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Origine : http://perso.orange.fr/libertaire/archive/2000/234-dec/suicide.htm
Dans une entreprise industrielle (...) un technicien est retrouvé
pendu au petit matin sur son poste de travail. Le personnel - les
collègues, les camarades -, on s'en doute, est gravement secoué.
Le médecin du travail (...) fait parvenir, au nom du Comité
d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail,
une demande d'enquête de psychopathologie du travail sur les
causes et les conséquences du suicide du technicien. Plusieurs
réunions ont lieu avec l'équipe d'experts sur le site
industriel, en présence des partenaires sociaux. Mais la pression
sur l'emploi (...) est d'une telle intensité que les syndicats
ont honte de mettre au-devant de la scène une discussion sur
la souffrance au travail et de réclamer (...) des crédits
en vue de financer l'enquête. D'où tergiversations et
hésitations, jusqu'à ce que la demande initialement
portée par les syndicats s'éteigne par fléchissement
de la volonté et de la conviction. Ainsi la honte de dire la
souffrance au travail face à la souffrance de ceux qui risquent
le licenciement conduit à laisser un suicide sans analyse,
sans explication, sans discussion. La honte de se plaindre génère
un précédent redoutable : on peut désormais se
suicider dans un atelier de cette entreprise sans que cela ne fasse
événement. Précédent redoutable de banalisation
d'un acte désespéré, pourtant assez spectaculaire
et éloquent, manifestement adressé à la collectivité
de travail et à l'entreprise. Ainsi la mort d'un homme, d'un
collègue dans l'atelier, peut-elle faire partie intégrante
de la situation de travail et être ravalée au statut
d'incident ordinaire. Demeurer ainsi à son poste de travail
sans broncher signifie-t-il que le suicide fait désormais partie
du décor ?
D'autres cas aussi graves et parfois plus spectaculaires encore
ont donné lieu ces dernières années à
des demandes d'expertise qui ont toutes connu un destin similaire
à celui qui vient d'être évoqué : silence
et mutisme générant bientôt le secret, et, enfin,
l'amnésie forcée.
Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice
sociale, Seuil, 1998.
Il paraît qu'en Belgique, cela se passe ainsi aussi à
Belgacom ; mais peu de choses filtrent de dessous la chape de plomb.
Par contre on en sait davantage sur Volkswagen-Forest.
Francis Verstraeten, 49 ans, ouvrier de Volkswagen-Forest, s'est
suicidé à l'atelier le 19 mai 1999. Ce que mettent
au jour les journalistes du JDM (nE26/11.99), sur la base des notes
prises par Francis Verstraeten et d'interviews de son fils, c'est
exactement les ambiances décrites par Christophe Dejours.
Ouvrier modèle depuis une dizaine d'années, Francis
Verstraeten se fait coincer entre un clark et un conteneur à
déchets le 25 août 1993. Sous le coup, il reste assis
sur place pendant environ une heure, puis se rend en chancelant
à l'infirmerie où il reste couché deux heures.
