"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Castoriadis, Cornélius
par Philippe Caumières
chez www.dicopo.org

Origine : http://www.dicopo.org/spip.php?article92

Militant communiste grec arrivé en France fin 1945, Cornelius Castoriadis (1922-1997) s’est d’abord fait connaître comme co-fondateur et animateur avec Claude Lefort de « Socialisme ou Barbarie » : le groupe, qui fut une tendance du Parti Communiste Internationaliste (PCI — adhérant à la IVe Internationale) avant de devenir autonome, fera paraître de 1949 à 1965 une revue au titre éponyme. Mais dès 1948, il travaille comme économiste à l’OECE (puis l’OCDE) où il restera jusqu’à sa naturalisation en 1970. Entre temps, il s’intéresse à la psychanalyse : en 1964 il devient membre de l’École freudienne de Paris fondée par Lacan, qu’il quittera en 1969 pour participer à la constitution de l’Organisation psychanalytique de langue française, plus connue sous le nom de Quatrième groupe, et exercera en tant qu’analyste à partir de 1973. En 1980, il intègre l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).

Penseur original, Castoriadis ne répond guère aux classifications habituelles qu’il considère comme peu pertinentes. Sans doute est-ce une des raisons expliquant qu’il n’a pas encore obtenu toute la reconnaissance qu’il mérite. Lecteur attentif de son œuvre foisonnante, Pierre Vidal-Naquet n’a pourtant pas hésité à assurer qu’elle « renouvelle tout ce qu’elle aborde », avant de préciser : « C’est là assez dire que je tiens Castoriadis pour un des grands de notre monde qui n’en comprend pas tant ».

La fin de « Socialisme ou Barbarie » marque certes une étape importante dans le parcours de Castoriadis, mais cela n’autorise pas à appréhender celui-ci selon deux périodes indépendantes ; bien plutôt faut-il insister sur sa cohérence. Toute sa vie Castoriadis s’est en effet attaché à élucider la question de la possibilité de l’autonomie. Cette question, qu’il faut entendre selon son double sens — comment l’autonomie a-t-elle pu s’exprimer dans le monde social ? ; comment la réaliser de manière durable ? — dépasse clairement l’opposition théorie / pratique et relève aussi bien de la politique que de la psychanalyse ou de l’ontologie.

I. L’analyse de la bureaucratie et ses conséquences

Il peut sembler difficile de traiter de la réflexion développée par Castoriadis dans le cadre de Socialisme ou Barbarie tant elle demande à être replacée dans son contexte, celui d’une après-guerre qui connaît de forts bouleversements (essor économique, décolonisations, affirmation de l’impérialisme soviétique et guerre froide, etc.). Si lui-même accepta toutefois de regrouper ses écrits d’alors et de les publier, sous son seul nom, au cours des années 1970, c’est qu’il les jugeait comme partie intégrante de son œuvre — œuvre qu’il convient de comprendre comme work in progress.

La raison de la scission opérée par quelques militants, regroupés en tendance, avec le P.C.I tient à une divergence quant à la nature de la bureaucratie dans ce qui était entrain de devenir le “bloc de l’Est”. Alors que Trotsky la considérait comme une simple couche parasitaire appelée à disparaître, Castoriadis montrait au travers d’une analyse consignée dans Les rapports de production en Russie — texte de 1949, justement qualifié de « séminal » par M. Abensour — que tel n’était pas le cas et que l’exploitation au sens marxiste du terme (c’est-à-dire l’exploitation de la force de travail) continuait bel et bien au sein d’une organisation économico-sociale ayant pourtant éradiqué la propriété privée. Il en tirait la conséquence immédiate de la nécessité de redéfinir l’objectif révolutionnaire. Il s’agissait non plus seulement de viser l’appropriation collective des moyens de production, mais d’imposer « l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général » [SB, 139].

