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La police unique, un danger pour la démocratie et pour les citoyens
(sur la situation en Belgique)
les archives du journal alternative libertaire
Cécily Falla

Origine http://perso.orange.fr/libertaire/archive/2001/237-mar/police.htm


Avant la mise en place de la police unique, il existait plusieurs corps de police : les polices communales ; les polices rurales ; la police judiciaire ; la police fluviale ; la gendarmerie.

Lorsque l'on était molesté par l'une d'entre elles, on avait encore la possibilité de porter plainte auprès d'une autre.

Maintenant, c'est terminé. Si vous êtes, par malchance, matraqué dans le bâtiment 1 de la police unique, n'allez pas dans le bâtiment 2 car vous risqueriez double ration. Du nord au sud, de l'est à l'ouest du pays, ce sera toujours la même police qui vous recevra, bien ou mal, plutôt mal que bien.

Terminé les "bavures", les dysfonctionnements… Mon œil ! Certains optimistes me diront que maintenant, les futurs policiers devront suivre un écolage de plusieurs mois et qu'ils seront plus aptes à gérer les situations litigieuses se présentant à eux. À ceux-là, je réponds : foutaise. Ils subiront, que dis-je, ils subissent déjà des lavages de "cerveau" qui font d'eux (êtres humains quand même) de véritables robot cops d'où s'évapore la notion de prévention au profit de la répression. On leur a déjà martelé le cerveau à la pratique de la tolérance zéro.

Dans le cas de manifestations légitimes des travailleurs ou de collectifs de citoyens un peu trop exubérants au goût du pouvoir, le code pénal inventera un nouvel article sur la légitime défense (la légitime défense doit être proportionnelle à l'attaque). Ce sera : "l'illégitime attaque du pouvoir contre nos droits élémentaires pourra être disproportionnelle à la légitime défense de nos droits"…

Si nous en sommes arrivés à cette situation, n'oublions pas que des événements du passé auront généreusement servi à l'état actuel de la politique dans le merveilleux royaume de Belgique. Je n'en citerai que deux, encore frais dans les mémoires :

Les tueries du Brabant wallon qui ont eu pour unique conséquence le renforcement de la gendarmerie, en hommes et en matériel. Cette dernière le réclamait à corps et à cris depuis plus de dix ans. Mais les auteurs courent toujours et mourront de leur belle mort, nantis d'un solide pactole, pour services rendus. À qui ?

L'affaire Julie et Melissa (dont je salue fraternellement ici les parents). Une enquête plus que bâclée où des enfants ont atrocement perdu la vie ; la création d'une commission qui a quand même servi à révéler les "dysfonctionnements", volontaires ou involontaires ( ?) ; les gifles données aux familles lorsqu'elles apprennent, après les souffrances déjà endurées, que ceux qui auraient pu sauver la vie de leurs enfants sont montés en grade dans la gendarmerie…

Lorsque j'étais gosse, mes parents comme mes profs me disaient que si je faisais des efforts, je serai récompensé. En cas contraire, je serai privé de récompenses.

Dans cette affaire, cependant, il y a encore eu d'autres bénéficiaires : par exemple, le président de la commission à qui la télé a servi de pub électoraliste de première bourre. Il en est même devenu ministre de la justice. Autre bénéficiaire, la gendarmerie qui a enfin réussi ce qu'elle attendait depuis 50 ans : une police unique, fédérale ou non, avec la mainmise, occulte ou non, sur tous les reliquats des autres anciens corps de police. On me dira que la Belgique est une démocratie. Je répondrai que la Belgique est une démocratimerdie. La démocratie, et je ne peux parler que du pays où je vis, c'est la fine, la très fine couche multicolore politique, qui recouvre une couleur d'un brun sale, couleur qui me rappelle que c'est contre elle que mes parents ont combattu dans la résistance durant la seconde guerre mondiale.

Je ne peux cependant pas terminer cet article sans écrire quelques lignes sur la grande marche blanche qui a eu lieu après les tragiques événements des enfants assassinés ou disparus. Je sais que dans la symbolique religieuse, le blanc est signe de pureté et qu'on l'associe facilement à l'enfance. Mais permettez-moi (car je suis athée) et avec le respect que je dois aux 300.000 manifestants, que dans les guerres dont les livres d'histoire nous rappellent d'autres terribles souvenirs, le drapeau blanc était un signe de reddition. Je sais aussi que, aujourd'hui encore, des comités comme celui de Julie et Melissa continuent à se battre contre un système oppressant, un pouvoir liberticide qui, et je le déplore, ne leur apporteront jamais entière satisfaction dans leur recherche de la vraie vérité, comme disent les enfants dans leur naïveté. Mais dans un avenir (que je ne crois pas si utopiste que ça), au travers du monde, se lèveront des centaines de manifestations sous les drapeaux noirs, pour que les hommes et les femmes vivent enfin une vraie vie d'être humain. Nous pouvons tous, dès à présent, tout comme dans le passé, nous considérer en état de légitime défense sociale. À tous, je souhaite Liberté, Egalité, Fraternité.

Le Loup Noir, Groupe libertaire Anarquebuse, Liège



Dossier Police (Cécily Falla)

PROACTIVITE

Ni dans les années 70 ni au Moyen-Age, le mot “ proactivité ” n’avait encore été inventé: d’où la nécessité de définir précisément la chose.

L’inquisiteur (...) emploie une procédure d’enquête, c’est-à-dire qu’il cherche activement les hérétiques et ne se contente pas d’attendre qu’une plainte soit déposée pour provoquer l’action en justice. (Histoire intellectuelle de l’Occident médiéval, Jacques PAUL, éditions Armand Colin, 1973.)

La proactivité, c’est ratisser la population et ce n’est pas nouveau: c’était même révolu.

1ère Partie

ALLOCHTONES, HOOLIGANS
ET QUI ENCORE ?

En septembre 1999, le ministre de la justice, Marc VERWILGHEN, annonçait sa décision de confier à Marion VAN SAN, criminologue belge formé aux Pays-Bas, une étude sur " la relation entre origine allochtone et comportement criminel ". L’objectif déclaré du ministre de la justice était de permettre l’élaboration de dispositifs de prévention de la criminalité adaptés aux spécificités de la population issue de l’immigration... (Mon délit ? Mon origine ! Ouvrage collectif - De Boeck 2001)

Cela souleva un tollé à la Chambre et dans les médias. Tant qu’à faire, pourquoi ne pas étudier aussi le lien entre vote d’extrême-droite et identité flamande en raison de la surreprésentation du vote d’extrême-droite en Flandre ? Bonne idée, non ? Oui mais attendez: il faudra aussi aborder l’épineuse question de la relation entre identité wallonne et chômage, en raison de la surreprésentation des Wallons dans les statistiques du chômage . Et tout ceci pour envoyer des formateurs rectifier de manière ciblée nos caractéristiques culturelles respectives. En voilà du travail pour les sociologues !

