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Origine http://perso.orange.fr/libertaire/archive/99/213-jan/cecily.htm
Au début était l'État-providence (et notre esprit
planait dans les nuages)
Quand j'étais gamine, j'endendis parler de l'affaire
Dreyfus.
C'était l'histoire vraie d'un officier juif qui avait été
accusé à tort d'avoir commis quelque chose de grave,
et qui eut le culot de se défendre, si bien qu'Émile
Zola déclara publiquement et brillamment le croire et que
tout cela finit par ridiculiser ses accusateurs.
Il planait sur cette affaire une ambiance de triomphe du bien sur
le mal. Triomphe de la vérité, de la démocratie,
sur l'extrême-droite alors si répandue qu'on ne la
disait pas encore "extrême". Quand le professeur
nous racontait cette histoire, nous nous disions que nous vivions
à l'époque de la vérité et de la démocratie,
et que nous avions plutôt de la chance.
De même, je pouvais lire que, du temps de Zola et de Dickens,
il y avait des enfants esclaves et toute une classe d'ouvriers et
d'ouvrières qui travaillaient jusqu'à seize heures
par jour, notamment aux côtés des chevaux aveugles
dans les mines.
Une des séquelles de cette société tolérant
la misère était les "commissions d'assistance
publique", mais un prof nous raconta qu'elles venaient tout
juste de disparaître par l'effet de la loi sur les CPAS et
le minimex (équivalent du RMI). Résultat : il n'y
avait plus de pauvres en Belgique, plus d'assistés, plus
de soupe populaire. Le même professeur nous montrait sur des
dias ternes en noir et blanc les files de pauvres qui attendaient
la soupe populaire durant la crise des années trente. Fini
tout cela ! Les assistés, en 74, devinrent des ayant-droit.
D'autres, nous parlaient de la famine dans les pays "en voie
de développement". Ils laissaient entendre que le truc
découvert par les pays industrialisés pour limiter
le temps de travail, améliorer les conditions de travail
et assurer, de toute façon, un revenu de subsistance à
tout le monde, allait se répandre petit à petit jusque
là, et que ces famines disparaîtraient chez eux comme
les pauvres chez nous.
Il y avait aussi l'histoire du nazisme, des camps de concentration
; la pratique systématique de la cruauté extrême
envers des gens innocents et pourtant déclarés "vermine"
: Juifs, homosexuels, communistes, prostituées, vieux, malades
et moi et moi et moi. Nos professeurs et nos parents nous disaient
que tout cela avait été si extrême que l'Europe
ne commettrait plus jamais de telles choses ; que l'extrême-droite
était devenue un parti minuscule et marginal tandis que la
vérité, la démocratie, le droit de tous à
une place dans la société étaient au pouvoir
et le resteraient pour longtemps, peut-être pour toujours.
Je contemplais les petites maisons familiales, confortables et
bien chauffées de ma commune, avec les jardins pleins d'arbres
et de fleurs, et je vous jure que je me disais : nous sommes la
veille du grand soir.
J'ai bu le petit lait de l'État-Providence jusqu'en 78,
date à laquelle j'ai entendu à la radio que la crise,
de conjoncturelle, était devenue structurelle, et qu'on verrait
de nouveau des pauvres. Mais le petit lait avait été
tellement bon que jamais je ne m'habituerais au vinaigre.
Le retour de la sélection
Maintenant, je lis (et beaucoup d'entre nous le savent d'expérience)
qu'au sein de la sécurité sociale, en France, en Belgique
et partout en Europe, il est demandé aux cadres de faire
tout ce qui est en leur pouvoir pour écarter les femmes âgées
de 35 à 45 ans, parce que ces dernières possèdent
la mémoire des pratiques d'assistance sociale de jadis, et
qu'elles résistent massivement aux pressions de l'encadrement
pour réaliser des économies en lésant les assurés
de l'assistance et des services auxquels ils ont droit. Or la référence
au droit, dans la pratique, est constamment référée
au passé. Si l'on réussissait à se débarrasser
de ces opératrices "à mémoire", de
nouvelles orientations de l'action sociale deviendraient plus faciles
à mettre en œuvre [1/p.79].
Tiens tiens, mais c'est le retour des pauvres, et le retour des
éliminations.
Aucune différence, semble-t-il, ne peut être mise
en évidence entre la banalisation du mal dans le système
néolibéral (ou dans un "grand ensemble industriel"
pour reprendre l'expression de Primo Levi) et la banalisation du
mal dans le système nazi [1/p.174].
