et de sa reproduction.
Les rapports sociaux ne sont pas une structure ou une « chose
» mais des rapports reproduits quotidiennement dans le processus
de « fétichisation ». Mais cette reproduction
n’est pas automatique et peut être perturbée
par des pratiques sociales alternatives de résistance.
5. La proclamation d’Engels et d’autres que le marxisme
est une « science » génère de manière
automatique une pratique autoritaire : les opprimés sont
divisés entre ceux qui « savent » (l’avant-garde,
le parti) et ceux qui ont une fausse conscience (les masses). Une
pratique manipulatrice et substitutionniste résulte automatiquement
de cette conception. Même Lukacs et Gramsci ne furent pas
capables de rompre avec cette fausse problématique.
6. Il n’y a pas de garantie d’une fin heureuse ; tout
ce qui est possible c’est la critique négative et la
résistance, et nous verrons quels en seront les résultats.
L’État « assassin de l’espoir »
« Que pouvons-nous faire pour mettre un terme à toute
la misère et à l’exploitation ? (...) Il y a
une réponse prête à portée de la main.
Faites-le par l’État. Rejoignez un parti politique,
aidez-le à prendre le pouvoir gouvernemental, changez ainsi
le pays. Ou, si vous êtes plus impatient, plus révolté,
plus dubitatif en ce qui concerne les possibilités des moyens
parlementaires, rejoignez une organisation révolutionnaire
et aidez à conquérir le pouvoir d’État
par des moyens violents ou non-violents, et employez cet État
révolutionnaire pour changer la société.
« Changer le monde par l’État : c’est
le paradigme qui a dominé la pensée révolutionnaire
durant plus d’un siècle. La discussion entre Rosa Luxembourg
et Édouard Bernstein il y a cent ans sur "réforme
ou révolution" a fixé les limites qui ont dominé
la réflexion sur la révolution durant la majeure partie
du XXe siècle (...). L’intensité des désaccords
a oblitéré le point d’accord fondamental : les
deux approches se concentrent sur l’État en tant que
position avantageuse pour pouvoir changer la société
(...) » (1)
Mais c’était un piège, car, poursuit Holloway
:
« Si le paradigme de l’État fut le véhicule
de l’espoir durant une grande partie du siècle, plus
le siècle progressait, plus il s’avérait l’assassin
de cet espoir (...). Durant plus d’un siècle l’enthousiasme
révolutionnaire des jeunes a été endigué
dans la construction du parti ou dans le maniement des armes à
feu ; durant plus d’un siècle les rêves de ceux
qui voulaient un monde adapté à l’humanité
ont été bureaucratisés et militarisés,
le tout pour la conquête du pouvoir d’État par
un gouvernement qui pouvait être accusé, une fois en
place, de "trahir" le mouvement qui l’a fait surgir
(... ). Au lieu de voir dans tant de trahisons une explication,
peut-être devrions-nous interroger la notion même de
la possibilité de changer la société par la
conquête du pouvoir étatique. » (2)
Quelle erreur théorique se trouve à l’origine
de ce piège, se demande Holloway ?
« Les mouvements révolutionnaires inspirés
par le marxisme ont souvent eu une vue instrumentale de la nature
capitaliste de l’État. Ils ont vu l’État
en tant qu’instrument de la classe capitaliste. La notion
d’"instrument" implique une relation d’extériorité
entre l’État et la classe ; comme un marteau, l’État
serait utilisé par la classe capitaliste pour réaliser
ses intérêts propres, alors qu’après la
révolution il pourrait changer de main et être employé
par la classe ouvrière dans son intérêt. Une
telle vision reproduit, inconsciemment peut-être, l’isolement
ou l’autonomisation de l’État de son environnement
social, dont la critique est le point de départ de la politique
révolutionnaire (...) une telle vision fétichise l’État
: elle l’abstrait de l’enchaînement des rapports
de pouvoir dans lequel il est engoncé. (...) L’erreur
du mouvement marxiste révolutionnaire a été
non de nier la nature capitaliste de l’État, mais de
ne pas comprendre le degré d’intégration de
l’État dans le réseau de rapports sociaux capitalistes.
» (3)
Ceci conduit à des conséquences désastreuses
pour le mouvement :
« Ce qui était initialement négatif (le rejet
du capitalisme) est converti en quelque chose de positif (construction
des institutions, construction du pouvoir). L’introduction
de la conquête du pouvoir introduit inévitablement
le pouvoir lui-même. Les initiés apprennent le langage,
la logique et les calculs du pouvoir ; ils apprennent à utiliser
les catégories d’une science sociale qui a été
entièrement formée pour son obsession du pouvoir.
» (4)
Arrêtons-là les citations du raisonnement d’Holloway
à propos de l’État. Nous nous intéresserons
plus loin aux aspects subsidiaires. Cependant la critique du marxisme
révolutionnaire présentée jusqu’ici est
très radicale et soulève beaucoup de questions sur
la nature de la société capitaliste et sur les moyens
de la transformer. Commençons par quelques réflexions
initiales sur le cas Holloway.
