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La Belgique et les affaires. Au début était l'État-providence.
MISE EN SITUATION / AU DÉBUT ÉTAIT...
Cécily Falla

Origine http://perso.orange.fr/libertaire/archive/99/213-jan/cecily.htm


Au début était l'État-providence (et notre esprit planait dans les nuages)

Quand j'étais gamine, j'endendis parler de l'affaire Dreyfus.

C'était l'histoire vraie d'un officier juif qui avait été accusé à tort d'avoir commis quelque chose de grave, et qui eut le culot de se défendre, si bien qu'Émile Zola déclara publiquement et brillamment le croire et que tout cela finit par ridiculiser ses accusateurs.

Il planait sur cette affaire une ambiance de triomphe du bien sur le mal. Triomphe de la vérité, de la démocratie, sur l'extrême-droite alors si répandue qu'on ne la disait pas encore "extrême". Quand le professeur nous racontait cette histoire, nous nous disions que nous vivions à l'époque de la vérité et de la démocratie, et que nous avions plutôt de la chance.

De même, je pouvais lire que, du temps de Zola et de Dickens, il y avait des enfants esclaves et toute une classe d'ouvriers et d'ouvrières qui travaillaient jusqu'à seize heures par jour, notamment aux côtés des chevaux aveugles dans les mines.

Une des séquelles de cette société tolérant la misère était les "commissions d'assistance publique", mais un prof nous raconta qu'elles venaient tout juste de disparaître par l'effet de la loi sur les CPAS et le minimex (équivalent du RMI). Résultat : il n'y avait plus de pauvres en Belgique, plus d'assistés, plus de soupe populaire. Le même professeur nous montrait sur des dias ternes en noir et blanc les files de pauvres qui attendaient la soupe populaire durant la crise des années trente. Fini tout cela ! Les assistés, en 74, devinrent des ayant-droit.

D'autres, nous parlaient de la famine dans les pays "en voie de développement". Ils laissaient entendre que le truc découvert par les pays industrialisés pour limiter le temps de travail, améliorer les conditions de travail et assurer, de toute façon, un revenu de subsistance à tout le monde, allait se répandre petit à petit jusque là, et que ces famines disparaîtraient chez eux comme les pauvres chez nous.

Il y avait aussi l'histoire du nazisme, des camps de concentration ; la pratique systématique de la cruauté extrême envers des gens innocents et pourtant déclarés "vermine" : Juifs, homosexuels, communistes, prostituées, vieux, malades et moi et moi et moi. Nos professeurs et nos parents nous disaient que tout cela avait été si extrême que l'Europe ne commettrait plus jamais de telles choses ; que l'extrême-droite était devenue un parti minuscule et marginal tandis que la vérité, la démocratie, le droit de tous à une place dans la société étaient au pouvoir et le resteraient pour longtemps, peut-être pour toujours.

Je contemplais les petites maisons familiales, confortables et bien chauffées de ma commune, avec les jardins pleins d'arbres et de fleurs, et je vous jure que je me disais : nous sommes la veille du grand soir.

J'ai bu le petit lait de l'État-Providence jusqu'en 78, date à laquelle j'ai entendu à la radio que la crise, de conjoncturelle, était devenue structurelle, et qu'on verrait de nouveau des pauvres. Mais le petit lait avait été tellement bon que jamais je ne m'habituerais au vinaigre.

Le retour de la sélection

Maintenant, je lis (et beaucoup d'entre nous le savent d'expérience) qu'au sein de la sécurité sociale, en France, en Belgique et partout en Europe, il est demandé aux cadres de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour écarter les femmes âgées de 35 à 45 ans, parce que ces dernières possèdent la mémoire des pratiques d'assistance sociale de jadis, et qu'elles résistent massivement aux pressions de l'encadrement pour réaliser des économies en lésant les assurés de l'assistance et des services auxquels ils ont droit. Or la référence au droit, dans la pratique, est constamment référée au passé. Si l'on réussissait à se débarrasser de ces opératrices "à mémoire", de nouvelles orientations de l'action sociale deviendraient plus faciles à mettre en œuvre [1/p.79].

Tiens tiens, mais c'est le retour des pauvres, et le retour des éliminations.