Aucun médecin ne l'ausculte ; l'infirmière le renvoie
à son poste de travail. Il se comporte comme un bon ouvrier
doit le faire selon les consignes et les valeurs diffusées
dans les feuilles d'information internes de l'entreprise : Cela
prouve que vous avez été sensibles aux signaux d'alarme
que nous avons lancés tout au long de l'année et que
vous avez compris qu'un accident de travail ne signifiait pas toujours
arrêt de travail (Info News-VW 58, février 94). Quelques
principes à retenir : (...) les accidents de travail diminuent
notre rentabilité (...) et le maintien au travail doit être
prolongé autant que notre Service médical du Travail
le juge possible... (Info News-VW 62, juillet 94) Mais, par la suite,
Monsieur Verstraeten ressent de grandes douleurs dans le dos, qui
l'empêchent de suivre les cadences. Conscient qu'il ne peut
plus travailler dans la chaîne, il demande à la direction
sa mutation vers un poste adapté, mais cela lui est refusé
car, dit sa compagnie d'assurance, ce que confirme le tribunal du
travail de Mons le 8 avril 98, il n'est pas prouvé que son
problème de dos est la conséquence de l'accident de
travail. En effet, Francis Verstraeten n'a pas été
ausculté juste après son accident et a repris le travail
le jour-même ! Donc il n'a pas été accidenté
ce jour-là ! Logique. Or, comme c'est toute une petite équipe
qui est responsable d'une unité de production, Monsieur Verstraeten
devient une charge pour celle dans laquelle il travaille. Il change
d'équipe, on se le refile comme un poids mort. Il engage
des frais médicaux considérables pour tenter de tenir
le coup mais rien n'y fait. Ses collègues essayent de le
pousser à bout et de le mettre en dépression pour
avoir quelqu'un de plus vaillant que lui en remplacement. Le 19
mai, Monsieur Verstraeten n'enfile pas son bleu de travail et se
rend dans l'atelier en tenue de ville. Personne ne bronche : encore
une de ses lubies. Là sur place, il demande à ses
collègues ce qu'ils feraient s'il se tirait une balle dans
la tête. Pas de réponse. Il demande la même chose
à son supérieur. D'un ton indifférent on lui
dit de se calmer. Il paraît qu'il ne faut pas prêter
attention à ceux qui veulent se faire remarquer. Alors il
sort une arme et se tire une balle dans la tête. C'est une
chance pour les autres ; il aurait pu se servir de son arme autrement.
En 1999, un demandeur du minimex s'immole par le feu dans les
locaux d'un CPAS de Charleroi. L'assistante sociale qui avait eu
le dernier entretien avec lui, dit : Je ne comprend pas. La même
année, d'un CPAS de Bruxelles, un assistant social écrit
à Alternative Libertaire : Un travailleur social est un travailleur
comme un autre ou presque. Rien ne doit l'empêcher de ne prester
que le nombre d'heures légal prévu. Sur le terrain,
on constate chaque jour qu'ils ne suffisent pas quantitativement
à la tâche. La commune refuse les engagements qui seraient
indispensables à un travail de qualité. Les permanences
sociales sont encombrées et chaque jour des usagers voient
leur entretien avec le travailleur social ajourné, n'être
pas pris en compte dans le délai d'urgence généralement
souhaité. La commune pour laquelle je travaille est pourtant
socialiste. Il y a peu, un usager du CPAS s'est immolé par
le feu dans les locaux. On a peu parlé de cela : "Personne
ne comprendrait". L'usager est mort, le feu a été
étouffé, l'affaire aussi, au plus vite... Je pense
que cela peut se reproduire demain, que la commune n'a rien compris
ou n'a rien voulu comprendre.
Allons, cessons de nous suicider. On est trop vite enterré.
On ne dérange personne. Maintenant nous voyons bien qu'il
faut plus de bruit que cela pour leur déboucher les oreilles.
Blanc et noir
Quelqu'un m'a raconté comment, selon lui, la marche blanche
avait vraiment commencé. C'est à cause de Gino Russo.
Il travaille à Cockerill-Seraing. Depuis qu'on avait retrouvé
Sabine et Laetitia vivantes, puis les corps de Julie et Mélissa,
il démontrait à ses collègues et dans son syndicat
qu'on aurait pu retrouver Julie et Mélissa vivantes. Dans
l'usine, et bientôt dans les autres usines, ils furent nombreux
à savoir que l'enquête avait été étouffée
par de telles erreurs et abstentions qu'elles ne pouvaient résulter
que de protections des trafiquants et meurtriers d'enfants par les
milieux judiciaires belges. L'arrêt spaghetti (dessaisissement
du juge d'instruction trop zélé Connerotte) mit un
comble à l'indignation, devenue collective par la voie de
la solidarité syndicale et ouvrière, et voilà
comment nous connûmes la grève générale
et la paralysie de la Belgique.
Il suffit d'un événement, d'une seule personne risquant
la transformation de sa souffrance en communication. Aussi grandes
sont la responsabilité et la dignité de chacun dans
un pays de dix millions d'habitants.
