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Cerveau, sexe et pouvoir ?
Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browaeys

Dans un monde dont les inégalités incitent en permanence aux discriminations sociales, au racisme, au conflit des religions et des “ civilisations ”, ce livre qui s’adresse à tous est le bienvenu. ”
Maurice Godelier

Un "memo" pour faire le point

Au terme de ce parcours, il nous a paru utile de dégager un certain nombre d'idées forces importantes à considérer dans le débat sur les différences biologiques entre les hommes et les femmes. Le cerveau en est l'élément clef puisqu'il préside à nos comportements. Voici donc un “ mémo ” de quelques arguments parmi les plus pertinents pour éclairer cette question.

Le cerveau a-t-il un sexe ?

La réponse scientifique à cette question est oui et non. Oui, puisque le cerveau contrôle les fonctions de reproduction qui sont à l'évidence différentes entre les hommes et les femmes. Non, parce que le cerveau n'est pas un organe comme les autres, car c'est le siège de la pensée. Or, pour que cette pensée émerge, le cerveau a besoin dans son développement d'être stimulé par l'environnement. Ainsi, au cours de sa construction, le cerveau intègre les influences du milieu extérieur, issues de la famille, de la société, de la culture, il en résulte qu'hommes et femmes ont des cerveaux différents, mais au même titre qu'on peut trouver des différences entre le cerveau d'un violoniste et celui d'un rugbyman.

Différences entre les sexes et plasticité cérébrale

Le fait de voir des différences de fonctionnement cérébral entre les sexes ne signifie pas qu'elles sont inscrites dans le cerveau dès la naissance et qu'elles y resteront. Car le cerveau, grâce à ses formidables propriétés de “plasticité”, est en permanente évolution sous l'effet de l'apprentissage et de l'expérience vécue. C'est précisément ce que montrent les techniques d'imagerie cérébrale qui permettent d'étudier le cerveau vivant en train de fonctionner. Par exemple, chez une personne qui apprend à jongler avec trois balles, on observe une augmentation de surface des zones cérébrales qui contrôlent la vision et la coordination des mouvements. Et si l'entraînement cesse, on voit que les zones précédemment mobilisées régressent. Cette expérience et bien d'autres montrent que rien n'est jamais figé dans le cerveau.

Sexe et volume cérébral

Le cerveau des femmes est en moyenne plus petit que celui des hommes, mais cette différence disparaît quand on rapporte le volume cérébral à la taille du corps. De toute façon, la question de la taille du cerveau n'est pas pertinente, sachant qu'il n'existe aucun rapport entre le poids du cerveau et les aptitudes intellectuelles.

Cerveau gauche, cerveau droit

La théorie des deux cerveaux, datant des années 70, décrit le fonctionnement cérébral de façon beaucoup trop simpliste au regard des nouvelles données de l'imagerie cérébrale. Celle-ci révèle que les deux hémisphères sont en communication permanente et qu'aucun ne fonctionne isolément. De plus, une fonction n'est jamais assurée par une seule région, mais par un ensemble de zones reliées entre elles en réseaux. Ainsi, le langage mobilise non seulement l'aire de Broca de l'hémisphère gauche, mais aussi une dizaine d'autres aires cérébrales qui se répartissent à la fois à gauche et à droite. Déclarer que les femmes sont douées pour le langage à cause de leur hémisphère gauche plus performant, tandis que les aptitudes des hommes pour se repérer dans l'espace s'expliqueraient par un hémisphère droit dominant, est une simplification abusive.

Langage et orientation dans l'espace

Les tests neuropsychologiques montrent que les femmes réussissent souvent mieux les exercices de langage, alors que les hommes sont meilleurs dans l'orientation dans l'espace. Mais cela ne signifie pas que ces différences d'aptitude sont présentes dès la naissance et qu'elles sont immuables. On a montré qu'avec l'apprentissage, les différences de scores disparaissent. De plus, ces différences sont beaucoup moins marquées chez les Américains noirs et asiatiques que chez les blancs. La culture et l'éducation semblent donc y être pour quelque chose. Enfin, si l'on fait le bilan des tests publiés depuis vingt ans, on constate une réduction progressive des écarts de performance, ce qui va de pair avec l'intégration accrue des femmes dans la vie sociale et professionnelle.

Éducation et tests d'aptitude

Dans nos sociétés occidentales, les petits garçons sont initiés très tôt à la pratique des jeux collectifs de plein air (comme le football), particulièrement favorables pour apprendre à se repérer dans l'espace et à s'y déplacer. Ce type d'apprentissage précoce peut faciliter la formation de circuits de neurones spécialisés dans l'orientation spatiale. En revanche, cette capacité est sans doute moins sollicitée chez les petites filles qui restent davantage à la maison, situation plus propice à utiliser le langage pour communiquer. Vu les propriétés de plasticité du cerveau, il n'est guère étonnant de voir des différences cérébrales entre les hommes et les femmes qui ne vivent pas les mêmes expériences dans l'environnement social et culturel.