Aucune différence, semble-t-il, ne peut être mise en évidence entre la banalisation du mal dans le système néolibéral (ou dans un "grand ensemble industriel" pour reprendre l'expression de Primo Levi) et la banalisation du mal dans le système nazi [1/p.174].

L'auteur de ces lignes, Christophe Dejours, décrit le processus de banalisation du mal qui se poursuit de nos jours, c'est-à-dire la souffrance des travailleurs (que beaucoup d'entre nous connaissent aussi d'expérience), la souffrance des exclus, le chacun pour soi et l'absence d'indignation collective.

Le dévoiement des honnêtes gens

Les honnêtes gens, comme Dejours les appelle, c'est-à-dire surtout nos collègues de travail et dans une certaine mesure le reste de notre entourage, mettent leur conscience morale de côté quand on aborde le thème du droit au revenu et à la dignité pour tous. Ils nous sortent effectivement ce que Christophe Dejours appelle des propos tout faits, justifiant l'exclusion. C'est-à-dire que tout cela serait fait au nom du réalisme de la science économique, de la "guerre des entreprises", et pour le bien de la nation (qui serait menacée d'anéantissement par la concurrence économique internationale). Les autres, certes, sont victimes. Mais c'est inévitable. Pour boucler le dispositif de l'idéologie défensive, certains vont jusqu'à prétendre que le "sale boulot" n'est pas fait à l'aveuglette, mais, bien sûr, de façon rationnelle et scientifique. On licencie en priorité les moins bons, les vieux, les rigides, les sclérosés, ceux qui ne peuvent pas suivre le progrès, les retardataires, les passéistes, les dépassés, les irrécupérables. Et d'ailleurs, parmi eux, il y a beaucoup de fainéants, de profiteurs, voire de mauvais esprits.

C'est dire que se dessine peu à peu, pour parachever l'idéologie défensive, la référence à la sélection. À condition de procéder à une sélection sérieuse, rigoureuse, voire scientifique, le "sale boulot" deviendrait propre et légitime : bilan des compétences, révision des qualifications, "requalification" (comme à France Télécom), entretien annuel, notation... toutes les techniques et tous les protocoles pseudo-scientifiques peuvent être ici convoqués pour former les charrettes de licenciés qui débarrasseront l'entreprise de ses parasites, de ses improductifs. Le "sale boulot" devient ainsi un travail de ménage, de dépoussiérage, de dégraissage, de propreté, de nettoyage par le vide, etc., expressions qui fleurissent dans le discours des "collaborateurs". Parmi ces braves gens, dont certains étaient réticents au départ, il en est qui, parfois, souffrent à nouveau de culpabilité. Mais celle-ci ne fait qu'activer les stratégies de défense qui retournent le mal en bien, le "sale boulot" en vertu et en courage, conduisant alors à une participation frénétique au "sale boulot" dans une sorte de forcing, d'hyperactivisme et d'auto-accélération à caractère défensif [...] on se "saoule", on obscurcit sa conscience et on la remplace par la fatigue (chez les travailleurs sociaux par exemple [...] ou chez les infirmières donnant dans le "kaporalisme") [1/p.112].