Cette redéfinition de l’objectif révolutionnaire obligeait le groupe à reprendre la question de l’organisation : comment lutter efficacement contre l’idéologie dominante sans reproduire, d’une manière ou d’une autre, une structure potentiellement bureaucratique ? C’est là un sérieux problème qui allait entraîner des tensions quasi-permanentes. Jusqu’à leur départ, C. Lefort et les camarades partageant ses craintes n’eurent de cesse d’éviter que « Socialisme ou Barbarie » ne sombre dans les travers du léninisme [i.e. la tendance à exprimer la position politique juste pour un prolétariat à la conscience mystifiée]. Trop soucieux d’efficacité pour refuser l’action militante, Castoriadis était alors conduit à repenser la praxis comme un faire « dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie » [IIS, 112]. Autant dire qu’il n’était plus question d’apporter la vérité au peuple, mais seulement de relayer les tendances à l’autonomie à l’œuvre dans les pratiques quotidiennes. Dans la mesure où ces tendances ne sont généralement pas perçues comme telles ou que leurs conséquences ne sont pas immédiatement et clairement saisies, on peut parler de cercle de la praxis : l’exigence d’autonomie diffuse dans la société, sa perception et son interprétation, et l’activité visant à la promouvoir se répondent mutuellement. On comprend alors l’attention portée par Castoriadis (et tous les membres de S ou B) à la vie dans l’atelier de production, à la réalité effective qui s’y manifeste. C’est ainsi qu’il prend pleinement conscience de l’irrationalité qu’il y a à vouloir organiser la production indépendamment des ouvriers — ce que manifestent clairement l’efficacité des “grèves du zèle” où les ouvriers s’en tiennent strictement aux consignes reçues. Percevant clairement le caractère bureaucratique du capitalisme, Castoriadis assure qu’un tel système « ne peut fonctionner qu’en mettant constamment à contribution l’activité proprement humaine de ses assujettis qu’il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le plus possible » [IIS, 23], et dénonce sa contradiction principielle — la réification à quoi il tend ne pouvant être intégralement réalisée.

Il faut le souligner ; ainsi perçu, le capitalisme n’est pas considéré comme voué à disparaître, même si l’organisation de la production est irrationnelle et violente — à ce sujet, voir par ex. le texte récent de C. Dejours, Souffrance en France (Paris, Seuil, coll. Points, 2006). Avancée dans les années 50, cette thèse se heurtait frontalement au marxisme dominant qui assurait la fin prochaine du système, déniant le fait qu’en un siècle les conditions de vie n’avaient cessé de s’améliorer pour tous en raison même des luttes menées par le mouvement ouvrier. Le cours des choses n’était donc pas écrit d’avance et la capacité créatrice de l’activité humaine devait être reconnue.

II. De l’abandon du marxisme à l’affirmation d’une pensée neuve

Dans la mesure où la théorie marxiste, assurée de la mort programmée du capitalisme, se trouvait contredite par les faits, il convenait de la reprendre afin de voir si elle était amendable ou non. À la fin des années 50 Castoriadis a acquis la conviction qu’elle ne l’était pas, affirmant être arrivé « au point où il fallait choisir entre rester marxiste et rester révolutionnaire » [IIS, 13 et 21]. Il perçoit alors que la pensée de Marx est constituée par deux tendances qu’il juge hétérogènes dans leur principe : si, d’un côté, Marx pense l’histoire comme le produit de luttes et assure que l’émancipation des travailleurs sera le fruit de leur combat, il n’affirme pas moins, par ailleurs, que la clef de compréhension des sociétés et de leur évolution se trouve au niveau de l’infrastructure économique, lequel est indépendant de la conscience des hommes. Revenant sur ce qu’il considère être « la pierre angulaire » de tous les problèmes posés par la pensée économique de Marx, à savoir la détermination du taux d’exploitation, Castoriadis montre que l’auteur du Capital, qui se veut scientifique, ne tient nullement compte des effets des luttes des hommes : assurer, comme le fait Marx, que ce taux ne peut aller qu’en augmentant suppose en effet de calculer le salaire sur des bases purement objectives, acceptant par là même que les ouvriers sont, comme le voudrait le capitalisme, de simples moyens de production entièrement réifiés [CMR 2, 77 sq.].

