|
Origine : http://www.laviedesidees.fr/L-imaginaire-selon-Cornelius.html
La publication d’un texte inédit de Castoriadis sur
l’imaginaire est pour Arnaud Tomès l’occasion
de revenir sur la cohérence et la continuité d’une
œuvre trop souvent mal comprise.
Recensé : Cornélius Castoriadis, L’imaginaire
comme tel. Texte établi, annoté et présenté
par Arnaud Tomès. Hermann Philosophie, 162 p., 24, 50€.
Un texte inédit
L’imaginaire comme tel est d’abord la parution d’un
texte inédit de Castoriadis dans lequel sont exposées
pour la première fois (sa rédaction remonte à
1968) les thèses séminales qui seront pleinement développées
dans son grand ouvrage, L’institution imaginaire de la société
(1975).
Ce texte est précédé de deux présentations
dans lesquelles A. Tomès dégage le sens et l’originalité
des concepts qui sont à la base de la philosophie castoriadienne.
Elles permettent de saisir clairement la nature de sa démarche
reposant tout entière sur la promotion conceptuelle de l’imaginaire
comme fondement de la société. L’imaginaire,
chez Castoriadis, est cette puissance anonyme, collective et immotivée
de faire être des significations d’où vont découler
aussi bien les structures symboliques, les articulations spécifiques
de la société (économie, droit, politique,
religieux, art etc.) que le sous-bassement de ce qu’elle considère
comme rationnel ou fonctionnel, ce qui permet de critiquer l’idée
qu’il y aurait du rationnel en soi : toute rationalité
s’origine essentiellement dans des significations sociales
qui sont par delà le vrai et le faux et qui font être
telle forme de rationalité comme adéquate à
ses fins, instrumentale.
A. Tomès souligne ainsi la place centrale de la philosophie
castoriadienne dans la critique du structuralisme où les
structures symboliques sont appréhendées comme constitutives
du social, l’imaginaire, chez les structuralistes, étant
rabaissé au rang de saisie psychologique de ces structures
par les individus. Mais la pensée de Castoriadis est aussi
une des critiques les plus puissantes du marxisme en tant que ce
dernier étend abusivement à toute l’histoire
un mode déterminé d’articulation du social,
celui des sociétés capitalistes où l’infrastructure
économique se trouve être déterminante. Elle
met aussi à mal le fonctionnalisme ou bien les typologies
sociologiques d’un Weber qui isolent une forme axiologiquement
neutre de rationalité (la rationalité instrumentale),
parfaitement autonomisée à l’égard de
toute référence à des significations collectives
: la rationalité instrumentale que dégage Weber est
en fait propre aux sociétés qui ont pour signification
centrale le capitalisme, signification qui en elle-même n’est
ni vraie ni fausse (la valorisation virtuellement indéfinie
du capital n’est pas plus « vraie » ou plus rationnelle
que Dieu ou le Prolétariat).
Une philosophie mal comprise
Les présentations d’A. Tomès sont également
l’occasion de dissiper certaines critiques et certains malentendus
qui sont couramment commis à l’encontre de l’œuvre
de ce grand penseur.
La première critique souvent adressée à Castoriadis
est d’ordre biographique : elle souligne que son parcours
serait en soi l’aveu d’un échec faisant suite
à ses activités de militant révolutionnaire,
échec qui se serait traduit par une « fuite en avant
» dans une spéculation philosophique toujours plus
fondamentale, ontologique. La période de militantisme révolutionnaire
vécue dans le cadre de la revue Socialisme ou Barbarie (1949
à 1967) au cours de laquelle Castoriadis se trouve en prise
avec les questions pratiques d’organisation du travail (fordisme
etc.), de stratégie (rôle du parti etc.), d’analyse
concrète du capitalisme bureaucratique, aurait laissé
place à une activité spéculative de philosophe
ayant pour objet une ontologie du social-historique radicalement
décontextualisée (L’imaginaire comme tel, écrit
en mars 1968, peu après la fin de la parution de la revue,
marquerait en quelque sorte la coupure entre ces deux périodes).
Axel Honneth, faisant sienne cette lecture de la trajectoire de
Castoriadis définira ainsi sa philosophie comme étant
une « sauvegarde ontologique de la révolution »,
dans un contexte d’apathie, de conformisme et de privatisation
généralisée des individus, bref de reflux massif
des thématiques révolutionnaires.
Or, A. Tomès montre combien cette interprétation
est largement erronée. D’une part les préoccupations
de Castoriadis n’ont jamais cessé d’être
philosophiques : ses contributions à Socialisme ou Barbarie,
aussi ancrées soient-elles dans l’actualité
sociale de ces années, permettent de saisir la progression
tout à fait cohérente des critiques adressées
au corpus marxiste, critique culminant dans cet article proprement
philosophique qu’est : « le marxisme : bilan provisoire
», paru dans la revue en 1964 (et qui constitue la première
partie de son grand ouvrage, pleinement « philosophique »,
L’institution imaginaire de la société). L’autonomie
collective et individuelle constitue le fil directeur de toute sa
réflexion et de son activité, quelle qu’en ait
pu être l’expression. Il n’y a donc non pas fuite
en avant mais une progression conduisant logiquement Castoriadis
à approfondir la critique d’abord factuelle du marxisme
en remontant aux présupposés proprement conceptuels
où s’enracinent les erreurs de cette pensée.