La fête au restaurant

Qu'en est-il de la banalisation du mal chez les cadres ? Au cours de mes enquêtes de ces dernières années, j'ai découvert l'existence de concours organisés entre cadres qui mettent en scène le cynisme, la capacité de faire encore plus fort que ce qui est demandé, d'annoncer des chiffres de dégraissage d'effectifs faramineux par rapport à ce que demande la direction... et à montrer qu'ils ne bluffent pas : ils tiendront les objectifs qu'ils ont annoncés, haut et fort, en réunion de direction ou de cadres, comme une enchère en salle de vente. On les surnomme "cow-boys" ou "tueurs". Les autres cadres assistant à la réunion sont impressionnés mais soutiennent et participent à la plaisanterie, en y allant chacun à son tour dans la surenchère. La provocation ne s'arrête pas toujours aux chiffres et aux mots. Certains vont jusqu'à faire des déclarations tapageuses devant leurs subordonnés ou en plein atelier, pour prouver qu'ils n'ont pas peur de montrer leur courage et leur détermination, aux yeux de tous, ainsi que leur capacité à faire face à la haine de ceux à qui ils vont infliger le mal. Et des épreuves sont organisées, où chacun doit montrer par un geste, une circulaire, une note intérieure, un discours public, etc., qu'il fait bien partie du collectif de travail du "sale boulot" [...] Ensuite, on arrose cela au cours de repas, le plus souvent dans des restaurants réputés, où beaucoup d'argent est dépensé, cependant qu'on porte des toasts avec des vins coûteux et que l'on fait des plaisanteries grivoises et surtout vulgaires, ce qui contraste avec le raffinement des lieux, plaisanteries dont le caractère commun est de mettre en exergue le cynisme, de réitérer le choix du parti-pris dans la lutte sociale, de cultiver le mépris à l'égard des victimes et de réaffirmer à la fin du repas les lieux communs sur la nécessité de réduire les avantages sociaux, de rétablir l'équilibre de la Sécurité sociale, sur les indispensables sacrifices à consentir pour sauver le pays du naufrage économique, sur l'urgence de réduire les dépenses dans tous les domaines (ce qui ne manque pas de piquant quand on examine l'addition d'une telle cérémonie.) [...] Les repas qui rassemblent les cadres "collaborateurs" sont parfois organisés larga manu, toute occasion pouvant servir de prétexte et bénéficier des largesses de l'entreprise. Ils se déroulent souvent à l'issue de stages de formation pour cadres, en séminaire, dans des hôtels de luxe, où la bonne humeur est favorisée par l'ébriété et la satisfaction de jouir des privilèges réservés aux riches et aux dominants [1/p.110].

Voilà ce qui se passe dans ces restaurants de rêve qui fleurissent partout, trop chics pour un salaire normal, et dont on dit qu'ils ont une "clientèle d'entreprises".

Du cynisme au sadisme

Regina Louf [2] a été éduquée depuis sa toute petite enfance (trois, quatre ans) à servir de jouet aux adultes dont certains notables : avocats, bourgmestres, gendarmes, hommes d'affaires et même un ministre ; chez qui le cynisme occulte tel qu'il s'exprime au restaurant se prolonge en sadisme.

Elle décrit [2/p.104-105] un univers concentrationnaire. Poussée par la curiosité insatiable, j'observais soigneusement les mécanismes du réseau. Je voulais savoir qui étaient mes clients [...], pourquoi ils étaient intégrés dans le groupe [...] je voulais savoir à quoi je servais. Cela pouvait m'aider à survivre [...] Si je comprenais pourquoi ils avaient besoin de moi, je pourrais me rendre indispensable. Je commençai à considérer la vie dans la jungle (c'est ainsi que j'appelais le réseau) comme un gigantesque jeu d'échecs. Je savais que si j'étais bonne joueuse, je pourrais parer leurs coups. La plupart des victimes étaient mauvaises joueuses. Combien de fois n'ai-je pas vu des enfants se faire torturer à mort, parce qu'ils n'avaient pas compris à temps que l'un des bourreaux n'était pas content, combien de fois n'ai-je pas vu les plus faibles mourir parce qu'ils n'avaient pas pu regarder à temps leur bourreau dans les yeux... Bien que je n'aie jamais joué aux échecs, je savais que c'était un jeu où la clairvoyance est d'une importance capitale.

Même si je connaissais la plupart des clients par leur nom, leur visage était imprimé dans ma mémoire. Il est bon de connaître ses ennemis. Lorsque je les revoyais, je faisais comme si je ne les connaissais pas. Mais en une fraction de seconde je pouvais faire le lien entre leur visage et une situation vécue. Par conséquent, j'étais préparée. Ceux que je connaissais par leur nom étaient les plus dangereux. Ils me considéraient comme un témoin et j'étais donc un danger potentiel pour eux. Avec eux, il était très important de jouer un rôle d'enfant ignorant [...] Je les appelais "Meneer" [...] ou par leur surnom, comme "Pépère". Ils me demandaient régulièrement comment ils s'appelaient, mais chaque fois j'avais "oublié". Ils appréciaient cela, même si certains savaient que ce n'était qu'un jeu, parce qu'ils étaient certains que je les protégerais.

Ce sont eux qui décidaient de l'intensité de ma douleur et du moment où elle s'arrêterait. Ils avaient le droit de vie et de mort, le droit de punir et de pardonner. Par conséquent, je les vénérais [...] Ma vie dépendait complètement de leurs humeurs et je devais veiller à leur plaire dans les moindres détails. Je ne pouvais mieux m'adapter à eux qu'en les aimant sincèrement. Ma loyauté n'était pas feinte. Car ce dont j'étais certaine, c'est qu'ils seraient toujours là [...] Cela en faisait des dieux.