L'auteur de ces lignes, Christophe Dejours, décrit le processus
de banalisation du mal qui se poursuit de nos jours, c'est-à-dire
la souffrance des travailleurs (que beaucoup d'entre nous connaissent
aussi d'expérience), la souffrance des exclus, le chacun
pour soi et l'absence d'indignation collective.
Le dévoiement des honnêtes gens
Les honnêtes gens, comme Dejours les appelle, c'est-à-dire
surtout nos collègues de travail et dans une certaine mesure
le reste de notre entourage, mettent leur conscience morale de côté
quand on aborde le thème du droit au revenu et à la
dignité pour tous. Ils nous sortent effectivement ce que
Christophe Dejours appelle des propos tout faits, justifiant l'exclusion.
C'est-à-dire que tout cela serait fait au nom du réalisme
de la science économique, de la "guerre des entreprises",
et pour le bien de la nation (qui serait menacée d'anéantissement
par la concurrence économique internationale). Les autres,
certes, sont victimes. Mais c'est inévitable. Pour boucler
le dispositif de l'idéologie défensive, certains vont
jusqu'à prétendre que le "sale boulot" n'est
pas fait à l'aveuglette, mais, bien sûr, de façon
rationnelle et scientifique. On licencie en priorité les
moins bons, les vieux, les rigides, les sclérosés,
ceux qui ne peuvent pas suivre le progrès, les retardataires,
les passéistes, les dépassés, les irrécupérables.
Et d'ailleurs, parmi eux, il y a beaucoup de fainéants, de
profiteurs, voire de mauvais esprits.
C'est dire que se dessine peu à peu, pour parachever l'idéologie
défensive, la référence à la sélection.
À condition de procéder à une sélection
sérieuse, rigoureuse, voire scientifique, le "sale boulot"
deviendrait propre et légitime : bilan des compétences,
révision des qualifications, "requalification"
(comme à France Télécom), entretien annuel,
notation... toutes les techniques et tous les protocoles pseudo-scientifiques
peuvent être ici convoqués pour former les charrettes
de licenciés qui débarrasseront l'entreprise de ses
parasites, de ses improductifs. Le "sale boulot" devient
ainsi un travail de ménage, de dépoussiérage,
de dégraissage, de propreté, de nettoyage par le vide,
etc., expressions qui fleurissent dans le discours des "collaborateurs".
Parmi ces braves gens, dont certains étaient réticents
au départ, il en est qui, parfois, souffrent à nouveau
de culpabilité. Mais celle-ci ne fait qu'activer les stratégies
de défense qui retournent le mal en bien, le "sale boulot"
en vertu et en courage, conduisant alors à une participation
frénétique au "sale boulot" dans une sorte
de forcing, d'hyperactivisme et d'auto-accélération
à caractère défensif [...] on se "saoule",
on obscurcit sa conscience et on la remplace par la fatigue (chez
les travailleurs sociaux par exemple [...] ou chez les infirmières
donnant dans le "kaporalisme") [1/p.112].
La fête au restaurant
Qu'en est-il de la banalisation du mal chez les cadres ? Au cours
de mes enquêtes de ces dernières années, j'ai
découvert l'existence de concours organisés entre
cadres qui mettent en scène le cynisme, la capacité
de faire encore plus fort que ce qui est demandé, d'annoncer
des chiffres de dégraissage d'effectifs faramineux par rapport
à ce que demande la direction... et à montrer qu'ils
ne bluffent pas : ils tiendront les objectifs qu'ils ont annoncés,
haut et fort, en réunion de direction ou de cadres, comme
une enchère en salle de vente. On les surnomme "cow-boys"
ou "tueurs". Les autres cadres assistant à la réunion
sont impressionnés mais soutiennent et participent à
la plaisanterie, en y allant chacun à son tour dans la surenchère.
La provocation ne s'arrête pas toujours aux chiffres et aux
mots. Certains vont jusqu'à faire des déclarations
tapageuses devant leurs subordonnés ou en plein atelier,
pour prouver qu'ils n'ont pas peur de montrer leur courage et leur
détermination, aux yeux de tous, ainsi que leur capacité
à faire face à la haine de ceux à qui ils vont
infliger le mal. Et des épreuves sont organisées,
où chacun doit montrer par un geste, une circulaire, une
note intérieure, un discours public, etc., qu'il fait bien
partie du collectif de travail du "sale boulot" [...]
