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Origine : http://libertaires93.over-blog.com/article-le-spectre-de-castoriadis-49870632.html
L’actualité aura été dominée
depuis 2007 par ce que les commentateurs autorisés ont appelé
la « crise financière ». Or, la crise est consubstantielle
au régime capitaliste dont les dégâts sociaux
peuvent susciter en même temps un désir d’autonomie
que la courte expérience autogestionnaire de Philips à
Dreux aura par exemple récemment démontrée.
Cornelius Castoriadis, décédé en 1997, y aurait
sûrement vu un nouvel exemple attestant d’une volonté
d’autonomie que n’étouffe pas l’existant.
C’est pourquoi les thèses défendues par ce philosophe
demeurent d’une brûlante actualité. Nous avons
ainsi proposé à David Ames Curtis (1),philosophe qui
travaille pour le site internet multilingue consacré à
Castoriadis (2) et qui a traduit pour les Etats-Unis son œuvre,
de discuter avec nous de la pertinence d’une pensée
radicale qui défie les catégories disciplinaires (philosophie,
anthropologie, économie, psychanalyse), et qui, en bien des
points, recoupe les analyses et le projet communiste libertaire
défendus par AL.
David Ames Curtis fait partie d’un collectif de bibliographes
œuvrant pour le site Cornelius Castoriadis/Agora International.
Avec l’accord de Castoriadis et avec son soutien jusqu’à
sa mort depuis 1997, ce collectif, en recevant des indications de
la part de ses abonné-e-s (plus de 1450) et en faisant ses
propres recherches, prépare depuis 1997 des mises à
jours de ses bibliographies/webographies (disponibles actuellement
en 17 langues), sans censure aucune, de sorte que tout le monde
puisse être informé de tout ce qui est écrit
de et sur Castoriadis et/ou de et sur Socialisme ou Barbarie, et
pour que tou-te-s ces abonné-e-s puissent informer tout le
monde de ce qu’ils ont eux-mêmes écrit là-dessus.
Une façon horizontale de partager toutes les informations
pertinentes autour de ce penseur encyclopédique et autour
du groupe révolutionnaire qu’il a co-fondé,
en permettant à n’importe qui d’y répondre
à sa guise et en connaissance de cause. La Maison des Sciences
de l’Homme et l’École des Hautes Études
en Sciences Sociales ayant formellement refusé un tel site
du vivant de Castoriadis, le site CC/AI est situé aux États-Unis
- actuellement à l’University of Michigan, qui héberge
également la grande “Labadie Collection” sur
les mouvements anarchistes, socialistes, ouvriers… David Ames
Curtis a travaillé étroitement avec Castoriadis depuis
1985, et a pu traduire du français en anglais plus d’un
million de mots de ses écrits, jusqu’à ce que
sa famille, après sa mort, l’eût empêché,
sans explication aucune, de continuer son travail. Ce travail se
poursuit quand même, assuré maintenant par un “traducteur
anonyme” qui publie des traductions de Castoriadis sur un
site post-situ américain http://www.notbored.org et sur le
site d’un de ses anciens camarades grecs, http://costis.org.
Comme l'aurait dit Flaubert, David Ames Curtis ne nie ni n'affirme
que ce traducteur, c'est bien lui.
1/ Cornelius Castoriadis a longtemps été marxiste,
à l’époque du groupe « Socialisme ou barbarie
» (1949-1967). La rupture avec cette doctrine (en 1965 avec
le texte « Marxisme et théorie révolutionnaire
») réside notamment dans le refus d’une pensée
mécaniste selon laquelle la révolution adviendrait
nécessairement à partir des contradictions du capitalisme.
Au contraire, Cornelius Castoriadis, ce philosophe attaché
à penser l’imaginaire comme interrogation illimitée
et ouverture des possibles opposable à la fermeture du réel
existant, a insisté sur ce qu’il a appelé «
la créativité des masses ». Quelles sont les
formes pratiques et militantes qui, aujourd’hui, exprimeraient
selon vous cette inventivité sociale en faveur de l’égalité
et de l’émancipation ?
Avant même sa constitution en tant que groupe indépendant,
« Socialisme ou barbarie » (S. ou B.) a rejeté
la formule marxiste d’une inéluctabilité du
communisme due aux contradictions objectives. Castoriadis est allé
plus loin en 1964, en disant qu’il faut choisir entre rester
marxiste et rester révolutionnaire (parce que, dans l’effectivité
historique - seule aune valable pour un vrai marxiste - le marxisme
est devenu l’idéologie même d’un régime
oppressif sans précédent), et il a opté pour
le dernier. De même, son idée du “caractère
révolutionnaire et cosmogonique . . . de l’activité
créatrice de dizaines de millions d’hommes, telle qu’elle
s’épanouira pendant et après la révolution”
en bouleversant toutes les catégories héritées,
date de 1952, donc d’une dizaine d’années avant
qu’il n’eût introduit sa conception du rôle
créateur de l’imagination. Pourtant, dès la
fin des années 50, il constate également non pas une
“dépoliticisation” passagère mais une
privatisation rampante induite par le capitalisme moderne, qui détruit
d’abord le sens dans le travail et donne lieu par la suite,
de par une bureaucratisation généralisée, à
une destruction des significations partout dans la société.