Ce qui est fondamentalement est en jeu dans la théorie économique de Marx, c’est bien la volonté de scientificité qui surdétermine son approche de l’histoire et explique qu’il n’ait pas assumé la pleine effectivité de celle-ci qu’il avait pourtant perçue. Poser que l’économique (l’infrastructure) détermine, fût-ce en dernière instance, l’organisation sociale (la superstructure), non seulement interdit de rendre compte de l’activité créatrice des hommes et du surgissement de la nouveauté au cours du temps, mais conduit à faire de la seconde un simple reflet de la première, c’est-à-dire à chercher un réel derrière les pratiques culturelles les plus diverses — ce qui revient à postuler que l’homo sapiens est par nature un homo œcomomicus.

À l’encontre d’un tel « sociocentrisme » [IIS, 50], Castoriadis insiste sur le fait que chaque société représente un tout structuré par une dimension relevant d’elle-même qu’il nomme « signification imaginaire sociale » (SIS). Signification, puisque c’est ce qui donne sens à toute pratique sociale ; imaginaire, puisque relevant d’une instance qui pose ce qui n’existait d’aucune manière jusqu’alors, qui est donc radicalement nouveau ; et sociale, puisque n’étant aucunement réductible aux êtres empiriques — ce qui se comprend aisément quand on pense que le langage, loin d’être imputable à un ou plusieurs individus, est nécessaire pour qu’on puisse parler d’individu.

Selon Castoriadis, l’étude d’une société donnée se doit donc de dégager les SIS qui la structurent, acceptant toutefois qu’il est tout autant impossible de les (re)construire logiquement comme le font les philosophies de l’histoire que de les déduire de la nature à la manière des fonctionnalistes. Entendant faire droit à l’émergence du nouveau dans ce qu’il nomme le « social-historique » — cela afin de spécifier que toute société est histoire —, Castoriadis invite donc à reconnaître qu’il y a un « cercle de la création » [CL 5, 223] et un paradoxe de l’avènement du social puisque toute société s’institue en instituant un monde de significations.

Cette « création de formes (eidè) » de l’imaginaire collectif et anonyme que représente la société, n’est évidemment pas « création cum nihilo, sans “moyens” et sans conditions, sur une table rase ». Mais cela ne retire rien à sa dimension créatrice puisque ce conditionnement n’est nullement déterminant ; c’est dire que tout en étant des créations « sous contrainte », les significations imaginaires sont « des créations libres et immotivées » [CL 5, 268]. Reprenant un terme freudien, Castoriadis parle de l’étayage de l’institution sur une « première strate naturelle » pour signifier que l’organisation du social informe et transforme cette strate sur quoi elle s’étaie, de sorte que le « passage du naturel au social » s’exprime par l’émergence d’un ordre nouveau ; ce qui suppose que « la “réalité” naturelle est indéterminée à un degré essentiel pour le faire social » [IIS, 512-13]. Castoriadis en vient alors à proposer une nouvelle logique qui ne relève pas de la seule déterminité, qu’il nomme logique des magmas [voir CL 2, 385-418], et à avancer une thèse ontologique sur le rapport de l’être et du temps. « Création, être, temps vont ensemble : être signifie à-être, temps et création s’exigent l’un l’autre », assure-t-il, manifestant que l’être est à saisir comme temporalité primordiale [CL 2, 8].