Ensuite, on arrose cela au cours de repas, le plus souvent dans
des restaurants réputés, où beaucoup d'argent
est dépensé, cependant qu'on porte des toasts avec
des vins coûteux et que l'on fait des plaisanteries grivoises
et surtout vulgaires, ce qui contraste avec le raffinement des lieux,
plaisanteries dont le caractère commun est de mettre en exergue
le cynisme, de réitérer le choix du parti-pris dans
la lutte sociale, de cultiver le mépris à l'égard
des victimes et de réaffirmer à la fin du repas les
lieux communs sur la nécessité de réduire les
avantages sociaux, de rétablir l'équilibre de la Sécurité
sociale, sur les indispensables sacrifices à consentir pour
sauver le pays du naufrage économique, sur l'urgence de réduire
les dépenses dans tous les domaines (ce qui ne manque pas
de piquant quand on examine l'addition d'une telle cérémonie.)
[...] Les repas qui rassemblent les cadres "collaborateurs"
sont parfois organisés larga manu, toute occasion pouvant
servir de prétexte et bénéficier des largesses
de l'entreprise. Ils se déroulent souvent à l'issue
de stages de formation pour cadres, en séminaire, dans des
hôtels de luxe, où la bonne humeur est favorisée
par l'ébriété et la satisfaction de jouir des
privilèges réservés aux riches et aux dominants
[1/p.110].
Voilà ce qui se passe dans ces restaurants de rêve
qui fleurissent partout, trop chics pour un salaire normal, et dont
on dit qu'ils ont une "clientèle d'entreprises".
Du cynisme au sadisme
Regina Louf [2] a été éduquée depuis
sa toute petite enfance (trois, quatre ans) à servir de jouet
aux adultes dont certains notables : avocats, bourgmestres, gendarmes,
hommes d'affaires et même un ministre ; chez qui le cynisme
occulte tel qu'il s'exprime au restaurant se prolonge en sadisme.
Elle décrit [2/p.104-105] un univers concentrationnaire.
Poussée par la curiosité insatiable, j'observais soigneusement
les mécanismes du réseau. Je voulais savoir qui étaient
mes clients [...], pourquoi ils étaient intégrés
dans le groupe [...] je voulais savoir à quoi je servais.
Cela pouvait m'aider à survivre [...] Si je comprenais pourquoi
ils avaient besoin de moi, je pourrais me rendre indispensable.
Je commençai à considérer la vie dans la jungle
(c'est ainsi que j'appelais le réseau) comme un gigantesque
jeu d'échecs. Je savais que si j'étais bonne joueuse,
je pourrais parer leurs coups. La plupart des victimes étaient
mauvaises joueuses. Combien de fois n'ai-je pas vu des enfants se
faire torturer à mort, parce qu'ils n'avaient pas compris
à temps que l'un des bourreaux n'était pas content,
combien de fois n'ai-je pas vu les plus faibles mourir parce qu'ils
n'avaient pas pu regarder à temps leur bourreau dans les
yeux... Bien que je n'aie jamais joué aux échecs,
je savais que c'était un jeu où la clairvoyance est
d'une importance capitale.
Même si je connaissais la plupart des clients par leur nom,
leur visage était imprimé dans ma mémoire.
Il est bon de connaître ses ennemis. Lorsque je les revoyais,
je faisais comme si je ne les connaissais pas. Mais en une fraction
de seconde je pouvais faire le lien entre leur visage et une situation
vécue. Par conséquent, j'étais préparée.
Ceux que je connaissais par leur nom étaient les plus dangereux.
Ils me considéraient comme un témoin et j'étais
donc un danger potentiel pour eux. Avec eux, il était très
important de jouer un rôle d'enfant ignorant [...] Je les
appelais "Meneer" [...] ou par leur surnom, comme "Pépère".
Ils me demandaient régulièrement comment ils s'appelaient,
mais chaque fois j'avais "oublié". Ils appréciaient
cela, même si certains savaient que ce n'était qu'un
jeu, parce qu'ils étaient certains que je les protégerais.
Ce sont eux qui décidaient de l'intensité de ma douleur
et du moment où elle s'arrêterait. Ils avaient le droit
de vie et de mort, le droit de punir et de pardonner. Par conséquent,
je les vénérais [...] Ma vie dépendait complètement
de leurs humeurs et je devais veiller à leur plaire dans
les moindres détails. Je ne pouvais mieux m'adapter à
eux qu'en les aimant sincèrement. Ma loyauté n'était
pas feinte. Car ce dont j'étais certaine, c'est qu'ils seraient
toujours là [...] Cela en faisait des dieux.
