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Origine : http://www.dicopo.org/spip.php?article92
Militant communiste grec arrivé en France fin 1945, Cornelius
Castoriadis (1922-1997) s’est d’abord fait connaître
comme co-fondateur et animateur avec Claude Lefort de « Socialisme
ou Barbarie » : le groupe, qui fut une tendance du Parti Communiste
Internationaliste (PCI — adhérant à la IVe Internationale)
avant de devenir autonome, fera paraître de 1949 à
1965 une revue au titre éponyme. Mais dès 1948, il
travaille comme économiste à l’OECE (puis l’OCDE)
où il restera jusqu’à sa naturalisation en 1970.
Entre temps, il s’intéresse à la psychanalyse
: en 1964 il devient membre de l’École freudienne de
Paris fondée par Lacan, qu’il quittera en 1969 pour
participer à la constitution de l’Organisation psychanalytique
de langue française, plus connue sous le nom de Quatrième
groupe, et exercera en tant qu’analyste à partir de
1973. En 1980, il intègre l’École des Hautes
Études en Sciences Sociales (EHESS).
Penseur original, Castoriadis ne répond guère aux
classifications habituelles qu’il considère comme peu
pertinentes. Sans doute est-ce une des raisons expliquant qu’il
n’a pas encore obtenu toute la reconnaissance qu’il
mérite. Lecteur attentif de son œuvre foisonnante, Pierre
Vidal-Naquet n’a pourtant pas hésité à
assurer qu’elle « renouvelle tout ce qu’elle aborde
», avant de préciser : « C’est là
assez dire que je tiens Castoriadis pour un des grands de notre
monde qui n’en comprend pas tant ».
La fin de « Socialisme ou Barbarie » marque certes
une étape importante dans le parcours de Castoriadis, mais
cela n’autorise pas à appréhender celui-ci selon
deux périodes indépendantes ; bien plutôt faut-il
insister sur sa cohérence. Toute sa vie Castoriadis s’est
en effet attaché à élucider la question de
la possibilité de l’autonomie. Cette question, qu’il
faut entendre selon son double sens — comment l’autonomie
a-t-elle pu s’exprimer dans le monde social ? ; comment la
réaliser de manière durable ? — dépasse
clairement l’opposition théorie / pratique et relève
aussi bien de la politique que de la psychanalyse ou de l’ontologie.
I. L’analyse de la bureaucratie et ses conséquences
Il peut sembler difficile de traiter de la réflexion développée
par Castoriadis dans le cadre de Socialisme ou Barbarie tant elle
demande à être replacée dans son contexte, celui
d’une après-guerre qui connaît de forts bouleversements
(essor économique, décolonisations, affirmation de
l’impérialisme soviétique et guerre froide,
etc.). Si lui-même accepta toutefois de regrouper ses écrits
d’alors et de les publier, sous son seul nom, au cours des
années 1970, c’est qu’il les jugeait comme partie
intégrante de son œuvre — œuvre qu’il
convient de comprendre comme work in progress.
La raison de la scission opérée par quelques militants,
regroupés en tendance, avec le P.C.I tient à une divergence
quant à la nature de la bureaucratie dans ce qui était
entrain de devenir le “bloc de l’Est”. Alors que
Trotsky la considérait comme une simple couche parasitaire
appelée à disparaître, Castoriadis montrait
au travers d’une analyse consignée dans Les rapports
de production en Russie — texte de 1949, justement qualifié
de « séminal » par M. Abensour — que tel
n’était pas le cas et que l’exploitation au sens
marxiste du terme (c’est-à-dire l’exploitation
de la force de travail) continuait bel et bien au sein d’une
organisation économico-sociale ayant pourtant éradiqué
la propriété privée. Il en tirait la conséquence
immédiate de la nécessité de redéfinir
l’objectif révolutionnaire. Il s’agissait non
plus seulement de viser l’appropriation collective des moyens
de production, mais d’imposer « l’abolition de
la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants
dans la production et dans la vie sociale en général
» [SB, 139].