On comprend alors que la dimension véritable de l’institution, dont le surgissement est « manifestation de l’être comme à-être » [CL 2, 368], est de masquer le Chaos ou l’Abîme dont elle procède et qui n’est que l’autre nom de l’être. Refusant la fausse opposition de la transcendance et de l’immanence Castoriadis insiste sur la présence d’une « transcendance » au cœur même de l’immanence qu’elle ne cesse de « travailler » ou d’altérer : « Le Chaos n’est pas séparé, précise-t-il, il est source perpétuelle, altération toujours imminente, origine qui n’est pas reléguée hors du temps ou à un moment de mise en marche du temps, mais constamment présente dans et par le temps. Il est littéralement temporalité » [CL 2, 375].

Ces considérations d’ordre ontologique renvoient immédiatement à des réflexions d’ordre politique : le fait que les significations imaginaires sociales tendent généralement à construire un monde (à donner du sens) en occultant — plus même, en déniant — le Chaos, « entraîne nécessairement la position d’une source extra-sociale de l’institution ». Autant dire que, le plus souvent, la société refuse de se savoir à l’origine d’elle-même et des significations qui la structurent, qu’elle occulte sa dimension instituante, pour ne se reconnaître qu’en tant qu’instituée par un Autre qui est perçu comme la source ultime du sens. Castoriadis parle alors d’une clôture du sens. Comme les significations imaginaires sociales spécifient ce qui est juste et ce qui est injuste, indiquant par là ce qu’il convient de faire ou non, et établissant des types d’affects sous-tendant les actions qu’elles valorisent [Voir CL 4, 127-28], le fait de les rapporter à une origine transcendante par rapport au social porte la marque de l’hétéronomie au sens propre du terme : recevoir les lois d’un Autre.

En résumé, on peut dire que l’histoire manifeste l’émergence du nouveau, ce qui impose de reconnaître la dimension créatrice des sociétés qui posent des significations qui les spécifient comme sociétés justement (sociétés unifiées). Mais, généralement, les sociétés dénient leur propre pouvoir de création et, en un geste profondément religieux, rapportent leur origine à une puissance extérieure à elles. Cependant l’analyse menée par Castoriadis suppose, qu’une fois au moins, la clôture du sens ait été rompue et que la société ait reconnu sa dimension instituante ; elle signale ainsi la manifestation de l’autonomie dans le monde social-historique. Celle-ci relève d’une création ayant eu lieu une première fois en Grèce ancienne (entre le VIIIe et le Ve siècles av. JC) avant de resurgir en Europe à partir du XIIIe siècle et de se développer en même temps que l’autre signification imaginaire sociale structurant l’Occident moderne : la volonté de maîtrise rationnelle du monde et des hommes. Même s’il reconnaît, qu’en fait, ces deux SIS n’ont cessé de se « contaminer » l’une l’autre, Castoriadis ne cesse de souligner qu’elles sont hétérogènes en droit. La cohérence intellectuelle impose ainsi de reconnaître que défendre l’une, c’est combattre l’autre, et qu’on ne saurait penser l’autonomie — c’est-à-dire la liberté véritable pour Castoriadis — possible au sein du capitalisme.

III. La défense de l’autonomie

Comme le terme l’indique, l’autonomie consiste à se donner soi-même la loi, à se diriger sans être sous la tutelle de qui que soit, dominer sa propre existence autant que faire se peut. Cela suppose des conditions tant sur le plan individuel que social. Comment être libre si l’on est le jouet de conditionnements non perçus ? On comprend l’intérêt de Castoriadis pour la psychanalyse. Un de ses apports majeurs à ce niveau aura été de donner toute sa portée à ce que Freud nommait sublimation. Reprenant la célèbre formule : Wo Es war, soll Ich werden, qu’il traduit par : où était Ça, Je dois/doit devenir — et non advenir, comme proposé d’ordinaire, il insiste sur le fait qu’il s’agit là d’un processus permanent. Il n’est bien évidemment pas question d’éliminer l’inconscient, « objectif à la fois inaccessible et monstrueux », mais d’établir de nouveaux rapports entre la conscience (instance réfléchissante et délibérative) et les autres instances psychiques ; ce pourquoi il précise : Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen — là où je suis, Ça doit aussi émerger [CL 3, 144].