D’abord, Holloway sait, mais il ne le souligne pas, que les
marxistes-révolutionnaires ne luttent pas pour capturer l’État
capitaliste, mais pour le détruire. Pour lui, l’État
c’est l’État - une catégorie immuable
qui n’autorise l’existence que d’un ensemble strictement
limité de rapports sociaux. Sa critique se lit comme si L’État
et la révolution de Lénine n’avait jamais été
écrit. Le concept marxiste de la révolution n’a
jamais été que la classe ouvrière détruit
l’État juste pour le remplacer par un État ouvrie
qui s’attellera, lui, à transformer les rapports sociaux.
Notre concept d’« État » ouvrier, socialiste,
c’est celui de l’auto-organisation démocratique
des masses et non celui de la dictature du parti. En effet nous
ne sommes pas (ou ne devrions pas être) en faveur du monopole
d’aucun parti unique.
De façon illogique, à plusieurs reprises, Holloway
se réfère positivement à l’exemple de
la Commune de Paris. C’est, bien sûr, l’exemple
qui a inspiré Lénine lorsqu’il écrivit
l’État et la révolution.. Lénine plaide
en faveur de « l’État de la Commune » ;
ce fut le fondement de sa réflexion sur la question. Dans
cette conception, les rapports sociaux sont modifiés, ou
commencent à être modifiés, directement et immédiatement
dans le processus de la révolution socialiste, pas simplement
du fait du changement de la nature de l’État, mais
dans le changement des rapports sociaux qu’un tel processus
enclenche. Dans les pays capitalistes avancés au moins, il
est impossible d’imaginer le niveau de la mobilisation sociale
qu’exige le renversement de l’État capitaliste
sans qu’en même temps - ou dans un délai très
court - les masses populaires de se saisissent du contrôle
démocratique des usines, des bureaux et des entreprises.
Notre concept de la révolution n’est pas simplement
une « capture » de l’État pour l’employer
dans l’intérêt des masses - ceci c’est
une idée de la (veille) social-démocratie ; notre
alternative c’est la destruction de l’État par
un énorme soulèvement social et la démocratisation
des rapports du pouvoir, l’établissement par les masses
de leurs propres institutions de pouvoir au travers des- quelles
elles s’auto-gouvernent.
L’argument de Holloway au sujet de la « soumission
» de l’État aux rapports sociaux capitalistes
est correct, mais il est unilatéral. L’État
n’est pas seulement enseveli dans les rapports sociaux capitalistes,
il est essentiel pour le fonctionnement du capitalisme. C’est
là qu’est concentrée la prise de la plupart
des décisions essentielles et stratégiques. C’est
le mécanisme crucial de défense contre tout changement
fondamental des rapports sociaux.
L’argument de Holloway, c’est pour l’essentiel
que, quel que soit le genre d’État que vous avez, vous
avez par là-même l’oppression et le capitalisme.
Il est facile de saisir le caractère illogique de cet argument.
Changeons, pour les besoins de l’argumentation, la phraséologie
traditionnelle du marxisme révolutionnaire. Abandonnons la
formule de l’État ouvrier et disons que nous voulons
l’administration directe des affaires sociales par les masses
organisées démocratiquement. Naturellement pour ce
faire les masses devront élire des fonctionnaires révocables,
tenir des réunions dans les entreprises, les bureaux et les
écoles et voter sur ce qu’il faut faire. Elles peuvent
avoir besoin d’une sorte d’assemblée nationale
et de fonctionnaires élus de cette assemblée pour
exercer des fonctions exécutives. Si l’on rejette tout
cela, il est difficile d’imaginer comment le fonctionnement
social de la société pourrait être décidé
et assuré. Bizarrement (ou peut-être sagement de son
point de vue) Holloway ne s’aventure pas dans la discussion
sur un quelconque aspect de la société post-révolutionnaire,
sur la prise de décisions en son sein ou sur les mécanismes
de son administration. Parce que si vous vous aventurez dans une
telle réflexion, vous finissez par parler de quelque chose
qui ressemble à une forme de l’État.
Cela conduit à un paradoxe étrange dans son argumentation,
que Holloway ne voit pas. Pour les besoins du raisonnement, disons
que les communautés de base zapatistes constituent un bon
modèle de rapports sociaux différents et d’auto-gouvernement
(d’autonomie). Et disons que nous voulons « zapatistiser
» tout le Mexique. Dans le schéma de Holloway cela
est impossible, parce que de cette manière vous établiriez,
dans le processus, un État : « l’État
zapatiste ». Ce faisant vous évacuez le terrain de
la lutte nationale (et internationale), vous vous concentrez sur
le local et le particulier. Ce qui ne peut que conduire la classe
capitaliste à vous dire « merci beaucoup ! ».
La reproduction des rapports sociaux capitalistes
Holloway invente sa propre phraséologie pour décrire
les rapports sociaux capitalistes. Le pouvoir capitaliste est ainsi
le « pouvoir-sur » (« power-over ») qui
confronte le « pouvoir-de » (« power-to »)
et subjugue « le flux social de l’agir » («
social flow of doing »). Cela ne devrait pas trop nous tracasser,
car le « pouvoir-sur » s’avère être
le « pouvoir du fait accompli », c’est-à-dire
le pouvoir du capital accumulé opposé à la
créativité du travail vivant. Le « pouvoir-de
», parfois décrit comme « l’anti-pouvoir
», peut affronter le « pouvoir-sur ».