En même temps, je m'étais rendue compte que les victimes
qui n'arrivaient pas à établir un lien avec le noyau
dur des clients étaient rapidement éliminées.
J'avais de la chance. En tournant depuis des années, j'avais
acquis un visage pour eux, et j'en tirais bénéfice
maintenant [...] Je savais ce qu'ils aimaient. Il était vraiment
utile d'établir une alliance avec eux. C'est pourquoi je
les embrassais toujours en entrant, même si je savais qu'ils
allaient m'utiliser plus tard pour leurs jeux sado-maso. Je faisais
chaque fois semblant d'avoir oublié ce qui s'était
passé la dernière fois ou du moins comme si je leur
avais pardonné. Je pensais que je méritais ces tortures,
je pensais qu'ils avaient toujours et inconditionnellement raison.
Car les dieux ne mentent jamais.
Contrats et chantage
Regina n'a pas eu pour clients que des sadiques. Des notables enivrés
se sont retrouvés dans des salons et des chambres avec elle
ou d'autres gamines sans qu'il n'y ait eu, de leur part, aucune
volonté caractérisée d'abus ou d'exactions.
Je connaissais ma valeur exprimées en argent. Mais Tony me
racontait parfois que cela ne constituait qu'une partie de ma véritable
valeur. Celle-ci s'inscrivait dans les contrats. En m'utilisant,
certaines figures centrales pouvaient conclure des contrats avec
lesquels ils gagnaient beaucoup d'argent et d'autres avantages.
Les personnes avec qui ces contrats étaient passés
n'avaient souvent pas d'autres choix. Ils étaient piégés.
Mich, Tony ou un autre du noyau dur, emmenaient leur proie au restaurant.
ils bavardaient, mangeaient, buvaient [...] Après le dessert
et l'indispensable pousse-café, Tony avait soudain une "idée".
Il connaissait une chouette fête où ils pourraient
passer. La plupart des proies fonçaient dans le piège
les yeux fermés. Tony ou Mich les conduisait toujours, de
telle sorte que l'invité ne puisse pas s'en aller seul. Ils
se rendaient dans une villa, où l'invité était
présenté [...]. Après quelques verres, des
jeunes filles de seize ou dis-sept ans arrivaient. La ou les proies
étaient si entamées qu'elles ne voyaient aucune objection
à prendre ces Lolita sur les genoux. Ces hommes étaient
alors emmenés dans deschambres où nous, les filles
de moins de seize ans, les attendions. Ils prenaient souvent peur
- malgré l'alcool qui les abrutissaient - mais nous étions
entraînées à leur faire franchir le pas. Nous
étions d'ailleurs punies s'ils ne couchaient pas avec nous.
Après l'acte, nous leur racontions qu'ils avaient été
filmés. Ils le croyaient toujours. Les filles habituées
comme moi savaient que c'était la plupart du temps du bluff,
sauf pour les personnes réellement importantes [2/p.107].
Protections
De tels réseaux impliquant le trafic et la mise en esclavage
de femmes et d'enfants existent et continuent à exister,
car la répression contre cela se fait timide. Pourquoi cette
inefficacité ? Non pas faute d'une nouvelle "loi sur
les organisations criminelles", mais faute d'appliquer tout
simplement les lois existantes.
En 1992 et 93, deux personnalités du Vlaams Blok ont été
arrêtées pour trafic de femmes en provenance des pays
de l'Est. Mais des enquêtes relatives à d'autres filières,
ou aux mêmes, sont étouffées. Peut-être
est-ce le cas dès lors qu'elles compromettent d'autres notables
que ceux d'extrême-droite.
Regina Louf raconte : En 1994 [...] j'avais donné à
Tania l'autorisation d'informer la gendarmerie de Gand au sujet
des endroits où des enfants étaient encore abusés
[...] Les gendarmes ne voulurent même pas dresser de procès
verbal, tandis qu'ils lui déclaraient froidement qu'ils connaissaient
ces lieux et ces personnes et qu'ils savaient qu'il s'y passait
des choses. Mais, dirent-ils en haussant les épaules, ils
ne voulaient pas s'attirer des ennuis avec cette affaire. Patsy
Sörensen de l'association Payoke (association anversoise de
défense des prostituées) avait connu la même
expérience : personne ne voulait l'écouter. Le fait
que Conerotte et Bourlet aient retrouvé ces deux filles en
vie (Sabine et Laetitia) et qu'ils aient réussi à
arrêter des gens était un miracle en soi. Ils étaient
peut-être les deux seules personnes en Belgique qui savaient
faire la différence entre coupables et victimes [2/p.191].