En même temps, je m'étais rendue compte que les victimes qui n'arrivaient pas à établir un lien avec le noyau dur des clients étaient rapidement éliminées. J'avais de la chance. En tournant depuis des années, j'avais acquis un visage pour eux, et j'en tirais bénéfice maintenant [...] Je savais ce qu'ils aimaient. Il était vraiment utile d'établir une alliance avec eux. C'est pourquoi je les embrassais toujours en entrant, même si je savais qu'ils allaient m'utiliser plus tard pour leurs jeux sado-maso. Je faisais chaque fois semblant d'avoir oublié ce qui s'était passé la dernière fois ou du moins comme si je leur avais pardonné. Je pensais que je méritais ces tortures, je pensais qu'ils avaient toujours et inconditionnellement raison. Car les dieux ne mentent jamais.

Contrats et chantage

Regina n'a pas eu pour clients que des sadiques. Des notables enivrés se sont retrouvés dans des salons et des chambres avec elle ou d'autres gamines sans qu'il n'y ait eu, de leur part, aucune volonté caractérisée d'abus ou d'exactions. Je connaissais ma valeur exprimées en argent. Mais Tony me racontait parfois que cela ne constituait qu'une partie de ma véritable valeur. Celle-ci s'inscrivait dans les contrats. En m'utilisant, certaines figures centrales pouvaient conclure des contrats avec lesquels ils gagnaient beaucoup d'argent et d'autres avantages. Les personnes avec qui ces contrats étaient passés n'avaient souvent pas d'autres choix. Ils étaient piégés.

Mich, Tony ou un autre du noyau dur, emmenaient leur proie au restaurant. ils bavardaient, mangeaient, buvaient [...] Après le dessert et l'indispensable pousse-café, Tony avait soudain une "idée". Il connaissait une chouette fête où ils pourraient passer. La plupart des proies fonçaient dans le piège les yeux fermés. Tony ou Mich les conduisait toujours, de telle sorte que l'invité ne puisse pas s'en aller seul. Ils se rendaient dans une villa, où l'invité était présenté [...]. Après quelques verres, des jeunes filles de seize ou dis-sept ans arrivaient. La ou les proies étaient si entamées qu'elles ne voyaient aucune objection à prendre ces Lolita sur les genoux. Ces hommes étaient alors emmenés dans deschambres où nous, les filles de moins de seize ans, les attendions. Ils prenaient souvent peur - malgré l'alcool qui les abrutissaient - mais nous étions entraînées à leur faire franchir le pas. Nous étions d'ailleurs punies s'ils ne couchaient pas avec nous. Après l'acte, nous leur racontions qu'ils avaient été filmés. Ils le croyaient toujours. Les filles habituées comme moi savaient que c'était la plupart du temps du bluff, sauf pour les personnes réellement importantes [2/p.107].

Protections

De tels réseaux impliquant le trafic et la mise en esclavage de femmes et d'enfants existent et continuent à exister, car la répression contre cela se fait timide. Pourquoi cette inefficacité ? Non pas faute d'une nouvelle "loi sur les organisations criminelles", mais faute d'appliquer tout simplement les lois existantes.

En 1992 et 93, deux personnalités du Vlaams Blok ont été arrêtées pour trafic de femmes en provenance des pays de l'Est. Mais des enquêtes relatives à d'autres filières, ou aux mêmes, sont étouffées. Peut-être est-ce le cas dès lors qu'elles compromettent d'autres notables que ceux d'extrême-droite.

Regina Louf raconte : En 1994 [...] j'avais donné à Tania l'autorisation d'informer la gendarmerie de Gand au sujet des endroits où des enfants étaient encore abusés [...] Les gendarmes ne voulurent même pas dresser de procès verbal, tandis qu'ils lui déclaraient froidement qu'ils connaissaient ces lieux et ces personnes et qu'ils savaient qu'il s'y passait des choses. Mais, dirent-ils en haussant les épaules, ils ne voulaient pas s'attirer des ennuis avec cette affaire. Patsy Sörensen de l'association Payoke (association anversoise de défense des prostituées) avait connu la même expérience : personne ne voulait l'écouter. Le fait que Conerotte et Bourlet aient retrouvé ces deux filles en vie (Sabine et Laetitia) et qu'ils aient réussi à arrêter des gens était un miracle en soi. Ils étaient peut-être les deux seules personnes en Belgique qui savaient faire la différence entre coupables et victimes [2/p.191].