L’étude confiée par Marc VERWILGHEN à Marion VAN SAN souleva aussi l’opposition des intellectuels des universités. Celle-ci se fit sentir surtout parmi les intellectuels d’obédience catholique, le PSC étant passé dans l’opposition depuis les élections de juin 99. Des chercheurs, majoritairement issus de la KUL, de l’UCL, des facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, avec un zeste d’ULB pour faire pluraliste, élaborèrent un ouvrage révélateur du visage que montrent les forces de l’ordre aux jeunes issus de l’immigration. Extraits dans l’article " ICI ON CHASSE ! ".

Remarquez qu’aux dernières élections communales d’octobre 2000, les Bruxellois ont résolument tourné le dos à l’extrême-droite, et ceci après avoir connu dix ans de politique policière sécuritaire ciblée sur les " jeunes allochtones " ainsi que deux révoltes de ceux-ci en 1991 et 1997. Les Bruxellois ont exprimé le désir de vivre pacifiquement entre communautés d’origines différentes. Il y a bien trop de populations de toutes origines qui se côtoient quotidiennement dans cette ville, pour que les habitants puissent accorder la moindre confiance en un discours fauteur d’hostilités. L’extrême-droite fait davantage recette parmi ceux qui habitent assez loin des " allochtones " pour pouvoir se les représenter sous des traits fantasmatiques.

Cependant, Marc Verwilghen poursuit ses tentatives de faire passer des idées sécuritaires à l’encontre des jeunes des quartiers urbains pauvres. Le 10 janvier 2000, le ministre de la justice présenta au Conseil des ministres son " plan fédéral de sécurité ". Un premier volet de ce plan entendait donner une réponse judiciaire immédiate et musclée à la " petite délinquance urbaine ". Un second volet proposait une approche toute en douceur, non plus pénale mais administrative et " autorégulatrice ", de la " délinquance patrimoniale ", expression pudique pour désigner la criminalité en col blanc: corruption de fonctionnaires, fraude fiscale, infractions des entrepreneurs aux lois protectrices des travailleurs et de l’environnement. Jean-Claude PAYE commente: Les différences dans le traitement des deux dossiers sont (...) caractéristiques de la forme d’organisation du pouvoir d’Etat qui est en construction. (Vers un Etat policier en Belgique ? EPO 2000 p. 127)

Ce " plan fédéral de sécurité " souleva lui aussi un tollé et Monsieur VERWILGHEN dut le faire revoir par son cabinet avant de le représenter au Conseil des ministres en juin 99. Il ressortit de ce remaniement assez émaillé de langue de bois pour être à peu près illisible, et fut pour cette raison adopté à l’unanimité par le Conseil des Ministres. La littérature y perd. Puisse la démocratie y gagner.

Le flop béni de la comparution immédiate

Gare ! Poursuivant toujours l’idéal d’éradiquer la " petite délinquance urbaine " et le hooliganisme, le gouvernement a proposé et le parlement a adopté une loi du 28 mars 2000 " insérant une procédure de comparution immédiate en matière pénale " (MB 1 avril 2000 et ce n’est pas un poisson).

Teneur de cette loi: pour des cas de flagrant délit ou lorsque les preuves sont complètement réunies dans le mois qui suit l’infraction, on peut emprisonner immédiatement l’auteur, mener sa procédure au pas de charge et le juger au bout de sept jours d’emprisonnement, avec à la clé une peine de prison de dix ans au maximum. Inutile de préciser que cela se fait au prix d’un sérieux écornement des droits de la défense.

Le gouvernement assure que cette procédure ne visera que les délits commis individuellement ou en petites bandes, mais rien dans la loi qui l’organise n’exclut qu’elle puisse s’appliquer ultérieurement aussi à des actes commis pendant des manifestations, par exemple, et pas nécessairement dans le cadre des " groupes à risques " visés au départ.

La comparution immédiate existait déjà en France. En 1996, la procédure française avait fait l’objet d’une évaluation de la part des parlementaires belges qui, indignés, l’avaient rejetée. Le fait qu’elle soit adoptée maintenant, en ne présentant pas les mêmes garanties formelles que l’exemple français comme l’accord nécessaire du prévenu, traduit la dégradation rapide de l’Etat de droit en Belgique. (Jean-Clause Paye, Vers un Etat policier en Belgique ? EPO 2000)

D’après Patrick Collignon, dans un article écrit sur le vif et paru au Journal des Tribunaux n°5967 du 22-29 avril 2000, le parlement belge a été pressé par le gouvernement d’adopter cette loi à toute allure avant l’Euro 2000, afin, disaient les membres du gouvernement, que les hooligans aient une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête et qu’ils ne provoquent pas d’accidents ni d’émeutes au cours des grandes dionysies de l’Euro 2000.

La procédure de comparution immédiate est aussi liberticide que la première version de la loi sur les organisations criminelles. Or, cette dernière a capoté à l’intervention de la société civile, tandis que la première, elle, est passée sans encombre - votée par ECOLO, entre autres - et est entrée en vigueur telle quelle.

Heureusement, Monsieur Collignon nous promet qu’elle sera fort difficile à appliquer, car elle impose aux magistrats du parquet, aux juges et à leurs secrétariats respectifs un rythme de travail de type " hot line ". A ce propos, les travaux préparatoires font çà et là allusion à des tribunaux qui siégeraient le week-end... Mais en voilà une bonne idée ! Je dirai même plus: à quand les tribunaux à pause ?

Pas à maintenant. Récemment, le Ministre de la Justice a annoncé à la radio qu’il avait " donné l’ordre " aux procureurs de ne plus recourir à cette procédure " pour l’instant ", en attendant que de telles difficultés soient résolues... aussitôt les journalistes lui ont rappelé qu’un ministre (pouvoir exécutif) ne peut pas donner au pouvoir judiciaire (les procureurs) un ordre de ne pas poursuivre. M’enfin bon, quoi, bref, pour ainsi dire, en quelque sorte, on se comprend et quelque part, en tout cas pour l’instant, tout va très bien.