Lorsque les deux jeunes filles sont retrouvées vivantes,
Regina Louf commence à croire en la justice. Poussée
par Tania qui la met devant le fait accompli, elle téléphone
au parquet de Neufchâteau et commence bientôt à
témoigner. On connaît la suite : un début d'enquête
rondement menée sous la houlette des gendarmes Patrick De
Baets et Aimé Bille, interrompue en été 97
par la mutation de ces deux enquêteurs et, à l'heure
actuelle par des menaces de licenciement pur et simple s'ils continuent
à parler à la presse. Menaces proférées
par le député PS Claude Eerdekens dans le Soir illustré
du 21 octobre 98.
Régina écrit [2/p.294] : La gendarmerie continue
à pourchasser ceux qui se plaignent des dysfonctionnements
dans mon enquête. De Baets, Bille (le gendarme qui dactylographiait
les procès verbaux, avec qui je n'ai pas échangé
deux mots) et quelques autres sont écartés de la BSR.
Or, depuis qu'ils ont été mutés, nous assistons
à des pertes et à des destructions des éléments
du dossier rassemblés par eux. Ainsi, fin novembre 97, un
des analystes de la gendarmerie laissait le dossier Van Hees entier,
traîner dans le coffre de sa voiture, où il a été
volé. Lui n'a pas été sanctionné [3/p.12].
Toutes les cassettes vidéo saisies ici et là sont
également détruites, alors qu'on pourrait y reconnaître
des enfants enlevés. En outre, Regina écrit : Marc
Reisinger découvre dans un livre au titre prédestiné
"L'enquête manipulée" (écrit par un
journaliste d'Au nom de la Loi) que mes auditions ont été
manipulées sur des points cruciaux. Nous comparons, phrase
à phrase et cela me glace. C'est angoissant de constater
que "quelqu'un" a modifié les phrases de telle
sorte que l'on croie que De Baets m'a soufflé mes réponses.
Reisinger révèle cela au cours de l'émission
télévisée "Controverses". Il s'ensuit
une perquisition, non chez le journaliste qui a publié le
faux, mais chez Marc Reisinger, qui a eu le culot de les révéler
[2/p.293].
L'enquête elle-même a été suspendue en
vue d'une "relecture" dont la perversité a provoqué
l'indignation de Carla Rosseels dans la Chronique féministe
nE 64 d'avril-mai 1998 [4/p.39]. Comme beaucoup d'autres je ne peux
pas déterminer si les récits de X1 sont vrais et dans
la querelle entre "croyants" et "non-croyants"
je ne sais pas non plus quel camp je dois choisir. Il n'empêche
que je suis extrêmement choquée par le dédain
affiché de divers côtés des témoignages
féminins dans les affaires connexes de Neufchâteau
ces dernières semaines. La témoin X1 fut, d'emblée
et sans préoccupation de nuances, décrite comme une
fantasque et un cas psychiatrique grave. La première équipe
d'interrogateurs qui s'était montrée trop réceptive
à son interprétation a aussi dû en payer le
prix.
Toutefois, mon indignation et ma colère se déclenchèrent
vraiment quand je lus comment la deuxième équipe d'interrogateurs
avait traité la témoin. Ces interrogateurs ont cru
bon de suggérer que la témoin, au cours de ses années
d'abus sexuel, avait sûrement aussi éprouvé
du plaisir et ils appelèrent "amants" plutôt
que "violeurs" ceux qui l'avaient prise au piège.
C'est dans ce contexte de trahison de la vérité par
la justice et la gendarmerie qu'ont lieu les médiatisations
de l'affaire par des psychiatres, gendarmes, magistrats ou journalistes.
Ils s'adressent au public seulement lorsque les institutions ne
fonctionnent plus. Ainsi, en janvier et février 98, pour
éviter l'étouffement de l'affaire, deux journalistes
du Morgen, Annemie Bulté et Douglas de Coninck, ont rencontré
Regina Louf et ont fait connaître son témoignage au
public via le journal De Morgen.