Cette redéfinition de l’objectif révolutionnaire
obligeait le groupe à reprendre la question de l’organisation
: comment lutter efficacement contre l’idéologie dominante
sans reproduire, d’une manière ou d’une autre,
une structure potentiellement bureaucratique ? C’est là
un sérieux problème qui allait entraîner des
tensions quasi-permanentes. Jusqu’à leur départ,
C. Lefort et les camarades partageant ses craintes n’eurent
de cesse d’éviter que « Socialisme ou Barbarie
» ne sombre dans les travers du léninisme [i.e. la
tendance à exprimer la position politique juste pour un prolétariat
à la conscience mystifiée]. Trop soucieux d’efficacité
pour refuser l’action militante, Castoriadis était
alors conduit à repenser la praxis comme un faire «
dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme
êtres autonomes et considérés comme l’agent
essentiel du développement de leur propre autonomie »
[IIS, 112]. Autant dire qu’il n’était plus question
d’apporter la vérité au peuple, mais seulement
de relayer les tendances à l’autonomie à l’œuvre
dans les pratiques quotidiennes. Dans la mesure où ces tendances
ne sont généralement pas perçues comme telles
ou que leurs conséquences ne sont pas immédiatement
et clairement saisies, on peut parler de cercle de la praxis : l’exigence
d’autonomie diffuse dans la société, sa perception
et son interprétation, et l’activité visant
à la promouvoir se répondent mutuellement. On comprend
alors l’attention portée par Castoriadis (et tous les
membres de S ou B) à la vie dans l’atelier de production,
à la réalité effective qui s’y manifeste.
C’est ainsi qu’il prend pleinement conscience de l’irrationalité
qu’il y a à vouloir organiser la production indépendamment
des ouvriers — ce que manifestent clairement l’efficacité
des “grèves du zèle” où les ouvriers
s’en tiennent strictement aux consignes reçues. Percevant
clairement le caractère bureaucratique du capitalisme, Castoriadis
assure qu’un tel système « ne peut fonctionner
qu’en mettant constamment à contribution l’activité
proprement humaine de ses assujettis qu’il essaie en même
temps de réduire et de déshumaniser le plus possible
» [IIS, 23], et dénonce sa contradiction principielle
— la réification à quoi il tend ne pouvant être
intégralement réalisée.
Il faut le souligner ; ainsi perçu, le capitalisme n’est
pas considéré comme voué à disparaître,
même si l’organisation de la production est irrationnelle
et violente — à ce sujet, voir par ex. le texte récent
de C. Dejours, Souffrance en France (Paris, Seuil, coll. Points,
2006). Avancée dans les années 50, cette thèse
se heurtait frontalement au marxisme dominant qui assurait la fin
prochaine du système, déniant le fait qu’en
un siècle les conditions de vie n’avaient cessé
de s’améliorer pour tous en raison même des luttes
menées par le mouvement ouvrier. Le cours des choses n’était
donc pas écrit d’avance et la capacité créatrice
de l’activité humaine devait être reconnue.
II. De l’abandon du marxisme à l’affirmation
d’une pensée neuve
Dans la mesure où la théorie marxiste, assurée
de la mort programmée du capitalisme, se trouvait contredite
par les faits, il convenait de la reprendre afin de voir si elle
était amendable ou non. À la fin des années
50 Castoriadis a acquis la conviction qu’elle ne l’était
pas, affirmant être arrivé « au point où
il fallait choisir entre rester marxiste et rester révolutionnaire
» [IIS, 13 et 21]. Il perçoit alors que la pensée
de Marx est constituée par deux tendances qu’il juge
hétérogènes dans leur principe : si, d’un
côté, Marx pense l’histoire comme le produit
de luttes et assure que l’émancipation des travailleurs
sera le fruit de leur combat, il n’affirme pas moins, par
ailleurs, que la clef de compréhension des sociétés
et de leur évolution se trouve au niveau de l’infrastructure
économique, lequel est indépendant de la conscience
des hommes. Revenant sur ce qu’il considère être
« la pierre angulaire » de tous les problèmes
posés par la pensée économique de Marx, à
savoir la détermination du taux d’exploitation, Castoriadis
montre que l’auteur du Capital, qui se veut scientifique,
ne tient nullement compte des effets des luttes des hommes : assurer,
comme le fait Marx, que ce taux ne peut aller qu’en augmentant
suppose en effet de calculer le salaire sur des bases purement objectives,
acceptant par là même que les ouvriers sont, comme
le voudrait le capitalisme, de simples moyens de production entièrement
réifiés [CMR 2, 77 sq.].
