"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Le cerveau, le sexe et l'idéologie dans la science
Catherine Vidal

Origine : http://perso.wanadoo.fr/gamaliel21/03FEVRIER05.htm

Revue passerelles http://www.social.gouv.fr/femmes/pass/chercheur3.pdf

Passerelles pour l'égalité entre les femmes et les hommes, n° 3 de juin 2002


Neurobiologiste, Catherine Vidal est directrice de recherche à l’Institut Pasteur. Ses principales recherches ont porté sur :

• Les mécanismes physiologiques de la douleur

• Le rôle du cortex frontal dans la mémoire et l'attention

• L’infection du cerveau par le virus du SIDA

• La neuropathologie des maladies à Prions

Catherine Vidal se consacre également à la vulgarisation scientifique à travers des conférences et des publications dans les médias. Son intérêt porte en particulier sur les rapports entre science et société et les dérives idéologiques du déterminisme en neurobiologie.

Publications :

«Quand l'idéologie envahit la science du cerveau», La Recherche, hors-série n° 6, Novembre 2001 ;

«Le cerveau, le sexe et les maths», Tangente, vol. 83, Novembre-décembre 2001 ;

«Les femmes et la création musicale», Editions du Centre de Documentation de la Musique Contemporaine, mars 2002 ;

«Le cerveau a-t-il un sexe ?», La Recherche, vol. 290, 1996

Derrière la question «le cerveau a-t-il un sexe ?» se profile la question fondamentale de déterminer la part de l’inné et de l’acquis dans les comportements humains. Il s’agit là d’un débat où sciences et idéologies sont intimement liées. Le sujet du sexe et du cerveau en offre l’illustration frappante car c’est un thème qui interpelle tout un chacun et qui, de ce fait, est particulièrement propice à être exploité dans les médias. Les anthropologues du XIXe étaient obsédés par la question des relations entre l’intelligence et le volume du cerveau. Tout comme ils étaient convaincus que le cerveau des blancs était plus gros que celui des noirs, il était évident pour eux que le cerveau des hommes était plus gros que celui des femmes. Le célèbre anatomiste Paul Brocca calcula une différence de 181 grammes entre le poids moyen du cerveau des hommes (2 325 g) et le poids moyen du cerveau des femmes (2 124 g). A cette époque on savait que le volume du cerveau varie en fonction de la taille du corps. Broca, sachant cela, n’a même pas pris la peine de mesurer cette influence. Il est frappant de constater que jusqu’à nos jours, malgré la multiplicité des études portant sur les différences de taille des cerveaux entre les sexes, aucun consensus n’a été dégagé sur cette question. La raison principale vient de la disparité des méthodes de mesures qui tiennent plus ou moins compte des facteurs susceptibles d’influencer le volume du cerveau, à savoir la dimension du corps, l’âge (avec le vieillissement le volume du cerveau diminue d’environ 10 %), l’état nutritionnel ( la sous-alimentation empêche un développement normal du cerveau), la cause du décès (maladie neuro-dégénérative, maladie infectieuse de longue durée), la méthode de prélèvement du cerveau. C’est ainsi que, selon les critères de correction des poids bruts des cerveaux à l’autopsie, on peut obtenir des différences qui varient de 0 à 200 grammes entre cerveaux masculins et féminins. De toute façon, sur le plan scientifique, la question des différences de taille des cerveaux entre les sexes, apparaît vaine, sachant qu’il n’existe aucun rapport entre les capacités intellectuelles et le volume du cerveau. Ce fait était d’ailleurs déjà bien connu au XIXe, grâce aux hommes célèbres qui avaient donné leurs cerveaux à la science : le cerveau d’Anatole France pesait 1 kilo, celui de Tourgueniev 2 kilos (on estime que le poids moyen du cerveau est de 1,350 kg). On notera que celui d’Einstein était de 10 % inférieur à la moyenne. Ces chiffres illustrent l’ampleur de la variabilité individuelle du volume cérébral.

Mais malgré toutes ces évidences, le débat sur le volume du cerveau et l’intelligence n’est toujours pas clos. La dernière grande polémique date de 1992 suite aux travaux d’un chercheur américain (P. Rushton,) qui a rassemblé des données des archives de l’armée américaine portant sur la taille des casques, la carrure des uniformes et le poids de 6 000 sujets enrôlés dans l’armée. Rushton prétendait que la capacité crânienne va décroissant depuis les américains asiatiques, en passant par les américains blancs jusqu’aux américains noirs. De plus il montrait que le crâne est plus volumineux chez l’homme que chez la femme ainsi que chez les officiers comparativement aux soldats ! Fort de ces résultats, Rushton a conclu que ses travaux démontrent que la capacité crânienne est proportionnelle au QI.