Avec la fin des “Trente Glorieuses”, la rupture du consensus
bureaucratique (gestion externe du travail-parti-syndicat) et le
déploiement de la contre-offensive capitaliste dite “néo-libérale”,
le projet d’une société autonome semble être
lui-même sur le déclin, incapable de faire face au
nouveau désordre mondial.
Néanmoins, ce désordre, en disloquant encore davantage
les significations et en anéantissant les liens sociaux,
nous renvoie tou-te-s à nous-mêmes et nous demande
une inventivité sans précédent pour combler
le vide de sens ainsi engendré. Les gens ne sont pas devenus
incapables de créer du nouveau, et cependant nous vivons,
selon Castoriadis, dans “l’époque du conformisme
généralisé”. D’ailleurs, afin de
combler ce vide sans pourtant prôner une société
nouvelle, il faut, face à la “montée de l’insignifiance”,
une créativité immense, inouïe pour garder intacte
et sur les rails cette “société à la
dérive”. Parfois, comme chez Philips à Dreux,
parmi des Argentins, etc., il y a des tentatives plus ou moins heureuses
de la mettre en cause plus globalement et de façon collective,
et peut-être les formes de contestation sont-elles plus nombreuses
et plus variées qu’autrefois, la dislocation multiforme
ambiante aidant. Toutefois, sous ces conditions-là, l’autogestion
dans une seule usine est encore moins plausible que “le socialisme
dans un seul pays”. Ce qui s’avère difficile,
et encore davantage qu’auparavant, c’est de généraliser,
et de tisser ensemble, toutes ces tentatives de contestation du
désordre établi, où le contre-projet capitaliste
moderne d’une expansion illimitée de la maîtrise
rationnelle mène partout à une irrationalité
destructrice croissante.
2/ Le refus du marxisme s’enracine aussi dans la critique
des organisations qu’il a promu, dont les dérives bureaucratiques
ont très tôt été critiquées par
Cornelius Castoriadis. La question du pouvoir, disait-il, est celle
que doit se poser quiconque parle de la révolution. On retrouve
derrière ce postulat le privilège accordé par
le philosophe à la question politique plutôt qu’à
la prétendue science économique. Cette préoccupation
est partagée par les libertaires. Sur ce point, ne peut-on
pas dire de lui qu’il était à sa façon
un libertaire ou un anarchiste ? Quels rapports a-t-il entretenu
avec cette mouvance ?
Il y a des points communs évidents entre les positions libertaires
et le projet d’une société autonome prôné
par Castoriadis; d’ailleurs, Solidarity, l’organisation-soeur
de S. ou B. en Angleterre, se définissait comme libertarian
socialist. Mais, dès le premier numéro de la revue,
S. ou B. qualifiait les Fédérations Anarchistes -
ainsi que les trotskystes, les ultra-gauches, etc. - comme “relents
du passé beaucoup plus qu’anticipations de l’avenir”
- ce qui éloignait de ce nouveau groupe bien des anars, alors
même que, pour d’autres, son élucidation ultérieure
du “contenu du socialisme” - une société
sans État, auto-gérée et auto-articulée
à tous les niveaux - exprimait une vision claire et positive,
voisine des leurs - quitte à gêner certains, à
cause de son insistance sur une nécessaire centralisation
(qui ne veut pas dire centralisme) démocratique dans nos
sociétés complexes.
Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est combien on reste
toujours prisonnier des habitudes de pensée en fin de compte
individualistes et a- ou anti-politiques du 19e siècle, soit
celles du marxisme et du libéralisme, soit celles de l’anarchisme,
ces trois doctrines étant devenues des idéologies
rémanentes, masquant ce qui se passe dans nos sociétés
complexes beaucoup plus qu’elles ne servent d’outils
pour aider les gens à transformer par eux-mêmes la
réalité contemporaine. L’anarchisme a tout de
même le mérite d’articuler une visée farouchement
anti-étatique - qu’esquivent souvent les doctrines
marxiste et libérale (même si, dans la pratique historique,
l’anarchisme aussi n’a pas toujours été
à la hauteur de ses convictions) - et l’idéologie
néfaste du “progrès”, que partagent ces
deux premières, peut se trouver contestée par des
anarchistes ou des anarcho-syndicalistes (je pense en premier lieu
à Sorel). Ce qu’introduit L’institution imaginaire
de la société (1964-65, 1975) n’est pas uniquement
une critique des conceptions fonctionnalistes et structuralistes
héritées, aussi réductrices que déterministes,
mais surtout une compréhension positive de l’institution
en tant que telle - qui n’est pas à confondre avec
l’État, toujours à combattre. Toutes les doctrines
du 19e s. susmentionnées ont du mal à penser l’institution
du point de vue de l’action créatrice et déterminante
du collectif anonyme, qui n’est pas par principe à
confondre avec l’aliénation non plus.