Des concepts mal compris
L’autre source de malentendus qui se trouve efficacement
dissipée par A. Tomès porte sur les concepts que Castoriadis
met en avant. Ces malentendus tournent bien entendu autour du concept
d’imaginaire. Certaines critiques estiment que Castoriadis
procèderait à une psychologisation du social. Le psychanalyste
que n’a cessé d’être Castoriadis à
partir de 1970 n’aurait-il pas hypostasié en fondement
de la société des concepts inspirés de la métapsychologie
freudienne (l’irréductibilité de l’imaginaire
collectif faisant ainsi écho à l’irréductibilité
de la représentation psychique à la pulsion que pourtant
elle représente) ? L’adhésion des individus
aux significations collectives n’est elle pas semblable à
la régression onirique qui nous fait confondre représentation
imaginaire et réalité ?
Or il n’en est rien : Castoriadis n’a cessé
d’insister sur l’irréductibilité ontologique
de l’imaginaire instituant. La signification imaginaire sociale
n’est pas le composé ou la synthèse de fantasmes
privés, aussi prophétiques ou charismatiques soient-ils
(de tels phantasmes sont déjà profondément
socialisés). Et s’il y a irréductibilité
de la représentation sociale à la représentation
psychique, c’est parce que l’imaginaire social est ce
qui permet au nouveau-né de sortir de la clôture psychique
et de la représentation imaginaire radicalement asociale
du monde qui est originairement la sienne : c’est l’imaginaire
social qui rend possible l’institution de l’individu
comme individu social, apte à la vie en société,
par la participation à des significations collectives.
En effet, l’individu est fabriqué à partir
de sa participation à des significations centrales collectives
qui le font sortir de la folie autiste dans laquelle il vient au
monde, ce qui ne veut pas dire pour autant (autre source de malentendus)
que Castoriadis succombe à une vision holiste du social,
dévaluant toute expression de l’individualité
au profit d’une conscience collective. L’auto- institution
de la société ne reprend pas la théorie durkheimienne
de la conscience collective : si les individus sont institués
c’est en tant que, quelle que soit leur déviance ou
leur originalité, ils conviennent toujours à la société
dans laquelle ils ont été socialisés : ils
sont les fragments ambulants du même type de société.
Dernière erreur commise à l’encontre de Castoriadis
: l’imaginaire nous ferait retomber dans une philosophie de
la création : il y aurait une instance fondatrice (l’imaginaire
instituant) qui serait la source séparée et l’origine
des significations sociales, tout comme Dieu, dans l’imaginaire
chrétien, crée ex nihilo ses créatures. Or
A. Tomès montre fort bien que le concept de création
(celle de l’imaginaire et de la société) que
propose Castoriadis n’a rien à voir avec la création
héritée des théologiens, création qui
reposait sur la position d’un « créateur »
radicalement distinct de sa « création ».
Castoriadis montre certes que les institutions sociales(les significations,
le langage, le faire) ne peuvent être rapportées à
des décisions volontaires, prises contractuellement par un
ensemble d’individus : si l’auto-institution de la société
est radicale, c’est parce qu’elle n’est pas le
fait des individus pris comme ensemble. Mais elle n’est pas
non plus le fait d’une instance transcendante et séparée
des individus. Elle est le fait d’un collectif anonyme, c’est-à-dire
des individus mais en tant qu’ils ne sont plus saisis comme
radicalement distincts, comme pur ensemble. L’auto- institution
de la société permet ainsi de saisir un nous qui,
sans désigner les individus comme ensemble, ne désigne
pourtant rien d’autre qu’eux (mais en tant qu’institués
dans les mêmes significations). Le nous par lequel la collectivité
se saisit ne renvoie donc ni à une pure connotation, du type
fiction juridique et/ ou symbolique (« le peuple » en
tant qu’institué par un souverain distinct d’une
multitude qui l’autorise à agir en son nom) ni à
une pure dénotation (car, encore une fois, le nous n’est
pas la somme, l’ensemble des individus). Le nous connote les
individus en tant qu’il renvoie aux significations imaginaires
auxquelles ces derniers participent et qu’ils incarnent de
manière différenciée (ce qui fait qu’ils
ne sont ni une pure multitude, ni un tout indifférencié).
Mais cette forme d’identité ne les connote plus nécessairement
sous la forme d’une médiation, d’un pouvoir séparé.
Les implications politiques de cette ontologie de la création
(relativement passées sous silence dans la présentation
qu’en fait A. Tomès), sont, on le voit, immenses et
permettent d’asseoir un peu plus l’idée que l’autonomie
a bien constitué le fil rouge de la réflexion de Castoriadis
tout au long de son parcours.
L’ouvrage donne ainsi à lire cette première
présentation inédite, par Castoriadis, de l’imaginaire
comme fondement du représenter et du faire social. D’autre
part, les deux introductions qui en sont faites, sont très
claires et très convaincantes. Elles mettent en relief, dès
cette première « mouture » qu’est L’imaginaire
comme tel, l’originalité des concepts d’imaginaire
et de représentation, aussi bien par rapport à la
tradition empiriste qu’à la tradition rationaliste
où encore à l’approche phénoménologique
héritée d’un Husserl ou d’un Merleau-Ponty.
Elles constituent également une excellente introduction à
la philosophie de Castoriadis et font entrevoir l’envergure
de sa pensée.
par Sébastien Chapel [26-11-2008]
|
|