Revenons à la «vraie» science et à la question le sexe du cerveau. Sur un plan strictement biologique, les cerveaux des mâles et des femelles sont différents puisque la reproduction sexuée implique des hormones et des comportements sexuels, lesquels sont contrôlés par le cerveau. C’est au cours de la vie foetale que s’effectue ce qu’on appelle la sexualisation du cerveau. Cette imprégnation hormonale précoce va influencer la formation de circuits de neurones qui, plus tard, à la puberté et chez l’adulte, seront impliqués dans la physiologie des fonctions de reproduction. C’est dans ce sens qu’est pertinente la notion de sexe du cerveau, considéré en tant qu’organe biologique.

Dans les années 70, des chercheurs américains lançaient la théorie des 2 cerveaux : l’hémisphère gauche serait spécialisé dans le langage et le raisonnement analytique, tandis que l'hémisphère droit serait spécialisé dans la représentation de l’espace et les émotions. Le pas a été vite franchi pour attribuer les différences psychologiques entre hommes et femmes à des différences entre les hémisphères cérébraux. Ainsi, les meilleures compétences des hommes en mathématiques, résulteraient d'un plus grand développement de l'hémisphère droit par rapport aux femmes. Force est de constater que la théorie des deux cerveaux n’a jamais été validée par des données expérimentales rigoureuses. Il s’agissait en fait, à l’origine, d’observations tirées d’expériences chez le rat ou de cas pathologiques chez l’homme, et qui ont été généralisées de façon abusive au fonctionnement du cerveau normal.

Avec les nouvelles techniques d'imagerie cérébrale qui permettent de voir le cerveau vivant en train de fonctionner, nombre de spéculations sur les différences cérébrales entre les sexes n'ont plus cours. Des expériences utilisant l'IRM fonctionnelle montrent précisément que pour résoudre des problèmes de calcul arithmétique, les régions les plus activées sont le cortex frontal gauche ainsi que les aires pariétales gauche et droite, et ce quel que soit le sexe des sujets. Il faut remarquer qu'aucune différence significative entre les sexes ne ressort de la grande majorité des études d'imagerie qui depuis 10 ans analysent l'activité du cerveau. Par contre, ces études ont permis de révéler l’importance des variations individuelles dans le fonctionnement du cerveau. D'où vient cette variabilité? Est-elle innée ou est-elle acquise ? Le cerveau humain est constitué d'environ 100 milliards de neurones, lesquels forment des circuits et communiquent entre eux grâce à des synapses dont le nombre est de l'ordre d'un million de milliards. Or face à ces chiffres astronomiques, on ne trouve que 20 000 gènes dans le cerveau. Cela signifie qu'il n'y a pas assez de gènes pour contrôler la formation des milliards de synapses du cerveau. Le rôle des gênes est déterminant au cours du développement embryonnaire pour guider la mise en place du plan général d'organisation du cerveau : à savoir, la formation des hémisphères, du cervelet, du tronc cérébral, etc. A la naissance, les grandes lignes de l'architecture du cerveau sont définies et les neurones cessent de se multiplier. Cependant, la construction du cerveau est loin d'être terminée : 90% des synapses vont se former progressivement dans les 15-20 ans suivant la naissance. C'est précisément sur la construction de ces circuits que l'environnement intervient sous ses diverses formes, à savoir le milieu intérieur (l'influence de l'alimentation, des hormones) et le milieu extérieur (le rôle des interactions familiales et sociales, le rapport au monde du sujet). Notre histoire individuelle est ainsi sculptée dans notre cerveau tout au long de la vie. Il en résulte que personne ne possède exactement le même cerveau, y compris les vrais jumeaux.

Certes les progrès considérables de nos connaissances ont apporté de nouveaux cadres explicatifs pour comprendre la complexité du vivant. Mais la dérive vers l’utilisation abusive de la biologie pour expliquer les différences entre les groupes sociaux, y compris entre les sexes, reste une vraie menace. A l’évidence, le devoir de vigilance des scientifiques face à l’utilisation de la science à des fins idéologiques est plus que jamais d’actualité.


Passerelles pour l'égalité entre les femmes et les hommes, n° 3 de juin 2002