Lorsque les deux jeunes filles sont retrouvées vivantes, Regina Louf commence à croire en la justice. Poussée par Tania qui la met devant le fait accompli, elle téléphone au parquet de Neufchâteau et commence bientôt à témoigner. On connaît la suite : un début d'enquête rondement menée sous la houlette des gendarmes Patrick De Baets et Aimé Bille, interrompue en été 97 par la mutation de ces deux enquêteurs et, à l'heure actuelle par des menaces de licenciement pur et simple s'ils continuent à parler à la presse. Menaces proférées par le député PS Claude Eerdekens dans le Soir illustré du 21 octobre 98.

Régina écrit [2/p.294] : La gendarmerie continue à pourchasser ceux qui se plaignent des dysfonctionnements dans mon enquête. De Baets, Bille (le gendarme qui dactylographiait les procès verbaux, avec qui je n'ai pas échangé deux mots) et quelques autres sont écartés de la BSR.

Or, depuis qu'ils ont été mutés, nous assistons à des pertes et à des destructions des éléments du dossier rassemblés par eux. Ainsi, fin novembre 97, un des analystes de la gendarmerie laissait le dossier Van Hees entier, traîner dans le coffre de sa voiture, où il a été volé. Lui n'a pas été sanctionné [3/p.12]. Toutes les cassettes vidéo saisies ici et là sont également détruites, alors qu'on pourrait y reconnaître des enfants enlevés. En outre, Regina écrit : Marc Reisinger découvre dans un livre au titre prédestiné "L'enquête manipulée" (écrit par un journaliste d'Au nom de la Loi) que mes auditions ont été manipulées sur des points cruciaux. Nous comparons, phrase à phrase et cela me glace. C'est angoissant de constater que "quelqu'un" a modifié les phrases de telle sorte que l'on croie que De Baets m'a soufflé mes réponses. Reisinger révèle cela au cours de l'émission télévisée "Controverses". Il s'ensuit une perquisition, non chez le journaliste qui a publié le faux, mais chez Marc Reisinger, qui a eu le culot de les révéler [2/p.293].

L'enquête elle-même a été suspendue en vue d'une "relecture" dont la perversité a provoqué l'indignation de Carla Rosseels dans la Chronique féministe nE 64 d'avril-mai 1998 [4/p.39]. Comme beaucoup d'autres je ne peux pas déterminer si les récits de X1 sont vrais et dans la querelle entre "croyants" et "non-croyants" je ne sais pas non plus quel camp je dois choisir. Il n'empêche que je suis extrêmement choquée par le dédain affiché de divers côtés des témoignages féminins dans les affaires connexes de Neufchâteau ces dernières semaines. La témoin X1 fut, d'emblée et sans préoccupation de nuances, décrite comme une fantasque et un cas psychiatrique grave. La première équipe d'interrogateurs qui s'était montrée trop réceptive à son interprétation a aussi dû en payer le prix.

Toutefois, mon indignation et ma colère se déclenchèrent vraiment quand je lus comment la deuxième équipe d'interrogateurs avait traité la témoin. Ces interrogateurs ont cru bon de suggérer que la témoin, au cours de ses années d'abus sexuel, avait sûrement aussi éprouvé du plaisir et ils appelèrent "amants" plutôt que "violeurs" ceux qui l'avaient prise au piège.

C'est dans ce contexte de trahison de la vérité par la justice et la gendarmerie qu'ont lieu les médiatisations de l'affaire par des psychiatres, gendarmes, magistrats ou journalistes. Ils s'adressent au public seulement lorsque les institutions ne fonctionnent plus. Ainsi, en janvier et février 98, pour éviter l'étouffement de l'affaire, deux journalistes du Morgen, Annemie Bulté et Douglas de Coninck, ont rencontré Regina Louf et ont fait connaître son témoignage au public via le journal De Morgen.