Ce qui est fondamentalement est en jeu dans la théorie économique
de Marx, c’est bien la volonté de scientificité
qui surdétermine son approche de l’histoire et explique
qu’il n’ait pas assumé la pleine effectivité
de celle-ci qu’il avait pourtant perçue. Poser que
l’économique (l’infrastructure) détermine,
fût-ce en dernière instance, l’organisation sociale
(la superstructure), non seulement interdit de rendre compte de
l’activité créatrice des hommes et du surgissement
de la nouveauté au cours du temps, mais conduit à
faire de la seconde un simple reflet de la première, c’est-à-dire
à chercher un réel derrière les pratiques culturelles
les plus diverses — ce qui revient à postuler que l’homo
sapiens est par nature un homo œcomomicus.
À l’encontre d’un tel « sociocentrisme
» [IIS, 50], Castoriadis insiste sur le fait que chaque société
représente un tout structuré par une dimension relevant
d’elle-même qu’il nomme « signification
imaginaire sociale » (SIS). Signification, puisque c’est
ce qui donne sens à toute pratique sociale ; imaginaire,
puisque relevant d’une instance qui pose ce qui n’existait
d’aucune manière jusqu’alors, qui est donc radicalement
nouveau ; et sociale, puisque n’étant aucunement réductible
aux êtres empiriques — ce qui se comprend aisément
quand on pense que le langage, loin d’être imputable
à un ou plusieurs individus, est nécessaire pour qu’on
puisse parler d’individu.
Selon Castoriadis, l’étude d’une société
donnée se doit donc de dégager les SIS qui la structurent,
acceptant toutefois qu’il est tout autant impossible de les
(re)construire logiquement comme le font les philosophies de l’histoire
que de les déduire de la nature à la manière
des fonctionnalistes. Entendant faire droit à l’émergence
du nouveau dans ce qu’il nomme le « social-historique
» — cela afin de spécifier que toute société
est histoire —, Castoriadis invite donc à reconnaître
qu’il y a un « cercle de la création »
[CL 5, 223] et un paradoxe de l’avènement du social
puisque toute société s’institue en instituant
un monde de significations.
Cette « création de formes (eidè) » de
l’imaginaire collectif et anonyme que représente la
société, n’est évidemment pas «
création cum nihilo, sans “moyens” et sans conditions,
sur une table rase ». Mais cela ne retire rien à sa
dimension créatrice puisque ce conditionnement n’est
nullement déterminant ; c’est dire que tout en étant
des créations « sous contrainte », les significations
imaginaires sont « des créations libres et immotivées
» [CL 5, 268]. Reprenant un terme freudien, Castoriadis parle
de l’étayage de l’institution sur une «
première strate naturelle » pour signifier que l’organisation
du social informe et transforme cette strate sur quoi elle s’étaie,
de sorte que le « passage du naturel au social » s’exprime
par l’émergence d’un ordre nouveau ; ce qui suppose
que « la “réalité” naturelle est
indéterminée à un degré essentiel pour
le faire social » [IIS, 512-13]. Castoriadis en vient alors
à proposer une nouvelle logique qui ne relève pas
de la seule déterminité, qu’il nomme logique
des magmas [voir CL 2, 385-418], et à avancer une thèse
ontologique sur le rapport de l’être et du temps. «
Création, être, temps vont ensemble : être signifie
à-être, temps et création s’exigent l’un
l’autre », assure-t-il, manifestant que l’être
est à saisir comme temporalité primordiale [CL 2,
8].
On comprend alors que la dimension véritable de l’institution,
dont le surgissement est « manifestation de l’être
comme à-être » [CL 2, 368], est de masquer le
Chaos ou l’Abîme dont elle procède et qui n’est
que l’autre nom de l’être. Refusant la fausse
opposition de la transcendance et de l’immanence Castoriadis
insiste sur la présence d’une « transcendance
» au cœur même de l’immanence qu’elle
ne cesse de « travailler » ou d’altérer
: « Le Chaos n’est pas séparé, précise-t-il,
il est source perpétuelle, altération toujours imminente,
origine qui n’est pas reléguée hors du temps
ou à un moment de mise en marche du temps, mais constamment
présente dans et par le temps. Il est littéralement
temporalité » [CL 2, 375].