Pour essentielle que soit la dimension individuelle de l’autonomie, il ne faut jamais oublier qu’elle n’est pensable que dans une société elle-même autonome. Cela signifie d’abord qu’elle ait rompu la clôture du sens ; mais aussi qu’elle autorise et promeuve la participation de tous à la vie commune. Dès la période de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis avait redéfini le socialisme comme gestion ouvrière, entendant par là la « domination consciente des hommes sur leurs activités et leurs produits », et assurant « qu’elle ne peut pas être seulement politique » [CS, 124]. Il faut voir dans cette dernière remarque une sévère critique à l’égard des conceptions juridiques du pouvoir ne trouvant guère à redire au fait que l’on puisse « être esclave dans la production six jours par semaine et jouir de dimanches de souveraineté politique » [CS, 239]. Il convient de mesurer toute la portée de cette formule bien frappée : elle signale en effet une impossibilité de droit, qui rend contradictoire l’idée d’une liberté ne pouvant s’exprimer qu’au-dehors de l’entreprise. Ce qui compte aux yeux de Castoriadis, ce sont donc les relations effectives que les individus entretiennent avec le pouvoir — jamais il ne reviendra sur ce point, même s’il prendra conscience que « l’instauration d’une société autonome implique un processus de mutation anthropologique qui de toute évidence ne pouvait pas être et ne peut pas s’accomplir ni uniquement ni centralement dans les processus de production » [CS, 38]. Ces propos soulignent une évolution importante.

On se souvient que dans les années 50, Castoriadis pointait une contradiction profonde du système capitaliste au niveau de la production et du travail puisque selon sa tendance fondamentale il visait à réifier les ouvriers, les privant de toute possibilité de décision (y compris quant à la tâche qu’il leur assignait), tout en devant sans cesse faire appel à leur créativité [IIS, 23]. Au cours des années 80, cette contradiction se trouve redéfinie à la lumière du rôle accordé à l’imaginaire social. Nous l’avons souligné, ce dernier structure, de manière spécifique à chaque fois, les représentations du monde en général et indique ce qu’il convient de faire ou non, suscitant en outre des investissements d’ordre affectif. Il faut ainsi reconnaître que toute société propose « un modèle identificatoire ». Or qu’en est-il d’un tel modèle sous le capitalisme moderne ? « C’est celui de l’individu qui gagne le plus possible et jouit le plus possible ; c’est aussi simple que cela », note Castoriadis, assurant qu’il y va alors de la survie même du système : « gagner, malgré la rhétorique néo-libérale, se trouve maintenant disjoint de presque toute fonction sociale et même de toute légitimation interne au système. On ne gagne pas parce que l’on vaut, on vaut parce que l’on gagne ». Et si le système n’a pas implosé, c’est uniquement parce qu’il use de modèles hérités : « le juge “intègre”, le bureaucrate légaliste, l’ouvrier consciencieux, le parent responsable de ses enfants, l’instituteur qui, sans aucune raison, s’intéresse encore à son métier » sont portés par des valeurs qui, aujourd’hui, ne sont plus aucunement promues [CL 4, 129-134].

Les sociétés occidentales modernes ne semblent donc plus connaître les nécessités sociales préférant flatter le désir de toute puissance présent en chacun. Un tel refus de la limitation ou de la finitude n’est évidemment pas sans lien avec le projet moderne de maîtrise “rationnelle” de la nature et des hommes. La question est alors de savoir si notre temps sera capable de contrer ce projet en reconnaissant, comme y invite Castoriadis, qu’« il n’y a pas plus de politique de la science que de science de la politique » ; ce qui suppose une « reprise intégrale de la question du savoir, de ceux qui savent et de ce qu’ils savent, donc philosophie encore et philosophie plus que jamais » [CL 1, 217]. Cette exigence de réflexion renouvelée sur le sens du système actuel (conduisant à la mise en question de sa logique même, c’est-à-dire des SIS qui le structurent), s’affirme avec d’autant plus de force que l’on a perçu son devenir possible.