Leurs articles du Morgen sont accablants et ils sont disponibles
dans une brochure éditée en février par l'asbl
Pour la vérité, BP 108, 1050 Ixelles 1 [3]. Le livre
de Regina Louf vient de sortir ce 11 novembre 1998 et il est disponible
partout [2].
Du style Nihoul au style Dutroux...
En 1984, fut retrouvé le corps de Christine Van Hees qui
venait d'être atrocement torturée et ensuite brûlée.
Cet incendie avait alerté la police.
Régina Louf dit avoir assisté à cet assassinat
en tant que membre (victime) du réseau comprenant entre autres
"Tony", son souteneur ; Michel Nihoul, le souteneur de
Christine ; et Marc Dutroux.
Christine aurait d'abord rencontré Marc Dutroux, avant d'être
présentée à Michel Nihoul et prise en charge
par lui. Il s'avère que peu avant sa mort, Christine Van
Hees participait à une fête de la radio libre d'Etterbeek,
Radio Activité, dirigée à l'époque par
Michel Nihoul [3/p.5].
D'après Regina Louf [2/p.128], Christine a été
tuée parce que Regina avait confié à Mieke,
une troisième fille du réseau, que Christine était
sur le point de parler à ses parents et tenter de se mettre
sous leur protection. Craignant pour sa vie si Christine s'échappait,
Mieke avoua à Michel Nihoul l'imminence de la trahison de
Christine. Dès lors, il fallait se débarrasser de
Christine ; et en même temps punir Regina. Voilà pourquoi
Regina assista à la mort de Christine.
Regina a vu Marc Dutroux quelques fois dans le réseau, et
bien plus souvent Michel Nihoul, qu'elle redoutait. Michel Nihoul
avait coutume de recruter en séduisant des filles en conflit
avec leurs parents, et en passant progressivement de la séduction
à la menace sur leur vie ou celle des autres filles. Marc
Dutroux n'était pas aussi fin psychologue. Il dut inventer
sa propre tactique pour fournir des enfants au réseau. Il
se construisit des caves et recourut aux enlèvements. Ce
faisant, il sous-estimait l'obstination et la bonne conscience de
familles unies à qui l'on ne pouvait pas raisonnablement
opposer l'hypothèse que leur enfant était en conflit
avec eux et avait fugué. Ce changement intempestif de tactique
obligea les pouvoirs publics à enquêter sur les disparitions
d'enfants, ce qu'ils firent tardivement et sous la direction du
parquet et de la justice de Neufchâteau.
Pourquoi Neufchâteau ? Quand j'étais en droit, l'arrondissement
judiciaire de Neufchâteau était cité quand on
voulait signifier quelque chose qui se passe au fin fond de la province,
loin du pouvoir central. Être avocat à Neufchâteau,
c'était comme d'habiter à Hout-Si-Plout. Y avait-il
là plus de magistrats isolés faisant simplement leur
métier contre leur traitement au lieu de participer aux cercles
et aux ivresses du pouvoir où tout le monde se connaît
?
Le résultat de l'intervention tardive mais dans un premier
temps efficace du juge Conerotte, du procureur Bourlet et d'autres
enquêteurs à Neufchâteau fut que Sabine et Laetitia
furent sauvées, mais que pour Julie et Mélissa, An
et Eefje, c'était trop tard. Julie et Mélissa auraient
été retrouvées vivantes si les pouvoirs publics
avaient mené, dès leur disparition, une enquête
normalement diligente.
Mieke
En janvier 1998, Régina racontait aux journalistes du Morgen
sa confidence à Mieke à propos de Christine, comment
Mieke avait paniqué et tout raconté à "Mich".
À cause d'une remarque idiote de ma part, cette fille a
souffert et est morte en martyre. Dieu, dans quel monde nous vivions
? Nous étions des teenagers idiotes. J'entends encore Mieke
dire que Christine était devenue dangereuse et qu'elle-même
ne se sentait pas très disposée à finir à
l'hôpital. Oh Mieke quelques mois plus tard, elle fut elle-même
exécutée [3 p.23].
Quelques mois plus tard, l'émission Téléfacts
disqualifie Regina Louf, comme aussi l'émission Au nom de
la Loi, d'où proviennent d'ailleurs les expressions "croyants"
et "non-croyants". Dès le lendemain de l'émission
Téléfacts, une certaine Mieke contacte les gens de
Téléfacts et leur propose un contre-reportage, sur
la base de son propre témoignage : elle sait que Regina Louf
a raison, car elle y était aussi.