Une " bande organisée " en action

Si si, ça existe ! Mais laissez-moi commencer par le début.

Au cours des grandes dionysies antiques, les esclaves avaient congé. Sans doute faut être moins que cela ou vivre en l’an 2000 pour devoir se lever à 5h30 du matin dans un quartier autorisé par l’Euro 2000 à hurler en rue jusqu’à 12h de la nuit. Et c’est le fruit de nombreuses révolutions sociales. " Liberté individuelle " cela s’appelle.

Et dans ce quartier si électrisé par l’Euro 2000, il y a bien sûr ceux qui crèvent les yeux avec leurs training kappa, leurs casquettes en bec de canard, leurs vestes bombers, leurs irrémédiables nike, leurs mobylettes calamiteuses, une bagnole martyrisée dont la sono dégueule on ne sais quoi se rapomorphe et puis leur façon d’aboyer tous les mots qu’ils se disent en ébauchant à une vitesse inquiétante quelques positions de combat comme s’ils couraient le risque imminent d’être attaqués par des êtres invisibles. C’est typiquement le délit de sale gueule mais bon, on n’a pas récupéré l’article 342 du code pénal laissé vide pour y mettre le délit de sale gueule. Liberté individuelle, encore. (Pour plus d’infos sur le 342 CP, voir " MILITANTS et ORGANISATIONS CRIMINELLES ").

Ici on parle d’une bande organisée de petite délinquance urbaine. Qu’est-ce que c’est au juste, " petite délinquance urbaine " ? C’est par exemple: enfoncement de vitres de voitures en stationnement dans le but de s’approprier une autoradio à mille balles, vols divers (réappropriations et agressions confondus), massacres de cabines téléphoniques et d’abris-bus qui ne leur ont rien fait... Justement, un jour vous apercevez une toute petite fraction de ceux qui présentent le look susmentionné, cinq ou six, qui sont occupés à inspecter les voitures une à une en plein jour au vu et au su de tous, de façon à apprendre aux passants à faire semblant de rien, de façon à leur apprendre que ce sont eux les maîtres du quartier. Façon mafia quoi ! En effet, quand un passant fait mine de les regarder avec insistance et/ou d’interpeller les autres passants présents, les autres passants se débinent, mais la bande repère le citoyen zélé et il aura droit pendant les semaines et les mois suivants à se sentir menacé à l’occasion de chaque rencontre avec un de ses membres. Il faut absolument que personne de la bande ne connaisse son domicile, parce que généralement, les appartements du quartier ne sont pas prévus avec porte blindée (à la limite ça déstabiliserait les murs). Il ne faut pas non plus que par hasard une de ces rencontres fortuites en rue avec un membre de la bande ait lieu en l’absence d’aucun témoin: donc, éviter les ruelles trop peu animées, voire même les sorties nocturnes. Une nuit qu’on y déroge, on sent monter la tension intérieure à la rencontre fortuite d’une bande organisée de deux individus occupés à conchier la ville de tags prétendus artistiques; par bonheur, ils n’ont apparemment rien à voir avec les précédents.

Que faire ? Il faut, paraît-il, avoir confiance en la police qui veille à la sécurité. Il faut y contribuer soi-même, à la sécurité. Il faut aller communiquer cela à la police. On aura peut-être des photos à regarder. Et si on n’est pas physionomiste ? Et puis ils se ressemblent tous, ils crèvent les yeux et ça ne favorise pas l’analyse. Après, la police appréciera librement le degré de force probante de vos délations de bon citoyen et opérera un choix éclairé entre " l’impunité " et la massue. Surtout vous prendrez l’habitude de dénoncer de derrière les rideaux et non à visage découvert ! Sinon vous êtes idiot et responsable de ce qui peut vous arriver et les flics seront les premiers à vous le dire.

Qu’est-ce qu’on est rassuré et qu’est-ce qu’on est fier !

Stop ! Pinçons-nous, on va se réveiller. Il y a l’intuition qu’un rien ferait retomber les menées de ladite bande comme un soufflé manqué. Que pour justifier l’attribution à la police de fonctions retirées ailleurs, on se fait peur avec l’ombre du teckel nain qui, projetée sur un mur de non-dialogue, ressemble un instant au grand méchant loup. Du coup, ces jeunes eux-mêmes se prennent pour le grand méchant loup, tout en espérant peut-être une autre définition, comme semble le prouver leur provocation. C’est une provocation en plein jour et dans une rue commerçante: c’est une provocation à la lâcheté et à l’indifférence de leurs concitadins des générations au-dessus. Et si c’était dans un village arabe, hein, qu’est-ce qui se passerait ? Il y aurait un patriarche chenu qui lèverait sa canne en vociférant et tous les autres passants enchaîneraient et la bande déciderait de jouer à autre chose. Et si c’était dans un village belge, hein ? Idem. Il n’y a que dans une ville sous contrat de sécurité qu’on s’invente des problèmes.

2ème Partie

MILITANTS et ORGANISATIONS CRIMINELLES

A la fin des années 90, on a frôlé le passage en douce vers un régime politique tout simplement dictatorial. Le gouvernement a cherché à faire adopter par notre parlement démocratiquement élu tous les quatre ans, quelques projets de lois à donner froid dans le dos.

D’une part, le gouvernement aurait voulu qualifier des organisations à finalité politique ou syndicale d’" organisations criminelles " afin de rendre punissable d’amendes et/ou de prison toute appartenance ou action de sympathisant à celles-ci. Et pour être qualifiée de " criminel ", il suffisait qu’un mouvement plus ou moins organisé ait pour objet l’opposition politique autonome, ou radicale, ou directe, ou citoyenne, appelez-cela comme vous voulez mais les projets de loi parlaient à leur propos d’" intimidation " ou " entrave au fonctionnement des pouvoirs publics ou des entreprises privées ".

Ce n’est pas tout. Pour renforcer l’effet insécurisant de cette première mesure à l’égard de tout militant ou sympathisant, le gouvernement a aussi voulu que la gendarmerie puis l’actuelle " police intégrée " puisse couvrir des populations entières qualifiées de " groupes cibles " ou de " groupes à risques " d’un système de renseignement systématique, donc susceptible de ficher et de contrôler des personnes qui n’ont rien à se reprocher et des organisations non-violentes. Les " groupes-cibles " que le gouvernement proposait à la vigilance inquisitoriale de notre nouvelle police monopolistique et moderne, étaient d’une part les jeunes allochtones, les hooligans (voir " ICI ON CHASSE " et l’autre article les concernant) et d’autre part les anars et autres " extrémistes " syndicaux ou politiques.

