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Dans un monde dont les inégalités incitent en
permanence aux discriminations sociales, au racisme, au conflit
des religions et des “ civilisations ”, ce livre qui
s’adresse à tous est le bienvenu. ”
Maurice Godelier
Un "memo" pour faire le point
Au terme de ce parcours, il nous a paru utile de dégager
un certain nombre d'idées forces importantes à considérer
dans le débat sur les différences biologiques entre
les hommes et les femmes. Le cerveau en est l'élément
clef puisqu'il préside à nos comportements. Voici
donc un “ mémo ” de quelques arguments parmi
les plus pertinents pour éclairer cette question.
Le cerveau a-t-il un sexe ?
La réponse scientifique à cette question est oui
et non. Oui, puisque le cerveau contrôle les fonctions de
reproduction qui sont à l'évidence différentes
entre les hommes et les femmes. Non, parce que le cerveau n'est
pas un organe comme les autres, car c'est le siège de la
pensée. Or, pour que cette pensée émerge, le
cerveau a besoin dans son développement d'être stimulé
par l'environnement. Ainsi, au cours de sa construction, le cerveau
intègre les influences du milieu extérieur, issues
de la famille, de la société, de la culture, il en
résulte qu'hommes et femmes ont des cerveaux différents,
mais au même titre qu'on peut trouver des différences
entre le cerveau d'un violoniste et celui d'un rugbyman.
Différences entre les sexes et plasticité
cérébrale
Le fait de voir des différences de fonctionnement cérébral
entre les sexes ne signifie pas qu'elles sont inscrites dans le
cerveau dès la naissance et qu'elles y resteront. Car le
cerveau, grâce à ses formidables propriétés
de “plasticité”, est en permanente évolution
sous l'effet de l'apprentissage et de l'expérience vécue.
C'est précisément ce que montrent les techniques d'imagerie
cérébrale qui permettent d'étudier le cerveau
vivant en train de fonctionner. Par exemple, chez une personne qui
apprend à jongler avec trois balles, on observe une augmentation
de surface des zones cérébrales qui contrôlent
la vision et la coordination des mouvements. Et si l'entraînement
cesse, on voit que les zones précédemment mobilisées
régressent. Cette expérience et bien d'autres montrent
que rien n'est jamais figé dans le cerveau.
Sexe et volume cérébral
Le cerveau des femmes est en moyenne plus petit que celui des hommes,
mais cette différence disparaît quand on rapporte le
volume cérébral à la taille du corps. De toute
façon, la question de la taille du cerveau n'est pas pertinente,
sachant qu'il n'existe aucun rapport entre le poids du cerveau et
les aptitudes intellectuelles.
Cerveau gauche, cerveau droit
La théorie des deux cerveaux, datant des années 70,
décrit le fonctionnement cérébral de façon
beaucoup trop simpliste au regard des nouvelles données de
l'imagerie cérébrale. Celle-ci révèle
que les deux hémisphères sont en communication permanente
et qu'aucun ne fonctionne isolément. De plus, une fonction
n'est jamais assurée par une seule région, mais par
un ensemble de zones reliées entre elles en réseaux.
Ainsi, le langage mobilise non seulement l'aire de Broca de l'hémisphère
gauche, mais aussi une dizaine d'autres aires cérébrales
qui se répartissent à la fois à gauche et à
droite. Déclarer que les femmes sont douées pour le
langage à cause de leur hémisphère gauche plus
performant, tandis que les aptitudes des hommes pour se repérer
dans l'espace s'expliqueraient par un hémisphère droit
dominant, est une simplification abusive.
Langage et orientation dans l'espace
Les tests neuropsychologiques montrent que les femmes réussissent
souvent mieux les exercices de langage, alors que les hommes sont
meilleurs dans l'orientation dans l'espace. Mais cela ne signifie
pas que ces différences d'aptitude sont présentes
dès la naissance et qu'elles sont immuables. On a montré
qu'avec l'apprentissage, les différences de scores disparaissent.
De plus, ces différences sont beaucoup moins marquées
chez les Américains noirs et asiatiques que chez les blancs.
La culture et l'éducation semblent donc y être pour
quelque chose. Enfin, si l'on fait le bilan des tests publiés
depuis vingt ans, on constate une réduction progressive des
écarts de performance, ce qui va de pair avec l'intégration
accrue des femmes dans la vie sociale et professionnelle.
Éducation et tests d'aptitude
Dans nos sociétés occidentales, les petits garçons
sont initiés très tôt à la pratique des
jeux collectifs de plein air (comme le football), particulièrement
favorables pour apprendre à se repérer dans l'espace
et à s'y déplacer. Ce type d'apprentissage précoce
peut faciliter la formation de circuits de neurones spécialisés
dans l'orientation spatiale. En revanche, cette capacité
est sans doute moins sollicitée chez les petites filles qui
restent davantage à la maison, situation plus propice à
utiliser le langage pour communiquer. Vu les propriétés
de plasticité du cerveau, il n'est guère étonnant
de voir des différences cérébrales entre les
hommes et les femmes qui ne vivent pas les mêmes expériences
dans l'environnement social et culturel.