Ces considérations d’ordre ontologique renvoient immédiatement
à des réflexions d’ordre politique : le fait
que les significations imaginaires sociales tendent généralement
à construire un monde (à donner du sens) en occultant
— plus même, en déniant — le Chaos, «
entraîne nécessairement la position d’une source
extra-sociale de l’institution ». Autant dire que, le
plus souvent, la société refuse de se savoir à
l’origine d’elle-même et des significations qui
la structurent, qu’elle occulte sa dimension instituante,
pour ne se reconnaître qu’en tant qu’instituée
par un Autre qui est perçu comme la source ultime du sens.
Castoriadis parle alors d’une clôture du sens. Comme
les significations imaginaires sociales spécifient ce qui
est juste et ce qui est injuste, indiquant par là ce qu’il
convient de faire ou non, et établissant des types d’affects
sous-tendant les actions qu’elles valorisent [Voir CL 4, 127-28],
le fait de les rapporter à une origine transcendante par
rapport au social porte la marque de l’hétéronomie
au sens propre du terme : recevoir les lois d’un Autre.
En résumé, on peut dire que l’histoire manifeste
l’émergence du nouveau, ce qui impose de reconnaître
la dimension créatrice des sociétés qui posent
des significations qui les spécifient comme sociétés
justement (sociétés unifiées). Mais, généralement,
les sociétés dénient leur propre pouvoir de
création et, en un geste profondément religieux, rapportent
leur origine à une puissance extérieure à elles.
Cependant l’analyse menée par Castoriadis suppose,
qu’une fois au moins, la clôture du sens ait été
rompue et que la société ait reconnu sa dimension
instituante ; elle signale ainsi la manifestation de l’autonomie
dans le monde social-historique. Celle-ci relève d’une
création ayant eu lieu une première fois en Grèce
ancienne (entre le VIIIe et le Ve siècles av. JC) avant de
resurgir en Europe à partir du XIIIe siècle et de
se développer en même temps que l’autre signification
imaginaire sociale structurant l’Occident moderne : la volonté
de maîtrise rationnelle du monde et des hommes. Même
s’il reconnaît, qu’en fait, ces deux SIS n’ont
cessé de se « contaminer » l’une l’autre,
Castoriadis ne cesse de souligner qu’elles sont hétérogènes
en droit. La cohérence intellectuelle impose ainsi de reconnaître
que défendre l’une, c’est combattre l’autre,
et qu’on ne saurait penser l’autonomie — c’est-à-dire
la liberté véritable pour Castoriadis — possible
au sein du capitalisme.
III. La défense de l’autonomie
Comme le terme l’indique, l’autonomie consiste à
se donner soi-même la loi, à se diriger sans être
sous la tutelle de qui que soit, dominer sa propre existence autant
que faire se peut. Cela suppose des conditions tant sur le plan
individuel que social. Comment être libre si l’on est
le jouet de conditionnements non perçus ? On comprend l’intérêt
de Castoriadis pour la psychanalyse. Un de ses apports majeurs à
ce niveau aura été de donner toute sa portée
à ce que Freud nommait sublimation. Reprenant la célèbre
formule : Wo Es war, soll Ich werden, qu’il traduit par :
où était Ça, Je dois/doit devenir — et
non advenir, comme proposé d’ordinaire, il insiste
sur le fait qu’il s’agit là d’un processus
permanent. Il n’est bien évidemment pas question d’éliminer
l’inconscient, « objectif à la fois inaccessible
et monstrueux », mais d’établir de nouveaux rapports
entre la conscience (instance réfléchissante et délibérative)
et les autres instances psychiques ; ce pourquoi il précise
: Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen — là où
je suis, Ça doit aussi émerger [CL 3, 144].
Pour essentielle que soit la dimension individuelle de l’autonomie,
il ne faut jamais oublier qu’elle n’est pensable que
dans une société elle-même autonome. Cela signifie
d’abord qu’elle ait rompu la clôture du sens ;
mais aussi qu’elle autorise et promeuve la participation de
tous à la vie commune. Dès la période de Socialisme
ou Barbarie, Castoriadis avait redéfini le socialisme comme
gestion ouvrière, entendant par là la « domination
consciente des hommes sur leurs activités et leurs produits
», et assurant « qu’elle ne peut pas être
seulement politique » [CS, 124]. Il faut voir dans cette dernière
remarque une sévère critique à l’égard
des conceptions juridiques du pouvoir ne trouvant guère à
redire au fait que l’on puisse « être esclave
dans la production six jours par semaine et jouir de dimanches de
souveraineté politique » [CS, 239]. Il convient de
mesurer toute la portée de cette formule bien frappée
: elle signale en effet une impossibilité de droit, qui rend
contradictoire l’idée d’une liberté ne
pouvant s’exprimer qu’au-dehors de l’entreprise.