« C’est le mouvement du pouvoir-de, la lutte pour émanciper
le potentiel humain, qui fournit la perspective de briser le cercle
de la domination. C’est seulement par la pratique de l’émancipation,
de pouvoir-de, que le pouvoir-sur peut être surmonté
(je souligne, PH). Ainsi le travail est central dans toute discussion
sur la révolution, mais seulement si le point de départ
n’est pas le travail-effort, le travail fétichisé,
mais le travail comme réalisation, comme créativité
ou pouvoir-de qui existe comme, mais aussi contre-et-au-delà,
du travail-effort » (5)
Ceci peut avoir à se réaliser dans la perspective
suivante :
« Dans le processus de la lutte-contre, des rapports se nouent
qui ne sont pas le reflet des rapports de pouvoir contre lesquels
la lutte est dirigée : les rapports de camaraderie, de solidarité,
d’amour, des rapports qui préfigurent le genre de société
pour laquelle nous luttons. (...) [La lutte contre le capitalisme]
et la lutte pour l’émancipation ne peuvent être
séparées, même si ceux qui luttent ne sont pas
conscients du lien. Les luttes les plus émancipatrices, cependant,
sont certainement celles qui lient consciemment les deux, car ces
luttes sont consciemment préfiguratives, la lutte y vise,
par ses formes, à ne pas reproduire les structures et les
pratiques contre lesquelles elle est dirigée, mais plutôt
à créer le type de rapports sociaux désirés.
» (6)
Dans ce contexte Holloway mentionne par exemple les occupations
d’usines qui ne sont pas seulement des actes de résistance,
mais dans lesquelles la production est poursuivie sous contrôle
social, en vue de buts socialement souhaitables. Mais Holloway conteste
ce qui est « politique » et ce qui est « l’anti-pouvoir
», qu’il considère comme témoignant de
l’étroitesse de vue de la gauche.
« L’anti-pouvoir » est dans la dignité
de l’existence quotidienne. L’anti-pouvoir est dans
les relations que nous nouons tout le temps, relations d’amour,
d’amitié, de camaraderie, de communauté, de
coopération. Bien sûr de telles relations sont traversées
par le pouvoir à cause de la nature de la société
dans laquelle nous vivons, mais l’élément d’amour,
d’amitié, de camaraderie se trouve dans la lutte constante
que nous menons contre le pouvoir, afin d’établir ces
rapports sur la base de la reconnaissance mutuelle, de la reconnaissance
mutuelle de la dignité de l’autre (...). Penser l’opposition
au capitalisme seulement en termes de militantisme manifeste, c’est
ne voir que la fumée du volcan. La dignité (l’anti-pouvoir)
existe partout où vivent les humains. L’oppression
implique son contraire - la lutte pour vivre en tant qu’humains.
Dans tout ce que nous vivons quotidiennement - la maladie, l’éducation,
le sexe, les enfants, l’amitié, la pauvreté,
n’importe quoi - il y a une lutte pour faire les choses avec
dignité, à les faire bien. » (7)
On pourrait dire bien des choses à propos de ces idées.
Holloway a certainement raison lorsqu’il souligne le constant
rejet des effets du capitalisme, la lutte constante contre la pénétration
du pouvoir capitaliste tant dans les petites que dans les grandes
choses, et la lutte constante de larges secteurs d’opprimés
pour créer des rapports d’aide mutuelle avec les amis,
la famille et les collègues. Mais ce n’est qu’une
des faces de la médaille. Beaucoup de petitesse, d’avarice,
de jalousie, de concurrence, de violence, de racisme, de sexisme,
de criminalité envers d’autres opprimés, etc.
existe aussi parmi les opprimés. On peut discuter de l’équilibre
précis entre les deux. L’enjeu, la question stratégique,
consiste à savoir si des rapports sociaux alternatifs (stables
et permanents) peuvent être générés par
la pratique alternative de la résistance quotidienne. Holloway
tente de justifier son point de vue qu’elles le peuvent par
un adroit mouvement théorique vers la question de la fétichisation.
Selon lui les rapports sociaux fétichisés sont un
processus et non une structure :
« La compréhension de la fétichisation en tant
que processus est essentielle pour la réflexion sur le changement
du monde sans prendre le pouvoir. Si nous abandonnons la fétichisation
cAomme processus, nous abandonnons la révolution en tant
qu’auto-émancipation. L’approche du fétichisme
comme un fétichisme dur peut mener à la conception
de la révolution comme un changement du monde au nom des
opprimés et cela conduit inévitablement à se
concentrer sur la prise du pouvoir. La prise du pouvoir est un but
politique qui donne un sens à la prise du pouvoir "au
nom de" : une révolution qui n’est pas "au
nom de" mais autonome n’a même pas besoin de penser
à "la prise du pouvoir". » (8)
A la racine de cet argument il y a un gigantesque saut. La prémisse
que la fétichisation est un processus ne conduit pas à
la conclusion stratégique que Holloway en tire. Regardons
cet argumentation plus en détail.