Malheureusement, avant l'enregistrement, Mieke est colloquée
et la garde de sa fille lui est retirée. Quand elle est relâchée,
sa fille a été placée dans une famille d'accueil
et, quoi qu'elle fasse à présent, il semble qu'elle
ne la reverra pas de sitôt.
Cassée, Mieke échoue chez Regina, et là ce
sont de fascinantes retrouvailles. Regina et Mieke confrontent leurs
mémoires et leur expérience, unies par le même
lourd passé et leur victoire relative sur le passé.
Regina Louf, elle, a bel et bien droit à une vie de famille
avec ses quatre enfants et son mari. Cela est inattaquable. Alors
les tracasseries se portent ailleurs. La BSR de Bruxelles soumet
son amie Tania à des interrogatoires serrés. Il en
va de même des autres proches de Régina. Eh oui, la
fréquenter présente quelques inconvénients.
Ceci dit, la BSR de Bruxelles demande à Tania si Régina
n'aurait pas un amant... un certain Guy. Tania court le raconter
à Régina et toutes deux se demandent d'où cette
idée-là vient aux gendarmes... Or voici : Régina
a exactement la même voix que sa belle-sœur. Celle-ci
vient souvent chez Régina et son mari s'appelle Guy. Elle
a donc pu un jour donner un coup de fil amoureux et parfaitement
légitime à son Guy ; et ce coup de fil était
sur écoute.
Croyants et incroyants
Actuellement, tous ceux qui croient en la vérité
du témoignage de Regina Louf et qui le disent subissent des
disqualifications dans la presse, un examen de leur vie privée,
des pressions sur leur carrière : journalistes [Michel Bouffioux
de Télémoustique, AnneMarie Bulté et Douglas
De Coninck du Morgen, ainsi que le rédacteur en chef du Morgen,
Yves Desmet), psychiatres (Dr. Marc Reisinger), gendarmes (Patrick
De Baets, Aimé Bille), magistrats (le juge Conerotte, le
procureur du roi Michel Bourlet). Et pourtant, elle n'a rien d'une
affabulatrice et, seuls, la croient mythomane ou menteuse, ceux
qui n'ont pas lu la brochure de l'asbl Pour la vérité
ni son livre.
Parmi les "incroyants", citons un certain gendarme Eddy
qui a décidé d'appeler le souteneur et les clients
de Regina "ses amants" et de lui demander si elle n'avait
pas eu du plaisir avec eux ; le juge d'instruction Van Espen, le
commandant de gendarmerie Duterme, le député PS Claude
Eerdekens (interviewé dans le Soir illustré du 21/10/98
pour réclamer des sanctions disciplinaires et judiciaires
contre tous ceux qui se sont adressés à la presse
avant lui), les réalisateurs de l'émission "Au
nom de la Loi" Michel Hucorne et Gérard Rogge, le journaliste
Frank De Moor du Knack. De Moor ne connaît personnellement
aucun des témoins X. Comme s'il avait la science infuse,
il refuse même de me parler [2/p.289&274].
Quand on songe au succès des expressions "croyants"
contre "incroyants", la conclusion s'impose : l'affaire
des X est une méga-affaire Dreyfus, une affaire Dreyfus au
cube, une affaire Dreyfus exposant trois.
Elle oppose la nouvelle extrême-droite banalisée,
le nouveau nazisme méconnaissable, et... la démocratie
de demain, ou d'après-demain.
Actuellement déjà, nous apprenons la disparition
d'autres enfants.
Or, Regina a dit en février 98 [3/p.29] : Je ne suis pas
allée de mon propre gré à Neufchâteau
[...] Ce qui me motive actuellement à faire entendre ma voix,
c'est ma crainte que l'affaire Dutroux ne devienne un accident de
parcours. Si les réseaux survivent à ceci, alors tout
est permis. Alors, à nouveau, un grand nombre de jeunes victimes
vont tomber et - plus grave - aucune d'entre elles n'osera plus
parler au cours des vingt prochaines années.
C'est à n'en plus dormir.
Stratégie et conscience de nous-même
La banalisation du mal provient du pouvoir et de ses médias,
et non pas du cœur humain. En effet, les gens spontanément
sadiques ou cyniques sont plutôt rares ; mais, en ce moment,
ce sont eux qui s'entraident pour arriver au pouvoir en en excluant
les autres.