Ce qui compte aux yeux de Castoriadis, ce sont donc les relations
effectives que les individus entretiennent avec le pouvoir —
jamais il ne reviendra sur ce point, même s’il prendra
conscience que « l’instauration d’une société
autonome implique un processus de mutation anthropologique qui de
toute évidence ne pouvait pas être et ne peut pas s’accomplir
ni uniquement ni centralement dans les processus de production »
[CS, 38]. Ces propos soulignent une évolution importante.
On se souvient que dans les années 50, Castoriadis pointait
une contradiction profonde du système capitaliste au niveau
de la production et du travail puisque selon sa tendance fondamentale
il visait à réifier les ouvriers, les privant de toute
possibilité de décision (y compris quant à
la tâche qu’il leur assignait), tout en devant sans
cesse faire appel à leur créativité [IIS, 23].
Au cours des années 80, cette contradiction se trouve redéfinie
à la lumière du rôle accordé à
l’imaginaire social. Nous l’avons souligné, ce
dernier structure, de manière spécifique à
chaque fois, les représentations du monde en général
et indique ce qu’il convient de faire ou non, suscitant en
outre des investissements d’ordre affectif. Il faut ainsi
reconnaître que toute société propose «
un modèle identificatoire ». Or qu’en est-il
d’un tel modèle sous le capitalisme moderne ? «
C’est celui de l’individu qui gagne le plus possible
et jouit le plus possible ; c’est aussi simple que cela »,
note Castoriadis, assurant qu’il y va alors de la survie même
du système : « gagner, malgré la rhétorique
néo-libérale, se trouve maintenant disjoint de presque
toute fonction sociale et même de toute légitimation
interne au système. On ne gagne pas parce que l’on
vaut, on vaut parce que l’on gagne ». Et si le système
n’a pas implosé, c’est uniquement parce qu’il
use de modèles hérités : « le juge “intègre”,
le bureaucrate légaliste, l’ouvrier consciencieux,
le parent responsable de ses enfants, l’instituteur qui, sans
aucune raison, s’intéresse encore à son métier
» sont portés par des valeurs qui, aujourd’hui,
ne sont plus aucunement promues [CL 4, 129-134].
Les sociétés occidentales modernes ne semblent donc
plus connaître les nécessités sociales préférant
flatter le désir de toute puissance présent en chacun.
Un tel refus de la limitation ou de la finitude n’est évidemment
pas sans lien avec le projet moderne de maîtrise “rationnelle”
de la nature et des hommes. La question est alors de savoir si notre
temps sera capable de contrer ce projet en reconnaissant, comme
y invite Castoriadis, qu’« il n’y a pas plus de
politique de la science que de science de la politique » ;
ce qui suppose une « reprise intégrale de la question
du savoir, de ceux qui savent et de ce qu’ils savent, donc
philosophie encore et philosophie plus que jamais » [CL 1,
217]. Cette exigence de réflexion renouvelée sur le
sens du système actuel (conduisant à la mise en question
de sa logique même, c’est-à-dire des SIS qui
le structurent), s’affirme avec d’autant plus de force
que l’on a perçu son devenir possible.
C’est ici que les analyses de Castoriadis sur la bureaucratie
russe trouvent tout leur intérêt. Se refusant à
opposer catégoriquement les deux blocs rivaux de la guerre
froide, voyant en eux deux systèmes de même essence,
elles parlent dans les deux cas de capitalisme bureaucratique —
« fragmenté » à l’Ouest et «
total » à l’Est [CS, 371]. Castoriadis invite
donc à comprendre le totalitarisme comme la radicalisation
d’une tendance du capitalisme moderne. soucieux de rendre
compte de la réalité effective, il va toutefois, au
tournant des années 70, reconsidérer le régime
russe en le qualifiant de stratocratie, entendant par là
l’émergence d’un régime nouveau dans lequel
l’armée assume « la direction et l’orientation
de fait de la société » [DG, 22]. La stratocratie,
c’est au fond le totalitarisme (au sens “classique”,
tel que l’analyse Arendt par exemple) sans l’idéologie
comprise comme « tentative de justification “rationnelle”
et “rationalisante” des visées d’un groupe
ou d’une classe » [DG, 226]. C’est bien parce
que la croyance aux discours des dirigeants s’est perdue que
le régime a fini par sombrer dans une logique de promotion
de « la force brute » qui n’a pas d’autre
fin que sa propre expansion. La prise en compte de ce qu’a
été le développement d’un régime
bureaucratique jusqu’à sa « pulvérisation
» [CL 4, 38-50], doit nous inciter à lutter contre
le processus de décomposition qui menace les sociétés
occidentales modernes par la réactivation du projet d’autonomie.