Les rapports sociaux fétichisés sont-ils une structure
ou un processus ? Les rapports sociaux capitalistes doivent être
constamment reproduits et dans ce sens il s’agit certainement
d’un processus. Mais ils préexistent également
; ils ont été établis définitivement
et ne sont pas sujets à des ruptures quotidiennes et à
l’effondrement (c’est pourquoi la notion de Holloway
d’une crise permanente et d’une instabilité du
capitalisme est fausse - j’y reviendrai). A chaque fois que
les ouvriers viennent au travail, les rapports sociaux capitalistes
n’ont pas besoin d’être reconstruits ou réinventés
; ils sont reproduits, on peut dire qu’ils sont réitérés
- mais c’est le processus normal de la reproduction capitaliste.
En les regardant de l’autre côté, les rapports
sociaux capitalistes ne sont pas quotidiennement défiés,
menacés ou remis en cause. Cela commence seulement à
se produire au moment d’une crise politique aiguë, d’un
soulèvement révolutionnaire ou pré-révolutionnaire.
Comme il manque de toute notion du politique, Holloway doit rester
littéralement sans voix devant de tels événements.
Mais c’est lors de tels moments de crise que la question
du « pouvoir » devient actuelle. Qu’aurait eu
à dire Holloway, par exemple aux ouvriers révolutionnaires
de Catalogne en 1936-1937 ? Créez des rapports sociaux alternatifs
sur une base non capitaliste ? Mais c’est exactement ce qu’ils
avaient commencé à faire comme n’importe qui
un tant soit peu au courant des événements passés
pourra le lui dire. Les entreprises furent collectivisées,
la terre fut prise par les paysans, les fondements d’un système
d’administration populaire et alternative, basé sur
les comités et les collectifs pouvaient être aperçus
dans ce cadre. Idem au Chili en 1971-1973. Idem au Portugal en 1974-1975.
Et beaucoup d’autres exemples pourraient être mentionnés.
Mais que s’est-il produit ? Dans chacun de ces cas l’avant-garde
révolutionnaire de masse fut incapable de saisir ou de consolider
le pouvoir politique (d’État) national, et elle a été
défaite, isolée, écrasée - en Espagne
et au Chili avec des conséquences sanglantes terribles. En
abandonnant le terrain du politique et du stratégique, les
idées de Holloway laissent l’arène décisive
de la lutte aux forces capitalistes et pro-capitalistes qui l’occuperont
inévitablement, empêchant le changement révolutionnaire.
Je vais maintenant présenter un cas, qui semble a priori
fortement en faveur de la position de Holloway et contre ce que
je viens d’écrire. Un récent article paru dans
The Observer de Londres présente une description fascinante
de la lutte dans les banlieues pauvres de Caracas, cœur de
la « révolution bolivarienne » dans le Venezuela
de Hugo Chavez. La population locale y a pris en main sa propre
vie à une échelle gigantesque. L’eau et l’électricité,
les écoles, l’aide alimentaire aux plus pauvres - tous
les aspects de l’administration locale ont été
pris en main par le peuple lui-même. Un des activistes locaux
cité dit : « Nous ne voulons pas un gouvernement -
nous voulons être le gouvernement ». Sûrement,
c’est exactement de ce genre d’activité que parle
Holloway.
La déclaration de l’activiste local recouvre une attitude
totalement progressiste et positive, une attitude révolutionnaire
envers le capitalisme et l’État capitaliste. Mais alors
comment « nous » - le peuple, les pauvres, les exclus
- pouvons-nous « être le gouvernement » ? C’est
le clou du problème. N’importe qui, qui dirait à
ces activistes « Faites exactement ce que vous faites. Point
» leur rendrait un très mauvais service. Leur capacité
de commencer à changer les rapports sociaux au niveau local
dépend du processus politique national, de l’ensemble
du processus « bolivarien » et de l’existence
du gouvernement Chavez. Si Chavez était renversé par
la réaction locale et par l’impérialisme américain,
cette expérience locale du pouvoir populaire serait écrasée.
C’est là la faiblesse d’une non intégration
des processus locaux de changement du pouvoir dans le cadre d’une
lutte nationale pour un État national alternatif.
L’article mentionné présente d’intéressants
cas de conflits entre les comités bolivariens et certains
activistes locaux, qui témoignent du ressentiment envers
les « politiciens » locaux qui tentent d’imposer
leurs vues. De tels conflits - qu’on a pu également
observer en Argentine - constituent une part normale et inévitable
du changement révolutionnaire. Et il est naturel que pour
certains activistes les projets grandioses de changement du gouvernement
et de l’État apparaissent parfois comme abstraits et
utopiques, contrastant avec les tâches éminemment pratiques
visant à résoudre les problèmes du peuple ici
et maintenant. De telles attitudes ne peuvent qu’être
renforcées par les pratiques manipulatrices et bureaucratiques
de certaines organisations de la gauche révolutionnaire et
pas-si-révolutionnaire. Mais en fin de compte elles sont
erronées et conduisent à la défaite.