Qu’en est-il finalement de ces projets gouvernementaux ? Qu’est-ce que le parlement a voté et à quoi s’est-il opposé ? Que risquent actuellement les militants politiques et syndicaux ?

J’ai extrait de l’ouvrage de Jean-Claude PAYE " Vers un Etat policier en Belgique ? " EPO 2000 ce qui répond à ces questions.

PROACTIVITE et MINI-ENQUETE

Deux nouveautés potentiellement dangereuses résultent de la loi du 12 mars 1998 (MB 2 avril 98) relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction.

C’est cette loi qu’on appelle " le petit Franchimont ". Le gouvernement a claironné par la voie médiatique qu’elle était destinée à améliorer les droits de la victime au stade de l’instruction. Effectivement, dès qu’une instruction sera ouverte, elle aura accès à son dossier au même titre que l’inculpé et pourra, comme lui, soumettre une décision du juge d’instruction au contrôle de la Chambre du conseil du tribunal ou de la Chambre des mises en accusation.

Oui mais ! Cette loi permet de à la police, avec l’accord du procureur, de commencer une " mini-enquête " sans ouvrir une instruction ! Et tant qu’aucune instruction n’est ouverte, ni la personne faisant l’objet de l’enquête ni ses victimes éventuelles n’ont de droit de regard sur leur dossier et elles n’auront même pas le droit de savoir si un tel dossier existe.

Il n’y aura plus que les arrestations, les perquisitions et certaines mesures de surveillance qui nécessiteront l’ouverture d’une instruction et donc le respect des droits des citoyens impliqués, c’est-à-dire ceux de la défense et ceux de la victime éventuelle de l’infraction.

Cette loi permet aussi aux forces de police, avec l’accord du procureur, d’enquêter sans qu’une infraction n’ait été commise. C’est l’enquête " proactive ". Définition article 28 du " Petit Franchimont ": dans le but de permettre la poursuite d’auteurs d’infractions, l’enquête proactive consiste en la recherche, la collecte, l’enregistrement et le traitement de données et d’informations sur base d’une suspicion raisonnable que des faits punissables vont être commis ou ont été commis mais qui ne sont pas encore connus...

Avant cette loi, il fallait qu’une infraction ait été commise et il fallait que tous les actes d’enquête y soient relatifs. On ne pouvait pas mettre sous surveillance des " groupes-cibles " " pour le cas où "... Ce qui ne voulait pas dire qu’on ne le faisait pas (voir " ICI ON CHASSE ! ") mais qu’au moins la police ne pouvait pas s’en vanter.

Grâce à la loi actuelle, toute la population ou n’importe quel " groupe cible " peut légalement faire l’objet d’un certain nombre de mesures d’enquête sans le savoir, ou en le sachant mais sans avoir de prise. C’est tout un pouvoir de renseignement qui est attribué à la police et au procureur.

Ceci n’est PAS un service de renseignement

Autre loi adoptée récemment par le parlement et potentiellement dangereuse: la Loi du 30 novembre 1998 (MB 18 décembre 98) sur les services de renseignement et de sécurité.

Cette loi a pour particularité de décider dans son article 2 que la nouvelle police unique ou intégrée n’est pas un services de renseignement, et que ses activités d’enquête ne seront donc pas soumises au contrôle du comité R du parlement, c’est-à-dire le comité parlementaire chargé du contrôle des services de renseignement. Jean-Claude PAYE en dit en substance: on serait ravi que la police new look ne soit effectivement pas un service de renseignement, mais puisqu’elle en est depuis que le " petit Franchimont " légalise l’enquête policière proactive, on aimerait autant que le comité R puisse au moins exercer son contrôle sur ses activités ! (p. 113 et 97)

Par ailleurs, cette loi dit que les services de renseignement (donc la Sûreté de l’Etat) seront compétents relativement aux " organisations criminelles ".

Et quelle est la définition de " l’organisation criminelle " dans cette loi ?

Ce sont, notamment, des organisations qui poursuivent un but exclusivement politique, idéologique, religieux, à condition qu’elles poursuivent ce but au moyen de " menaces ", d’" intimidations " (des grèves et des manifestations en sont) ou de " terrorisme " (au sens très large, c’est-à-dire les menaces, les intimidations ou les destructions de biens) ou que leurs activités aient des conséquences déstabilisantes sur le plan politique ou socio-économique ...

Extraits des articles 7 et 8 de la loi sur les services de renseignement: On entend par activité qui menace ou pourrait menacer: toute activité, qui peut avoir un rapport avec l’espionnage, l’ingérence, le terrorisme, l’extrémisme, la prolifération, les organisations sectaires nuisibles, les organisations criminelles en ce compris la diffusion de propagande, l’encouragement et le soutien direct ou indirect.

(...) Terrorisme: le recours à la violence à l’encontre de personnes ou d’intérêts matériels, pour des motifs idéologiques ou politiques, dans le but d’atteindre ses objectifs par la terreur, l’intimidation ou les menaces.

(..) Extrémisme: les conceptions ou les visées racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires qu’elles soient à caractère politique, idéologique, confessionnel ou philosophique, contraires, en théorie ou en pratique, aux principes de la démocratie.

Bref, cette définition élastique vise à qualifier d’" organisation criminelle " non seulement les anarchistes mais aussi toute résistance sociale, toute opposition politique radicale. En fait, cette loi donne comme objet aux services de renseignement toute la société civile pour peu qu’elle s’impose dans le débat politique.

Mais il ne faut pas dramatiser. Cette loi se contente de dire que tous ces gens et ces organisations sont fichables à la Sûreté, et ceci sous la surveillance du comité R du Parlement. Cette loi ne dit pas qu’ils sont punissables, ni fichables au fichier central contrôlé par gendarmerie ou la future police unique.

De JUSTESSE !

C’est surtout en juin 97 que l’Etat belge a failli recevoir du Parlement les moyens d’une politique parfaitement dictatoriale. Le gouvernement avait l’intention de rendre punissable toute adhésion à une " organisation criminelle " définie de la même façon que dans la loi sur les services de renseignement et de sécurité, c’est-à-dire y compris des mouvements à finalité syndicale ou politique. Le 7 juin 97, la Chambre adopta le projet de loi gouvernemental en ce sens, visant à insérer un article 342 dans le code pénal, sans apparemment se rendre compte de la gravité de l’affaire. Seuls les députés écolo et VU s’y opposèrent.