3/ Selon Cornelius Castoriadis, l’exploitation capitaliste
résulterait moins dans la question de la propriété
lucrative, que du fait que les travailleu-r-se-s sont exclu-e-s
des processus de gestion et d’organisation des entreprises.
Or, la réduction à la pure exécution de la
force de travail est, selon lui, impossible, le capitalisme ayant
besoin de requérir la participation des individus qu’il
assujettit. On retrouve ici la thèse d’un modèle
alternatif et autogestionnaire qui a, au moins depuis la crise économique
argentine de 2001, refleuri ces dernières années,
avec le slogan altermondialiste « Un autre monde est possible
» ou le concept de « récommune » récemment
avancé par l’économiste Frédéric
Lordon (soit l’économie comme « chose commune
à tou-te-s »).
En effet, Castoriadis disait que, dans une société
de technologie capitaliste évoluée et toujours évoluant,
la moitié de chacun de nos gestes est faite pour combler
les lacunes des directives élaborées dans l’ignorance
par des hiérarchies séparées, et que nous devons
toutefois exécuter en essayant de boucher les brèches
ainsi ouvertes. Cette constatation mène à une conception
énormément élargie des possibilités
de contestation, dont les formes manifestes ne sont que de petites
parties émergées. Mais, comme je l’ai dit, la
difficulté qu’on rencontre en voulant donner une signification
globale et pratique au projet d’une auto-transformation sociale
semble d’autant plus grande aujourd’hui, et les doctrines
du 19e s. évoquées ne nous aident pas à le
mettre en oeuvre.
Peu après L'Institution imaginaire de la société
(éd. Seuil, 1975), Castoriadis s’est tourné
vers la Grèce antique, vers sa création de la politique
en tant que projet de modifier, d’une façon réfléchie
et délibérative, l’institution de la société
en visant le collectif anonyme et vers son invention de la démocratie
comme participation égale à ce projet d’auto-altération
consciente et explicite. Encore a-t-il toujours considéré
la démocratie comme un germe, et jamais un “modèle”
à imiter/imposer/faire fonctionner. Si l’on prend au
sérieux ce “caractère révolutionnaire
et cosmogonique” de l’action sociale auto-transformatrice,
on ne cherche plus un modèle, même “alternatif”;
toutefois, on tente toujours d’élucider ce qui est
exemplaire ou annonciateur pour la poursuite de ce projet d’auto-transformation.
Pour ce qui est d’une exaltation du “commun”,
ce qu’on a surtout en commun aujourd’hui, c’est
la course aussi absurde que dévastatrice vers l’abîme
d’une destruction écologique. Je ne connais pas très
bien l’oeuvre de Lordon (en tant que traducteur professionnel,
je devais traduire un de ses textes, mais il ne l'a jamais rendu
). Je peux tout de même dire avec Castoriadis que ce n’est
pas la simple mise en commun de l’économie qu’il
nous faut, mais la destruction de la signification de l’économique
comme valeur centrale, et en fin de compte unique, du monde contemporain,
ce qui passera, bien sûr, par l’élaboration démocratique
de nouveaux objectifs collectifs.
4/ La critique du « capitalisme bureaucratique » appliqué
à l’époque de l’empire soviétique
ne l’a jamais empêché de sévèrement
critiquer le capitalisme libéral à l’ouest.
L’« apathie démocratique » qu’il
stigmatisait alors, corrélée à une démocratie
libérale dont la représentativité ne vaut au
fond que pour représenter les intérêts des dominants,
n’appelle-t-elle une contre-révolution démocratique
radicale devant inclure les lieux de production eux-mêmes
? Devrait-elle inclure la révolution de tous les lieux de
vie et de production des rapports sociaux, quels qu’ils soient
? Peut-on qualifier d'utopie ce projet révolutionnaire ?