En acceptant que les rapports sociaux puissent être directement
transformés simplement par la pratique sociale des opprimés,
Holloway abandonne le terrain de la stratégie et de ce fait
celui de la politique également. Les marxistes sont obligés
de lui dire que les révolutionnaires doivent, en quelque
sorte, être initiés au « pouvoir », apprenant
les tours et les tactiques des affaires très sordides de
la politique. Cela n’est pas sans conséquences négatives.
Il serait bien mieux, en effet, de passer directement aux rapports
sociaux alternatifs sans entrer dans ces affaires sombres et dégoûtantes
de construction de partis et de lutte pour le pouvoir. Comme aurait
pu le dire Ernest Mandel, c’est malheureusement impossible
dans « ce mauvais monde, dans lequel nous vivons ».
La pure naïveté de Holloway apparaît clairement
dans ce très intéressant paragraphe consacré
à la lutte de « l’anti-pouvoir » :
« Regardez le monde autour de nous, regardez au-delà
des journaux, au-delà des institutions du mouvement ouvrier
et vous verrez le monde en lutte : les municipalités autonomes
du Chiapas, les étudiants de l’Université nationale
autonome de Mexico (UNAM), les dockers de Liverpool, la vague des
manifestations internationales contre le pouvoir du capital-argent,
la lutte des travailleurs migrants... Il y a tout un monde de lutte
qui ne vise pas la conquête du pouvoir, tout un monde qui
lutte contre le pouvoir-sur... Il y a tout un monde de lutte qui
(...) développe des formes d’autodétermination
et qui développe des conceptions alternatives de comment
le monde devrait être. » (9)
Bon, c’est vrai, en quelque sorte. Mais si nous regardons
sous la surface des trois luttes particulières mentionnées
par Holloway, l’histoire semblera un peu différente.
D’abord les dockers de Liverpool. Une lutte d’un petit
groupe d’ouvriers, qui fut internationalisée de manière
exemplaire, avec des actions de solidarité des dockers et
des marins sur différentes continents. Dans les coulisses,
cependant, plusieurs organisations marxistes britanniques ont consacré
du temps et une énergie considérable pour construire
cette lutte et créer des liens internationaux. Cette lutte
n’aurait pas été ce qu’elle fut sans cette
intervention. Peut-être Holloway ne connaît-il pas bien
les faits, mais je peux lui citer les noms et les numéros
de téléphone des principaux permanents révolutionnaires
impliqués.
En second lieu, la longue lutte d’étudiants de l’UNAM
contre les frais d’inscription en 1998-1999. John Holloway
devrait mieux la connaître, car il passe beaucoup de son temps
au Mexique. Cette lutte fut dirigée (et aussi mal dirigée
sous certains aspects) par une coalition de groupes marxistes plutôt
ultra-gauche. Pour le meilleur et pour le pire, ils pouvaient compter
sur le soutien de cinq à six mille grévistes les plus
déterminés, capables d’entraîner les autres.
Il ne s’agissait pas d’une lutte sans direction politique
; cette direction veut en effet gagner le pouvoir, mais vu son caractère
ultra-gauche semi-stalinien, n’a pas de chances de réussir
- du moins, c’est ce qu’on peut espérer.
Finalement, quoi dire de l’inspiration principale de Holloway,
des Zapatistes ? Les assemblées autonomes des villages sont
en effet exemplaires, mais par rapport à quoi sont-elles
autonomes ? Certainement pas par rapport à l’organisation
et à sa direction politique. Le mouvement zapatiste a trois
ailes : l’EZLN, les combattants armés ; les communautés
de base dans les villages montagnards ; le Front zapatiste (FZLN),
l’organisation nationale de soutien. Le Comité indigène
révolutionnaire clandestin dirige politiquement les trois
ailes. Sa composition exacte n’est pas connue (puisqu’il
est clandestin), mais le sous-commandant Marcos en est la figure
principale. Il s’agit ni plus ni moins que de la direction
d’une organisation politique, qui n’est rien d’autre
que le succédané d’un parti politique et les
démentis du Sous-commandant et de ceux qui le suivent ne
changent rien à l’affaire. Vous pouvez avoir la certitude
absolue que si les communautés de base débattent d’une
question importante, elle a d’abord été discutée
au sein de la direction clandestine basée dans la selva.
La démocratie villageoise n’est pas exactement spontanée.
De même le FZLN ne fait pas la moindre chose sans y être
autorisé par le sous-commandant en personne. La démocratie
du FZLN n’est pas réellement transparente. Et s’il
n’est pas devenu un parti d’ampleur nationale, c’est
en partie au moins parce que Marcos ne veut pas qu’il échappe
à son contrôle.
Marxisme, science, conscience
Pour anticiper un peu, présentons les points clés
de l’argumentation de John Holloway contre l’idée
que le marxisme soit une quelconque sorte de science.
1. Les marxistes après Engels ont estimé que la science
en général et le marxisme en particulier cherchent
la connaissance objective du monde réel.