Leurs articles du Morgen sont accablants et ils sont disponibles dans une brochure éditée en février par l'asbl Pour la vérité, BP 108, 1050 Ixelles 1 [3]. Le livre de Regina Louf vient de sortir ce 11 novembre 1998 et il est disponible partout [2].

Du style Nihoul au style Dutroux...

En 1984, fut retrouvé le corps de Christine Van Hees qui venait d'être atrocement torturée et ensuite brûlée. Cet incendie avait alerté la police.

Régina Louf dit avoir assisté à cet assassinat en tant que membre (victime) du réseau comprenant entre autres "Tony", son souteneur ; Michel Nihoul, le souteneur de Christine ; et Marc Dutroux.

Christine aurait d'abord rencontré Marc Dutroux, avant d'être présentée à Michel Nihoul et prise en charge par lui. Il s'avère que peu avant sa mort, Christine Van Hees participait à une fête de la radio libre d'Etterbeek, Radio Activité, dirigée à l'époque par Michel Nihoul [3/p.5].

D'après Regina Louf [2/p.128], Christine a été tuée parce que Regina avait confié à Mieke, une troisième fille du réseau, que Christine était sur le point de parler à ses parents et tenter de se mettre sous leur protection. Craignant pour sa vie si Christine s'échappait, Mieke avoua à Michel Nihoul l'imminence de la trahison de Christine. Dès lors, il fallait se débarrasser de Christine ; et en même temps punir Regina. Voilà pourquoi Regina assista à la mort de Christine.

Regina a vu Marc Dutroux quelques fois dans le réseau, et bien plus souvent Michel Nihoul, qu'elle redoutait. Michel Nihoul avait coutume de recruter en séduisant des filles en conflit avec leurs parents, et en passant progressivement de la séduction à la menace sur leur vie ou celle des autres filles. Marc Dutroux n'était pas aussi fin psychologue. Il dut inventer sa propre tactique pour fournir des enfants au réseau. Il se construisit des caves et recourut aux enlèvements. Ce faisant, il sous-estimait l'obstination et la bonne conscience de familles unies à qui l'on ne pouvait pas raisonnablement opposer l'hypothèse que leur enfant était en conflit avec eux et avait fugué. Ce changement intempestif de tactique obligea les pouvoirs publics à enquêter sur les disparitions d'enfants, ce qu'ils firent tardivement et sous la direction du parquet et de la justice de Neufchâteau.

Pourquoi Neufchâteau ? Quand j'étais en droit, l'arrondissement judiciaire de Neufchâteau était cité quand on voulait signifier quelque chose qui se passe au fin fond de la province, loin du pouvoir central. Être avocat à Neufchâteau, c'était comme d'habiter à Hout-Si-Plout. Y avait-il là plus de magistrats isolés faisant simplement leur métier contre leur traitement au lieu de participer aux cercles et aux ivresses du pouvoir où tout le monde se connaît ?

Le résultat de l'intervention tardive mais dans un premier temps efficace du juge Conerotte, du procureur Bourlet et d'autres enquêteurs à Neufchâteau fut que Sabine et Laetitia furent sauvées, mais que pour Julie et Mélissa, An et Eefje, c'était trop tard. Julie et Mélissa auraient été retrouvées vivantes si les pouvoirs publics avaient mené, dès leur disparition, une enquête normalement diligente.

Mieke

En janvier 1998, Régina racontait aux journalistes du Morgen sa confidence à Mieke à propos de Christine, comment Mieke avait paniqué et tout raconté à "Mich".

À cause d'une remarque idiote de ma part, cette fille a souffert et est morte en martyre. Dieu, dans quel monde nous vivions ? Nous étions des teenagers idiotes. J'entends encore Mieke dire que Christine était devenue dangereuse et qu'elle-même ne se sentait pas très disposée à finir à l'hôpital. Oh Mieke quelques mois plus tard, elle fut elle-même exécutée [3 p.23].

Quelques mois plus tard, l'émission Téléfacts disqualifie Regina Louf, comme aussi l'émission Au nom de la Loi, d'où proviennent d'ailleurs les expressions "croyants" et "non-croyants". Dès le lendemain de l'émission Téléfacts, une certaine Mieke contacte les gens de Téléfacts et leur propose un contre-reportage, sur la base de son propre témoignage : elle sait que Regina Louf a raison, car elle y était aussi.