Ce dernier reste ainsi pour Castoriadis l’antidote à
la barbarie. L’évolution de sa pensée l’a
toutefois conduit à penser l’autonomie, non plus comme
socialisme (gestion ouvrière) ni même comme autogestion,
mais comme démocratie. Le comprendre, présuppose de
reconnaître que les sociétés occidentales modernes
n’ont de démocratique que le nom — Castoriadis
les caractérise comme « oligarchies libérales
» [CL 4, 62 et 169] —, que ce n’est donc pas à
partir d’elles que l’on pourra saisir l’esprit
réel de la démocratie, et qu’un retour sur l’institution
première d’un régime démocratique s’impose.
Ce qui caractérise principalement la démocratie dans
l’Athènes classique, c’est avant tout le fait
que le peuple, le dêmos — plus précisément,
la communauté des citoyens qui ne comprenait ni les femmes,
ni les esclaves ni les étrangers —, crée des
institutions permettant la réalisation effective de cette
volonté de souveraineté. La démocratie grecque,
on le sait, est une démocratie directe, dont trois aspects,
qui sont autant de refus, doivent retenir l’attention. Le
refus de la représentation tout d’abord. C’est
là une caractéristique essentielle de l’autonomie
de la Cité, qui « ne souffre guère la discussion
», assure Castoriadis. Il est certes évident que le
peuple comme tel ne peut être consulté chaque fois
qu’une décision le concernant doit être prise
et que l’on ne saurait se passer de délégués
ou de représentants ; mais alors ils doivent être révocables
ad nutum car dès qu’il y a permanence, même temporaire,
de la représentation, « l’autorité, l’activité
et l’initiative politiques sont enlevées au corps des
citoyens ». Le refus de l’expertise politique, ensuite.
Castoriadis n’hésite pas à dire que l’idée
de « spécialistes de l’universel » et de
« techniciens de la totalité » « tourne
en dérision l’idée même de démocratie
». Dernier point enfin : le refus d’un État compris
comme instance séparée de la société
: l’idée d’un tel État « eût
été incompréhensible pour un Grec »,
note-t-il précisant que les tâches administratives
étaient laissées à la charge d’esclaves
« supervisés par des citoyens magistrats généralement
tirés au sort » [CL 2, 291]. Nous avons là les
traits principaux d’une démocratie directe. La question
reste de savoir quel intérêt cette approche peut encore
avoir pour nous qui connaissons les dérives possibles de
ce type de régime. Platon, qui avait fait l’expérience
de telles dérives, nous a depuis longtemps prévenus
: on ne saurait courir le risque de remettre le sort de la société
entre les mains d’individus incompétents, généralement
bien davantage soucieux de leur intérêt privé
que du bien commun. Castoriadis ne prête toutefois guère
attention à une telle mise en cause de la souveraineté
populaire, pas plus du reste qu’il n’accepte celle de
Tocqueville qui parlait de « démocratie despotique
», expression qu’il juge dénuée de sens
[CL 2, 320]. Il a toujours considéré que la position
libérale refusant la démocratie en tant que telle
au nom de la garantie des libertés individuelles relevait
d’une mystification. Cela ne signifie nullement qu’il
n’est pas conscient des risques que représente la non
limitation du pouvoir, mais simplement qu’il pense vain de
prétendre s’en prémunir une fois pour toutes
: « il n’y a aucun moyen d’éliminer les
risques d’une hubris collective », assure-t-il, soulignant
que cette menace ne concerne que la démocratie véritable
puisque « les autres régimes ont déjà
dérapé de toute façon » [CFG, 305].