2. Engels et les marxistes qui l’ont suivi ont fait du marxisme
une téléologie - c’est-à-dire que l’histoire
serait un processus avec le socialisme comme résultat inévitable.
Ceci réduit la valeur et élimine le rôle de
la lutte.
3. En considérant le parti (ou l’avant-garde prolétarienne)
comme possédant une connaissance que les masses ne possèdent
pas, les marxistes orthodoxes ont établi un rapport autoritaire
et manipulateur entre le parti et les masses. La catégorie
de la fausse conscience doit être rejetée, nous sommes
tous victimes de la fétichisation, y compris les militants
marxistes. La notion gramscienne de l’hégémonie
est ainsi erronée.
4. En indiquant une fin ou un but à la lutte (c’est-à-dire
le socialisme ou le communisme), les marxistes orthodoxes essayent
inévitablement de canaliser et de diriger les luttes des
masses selon des finalités préconçues. La notion
de la rupture révolutionnaire est imposée «
de l’extérieur » à la lutte.
La marxisme est-il une science ? La science fournit-elle
la connaissance objective du monde ? Une telle connaissance est-elle
possible ? Avant d’apporter quelques réponses provisoires
à ces questions, il faut affirmer que la réponse que
Holloway y apporte - une bowdlerisation (10) des idées de
l’École de Frankfurt - n’est pas acceptable :
« Le concept du fétichisme implique un concept négatif
de la science (...). Le concept du fétichisme implique donc
qu’il y a une distinction radicale entre la science "bourgeoise"
et la science critique ou révolutionnaire. La première
assume la permanence des rapports sociaux capitalistes et prend
l’identité pour garantie, traitant la contradiction
comme le signe d’une contradiction logique. De ce point de
vue la science est une tentative de comprendre la réalité.
Dans le dernier cas, la science [révolutionnaire] ne peut
qu’être négative, elle est une critique de la
fausseté de la réalité existante. Le but n’est
pas de comprendre la réalité, mais de comprendre (et,
en les comprenant, les intensifier) ses contradictions en tant qu’élément
de la lutte pour changer le monde. Plus nous comprenons la domination
totale de la réification et plus la science devient absolument
négative. Si tout est imprégné par la réification,
alors absolument tout est un lieu de la lutte entre l’imposition
de la rupture de l’agir et la lutte critique-pratique pour
la récupération de l’agir. Aucune catégorie
n’est neutre. » (11)
En général les arguments de Holloway présentent
une alternative complètement fausse. De tels arguments pourraient
conduire à postuler une rupture absolue entre la science
« bourgeoisie » et la science « révolutionnaire
» - les pires conséquences d’une telle idée
ont été les produits bizarres de l’Académie
soviétique sous Staline (12). Si l’on suivait logiquement
l’idée de la science que professe Holloway, on devrait
rejeter Niels Bohr et Albert Einstein parce que leurs aperçus
des théories des ondes et des corpuscules, ou de la relativité,
n’étaient pas une partie de la lutte pour changer le
monde.
La plupart des marxistes argueraient que la science doit être
critique et « dialectique » pour produire la connaissance,
essayant de comprendre les contradictions de la réalité,
tant sociale que physique. Cette approche « dialectique »
a été massivement facilitée par l’arrivée
de la théorie du chaos, qui a frappé un coup fondamental
contre les fausses dichotomies que la philosophie bourgeoise a ouvertes
entre le déterminisme et l’indéterminisme. La
théorie du chaos a prouvé que les événements
peuvent être déterminés, c’est-à-dire
ont des causes qui peuvent être établies, mais ont
également des résultats indéterminés,
imprévisibles. Loin d’être un rejet de la pensée
dialectique, cet éclairage en constitue une confirmation,
ou plutôt son approfondissement (13). Mais il est vrai que
les éclairages de la théorie du chaos sont incompatibles
avec la vision de la prévisibilité scientifique avancée
par Engels dans son célèbre « parallélogramme
de forces ».
Un certain nombre de conséquences concernant notre conception
de la science en découlent. Dire que la science peut produire
la connaissance du monde réel n’est pas la même
chose que de dire que les résultats de tous les événements
peuvent être prédits, non parce que nous manquons de
connaissances suffisantes en ce qui concerne les causes, mais par
définition. La théorie du chaos a montré les
limites de la prévision, mais elles ne sont pas absolues.
Toute une gamme des résultats possibles de beaucoup de processus
physiques et sociaux peut être connue et prévue à
l’avance. Si ce n’était pas le cas, toute science
serait inutile. Nous ne pourrions jamais construire un pont, découvrir
un nouveau médicament ou nous promener dans une rue.
John Holloway établi une fausse polarité entre la
science positive et négative, entre connaissance et critique.
Il est possible de produire une connaissance réelle du monde
sans être engagé dans la lutte révolutionnaire.
Il est également possible de développer une connaissance
réelle des processus sociaux, sans que cela implique que
la réalité sociale soit régie par des «
lois objectives » imperméables conduisant à
une fin inévitable.