Ensuite ce fut une petite manifestation de 200 personnes devant l’immense palais de justice de Bruxelles. " Contre l’article 342... " Cela demeurait abstrait et hermétique au grand nombre. Nous n’étions donc que 200, transis dans les courants d’air face à un gigantisme qui nous narguait, et quand nous ne fûmes que trois ou quatre, avec des fanions rouges-noirs repliés, à attendre notre chauffeur qui tardait, quelques policiers fondirent sur nous pour un contrôle d’identité. Le contrôle d’identité, c’est une spécialité bruxelloise. Ils n’avaient sans doute pas assez d’" allochtones " à se mettre sous la main ce jour-là.

Bref nous étions deux cent et assez découragés, mais à l’instigation de la Ligue des droits de l’être humain, et suivant l’avis très incisif du Conseil d’Etat, le Sénat se réveilla, rejeta le projet d’article 342 du Code pénal, réexpédia à la Chambre sa copie avec un zéro pointé. Là, de discussion en amendement, l’article 342 devint un article 324 bis légèrement différent du premier.

324bis: Constitue une organisation criminelle l’association structurée de plus de deux personnes, établie dans le temps, en vue de commettre de façon concertée, des crimes et délits punissables d’un emprisonnement de trois ans ou d’une peine plus grave, pour obtenir, directement ou indirectement, des avantages patrimoniaux, en utilisant l’intimidation, la menace, la violence, des manoeuvres frauduleuses ou la corruption ou en recourant à des structures commerciales ou autres pour dissimuler ou faciliter la réalisation de ces infractions.

Une organisation dont l’objet réel est exclusivement d’ordre politique, syndical, philanthropique, philosophique ou religieux ou qui poursuit exclusivement tout autre but légitime ne peut, en tant que telle, être considérée comme une organisation criminelle au sens de l’alinéa 1er.

Sont soulignées, les différences entre feu le 342 et le nouveau 324 bis. C’est fait ! Une loi du 10 janvier 1999 (MB 26 février 99) relative aux organisations criminelle a introduit le 324 bis dans le code pénal. Analysons.

Comme l’article 342, l’article 324 bis est suivi d’un 324 ter qui définit et incrimine l’appartenance à ladite organisation criminelle, y compris un coup de main à ses activités licites, une simple activité de propagande, tout acte d’aide ou d’adhésion...par exemple s’abonner à la revue de l’organisation... Cet article crée donc un délit d’appartenance, c’est-à-dire exactement ce à quoi nos profs de droit nous avaient appris il y a une dizaine d’années à reconnaître un " Etat non démocratique ". Or les mêmes profs, en été et automne 97, ont refusé de cautionner la pétition contre l’article 342 du code pénal en projet, que je leur avais envoyée. Ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas prendre position sur le plan politique. Ils ont peut-être la mémoire plus courte que leurs élèves.

Ceci dit, pour les militants, le maintien du " délit d’appartenance " est un moindre mal car de 342 à 324 bis, le danger a été neutralisé. Voici comment.

Imaginons un collectif d’inspiration anarchisante se spécialisant dans la défense des chômeurs et réalisant des occupations de l’ONEM au cours desquelles il se pourrait bien que soient commis, par dérapage ou intentionnellement dans la poursuite d’un but de sabotage ou d’autre action directe, des délits contre les biens punissables d’un emprisonnement de trois ans. A propos de ces actions, le discours que tient le collectif à l’intention des médias et de toute la société est le suivant, même si certains éléments du collectif ne sont pas d’accord et que cela réveille le sempiternel débat entre réformisme ou révolution: " C’est dommage d’en arriver là, mais c’est visiblement indispensable pour secouer les médias, les syndicats, les parlementaires et pour faire obéir nos représentants à ce que nous voulons légitimement et pour défendre notre vie (voir notamment " A propos de quelques suicides ", AL n°234). Nous les citoyens ne pouvons nous contenter de voter, à moins de désirer nous faire bouffer par les loups avec la bénédiction des agneaux sensés nous représenter... " Mais assez blablaté, voici que ladite action directe a été commise et que la police unique, suivie du parquet, brandissent contre plusieurs membres ou sympathisants leur appartenance à une " organisation criminelle "...

Eh bien, en tant que membre ou sympathisant de ce groupe, on peut plaider que ce groupe ne poursuit pas de finalité patrimoniale, qu’il s’agisse d’une association de fait ou même s’il s’agissait d’une ASBL. Il poursuit bien, entre autres, une finalité patrimoniale pour toute la classe de chômeurs qu’il défend, mais cela se confond avec une finalité syndicale (amélioration des conditions d’existence des travailleurs) et politique (une société dans laquelle les gens sont plus libres). Ce groupe illustre donc la dernière phrase de l’article 324 bis. Et dès lors que notre collectif n’est pas une organisation criminelle, seuls seront responsables de la dégradation aux biens, ceux qui l’ont commise. Comme la charge de la preuve en droit pénal repose sur les magistrats accusateurs (le procureur) et sur les victimes éventuelles (parties civiles, en l’hypothèse l’ONEM), qu’ils prouvent qui a fait quoi.

Happy end pour le collectif et ses sympathisants.

En principe cela signifie aussi que l’enquête proactive effectuée par la police unique à l’égard des groupes idéologiques autonomes et radicaux, dont les anars et différents collectifs, est illégale.

Conclusion

On peut dire que le parlement a enfin et de justesse fait son boulot, et ceci grâce à du remue-ménage dans la société civile, appuyé par une intervention insistante de la Ligue des droits de l’être humain, et convergeant avec l’avis d’une institution restée apparemment au-dessus des modes: le Conseil d’Etat.

Le résultat, c’est qu’en tant que membres ou sympathisants de collectifs ou de mouvements syndicalement ou politiquement radicaux, ou autonomes, ou révolutionnaires ou citoyens, on est éventuellement fichables par la Sûreté sous le contrôle du comité R du parlement, si vraiment ils n’ont rien d’autre à faire ou si jamais on avait l’honneur d’intimider vraiment; mais on n’est pas poursuivable, pas punissable, pas menacé et en principe même pas fichable ni enquêtables proactivement par la police unique. Cela ne veut pas dire qu’on ne le sera pas mais cela signifie qu’elle ne pourra pas s’en vanter. Gardons la présente argumentation dans un coin de la tête.