C’est ici que les analyses de Castoriadis sur la bureaucratie russe trouvent tout leur intérêt. Se refusant à opposer catégoriquement les deux blocs rivaux de la guerre froide, voyant en eux deux systèmes de même essence, elles parlent dans les deux cas de capitalisme bureaucratique — « fragmenté » à l’Ouest et « total » à l’Est [CS, 371]. Castoriadis invite donc à comprendre le totalitarisme comme la radicalisation d’une tendance du capitalisme moderne. soucieux de rendre compte de la réalité effective, il va toutefois, au tournant des années 70, reconsidérer le régime russe en le qualifiant de stratocratie, entendant par là l’émergence d’un régime nouveau dans lequel l’armée assume « la direction et l’orientation de fait de la société » [DG, 22]. La stratocratie, c’est au fond le totalitarisme (au sens “classique”, tel que l’analyse Arendt par exemple) sans l’idéologie comprise comme « tentative de justification “rationnelle” et “rationalisante” des visées d’un groupe ou d’une classe » [DG, 226]. C’est bien parce que la croyance aux discours des dirigeants s’est perdue que le régime a fini par sombrer dans une logique de promotion de « la force brute » qui n’a pas d’autre fin que sa propre expansion. La prise en compte de ce qu’a été le développement d’un régime bureaucratique jusqu’à sa « pulvérisation » [CL 4, 38-50], doit nous inciter à lutter contre le processus de décomposition qui menace les sociétés occidentales modernes par la réactivation du projet d’autonomie. Ce dernier reste ainsi pour Castoriadis l’antidote à la barbarie. L’évolution de sa pensée l’a toutefois conduit à penser l’autonomie, non plus comme socialisme (gestion ouvrière) ni même comme autogestion, mais comme démocratie. Le comprendre, présuppose de reconnaître que les sociétés occidentales modernes n’ont de démocratique que le nom — Castoriadis les caractérise comme « oligarchies libérales » [CL 4, 62 et 169] —, que ce n’est donc pas à partir d’elles que l’on pourra saisir l’esprit réel de la démocratie, et qu’un retour sur l’institution première d’un régime démocratique s’impose.

Ce qui caractérise principalement la démocratie dans l’Athènes classique, c’est avant tout le fait que le peuple, le dêmos — plus précisément, la communauté des citoyens qui ne comprenait ni les femmes, ni les esclaves ni les étrangers —, crée des institutions permettant la réalisation effective de cette volonté de souveraineté. La démocratie grecque, on le sait, est une démocratie directe, dont trois aspects, qui sont autant de refus, doivent retenir l’attention. Le refus de la représentation tout d’abord. C’est là une caractéristique essentielle de l’autonomie de la Cité, qui « ne souffre guère la discussion », assure Castoriadis. Il est certes évident que le peuple comme tel ne peut être consulté chaque fois qu’une décision le concernant doit être prise et que l’on ne saurait se passer de délégués ou de représentants ; mais alors ils doivent être révocables ad nutum car dès qu’il y a permanence, même temporaire, de la représentation, « l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens ». Le refus de l’expertise politique, ensuite. Castoriadis n’hésite pas à dire que l’idée de « spécialistes de l’universel » et de « techniciens de la totalité » « tourne en dérision l’idée même de démocratie ». Dernier point enfin : le refus d’un État compris comme instance séparée de la société : l’idée d’un tel État « eût été incompréhensible pour un Grec », note-t-il précisant que les tâches administratives étaient laissées à la charge d’esclaves « supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort » [CL 2, 291]. Nous avons là les traits principaux d’une démocratie directe. La question reste de savoir quel intérêt cette approche peut encore avoir pour nous qui connaissons les dérives possibles de ce type de régime. Platon, qui avait fait l’expérience de telles dérives, nous a depuis longtemps prévenus : on ne saurait courir le risque de remettre le sort de la société entre les mains d’individus incompétents, généralement bien davantage soucieux de leur intérêt privé que du bien commun. Castoriadis ne prête toutefois guère attention à une telle mise en cause de la souveraineté populaire, pas plus du reste qu’il n’accepte celle de Tocqueville qui parlait de « démocratie despotique », expression qu’il juge dénuée de sens [CL 2, 320]. Il a toujours considéré que la position libérale refusant la démocratie en tant que telle au nom de la garantie des libertés individuelles relevait d’une mystification. Cela ne signifie nullement qu’il n’est pas conscient des risques que représente la non limitation du pouvoir, mais simplement qu’il pense vain de prétendre s’en prémunir une fois pour toutes : « il n’y a aucun moyen d’éliminer les risques d’une hubris collective », assure-t-il, soulignant que cette menace ne concerne que la démocratie véritable puisque « les autres régimes ont déjà dérapé de toute façon » [CFG, 305].