Malheureusement, avant l'enregistrement, Mieke est colloquée et la garde de sa fille lui est retirée. Quand elle est relâchée, sa fille a été placée dans une famille d'accueil et, quoi qu'elle fasse à présent, il semble qu'elle ne la reverra pas de sitôt.

Cassée, Mieke échoue chez Regina, et là ce sont de fascinantes retrouvailles. Regina et Mieke confrontent leurs mémoires et leur expérience, unies par le même lourd passé et leur victoire relative sur le passé.

Regina Louf, elle, a bel et bien droit à une vie de famille avec ses quatre enfants et son mari. Cela est inattaquable. Alors les tracasseries se portent ailleurs. La BSR de Bruxelles soumet son amie Tania à des interrogatoires serrés. Il en va de même des autres proches de Régina. Eh oui, la fréquenter présente quelques inconvénients. Ceci dit, la BSR de Bruxelles demande à Tania si Régina n'aurait pas un amant... un certain Guy. Tania court le raconter à Régina et toutes deux se demandent d'où cette idée-là vient aux gendarmes... Or voici : Régina a exactement la même voix que sa belle-sœur. Celle-ci vient souvent chez Régina et son mari s'appelle Guy. Elle a donc pu un jour donner un coup de fil amoureux et parfaitement légitime à son Guy ; et ce coup de fil était sur écoute.

Croyants et incroyants

Actuellement, tous ceux qui croient en la vérité du témoignage de Regina Louf et qui le disent subissent des disqualifications dans la presse, un examen de leur vie privée, des pressions sur leur carrière : journalistes [Michel Bouffioux de Télémoustique, AnneMarie Bulté et Douglas De Coninck du Morgen, ainsi que le rédacteur en chef du Morgen, Yves Desmet), psychiatres (Dr. Marc Reisinger), gendarmes (Patrick De Baets, Aimé Bille), magistrats (le juge Conerotte, le procureur du roi Michel Bourlet). Et pourtant, elle n'a rien d'une affabulatrice et, seuls, la croient mythomane ou menteuse, ceux qui n'ont pas lu la brochure de l'asbl Pour la vérité ni son livre.

Parmi les "incroyants", citons un certain gendarme Eddy qui a décidé d'appeler le souteneur et les clients de Regina "ses amants" et de lui demander si elle n'avait pas eu du plaisir avec eux ; le juge d'instruction Van Espen, le commandant de gendarmerie Duterme, le député PS Claude Eerdekens (interviewé dans le Soir illustré du 21/10/98 pour réclamer des sanctions disciplinaires et judiciaires contre tous ceux qui se sont adressés à la presse avant lui), les réalisateurs de l'émission "Au nom de la Loi" Michel Hucorne et Gérard Rogge, le journaliste Frank De Moor du Knack. De Moor ne connaît personnellement aucun des témoins X. Comme s'il avait la science infuse, il refuse même de me parler [2/p.289&274].

Quand on songe au succès des expressions "croyants" contre "incroyants", la conclusion s'impose : l'affaire des X est une méga-affaire Dreyfus, une affaire Dreyfus au cube, une affaire Dreyfus exposant trois.

Elle oppose la nouvelle extrême-droite banalisée, le nouveau nazisme méconnaissable, et... la démocratie de demain, ou d'après-demain.

Actuellement déjà, nous apprenons la disparition d'autres enfants.

Or, Regina a dit en février 98 [3/p.29] : Je ne suis pas allée de mon propre gré à Neufchâteau [...] Ce qui me motive actuellement à faire entendre ma voix, c'est ma crainte que l'affaire Dutroux ne devienne un accident de parcours. Si les réseaux survivent à ceci, alors tout est permis. Alors, à nouveau, un grand nombre de jeunes victimes vont tomber et - plus grave - aucune d'entre elles n'osera plus parler au cours des vingt prochaines années.

C'est à n'en plus dormir.

Stratégie et conscience de nous-même

La banalisation du mal provient du pouvoir et de ses médias, et non pas du cœur humain. En effet, les gens spontanément sadiques ou cyniques sont plutôt rares ; mais, en ce moment, ce sont eux qui s'entraident pour arriver au pouvoir en en excluant les autres.