Ainsi, peu de marxistes diraient aujourd’hui que le socialisme
est « inévitable », que l’histoire a une
fin ou des résultats préconçus. Le socialisme
est un objectif, un but pour lequel nous luttons, mais c’est
le produit de la réflexion théorique. Et cette réflexion
théorique est elle-même le reflet des contradictions
de la réalité, c’est-à-dire de la lutte
des classes dans la société capitaliste. Pour paraphraser
Marx, la théorie tend vers la réalité et (si
tout va bien) la réalité vers la théorie.
Les marxistes pensent qu’ils possèdent la connaissance
objective que les masses n’auraient pas, dénonce John
Holloway :
« La notion du marxisme en tant que science implique une
distinction entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, une
distinction entre ceux qui possèdent la conscience véritable
et ceux qui ont la fausse conscience (...). Le débat politique
devient alors centré sur la question de l’exactitude
et de la "juste ligne". Mais comment savons-nous (et comme
le savent-ils ?) que la connaissance de ceux qui savent est correcte
? Comment ceux qui prétendent au savoir (le parti, les intellectuels
ou quiconque) peuvent-ils transcender les conditions de leur temps
et de leur position sociale de façon a obtenir le privilège
de la connaissance du mouvement de l’histoire ? Et sans doute
encore plus important politiquement : si une distinction est faite
entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas et si la compréhension
ou la connaissance est perçue comme si importante pour diriger
la lutte politique, quelle est alors la relation organisationnelle
entre ceux qui savent et les autres (les masses) ? Est-ce que ceux
qui savent doivent conduire et éduquer les masses (comme
dans le concept du parti d’avant-garde) ou bien la révolution
communiste est-elle nécessairement la tâche des masses
elles-mêmes (comme le soutiennent les "communistes de
gauche" tels que Pannekoek) ?
« (...) La notion des lois objectives ouvre une séparation
entre la structure et la lutte. Alors que la notion du fétichisme
suggère que tout est lutte, que rien n’existe séparément
des antagonismes des rapports sociaux, la notion des "lois
objectives" suggère la dualité entre un mouvement
structurel indépendant de la volonté populaire, d’une
part, et les luttes subjectives pour un monde meilleur, d’autre
part. » (14)
Lorsque les marxistes disent que tel point de vue, ou telle suggestion
de l’orientation de l’action, est « correct »,
ils n’attribuent pas le statut d’absolu, de connaissance
objective à cette catégorie - ou du moins ils ne devraient
pas le faire. Toute connaissance est provisoire et sujette à
la révision. En discutant d’une orientation de l’action,
le terme « correct » est usuellement un raccourci du
« le plus approprié à la situation ».
Mais d’autre part, lorsque les marxistes disent des choses
comme « l’invasion de l’Irak est un exemple de
l’impérialisme » ils suggèrent en effet
l’existence d’une catégorie de la réalité
sociale qui est à la portée de la connaissance et
est révélée par l’abstraction théorique.
Holloway doit admettre qu’un tel processus est possible, autrement
il n’aurait pas écrit son livre.
Les marxistes ne prétendent pas avoir la « vraie conscience
» (bien que cela soit possible) opposée à la
fausse conscience des masses. Mais ils affirment que la théorie
sociale critique est possible et qu’elle permet de développer
des concepts qui nous aident à comprendre le développement
du capitalisme et à lutter contre lui. La suggestion de Holloway
que c’est impossible, les marxistes étant eux-mêmes
des produits de moments et de situations sociales particulières,
est simplement ridicule. Évidemment qu’ils le sont
et le marxisme est le produit de périodes et de circonstances
particulières. Ses concepts sont temporaires (ce n’est
pas la connaissance absolue). Ils fournissent un cadre pour comprendre
le monde et pour agir. Cette compréhension n’est pas
absolue ou « objective », elle est partielle et fragmentaire.
Son critère doit être si c’est utile pour comprendre
le monde et pour agir en vue de le changer. Sa vérification
se fait dans la pratique et dans la lutte. Si nous n’avons
pas une telle attitude envers la théorie révolutionnaire,
alors nous abandonnerons non seulement le terrain de la stratégie
et de la politique, mais aussi la théorie.
La notion de Holloway, selon laquelle nous sommes tous le produit
de la fétichisation et de la réification ne devrait
pas nécessairement le conduire à rejeter la notion
de la fausse conscience ; il pourrait aussi bien dire que nous avons
tous une fausse conscience. Et il y aurait là un grain de
vérité. Il est également juste de dire que
certains ont une conscience plus fausse que d’autres. Cela
peut ressembler à une plaisanterie, mais si Holloway le rejette,
alors nous entrons vraiment dans le ridicule. John Holloway peut-il
vraiment affirmer que le point de vue de quelqu’un qui est
raciste et chauvin est aussi valable que celui d’un internationaliste
révolutionnaire ? La théorie marxiste peut être
partielle et conditionnelle, mais il s’agit certainement d’une
approximation de la compréhension du monde qui est critique
envers les rapports sociaux existants et qui fournit un éclairage
de ses contradictions ainsi que des potentialités pour le
changer.