Castoriadis oblige donc à reconnaître qu’à vouloir éliminer catégoriquement le risque démocratique, on tourne le dos à la démocratie authentique : celle-ci est par définition même « le régime qui renonce explicitement à toute “garantie” ultime ». On perçoit que toute tentative de limitation de la souveraineté populaire par le biais de règles juridiques (affirmant des droits inaliénables par ex.) n’est pas seulement inefficace tant que l’adhésion du peuple fait défaut, mais qu’elle relève encore de l’hétéronomie dans la mesure où elle conduit au recouvrement de l’Abîme, du sans-fond, sur quoi toute société autonome et réellement démocratique se sait et doit se savoir exister. Ce n’est donc pas un hasard si les Grecs anciens ont simultanément inventé ou créé à la fois la démocratie et la philosophie : ayant perçu l’absence de transcendance et saisi l’Être comme Chaos, ils ont inauguré un questionnement infini en droit sur le sens.

Répétons-le, la démocratie est certes le régime du risque, mais ce risque y est reconnu comme tel. Elle est donc également le régime de l’autolimitation ; ce qui suppose l’existence d’une éducation authentique, d’une véritable paidéia. Autrement dit, la démocratie est un régime qui se sait responsable de l’institution des citoyens : il ne peut y avoir démocratie sans la promotion d’une École comprise comme lieu de l’éveil critique et de l’éducation du jugement, ni sans l’encouragement permanent à la participation effective de chacun à la vie publique. Cela suppose de permettre à tous de faire l’expérience d’une structure non directive, et d’éprouver que les motivations de l’être humain ne sont pas nécessairement l’enrichissement personnel et le souci de soi dans l’indifférence aux autres, qu’il n’est pas foncièrement un homo œconomicus, comme on voudrait nous le faire accroire. La difficulté même d’une telle tâche témoigne de la puissance de ces significations imaginaires de la société moderne que sont la croyance en un désir inné de possession et l’idée de la nécessité d’une hiérarchie dans tous les aspects de la vie sociale. Cette tendance, qui représente un obstacle à l’affirmation de l’autonomie, redouble l’exigence de la défendre. Ne pas le faire, sous quelque prétexte que ce soit, conduit en effet au repli de chacun dans sa sphère privée, à l’éclatement du social, à la perte de l’universel, et au bout du compte à la négation de la démocratie même.

Conclusion

Ce bref exposé des éléments caractéristiques de la pensée de Castoriadis aura suffi, espérons-nous, à laisser paraître toute la cohérence et la richesse d’une œuvre qui reste encore largement à découvrir. L’exigence qu’elle suppose n’est au fond que celle requise pour qui entend se tenir à la hauteur d’un projet que l’histoire a légué en héritage. « La question de la société autonome est aussi celle-ci : jusqu’à quand l’humanité aura-t-elle besoin de se cacher l’Abîme du monde et d’elle-même derrière des simulacres institués ? », souligne Castoriadis avant de noter que la réponse « ne pourra être fournie, si elle l’est, que simultanément au plan collectif et au plan individuel » [CL 2, 383].