L’analyse du “capitalisme bureaucratique” ne
se rapportait jamais uniquement au régime établi en
Russie, dans ses satellites et en Chine. L’apport singulier
de S. ou B., c’était d’avoir vu le monde sorti
de la Deuxième Guerre mondiale comme un tout en conflit -
divisé entre un capitalisme bureaucratique “total et
totalitaire” en Russie stalinienne et un autre, “fragmenté”,
en Occident. Si cette analyse amenait à l’affirmation,
dès 1960, que la révolution devrait être totale,
embrassant ainsi “tous les lieux”, dont vous venez de
parler, des deux côtés du rideau de fer pour qu’on
ne reste plus cantonné dans l’étroite sphère
économique de la vulgate marxiste, c’est que Castoriadis
y articulait une vision anti-utopique - c’est à dire,
un projet à réaliser dans l’effectivité
historique et à partir des actions concrètes et continues
des hommes et des femmes dans la société actuelle.
“Pour l’ouvrier”, a-t-il déjà dit
trois ans plus tôt, “le problème final de l’histoire,
c’est un problème quotidien”. Ainsi a-t-il toujours
récusé le terme d’utopie - qui exprime depuis
l’anti-démocrate Platon, comme l’a bien démontré
son ami Pierre Vidal-Naquet, une tentative d’arrêter
le temps en imposant la vision d’une bonne société
réalisée une fois pour toutes, et d’où
la question de la justice serait radicalement écartée.
5/ La logique existante dont nous héritons a été
qualifié par Cornélius Castoriadis d’«
ensembliste-identitaire » (ou « ensidique »),
au sens où toute chose, si elle peut par le langage et la
science être clairement désignée et distinctement
classée, n’est pas épuisée dans tous
ses modes possibles. C’est un « magma de significations
sociales » dans lequel baigne le vivant humain, qui le distingue
des autres espèces animales, et qui ne se réduit pas
à la strate « ensidique ». L’« auto-institution
imaginaire de la société » est ainsi ce mouvement
jamais stable ni linéaire à partir duquel les êtres
humains, voués aux « passions instituantes »
les arrachant à la stricte logique pulsionnelle de leur psyché,
créent leurs propres mondes, même s’ils peuvent
se leurrer sur l’origine hétéronome de ceux-ci.
Cette pensée radicalement antinaturaliste induit logiquement
un antiracisme et un anti-sexisme plus que nécessaires aujourd’hui.
La déconstruction des genres et des races théorisée
par certain-e-s chercheu-r-se-s contemporain-e-s ne représente-t-elle
pas le pendant logique des faits sociaux entendus par Cornélius
Castoriadis comme créations sociales imaginées ?
Profondément influencé par la sino-américaine
Grace Lee Boggs, qui militait parmi les ouvriers noirs de l’industrie
automobile à Détroit et parmi les femmes des ouvriers,
Castoriadis prônait dès 1960 l’intégration
des luttes des noirs et des femmes, comme celles de la jeunesse,
au sein d’une vision élargie de la contestation, au-delà
d’une conception strictement marxiste du rôle historique
du prolétariat. Pourtant, son élucidation du rôle
créateur de la psyché et du social-historique n’accréditait
jamais une conception “constructiviste”, foucaldienne
ou autre, de l’individu social (qui est, pour Castoriadis,
un “fragment ambulant et parlant”, donc intégralement
participatif, de la société qui l’a fabriqué).
Celui qui dit “constructiviste” dit constructeur hors
de ladite construction, situé donc soit derrière l’individu
- comme un homoncule manipulateur - soit extérieur, et étranger,
à lui - les fameux “processus sans sujet”, ce
qui exprime et entérine plutôt l’aliénation
existante en essayant de la faire passer pour constitutive de toute
société. De même, Castoriadis récusait
l’autre pendant du constructivisme, la “déconstruction”,
qui méconnaît tout autant les potentialités
créatrices de l’individu social (souvent déviées,
pourtant, vers l’hétéronomie plutôt que
vers l’autonomie). Ces “passions instituantes”
potentielles que reconnaissait et voulait attiser Castoriadis, sont
positives, auto-déterminantes et non pas déterminées
d’ailleurs, donc créatrices d’autres institutions
qui feront advenir d’autres individus, de tels individus étant
ceux qui feront exister ces institutions autres. Un mouvement d’autonomie
qui voudrait se réaliser dans l’effectivité
historique ne se contentera jamais de se définir négativement
- “anti-raciste”, “anti-sexiste”, voire
“anti-capitaliste” (Staline s’est prétendu
anti-capitaliste, comme le font maintenant les membres du NPA) -
mais créera d’autres valeurs, positives, dont celle
de la participation égale effective de tou-te-s à
toutes les affaires publiques, l’étendue et la portée
de ces affaires s’élargissant énormément
par l’action même de ceux et celles qui en ont été
auparavant exclu-e-s.
Propos recueillis par Franz B.
(1) http://pagesperso-orange.fr/www.kaloskaisophos.org/rt/rtdac/rtdac.html
(2) http://www.agorainternational.org/fr/index.html
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