Cette position de Holloway est également lourde de dangers.
En rejetant totalement l’idée de la fausse conscience,
il rejette la notion de l’idéologie comme quelque chose
de séparé de (mais lié à) la réification
et du fétichisme. La sous-estimation de l’idéologie
conduit à un manque de compréhension des appareils
idéologiques du capitalisme moderne, qui sont puissants et
capables de générer et de réitérer les
points de vue fétichisés, pro-capitalistes. Une conséquence
possible d’une telle attitude peut être l’absence
de compréhension de la centralité de la lutte idéologique,
de la nécessité d’un combat incessant - par
l’agitation, la propagande aussi bien que par la « théorie
» - contre les idées « fausses » quotidiennement
répandues par les médias pro-capitalistes (et par
les académies). Une telle lutte n’émerge pas
spontanément à quelque échelle nationale que
ce soit. C’est ce que Lénine tentait d’indiquer
dans un de ses textes les plus mal interprétés, écrite
en 1902. Mais c’est une autre histoire.
Conclusions stratégiques : un monde sans partis de gauche
A l’issue de sa « contribution théorique »,
John Holloway ne propose aucune conclusion stratégique et
ne s’en excuse pas. Il n’y a, dit-il, « aucune
garantie pour une issue heureuse ». Sur ce point, malheureusement,
nous ne pouvons que l’approuver. Mais contrairement à
d’autres détracteurs récents des partis révolutionnaires,
il ne met pas en avant des organisations alternatives - mouvements
sociaux, ONG - comme concurrents pour la couronne du « prince
moderne ». Il ne nie pas le besoin de la coordination pour
des buts ou des luttes particulières, ni le besoin de militants
politiques. Il n’est simplement pas intéressé
par des organisations nouvelles ou alternatives. Nous devrions regarder
le mouvement, propose-t-il, non comme une organisation, mais - inspirés
par le cycle des manifestations anticapitalistes - comme «
une série d’événements ». C’est
tout, point final.
Heureusement les idées de Holloway, dont certaines sont
fort répandues, ne convaincront pas tout le monde. Si par
un accident imprévisible tel était le cas, les conséquences
en seraient catastrophiques. Congédiez les organisations
de la gauche et les partis et congédiez les syndicats. Oubliez
les élections et la lutte contre le gouvernement. Tout ce
qui reste, c’est la lutte du « pouvoir-de » contre
le « pouvoir-sur ».
Non seulement ces idées ne deviennent pas hégémoniques
dans la gauche, mais il est structurellement impossible qu’elles
le deviennent. Imaginez un instant, dans un monde d’où
les partis auraient disparu, cinq ou six amis venant de différents
coins d’un quelconque pays, engagés dans la coalitions
anti-guerre, se rencontrant et discutant politique. Ils se rendront
compte qu’ils tombent d’accord sur pas mal de choses
- pas seulement la guerre, mais aussi le racisme, la pauvreté
et le pouvoir capitaliste. Ils décident de se rencontrer
régulièrement et d’en inviter d’autres.
Puis ils produisent un petit bulletin qu’ils diffusent parmi
leurs camarades de la coalition anti-guerre. En six mois ils découvrent
qu’une centaine de personnes viennent à leurs réunions
et décident de tenir une conférence. Voilà,
ils ont formé un parti politique. Et - évidemment
- si personne d’autre à gauche n’a formé
une alternative, leur parti aura des centaines de membres à
la fin de l’année.
Les partis révolutionnaires ne peuvent être éliminés,
du moins tant que le travail qu’ils ont à faire reste
encore à faire. Plus vite il sera fait et mieux ce sera.
* Phil Hearse est rédacteur du mensuel britannique Socialist
Resistance. (Traduit de l’anglais par J.M.)
1. John Holloway, Change the World Without Taking Power, The Meaning
of Revolution Today (Changer le monde sans prendre le pouvoir, la
signification de la révolution aujourd’hui), Pluto
Press 2002, p. 11.
2. op. cit., p. 12.
3. op. cit., p. 13.
4. op. cit., p. 15.
5. op. cit., p. 153.
6. op. cit., p. 159.
7. op. cit., p. 156.
8. op. cit., p. 108.
9. op. cit., p. 156.
10. Du nom de Bowdler qui avait réécrit les textes
de Shakespeare pour les rendre plus « acceptables »
: édulcoration, appauvrissement (ndt.)
11. op. cit., p. 118.
12. Ainsi, au nom de la « science prolétarienne »
et de la lutte contre « la science bourgeoise », Staline
avait fait interdire la génétique et la sociologie...
Tout en piochant parfois dans la bibliothèque anarchiste,
John Holloway n’est pas sectaire et puise son inspiration
aussi dans les élucubrations criminelles du « petit
père des peuples »... (ndt.)
13. Une discussion développée de ces thèmes
peut être trouvée dans le livre de Daniel Bensaïd,
Marx l’intempestif, Fayard 1995).
14. op. cit., p. 122.
(tiré d’Inprecor no, 487) Phil Hearse Rédacteur
de la revue britannique Red Shift.
dimanche 14 décembre 2003 |