3ème Partie

ICI ON CHASSE !

Entre 1996 et 1999, certains chercheurs de l’unité de criminologie de l’UCL sont allés observer par immersion pendant quelques mois le travail quotidien d’une brigade de gendarmerie bruxelloise. Leur démarche a consisté à fourrer leur nez partout, à la manière des ethnologues débarquant dans quelque tribu exotique. Ils ont accompagné les gendarmes en patrouille ou en planque, discuté avec eux de leur travail, assisté à des interrogatoires, consulté les documents internes tels que procès-verbaux, directives ou fichiers.

(Vincent FRANCIS, L’étranger, objet de toutes les attentions: étude des pratiques de ciblage policier. p.187 à 199 de l’ouvrage collectif Mon délit ? Mon origine, Editions De Boeck 2001)

Les chercheurs se sont rendus compte que:

1) Les gendarmes interpellent, contrôlent, fouillent et surveillent bien plus souvent les jeunes d’origine maghrébine que toutes les autres composantes de la population bruxelloise;

2) Ce ciblage ne s’explique pas uniquement par des idées racistes. Même les gendarmes qui récusent tout racisme se comportent ainsi.

Fondamentalement, cette recherche jette une lumière crue sur les effets de l’approche proactive des services de police.

Non seulement la brigade de gendarmerie observée mais aussi la police communale a expérimenté les dérapages et les dangers de la proactivité.

(Voir point 5 ci-après et l’article de Christine SHAUT, Les contrats de sécurité, p. 135-156 du même ouvrage)

1 Présentation de la brigade observée

La gendarmerie a été démilitarisée en 91 et a reçu les mêmes fonctions que la police: des fonctions de police judiciaire (recherche et poursuite d’auteurs d’infractions) et de police administrative (maintien de l’ordre sur la voie publique). Elle est devenue un service parallèle à celui de la police et en un sens concurrent.

Sa structure est pyramidale: au sommet, l’état-major général, à un niveau intermédiaire, le district, et à la base, les brigades, unités en contact permanent avec la population. Le district de Bruxelles comprend dix brigades territoriales et une brigade de recherche (BSR) chargée de la recherche des crimes et délits les plus graves.

La brigade observée est une des dix brigades territoriales.

Dans cette brigade étaient organisés trois services de patrouille: deux services permanents, quotidiens, et un service dit " bandes organisées " qui était organisé une fois par semaine, en soirée.

Les chercheurs ont accompagné les services de patrouille. Voyons d’abord les patrouilles permanentes.

2 Quand les gendarmes s’ennuient

Officiellement, le service de patrouille est chargé de trois missions: la réaction, la proaction et la dissuasion. Mais en réalité il ne fait presque jamais de réaction, car les demandes d’intervention de la population que reçoit le service 101 sont (...) dispatchées vers les services d’intervention de la police communale. C’est donc la police qui va constater les accidents, les agressions, les infractions, les suicides et les décès, calmer une bagarre de café ou une dispute de famille, etc..., suite aux appels de la population.

Dépourvues de cet important morceau, les brigades de gendarmerie n’ont qu’une chose à faire: patrouiller selon un plan de route plus ou moins contraignant. Cela engendrerait rapidement un profond sentiment d’ennui si les patrouilleurs ne s’octroyaient pas eux-même une charge de travail suplémentaire...

Certains se contentent de patrouiller. Mais que ça fait fonctionnaire ! D’autres passent leur temps à contrôler les plaques d’immatriculation en quête de voitures volées. Bon, on se sent déjà un peu plus utile. Cependant, la plupart optent pour une activité très valorisée au sein de la brigade et emblématique de la " culture d’entreprise " (...) qui pourrait se résumer à: " Ici on chasse, on fait du judiciaire ! ". (...) " Faire du judiciaire " signifie rechercher les infractions et en rassembler les preuves en vue d’approvisionner le système pénal. " chasser " renvoie, en outre, au caractère proactif de la technique utilisée à cette fin. Bien que cet esprit ne soit plus, depuis la fin des patrouilles ABT (anti-banditisme et terrorisme, dissoutes en 90), encouragé par les responsables hiérarchiques, il est très présent chez les jeunes gendarmes qui entendent les anciens en parler avec nostalgie. Dans ce contexte, l’activité la moins valorisée reste celle qui consiste à " faire du social ", ce que nous pourrions résumer par " rendre service à la population ". Une telle attitude est souvent l’objet de railleries.

3 La conscience du harcelé

Qui chasse-t-on ? L’étranger en séjour illégal. Une personne signalée à rechercher. Une personne en possession d’armes, de drogue ou au volant d’une voiture volée... Le hic, c’est qu’on ne peut pas chasser toute la population. Alors, forcément, on cible des gens qui ont l’air suspect. On le fait de trois manières différentes.

Premièrement, on provoque. En effet, les comportements suspects (...) n’apparaissent la plupart du temps que lorsqu’ils sont suscités par des techniques policières bien rôdées, pour les patrouilleurs, à (...) passer lentement à hauteur d’une personne en la fixant dans les yeux; à freiner brusquement ou accélérer à hauteur d’une personne ou d’un groupe; à effectuer une marche arrière rapide en direction d’une personne ou d’un groupe ou encore à enclencher une fraction de seconde la sirène. Les réactions jugées suspectes, suscitées par ces diverses techniques, peuvent être: le changement d’orientation; la fuite (...) l’abandon (...) de stupéfiants " mais aussi " le faux semblant " (demander un renseignement) qui consiste à faire croire aux patrouilleurs que ceux-ci ne représentent pas une menace. C’est large comme éventail de comportements suspects... comment ne pas en avoir face aux provocations susmentionnées ?

Deuxièmement, les patrouilleurs ne provoquent pas n’importe qui, mais de préférence, pour ne pas dire exclusivement, les personnes et groupes de personnes dont l’apparence correspond aux stéréotypes de la délinquance, à savoir les jeunes de sexe masculin et d’origine nord-africaine.

Enfin, dès que les gendarmes patrouilleurs ont accompli le plan de route imposé, ou toutes les fois où ils n’ont pas de plan de route, ils vont se poster et faire leurs provocations dans les quartiers à forte densité immigrée, c’est-à-dire où on trouve beaucoup de suspects à provoquer et à contrôler. Ainsi passent-ils de fructueuses journées à chasser.