Hormones et cerveau

Les hormones jouent un rôle très important dans les fonctions de reproduction. Chez l'animal, elles contrôlent les comportements de rut et d'accouplement associés aux périodes d'ovulation de la femelle. Mais chez l'être humain, tout se complique ! Déjà le choix du partenaire n'a rien à voir avec les hormones. Les homosexuels n'ont aucun problème hormonal. Les délinquants sexuels n'ont pas un taux supérieur de testostérone. Quant au rôle des hormones sexuelles sur les humeurs, la nervosité, la dépression, il faut distinguer deux types de situations. Dans des cas de bouleversement physiologiques majeurs comme la grossesse ou la ménopause, on peut constater des fluctuations d'humeur. Mais dans des conditions physiologiques normales, il est impossible de démêler le rôle éventuel des hormones par rapport à mille autres facteurs de l'environnement susceptibles d'affecter nos “ états d'âme ”.

Préhistoire et cerveau

Pour les sociobiologistes, les différences d'aptitudes entre les sexes seraient inscrites dans le cerveau depuis des temps préhistoriques. L'homme chasseur aurait développé le sens de l'orientation, contrairement à la femme qui restait dans la caverne et s'occupait de sa progéniture. Cette vision est spéculative car aucun document - restes fossiles, peintures rupestres, sépultures... - ne permet de dire comment étaient l'organisation sociale et la répartition des tâches de nos ancêtres. Les anthropologues qui étudient les sociétés traditionnelles montrent que la distribution les rôles entre hommes et femmes est très variable selon les ethnies. Souvent, dans les petits groupes de populations, les conditions de vie précaires font que la mobilisation de tous est indispensable pour survivre.

Quel Bilan ?

Même si gènes et hormones orientent le développement du cerveau, les circuits neuronaux sont essentiellement construits au gré de notre histoire personnelle. Si d'ailleurs les contraintes biologiques jouaient un rôle majeur dans les comportements des hommes et des femmes, on devrait s'attendre à observer des invariants. Ce n'est manifestement pas le cas. Qu'on se place à l'échelle individuelle ou de la société, il n'apparaît pas de loi universelle qui guide nos conduites. La règle générale est celle de la diversité, rendue possible par les formidables propriétés de plasticité du cerveau humain.

Pour conclure :

Le débat sur le “sexe du cerveau” agite le monde scientifique et philosophique depuis plus d'un siècle. L'objectif de cet ouvrage a été d'aborder cette question sur un terrain scientifique le plus rigoureux possible, à la lumière des connaissances les plus récentes. Nous avons vu que nombre de vieux préjugés et d'idées reçues ne sont plus défendables. Mais paradoxalement, les visions déterministes perdurent. La tentation est toujours présente de mettre en avant la biologie pour expliquer les différences de comportement et de positions sociales entre les sexes.

Ce sujet n'est jamais neutre. Il concerne le fondement même de notre humanité : qu'est-ce qui nous fait hommes ou femmes ? Quelle est la part de la nature et celle de la culture ? La vogue actuelle est d'aller chercher dans le cerveau les réponses à nos interrogations sur la conscience, la vie affective, les émotions, les valeurs morales. Fallait-il attendre les sciences du cerveau pour comprendre la pensée humaine ? Pourtant, où trouver les analyses les plus fines du cheminement des idées, des sentiments, des états d'âme, si ce n'est dans la littérature, la poésie, la philosophie ? Mais l'argument de la preuve scientifique fait autorité. La science est présentée au grand public comme source de certitudes et de vérités. Or, la réalité de l'activité scientifique est au contraire, le doute, la remise en question, les débats, qui font avancer les idées. Cette démarche est aussi celle des sciences humaines qui considèrent l'homme dans son histoire et son rapport au monde. Depuis l'Antiquité, les hommes et les femmes ont bâti des civilisations, produit des écrits, des œuvres d'art, qui tous témoignent de la richesse de la pensée humaine. N'est-ce pas la plus belle démonstration que l'être humain n'est pas enfermé dans un déterminisme biologique ?

Dire que les valeurs qui fondent nos sociétés sont situées dans la nature, c'est mettre l'accent sur les servitudes de la pensée et pas sur sa liberté. Or c'est précisément cette liberté de création, d'imagination qui distingue radicalement l'homme des autres espèces. Grâce à son cerveau, l'être humain est le seul à pouvoir échapper aux lois dictées par les gènes et les hormones. Comme l'a si bien dit le grand biologiste François Jacob,
“ Comme tout organisme vivant, l'être humain est génétiquement programmé, mais programmé pour apprendre. Chez les organismes plus complexes, le programme génétique devient moins contraignant, en ce sens qu'il ne prescrit pas en détail les différents aspects du comportement, mais laisse à l'organisme la possibilité de choix. L'ouverture du programme génétique augmente au cours de l'évolution pour culminer avec l'humanité. ” (François Jacob, Le jeux des possibles, éditions Fayard, 1981)