Or, on nous fait croire le contraire : on nous fait croire que
nous avons besoin d'Autorité parce que nous sommes trop mauvais,
trop ignorants de la Science Economique, trop enfants gâtés
pour nous gouverner nous-mêmes.
Résultat de leur bonne gouvernance : nous devons passer
notre chemin devant des SDF et des mendiants. Comment vont-ils vivre
? Ah bon, ce n'est pas notre problème ! Nous devons passer
notre chemin devant les photocopies des photos d'enfants disparus.
Va-t-on les retrouver ou tomber encore sur des réseaux intouchables
? Les pires crimes sont impunis, si ce sont des gens au pouvoir
qui les commettent. Ce n'est pas notre problème non plus
! Et pourtant nous ne sommes absolument pas d'accord avec tout cela.
Nous passons des journées entières à n'être
pas d'accord. Nous n'avons pas d'alternative, mais nous ne sommes
pas d'accord. Finalement, le peuple belge, on dirait un clonage
du schtroumpf grognon.
Moi, j'aime bien le schtroumpf grognon.
Nous devons travailler plus et pour des queues de cerises, sous
la menace de perdre notre emploi, parce que nous avons le tort de
croire aux fadaises de l'élite du cynisme. Mais maintenant,
comme vous savez que le cynisme est au pouvoir et non la science,
vous savez que la meilleure chose à faire devant les économistes,
c'est de se boucher les oreilles. Vous verrez que si nous continuons
à ne rien chercher à comprendre à leur pseudo-science
et à seulement crier plus fort qu'eux, ils nous trouveront
des solutions miraculeuses qu'ils disaient hier impossibles. Aujourd'hui,
ils pourraient, si nous le voulions, écouter l'économiste
prix Nobel James Tobin [5] et inventer le monde-providence.
Inversément, plus nous croyons à leur science et
à leur économie, plus ils vont rester convaincus que
tout leur est permis et continuer à nous faire accepter des
plans de société toujours pires.
C'est sans doute la clé qui dénoue le nœud :
il ne faut pas les croire. C'est nous qui savons. Notre savoir,
c'est notre désir. Et notre désir à nous n'est
pas un désir de mal.
C'est nous qui désirons être solidaires.
Solidaires, par exemple, dans la grève du schtroumpf grognon
cloné. Nos propres syndicats en ont pour le moment une peur
bleue (c'est le cas de le dire) et ils nous divisent, ils nous gèrent
comme de bons chiens de berger gèrent un grand troupeau :
le onze septembre 98, la manifestation des chômeurs et autres
allocataires sociaux a eu lieu durant un jour de travail et il n'y
a eu aucun appel à la grève et à rejoindre
les non-travailleurs ce jour là ; ne serait-ce qu'un seul
jour ! Si bien que les travailleurs, non seulement ont souffert
ce jour-là comme les autres, mais doivent aussi se prendre
la hargne de la part des non-travailleurs qui une fois de plus se
sentent largués ! Les syndicats peuvent être fiers
; ils ont maintenu la paix sociale.
Certes, mes professeurs se sont trompés et je me suis trompée
avec eux en imaginant que la démocratie était là
et pour toujours ; mais à me faire goûter et partager
leur illusion, ils m'ont appris quelque chose de plus important.
Je sais où est le bien, et si je suis aussi sûre de
ne jamais l'oublier, c'est parce que le souvenir du bien est tout
simplement meilleur que l'habitude du mal.
Pur hédonisme.
Cécily Falla
[1] Christophe Dejours, Souffrance en France - la banalisation
de l'injustice sociale, Seuil 1998.
[2] Regina Louf, Silence, on tue des enfants !, éditions
Mols 1998.
[3] X1, une affaire d'État ?, Annemie Bulté et Douglas
de Coninck, février 1998. Dossier disponible au prix de 100fb
à l'asbl Pour la vérité, BP 108 1050 Ixelles
1.
[4] Chronique Féministe nE64, avril mai 1998.
[5] James Tobin, ex-conseiller de J.F. Kennedy, économiste
keynesien, inventeur en 1978 d'un projet de réforme monétaire
internationale qui lui a valu le prix Nobel d'économie en
1981 mais qui n'a jamais été mis en pratique. Il est
auteur notamment d'un article traduit en français : Comment
glisser quelques grains de sable dans les rouages de la spéculation
internationale, in Problèmes économiques nE2429, 21
juin 1995. Voir aussi Éric Toussaint, La bourse ou la vie,
éditions Luc Pire, 1998, p.329.
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