Castoriadis oblige donc à reconnaître qu’à
vouloir éliminer catégoriquement le risque démocratique,
on tourne le dos à la démocratie authentique : celle-ci
est par définition même « le régime qui
renonce explicitement à toute “garantie” ultime
». On perçoit que toute tentative de limitation de
la souveraineté populaire par le biais de règles juridiques
(affirmant des droits inaliénables par ex.) n’est pas
seulement inefficace tant que l’adhésion du peuple
fait défaut, mais qu’elle relève encore de l’hétéronomie
dans la mesure où elle conduit au recouvrement de l’Abîme,
du sans-fond, sur quoi toute société autonome et réellement
démocratique se sait et doit se savoir exister. Ce n’est
donc pas un hasard si les Grecs anciens ont simultanément
inventé ou créé à la fois la démocratie
et la philosophie : ayant perçu l’absence de transcendance
et saisi l’Être comme Chaos, ils ont inauguré
un questionnement infini en droit sur le sens.
Répétons-le, la démocratie est certes le régime
du risque, mais ce risque y est reconnu comme tel. Elle est donc
également le régime de l’autolimitation ; ce
qui suppose l’existence d’une éducation authentique,
d’une véritable paidéia. Autrement dit, la démocratie
est un régime qui se sait responsable de l’institution
des citoyens : il ne peut y avoir démocratie sans la promotion
d’une École comprise comme lieu de l’éveil
critique et de l’éducation du jugement, ni sans l’encouragement
permanent à la participation effective de chacun à
la vie publique. Cela suppose de permettre à tous de faire
l’expérience d’une structure non directive, et
d’éprouver que les motivations de l’être
humain ne sont pas nécessairement l’enrichissement
personnel et le souci de soi dans l’indifférence aux
autres, qu’il n’est pas foncièrement un homo
œconomicus, comme on voudrait nous le faire accroire. La difficulté
même d’une telle tâche témoigne de la puissance
de ces significations imaginaires de la société moderne
que sont la croyance en un désir inné de possession
et l’idée de la nécessité d’une
hiérarchie dans tous les aspects de la vie sociale. Cette
tendance, qui représente un obstacle à l’affirmation
de l’autonomie, redouble l’exigence de la défendre.
Ne pas le faire, sous quelque prétexte que ce soit, conduit
en effet au repli de chacun dans sa sphère privée,
à l’éclatement du social, à la perte
de l’universel, et au bout du compte à la négation
de la démocratie même.
Conclusion
Ce bref exposé des éléments caractéristiques
de la pensée de Castoriadis aura suffi, espérons-nous,
à laisser paraître toute la cohérence et la
richesse d’une œuvre qui reste encore largement à
découvrir. L’exigence qu’elle suppose n’est
au fond que celle requise pour qui entend se tenir à la hauteur
d’un projet que l’histoire a légué en
héritage. « La question de la société
autonome est aussi celle-ci : jusqu’à quand l’humanité
aura-t-elle besoin de se cacher l’Abîme du monde et
d’elle-même derrière des simulacres institués
? », souligne Castoriadis avant de noter que la réponse
« ne pourra être fournie, si elle l’est, que simultanément
au plan collectif et au plan individuel » [CL 2, 383].
Si nous ne pouvons rien prévoir quant au devenir du projet
d’autonomie, nous pouvons, nous devons, être assurés
qu’il ne s’agit nullement d’un projet utopique
au sens courant et péjoratif du terme. Mais qu’il soit
bien entendu que ce projet n’est pas une fin en soi. Si Castoriadis
a consacré sa vie à son élucidation et à
sa promotion, c’est avec le désir de permettre à
tous de vivre plus intensément en étant plus libres.