Le résultat, c’est que progressivement ces jeunes, et eux seuls, acquièrent l’habitude que les gendarmes se comportent de cette manière avec eux. Mais à vrai dire, on ne s’y habitue pas vraiment.

Il me vient une comparaison. Ces manières de la gendarmerie - ralentir à la hauteur d’une personne, la toiser etc... ressemblent curieusement au harcèlement que subissent les passantes dans certains quartiers de la part de mâles à pied ou en voiture qui viennent eux aussi y " chasser ", à leur façon.

Oh il y a bien des différences entre les deux types de chasseurs ! Ainsi, alors que le mâle en vadrouille a l’habitude de proférer des injures et des menaces de viol à une personne qu’il a décidé unilatéralement de considérer comme sa cible et qui ne lui a rien demandé, le gendarme en patrouille, lui, place d’initiative son suspect a priori, sous la menace du contrôle d’identité et de la fouille en public, alors que le suspect ne lui a rien demandé non plus.

Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, il s’agit d’un harcèlement, et le harcelé intériorise la conscience trouble du harcelé, et des abysses de haine accumulée à l’encontre du harceleur. Délit de sale gueule, délit de belle gueule: même combat ?

4 La conscience du harceleur

Pourquoi ce harcèlement policier ciblé sur les jeunes habitant des quartiers pauvres et de teint basané ? Eh bien, ce n’est pas seulement parce que les gendarmes sont racistes. Les gendarmes qui ne sont pas racistes le font aussi. Donc, il ne suffirait pas de leur offrir une formation de sensibilisation à l’antiracisme pour y mettre fin.

Là-dessous intervient en effet une rationalisation. On contrôle les jeunes d’origine maghrébine parce qu’on ne peut pas contrôler tout le monde et n’importe qui au hasard, voilà tout ! Contrôler au hasard ou systématiquemet sans motif, c’est même carrément interdit par les articles 38 et 34 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police. (p. 193)

Pour autant, ce ciblage ne rend pas le contrôle plus légitime. Mais,en s’adressant à des populations socio-économiquement plus vulnérables, certains gendarmes admettent se sentir à l’abri de contestations relatives aux éventuelles irrégularités (contrôles d’identité et fouilles sans motif légal) qui accompagnent leurs contrôles.

Donc, le ciblage des jeunes Maghrébins, aux effets de harcèlement, a trois causes: racisme parfois, rationalisation du travail policier souvent, et minimisation des conséquences disciplinaires ou judiciaires des illégalismes policiers enfin.

Il y a bien sûr une quatrième cause que j’ai évoquée plus haut: c’est l’espèce de désoeuvrement des gendarmes pendant que les services de police sont occupés (voire débordés) par les interventions à la demande de la population.

Remarquez qu’une amélioration de la rapidité des réponses aux appels de la population et un grand soin apporté aux suites données à ses plaintes seraient les moyens adéquats de répondre aux sentiments d’insécurité éventuels en son sein. Par contre, ce n’est pas en augmentant le sentiment d’insécurité des jeunes d’origine maghrébine via le zèle proactif qu’on va diminuer celui du reste de la population...

En tout cas, le résultat de ce ciblage policier, c’est une surreprésentation de ces jeunes parmi les personnes reconnues comme auteurs d’infractions, poursuivies, emprisonnées, bref connues du système judiciaire et pénitentiaire belge. Le fait qu’eux et eux seuls soient surveillés et contrôlés presque systématiquement donne aux gendarmes et peut-être au restant de la population l’impression qu’ils sont tous enclins à se livrer à des vols, des trafics de drogue ou de voitures volées, des ports d’armes et des infractions en tout genre, alors qu’il est bien possible que les Belges jeunes ou moins jeunes commettent autant d’infractions, et les mêmes, mais qu’ils soient tout simplement moins surveillés, moins pris sur le fait, moins poursuivis et moins punis que les Maghrébins ! Ainsi, une attitude différenciée de la police envers les deux populations conforte des préjugés qui entretiennent cette attitude...cercle vicieux.

5 Police communale à la recherche des bandes organisées

A la fin, qu’arrive-t-il ? Des émeutes, et ensuite... un renforcement des patrouilles de ce genre avec contrôles et fouilles à la clé.

Suite aux émeutes bruxelloises de 1991 et de 1997, une peur nouvelle est apparue au sein de la brigade observée, celle de voir ces événements de reproduire. Cette peur omniprésente dans les discours et les pratiques des gendarmes est à l’origine de (...) l’apparition des patrouilles bandes organisées.

En fait, nonobstant cette observation tendant à conclure au caractère spontané et interne de la création des patrouilles " bandes organisées " au sein de la gendarmerie, ces patrouilles de gendarmerie semblent découler directement ou indirectement de la création d’une cellule " bandes organisées " au sein du parquet bruxellois.

En effet, un autre article dans le même ouvrage (Christine SHAUT, voir introduction) raconte comment cette cellule du parquet a demandé la collaboration non pas de la gendarmerie, mais de la police. Désireux de neutraliser l’existence, non encore prouvée, de bandes organisées en région bruxelloise, les magistrats se font aider par certaines polices communales chargées de les identifier, de monter des dossiers contre leurs membres, de prendre leurs photos, présentées sous forme d’album aux victimes d’agressions.

Cette initiative du parquet a embarqué la police dans la proactivité, avec tous les dérapages qui s’ensuivent. Un inspecteur de police raconte:

" Il y a eu, en fait, une demande du parquet qui était: Déterminer les bandes organisées qui sont sur votre territoire " et quelque part, ça a eu un effet pervers... on s’est dit, à la police, " oui, on doit en avoir (...) et on cherche. Je crois que quasiment toutes les communes ont répondu qu’elles avaient l’une ou l’autre bande organisées sur leur territoire. (...) maintenant on en est revenu. "

Résultat: créée à partir d’une fiction et d’un fantasme liés à l’existence de bandes organisées possédant une structure pyramidale, un chef et des lieutenants, la cellule " bandes organisées " (du parquet) a non seulement mobilisé d’importantes ressources mais elle a aussi contribué à criminaliser la présence des jeunes dans les espaces publics des quartiers populaires et à les humilier. Les jeunes sont nombreux, dans les entretiens, à mentionner l’humiliation ressentie lorsqu’ils étaient pris en photo pour figurer dans l’album. Sans parler du risque d’être victime d’une victime qui se croit plus physionomiste qu’elle ne l’est.