Si nous ne pouvons rien prévoir quant au devenir du projet d’autonomie, nous pouvons, nous devons, être assurés qu’il ne s’agit nullement d’un projet utopique au sens courant et péjoratif du terme. Mais qu’il soit bien entendu que ce projet n’est pas une fin en soi. Si Castoriadis a consacré sa vie à son élucidation et à sa promotion, c’est avec le désir de permettre à tous de vivre plus intensément en étant plus libres.


Bibliographie

Ouvrages principaux de Castoriadis

1974. L’Expérience du mouvement ouvrier, Paris : Union générale d’édition, tome 1

1974. L’Expérience du mouvement ouvrier, Paris : Union générale d’édition, t. 2 (cité : EMO 2)

1999. (1975) L’institution imaginaire de la société, Paris : Le Seuil (cité : IIS)

1979. Capitalisme moderne et révolution, Paris : 10/18, t. 1

1979. Capitalisme moderne et révolution, Paris : 10/18, t. 2

1979. Le Contenu du socialisme, Paris : 10/18 (cité : CS)

1990. La Société bureaucratique, Paris : Bourgois (cité : SB)

1978. Les Carrefours du labyrinthe, Paris : Le Seuil (cité : CL 1)

1981. Devant la guerre, Paris : Fayard (cité : DG)

1986. Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe 2, Paris : Le Seuil (cité : CL 2)

1990. Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe 3, Paris : Le Seuil (cité : CL 3)

1996. La Montée de l’insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe 4, Paris : Le Seuil (cité : CL 4)

1997. Fait et à faire. Les Carrefours du labyrinthe 5, Paris : Le Seuil (cité : CL 5)

1999. Figures du pensables. Les Carrefours du labyrinthe 6, Paris : Le Seuil

1999. Sur Le Politique de Platon, Paris : Le Seuil

2002. Sujet et vérité dans le monde social-historique, Paris : Le Seuil

2004. Ce qui fait la Grèce I : d’Homère à Héraclite, Paris : Le Seuil (cité : CFG)

2005. Une société à la dérive, Paris : Le Seuil

2007. Fenêtre sur le chaos, Paris : Le Seuil

Autres ouvrages et textes de Castoriadis

Sous le pseudonyme de Jean-Marc Coudray, Castoriadis a signé un texte paru dans :

E. MORIN, C. LEFORT, J.M. COUDRAY, 1968. La brèche, Paris : Fayard

1979. La société française, Paris : Union générale d’Édition

CASTORIADIS, D. COHN-BENDIT et le public de Louvain-la-Neuve, 1981. De l’écologie à l’autonomie, Paris : Le Seuil

1992. « La fin de l’histoire ? » in : B. LEFORT (dir.), De la fin de l’histoire, Paris : éd. du Félin

1999. « La relativité du relativisme », Revue du M.AU.S.S., n° 13, premier semestre

1999. « La démocratie », Revue du M.AU.S.S., n° 14, deuxième semestre

Ouvrages sur Castoriadis

HABERMAS, J., 1986. Le discours philosophique de la modernité, trad. C. Bouchin-d’homme, Paris : Gallimard, pp. 387-396

HOWARD, D., 1988. The marxian legacy, Minneapolis : University of Minnesota Press, pp. 224-263

BUSINO, G., (dir.), 1989. Autonomie et autotransformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, Genève : Droz

DESCOMBES, V., 1989. La philosophie par gros temps, Paris : Minuit, chap. 7

RORTY, R., 1995. Essais sur Heidegger et autres écrits, trad. J.-P. Cometti, Paris : PUF, pp. 231-256

GOTTRAUX, P., 1997. « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne : Payot

BARBIER, R., 1997. L’approche transversale, Paris : Anthropos, pp. 57-91

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Comment citer cet article :

Caumières, Philippe (2007), « Castoriadis, Cornélius », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article74