Bibliographie
Ouvrages principaux de Castoriadis
1974. L’Expérience du mouvement ouvrier, Paris : Union
générale d’édition, tome 1
1974. L’Expérience du mouvement ouvrier, Paris : Union
générale d’édition, t. 2 (cité
: EMO 2)
1999. (1975) L’institution imaginaire de la société,
Paris : Le Seuil (cité : IIS)
1979. Capitalisme moderne et révolution, Paris : 10/18,
t. 1
1979. Capitalisme moderne et révolution, Paris : 10/18,
t. 2
1979. Le Contenu du socialisme, Paris : 10/18 (cité : CS)
1990. La Société bureaucratique, Paris : Bourgois
(cité : SB)
1978. Les Carrefours du labyrinthe, Paris : Le Seuil (cité
: CL 1)
1981. Devant la guerre, Paris : Fayard (cité : DG)
1986. Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe 2,
Paris : Le Seuil (cité : CL 2)
1990. Le Monde morcelé. Les Carrefours du labyrinthe 3,
Paris : Le Seuil (cité : CL 3)
1996. La Montée de l’insignifiance. Les Carrefours
du labyrinthe 4, Paris : Le Seuil (cité : CL 4)
1997. Fait et à faire. Les Carrefours du labyrinthe 5, Paris
: Le Seuil (cité : CL 5)
1999. Figures du pensables. Les Carrefours du labyrinthe 6, Paris
: Le Seuil
1999. Sur Le Politique de Platon, Paris : Le Seuil
2002. Sujet et vérité dans le monde social-historique,
Paris : Le Seuil
2004. Ce qui fait la Grèce I : d’Homère à
Héraclite, Paris : Le Seuil (cité : CFG)
2005. Une société à la dérive, Paris
: Le Seuil
2007. Fenêtre sur le chaos, Paris : Le Seuil
Autres ouvrages et textes de Castoriadis
Sous le pseudonyme de Jean-Marc Coudray, Castoriadis a signé
un texte paru dans :
E. MORIN, C. LEFORT, J.M. COUDRAY, 1968. La brèche, Paris
: Fayard
1979. La société française, Paris : Union
générale d’Édition
CASTORIADIS, D. COHN-BENDIT et le public de Louvain-la-Neuve, 1981.
De l’écologie à l’autonomie, Paris : Le
Seuil
1992. « La fin de l’histoire ? » in : B. LEFORT
(dir.), De la fin de l’histoire, Paris : éd. du Félin
1999. « La relativité du relativisme », Revue
du M.AU.S.S., n° 13, premier semestre
1999. « La démocratie », Revue du M.AU.S.S.,
n° 14, deuxième semestre
Ouvrages sur Castoriadis
HABERMAS, J., 1986. Le discours philosophique de la modernité,
trad. C. Bouchin-d’homme, Paris : Gallimard, pp. 387-396
HOWARD, D., 1988. The marxian legacy, Minneapolis : University
of Minnesota Press, pp. 224-263
BUSINO, G., (dir.), 1989. Autonomie et autotransformation de la
société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis,
Genève : Droz
DESCOMBES, V., 1989. La philosophie par gros temps, Paris : Minuit,
chap. 7
RORTY, R., 1995. Essais sur Heidegger et autres écrits,
trad. J.-P. Cometti, Paris : PUF, pp. 231-256
GOTTRAUX, P., 1997. « Socialisme ou Barbarie ». Un
engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre,
Lausanne : Payot
BARBIER, R., 1997. L’approche transversale, Paris : Anthropos,
pp. 57-91
PASTOR, J. P. , 2003. Devenir et temporalité. La création
des possibles chez C. Castoriadis, Paris : Moon Stone
GUIST-DESPRAIRIES, F., 2003. L’imaginaire collectif, Paris
: éditions Érès, pp. 75-104.
POIRIER, N., 2004. Castoriadis. L’imaginaire radical, Paris
: PUF
PRAT, J. L., 2007. Introduction à Castoriadis, Paris : La
Découverte
CAUMIERES, P., 2007. Castoriadis. Le projet d’autonomie,
Paris : Michalon, coll. « Le Bien Commun »
Publications universitaires et revues
LANZMANN, C., (dir.), 2000. Les Temps modernes n° 609, Paris,
juillet-août
RIALS, S., (dir.), 2000. Droits, n° 31, Paris : PUF
KLIMIS, S. et VAN EYNDE, L., (dir.), 2006. Cahiers Castoriadis
n° 1. L’imaginaire selon C. Castoriadis, Bruxelles, Facultés
universitaires Saint-Louis
CAUMIERES, P., KLIMIS, S. et VAN EYNDE, L., (dir.), 2006. Cahiers
Castoriadis n° 2, Imaginaire et création historique,
Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis
KLIMIS, S. et VAN EYNDE, L. (dir.), 2007. Cahiers Castoriadis n°
3. Psyché. De la monade psychique au sujet autonome, Bruxelles,
Facultés universitaires Saint-Louis.
Comment citer cet article :
Caumières, Philippe (2007), « Castoriadis, Cornélius
», in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire
de théorie politique. http://www.dicopo.org/spip.php ?article74
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