Maintenant, avec le recul, apparaît ceci concernant la révolte
blanche. L'indignation était d'autant plus communicable qu'il
ne s'agissait pas d'une souffrance relative aux conditions de travail,
car comme le dit Dejours, les milieux de travail, y compris les
syndicats, sont blindés contre toute plainte à propos
de la dureté des conditions de travail. Il y a eu dès
le départ dans cette révolte belge un certain aspect
d'aliénation, un déplacement de la capacité
de s'indigner, d'une cause soi-disant égoïste (les conditions
de vie des adultes) vers quelque chose de généreux
(celles des enfants). Cela m'avait tenue pendant un temps à
l'écart du mouvement blanc. Les gens autour de moi pensaient
: Nous, nous sommes des adultes et vous pouvez nous maltraiter ;
mais ne touchez pas à nos enfants ! Morose, je pensais :
Ne prétendez pas dégouliner de bons sentiments à
l'égard de vos enfants si vous acceptez qu'ils soient destinés
à vous succéder dans ce monde presque concentrationnaire.
En 96, suite à l'arrêt spaghetti, VW Forest fut une
des premières entreprises dont tout le personnel partit en
grève. En 96, Francis Verstraeten était déjà
harcelé. En 99, il se suicida.
Reprendre
Il y a quelques années, Hervé Le Roux a réalisé
un film, Reprise, qui est passé au Nova et que commente Jeanne
Hyvrard dans Chronique Féministe (nE63/07.97).
Après la grève générale de mai 68,
la reprise du travail aux usines Wonder était fixée
le 10 juin. Une militante d'extrême-gauche alerta des étudiants
et leur dit : Venez filmer ce qui se passe ici ! Et les étudiants
vinrent filmer, avec des moyens rudimentaires. On y voit au milieu
d'un attroupement deux responsables syndicaux chargés de
faire appliquer les "accords de Grenelle", tenter de raisonner
une belle jeune femme brune coiffée à la mode de l'époque
et qui crie qu'elle "ne rentrera(it) pas dans cette taule parce
que c'est vraiment trop dégueulasse !". Elle est secouée
de sanglots pendant qu'elle module plusieurs variations sur ce thème
et que les deux syndicalistes, eux-mêmes émus et compatissants
essaient de la persuader. Derrière ce groupe, des ouvrières
plus conformistes "rentrent" sous les appels mornes et
fermes du chef du personnel, un ancien adjudant de tirailleurs sénégalais,
ancien "croix de feu".
Fascination d'Hervé Le Roux, trente ans plus tard, à
la vue de ce petit film. Il faut rappeler qu'à la fin des
années soixante, l'image n'était pas si répandue...
Mais que pensez-vous, l'image de la vérité historique
ne sera pas plus répandue dans trente ans. Et le fait est
que lorsqu'on voit ces images en noir et blanc, si on coupe le son,
la scène pourrait bien être celle d'une quelconque
"disparition" dans un pays de dictature... montage dont
le réalisateur ne se prive pas... Reprise est alors un redoublement
de la quête de la disparition. Retrouver la femme brune qui
crie est le point de passage obligé pour revenir sur une
disparition plus profonde (...) Cette femme belle qui veut être
propre et qu'on fait taire, c'est nous ! C'est notre filiation avec
la précédente.
Dejours ne dit pas autre chose lorsqu'il analyse le recul social
des années 80. La rétivité syndicale à
l'analyse de la subjectivité et de la souffrance dans le
rapport au travail a eu pour conséquence que ces organisations
ont contribué de façon malencontreuse à la
disqualification de la parole sur la souffrance, et, de ce fait,
à la tolérance à la souffrance subjective (...)
En d'autres termes, la faiblesse syndicale pourrait être liée,
pour une part au moins, à une erreur d'analyse concernant
la signification des événements de Mai 1968 (...)
La faiblesse syndicale ne serait pas la cause de la tolérance
à l'injustice qu'on connaît aujourd'hui, mais la conséquence
d'une absence d'analyse de la souffrance subjective par les organisations
syndicales elles-mêmes, dès avant la crise de l'emploi.
Métro, boulot, dodo avec vingt jours de vacances annuelles,
cela signifiait qu'on n'avait aucun autre horizon que le travail.
Des petits trous, des petits trous, encore des petits trous, chantait
Gainsbourg : il y en avait déjà un qui voulait se
suicider pour cela.
Il y avait là une spoliation de sa propre vie qu'aucun
salaire ne compensait, et c'est là qu'est resté calé
notre espoir.
Cécily Falla
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