Or, on nous fait croire le contraire : on nous fait croire que nous avons besoin d'Autorité parce que nous sommes trop mauvais, trop ignorants de la Science Economique, trop enfants gâtés pour nous gouverner nous-mêmes.

Résultat de leur bonne gouvernance : nous devons passer notre chemin devant des SDF et des mendiants. Comment vont-ils vivre ? Ah bon, ce n'est pas notre problème ! Nous devons passer notre chemin devant les photocopies des photos d'enfants disparus. Va-t-on les retrouver ou tomber encore sur des réseaux intouchables ? Les pires crimes sont impunis, si ce sont des gens au pouvoir qui les commettent. Ce n'est pas notre problème non plus ! Et pourtant nous ne sommes absolument pas d'accord avec tout cela. Nous passons des journées entières à n'être pas d'accord. Nous n'avons pas d'alternative, mais nous ne sommes pas d'accord. Finalement, le peuple belge, on dirait un clonage du schtroumpf grognon.

Moi, j'aime bien le schtroumpf grognon.

Nous devons travailler plus et pour des queues de cerises, sous la menace de perdre notre emploi, parce que nous avons le tort de croire aux fadaises de l'élite du cynisme. Mais maintenant, comme vous savez que le cynisme est au pouvoir et non la science, vous savez que la meilleure chose à faire devant les économistes, c'est de se boucher les oreilles. Vous verrez que si nous continuons à ne rien chercher à comprendre à leur pseudo-science et à seulement crier plus fort qu'eux, ils nous trouveront des solutions miraculeuses qu'ils disaient hier impossibles. Aujourd'hui, ils pourraient, si nous le voulions, écouter l'économiste prix Nobel James Tobin [5] et inventer le monde-providence.

Inversément, plus nous croyons à leur science et à leur économie, plus ils vont rester convaincus que tout leur est permis et continuer à nous faire accepter des plans de société toujours pires.

C'est sans doute la clé qui dénoue le nœud : il ne faut pas les croire. C'est nous qui savons. Notre savoir, c'est notre désir. Et notre désir à nous n'est pas un désir de mal.

C'est nous qui désirons être solidaires.

Solidaires, par exemple, dans la grève du schtroumpf grognon cloné. Nos propres syndicats en ont pour le moment une peur bleue (c'est le cas de le dire) et ils nous divisent, ils nous gèrent comme de bons chiens de berger gèrent un grand troupeau : le onze septembre 98, la manifestation des chômeurs et autres allocataires sociaux a eu lieu durant un jour de travail et il n'y a eu aucun appel à la grève et à rejoindre les non-travailleurs ce jour là ; ne serait-ce qu'un seul jour ! Si bien que les travailleurs, non seulement ont souffert ce jour-là comme les autres, mais doivent aussi se prendre la hargne de la part des non-travailleurs qui une fois de plus se sentent largués ! Les syndicats peuvent être fiers ; ils ont maintenu la paix sociale.

Certes, mes professeurs se sont trompés et je me suis trompée avec eux en imaginant que la démocratie était là et pour toujours ; mais à me faire goûter et partager leur illusion, ils m'ont appris quelque chose de plus important. Je sais où est le bien, et si je suis aussi sûre de ne jamais l'oublier, c'est parce que le souvenir du bien est tout simplement meilleur que l'habitude du mal.

Pur hédonisme.

Cécily Falla


[1] Christophe Dejours, Souffrance en France - la banalisation de l'injustice sociale, Seuil 1998.

[2] Regina Louf, Silence, on tue des enfants !, éditions Mols 1998.

[3] X1, une affaire d'État ?, Annemie Bulté et Douglas de Coninck, février 1998. Dossier disponible au prix de 100fb à l'asbl Pour la vérité, BP 108 1050 Ixelles 1.

[4] Chronique Féministe nE64, avril mai 1998.

[5] James Tobin, ex-conseiller de J.F. Kennedy, économiste keynesien, inventeur en 1978 d'un projet de réforme monétaire internationale qui lui a valu le prix Nobel d'économie en 1981 mais qui n'a jamais été mis en pratique. Il est auteur notamment d'un article traduit en français : Comment glisser quelques grains de sable dans les rouages de la spéculation internationale, in Problèmes économiques nE2429, 21 juin 1995. Voir aussi Éric Toussaint, La bourse ou la vie, éditions Luc Pire, 1998, p.329.