Hormones et cerveau
Les hormones jouent un rôle très important dans les
fonctions de reproduction. Chez l'animal, elles contrôlent
les comportements de rut et d'accouplement associés aux périodes
d'ovulation de la femelle. Mais chez l'être humain, tout se
complique ! Déjà le choix du partenaire n'a rien à
voir avec les hormones. Les homosexuels n'ont aucun problème
hormonal. Les délinquants sexuels n'ont pas un taux supérieur
de testostérone. Quant au rôle des hormones sexuelles
sur les humeurs, la nervosité, la dépression, il faut
distinguer deux types de situations. Dans des cas de bouleversement
physiologiques majeurs comme la grossesse ou la ménopause,
on peut constater des fluctuations d'humeur. Mais dans des conditions
physiologiques normales, il est impossible de démêler
le rôle éventuel des hormones par rapport à
mille autres facteurs de l'environnement susceptibles d'affecter
nos “ états d'âme ”.
Préhistoire et cerveau
Pour les sociobiologistes, les différences d'aptitudes entre
les sexes seraient inscrites dans le cerveau depuis des temps préhistoriques.
L'homme chasseur aurait développé le sens de l'orientation,
contrairement à la femme qui restait dans la caverne et s'occupait
de sa progéniture. Cette vision est spéculative car
aucun document - restes fossiles, peintures rupestres, sépultures...
- ne permet de dire comment étaient l'organisation sociale
et la répartition des tâches de nos ancêtres.
Les anthropologues qui étudient les sociétés
traditionnelles montrent que la distribution les rôles entre
hommes et femmes est très variable selon les ethnies. Souvent,
dans les petits groupes de populations, les conditions de vie précaires
font que la mobilisation de tous est indispensable pour survivre.
Quel Bilan ?
Même si gènes et hormones orientent le développement
du cerveau, les circuits neuronaux sont essentiellement construits
au gré de notre histoire personnelle. Si d'ailleurs les contraintes
biologiques jouaient un rôle majeur dans les comportements
des hommes et des femmes, on devrait s'attendre à observer
des invariants. Ce n'est manifestement pas le cas. Qu'on se place
à l'échelle individuelle ou de la société,
il n'apparaît pas de loi universelle qui guide nos conduites.
La règle générale est celle de la diversité,
rendue possible par les formidables propriétés de
plasticité du cerveau humain.
Pour conclure :
Le débat sur le “sexe du cerveau” agite le monde
scientifique et philosophique depuis plus d'un siècle. L'objectif
de cet ouvrage a été d'aborder cette question sur
un terrain scientifique le plus rigoureux possible, à la
lumière des connaissances les plus récentes. Nous
avons vu que nombre de vieux préjugés et d'idées
reçues ne sont plus défendables. Mais paradoxalement,
les visions déterministes perdurent. La tentation est toujours
présente de mettre en avant la biologie pour expliquer les
différences de comportement et de positions sociales entre
les sexes.
Ce sujet n'est jamais neutre. Il concerne le fondement même
de notre humanité : qu'est-ce qui nous fait hommes ou femmes
? Quelle est la part de la nature et celle de la culture ? La vogue
actuelle est d'aller chercher dans le cerveau les réponses
à nos interrogations sur la conscience, la vie affective,
les émotions, les valeurs morales. Fallait-il attendre les
sciences du cerveau pour comprendre la pensée humaine ? Pourtant,
où trouver les analyses les plus fines du cheminement des
idées, des sentiments, des états d'âme, si ce
n'est dans la littérature, la poésie, la philosophie
? Mais l'argument de la preuve scientifique fait autorité.
La science est présentée au grand public comme source
de certitudes et de vérités. Or, la réalité
de l'activité scientifique est au contraire, le doute, la
remise en question, les débats, qui font avancer les idées.
Cette démarche est aussi celle des sciences humaines qui
considèrent l'homme dans son histoire et son rapport au monde.
Depuis l'Antiquité, les hommes et les femmes ont bâti
des civilisations, produit des écrits, des œuvres d'art,
qui tous témoignent de la richesse de la pensée humaine.
N'est-ce pas la plus belle démonstration que l'être
humain n'est pas enfermé dans un déterminisme biologique
?
Dire que les valeurs qui fondent nos sociétés sont
situées dans la nature, c'est mettre l'accent sur les servitudes
de la pensée et pas sur sa liberté. Or c'est précisément
cette liberté de création, d'imagination qui distingue
radicalement l'homme des autres espèces. Grâce à
son cerveau, l'être humain est le seul à pouvoir échapper
aux lois dictées par les gènes et les hormones. Comme
l'a si bien dit le grand biologiste François Jacob,
“ Comme tout organisme vivant, l'être humain est
génétiquement programmé, mais programmé
pour apprendre. Chez les organismes plus complexes, le programme
génétique devient moins contraignant, en ce sens qu'il
ne prescrit pas en détail les différents aspects du
comportement, mais laisse à l'organisme la possibilité
de choix. L'ouverture du programme génétique augmente
au cours de l'évolution pour culminer avec l'humanité.
” (François Jacob, Le jeux des possibles, éditions
Fayard, 1981)
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