6 La création du risque d’émeute

Revenons à l’article de Vincent FRANCIS. Parallèlement à l’action proactive déjà lourde de la police, les patrouilles " bandes organisées " de la gendarmerie ont lieu une fois par semaine, le soir. Elles ont pour objectif déclaré, outre la recherche d’informations utiles aux enquêtes en cours, l’identification de toute une frange de la population composée de jeunes d’origine nord-africaine dont la présence, bien visible de jour comme de nuit, est vécue par une partie du voisinage et par les gendarmes comme une menace permanente en raison de la petite délinquance urbaine à laquelle ils sont associés et en raison de leur attitude rebelle face aux forces de l’ordre.

L’identification entendue ici consiste en un contrôle d’identité systématiquement suivi d’une fouille (...) Ces contrôles visent à la récolte d’informations sur (...) le type de rapport que les personnes interpellées ont avec la délinquance et principalement avec la drogue, ensuite de permettre la localisation, dans le futur, de ces mêmes personnes.

Pour ce faire, les patrouilles sillonnent les quartiers bruxellois où l’on peut observer à chaque coin de rue des attroupements de jeunes gens (essentiellement de sexe masculin) d’origine nord-africaine. Ils sont systématiquement contrôlés. Lorsque le nombre d’individus est trop important, les patrouilleurs préfèrent appeler leurs collègues en renfort. Ils s’organisent par radio afin d’arriver en même temps sur le lieu. Le contrôle est opéré par deux ou trois gendarmes tandis que les autres forment un large cercle autour de la scène, leur attention étant dirigée vers un extérieur menaçant. En effet, ce type de contrôles a pour effet d’attiser le ressentiment des autres jeunes du quartier qui rapidement s’attroupent aux alentours. Un brouhaha allant crescendo vient confirmer et amplifier l’état de tension que produit chez ces jeunes le fait de voir certains des leurs en posture de fouille. Il arrive que des petits projectiles soient maladroitement lancés en direction des gendarmes. Les insultes à l’égard des forces de l’ordre ne sont pas rares non plus. Ces contrôles, au sens large du terme, durent entre vingt-cinq et trente minutes. Ils consistent en une vérification d’identité des personnes alignées généralement contre un mur suivi d’une fouille systématique ou aléatoire (quelques personnes au hasard) si la tension ambiante requiert de faire vite "...

Tiens, tiens. Si on doublait les effectifs des pompiers, je ne pense pas qu’on aurait deux fois plus d’incendies. Mais si on augmente les patrouilles proactives de la gendarmerie, ou de la future police unique, il risque bien d’y avoir davantage de troubles de nature à justifier leur existence. En effet, à force d’un zèle considéré comme louable au sein de leur culture d’entreprise, les gendarmes parviennent à justifier leur fonction en semant l’ambiance pour laquelle ils ont été formés.

On a déjà reproché aux militaires et aux marchands d’armes d’en faire autant.

7 Douce, l’info ?

Faire du judiciaire étant particulièrement valorisé au sein de la brigade de gendarmerie, il s’agit donc pour elle de prendre position sur ce terrain.

Plus précisément, les gendarmes de la brigade observée veulent avant tout détenir l’information.

Peu importe, pour les gendarmes, le contenu de l’information pourvu qu’ils la détiennent. Ils peuvent ainsi mettre au jour une base de données informelle (ce que les forces de l’ordre appellent " l’info douce "). Cet outil, exclusivement destiné au travail des gendarmes, se présente sous la forme d’une liste reprenant, au regard des noms des personnes contrôlées, les informations les concernant. (gloup !)

C’est de la rétention d’informations et c’est punissable pénalement et disciplinairement.

Et à quoi cela sert-il ? A faire pression. (re-gloup !)

Les informations récoltées lorsqu’elles révèlent une détention de drogue ne sont pas systématiquement transmises au parquet. Elles représentent, dès lors, une menace permanente pour ces jeunes en ce sens qu’elles constituent le levier d’une répression éventuelle dans le cas d’implication de ces jeunes dans des troubles à l’ordre public.

Le but que notre ethnologue de la gendarmerie a découvert au principe de ces fichiers clandestins, c’est le maintien de l’ordre public.

De la conception que se fait la gendarmerie de celui-ci.

Et puisse ce moyen de pression utilisé par la gendarmerie en toute illégalité et hors de tout contrôle, ne jamais servir un autre but !

On n’ose pas songer à la conception que se font les jeunes non seulement de la gendarmerie, mais du reste de la société...

Conclusions

Tout cela nous ramène à des conclusions déjà formulées ailleurs, que ces deux recherhes confortent puissamment.

a) Abandonner les interventions " proactives " de l’actuelle police intégrée et n’autoriser les enquêtes et les contrôles que lorsqu’une infraction a vraiment été commise et à l’égard d’un vrai suspect. Ne plus leur permettre de considérer toute une " population-cible " a priori comme suspecte.

Or la loi du 12 mars 1998 dite " petit Franchimont " (MB 2 avril 98) légalise l’enquête proactive...

b) L’actuelle police unique est obligée de transmettre toutes les informations au fichier centralisé qui est à la disposition des procureurs et des juges d’instruction qui en ont aussi besoin. De cette manière, les différentes instances se contrôlent mutuellement. Les rétentions d’informations sont sanctionnables pénalement et disciplinairement. Mais pour appliquer ces beaux principes, il reste à soumettre la police à un contrôle extérieur et indépendant qui sanctionne réellement les fautes disciplinaires et des infractions pénales en son sein.

Or ce n’est pas garanti par la loi du 7 décembre 1998 organisant la police intégrée (MB 5 janvier 98). Cette loi soumet les membres de la nouvelle police à une inspection interne partageant son esprit de corps, comme l’inspection interne de la gendarmerie, qui n’a pas sanctionné les gendarmes auteurs des violences dont Semira ADAMU est décédée, ni les rétentions d’informations par la gendarmerie dont Julie et Mélissa sont décédées, ni l’impossibilité pour la juge ANCIA de recevoir les informations qu’elle demandait concernant l’affaire COOLS.

c) Ne pas augmenter indûment les effectifs de la police, et les affecter essentiellement aux suites à donner aux plaintes des citoyens et aux demandes d’intervention émanant de la population via le service 101.

d) Hormis dans le cadre du point précédent, la police n’est ni compétente ni motivée pour " faire du social ". Laissons cela aux vrais services sociaux et augmentons leurs effectifs s’il le faut.

Cécily Falla