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Origine :
http://www.ac-versailles.fr/pedagogi/ses/vie-ses/hodebas/casto-redeker.htm
Le 25ème anniversaire du grand livre de Cornelius Castoriadis,
L’Institution imaginaire de la société[2] a
été passé sous silence par la presse française.
On méconnaît ou on veut masquer à quel point
il pourrait nous aider aujourd’hui même, dans notre
enfermement politique, celui du capitalisme devenu absolu, à
trouver des issues. La conception de l’imagination présentée
dans ce maître ouvrage pourrait permettre à la fois
de dévisager le présent et d’envisager l’autre
de la politique héritée.
D’abord dévisager le présent - pour cela nous
avons besoin d’une imagination non visuelle mais conceptuelle.
La vie humaine tangue sur ses propres bases. Son sol se lézarde
sous nos pieds. Le capitalisme, dans sa phase contemporaine, phase
du capitalisme absolu, précarise - après l’avoir
au cours des Trente Glorieuses, se sentant menacé par l’éventualité
du socialisme, feint de l’améliorer - le cadre de vie
des hommes. Le cadre de vie comprend le temps et l’espace.
Non pas le temps et l’espace en tant que concepts philosophiques
ou physiques, mais le temps et l’espace en tant que dimensions
concrètes de la vie quotidienne ; non pas le temps et l’espace
des physiciens et des philosophes, mais celui que les poètes
seuls parviennent à approcher. Nous avons tous souvenir de
l’Erika et de ses ravages : les conséquences du naufrage
de ce navire ne sont que l’une des facettes nombreuses de
la destruction du cadre de vie, qui souffle en ouragan ses dévastations
depuis les bords de mer jusqu’au cœur des cités
banlieusardes. Explosés: la vie, le temps, l’espace.
Ces ravages répondent en écho à la terrible
annonce suivante qui ne s’impose malgré son évidence
jamais à la une d’aucun journal: nous sommes entrés
dans une période de destruction des paysages des vies et
des villes en temps de paix. Pas en temps de guerre, non, en temps
de paix ! De même qu’avec la flexibilisation du travail,
ses innombrables dérégulations, le travail et la vie
en pointillés, le capitalisme fait exploser les cadres temporels
de l’existence humaine, de même, avec la destruction
des paysages, il en fait exploser également le cadre spatial.
Éclaté, le temps de la vie quotidienne a été
dynamité. Ravagé, l’espace de la vie quotidienne
aussi a été explosé. Et tout ceci, dévastation
de la vie quotidienne, massacre du temps et de l’espace, paralysie
du désir de politique, étouffement de la politicité
humaine, en temps de paix !
Il est possible de résister par la poésie et de
riposter par la pensée politique. De fait, poésie
et politique sont réversibles et échangeables comme
les deux versants de l’anneau de Moebius. On ne peut que résister,
sans être sûr de pouvoir le sauver, à cette destruction
du temps en période de paix – résister par la
poésie, ce discret salut de ce qu’il y a de plus perdu
dans le monde, la poésie, ce salut de résistance par
la langue. Le temps est mort – sauf dans les poèmes,
sauf dans la parole du poète, sauf dans le dire l’écrire
et le lire poétique.
Rien de plus mort dans les hommes que le temps, conçu comme
cadre de la vie intérieure, de l’appréhension
de soi ; rien de plus mort que l’espace, conçu comme
cadre de la vie physique, corporelle. Cette destruction conjointe
du temps et de l’espace rend l’humain dans la vie humaine
impossible ; en particulier, est rendue impossible le plus humain
de la vie humaine, la politique, “ l’animal politique
”. Le déploiement de la politicité de l’homme
ne pouvait avoir lieu que dans le temps, aujourd’hui détruit
par la vitesse, et dans l’espace, aujourd’hui ravagé
par les techniques : le temps, qui permet la réflexion, la
maturation et la délibération sur les questions politiques
(la vitesse quant à elle est antidémocratique, favorisant
la substitution de l’expertocratie à la démocratie,
qui devrait être l’auto-gouvernement des amateurs) et
l’espace (l’agora politique suppose la limite spatialisable,
un territoire, une cité).
La poésie et la politique ont ainsi partie liée
dans un destin de sauvegarde des conditions de possibilité
de l’humain. Ce qui s’est passé avec l’Erika,
ce qui se passe chaque jour dans les banlieues mondiales aux vies
en charpie, met bien en évidence cette destruction de l’espace
en période de paix. Dans les banlieues – ces villes
détruites en temps de paix - se profile ce qui nous attend
tous, et se présente en traits grossis ce qui partout est
déjà à l’œuvre : l’impossibilité
d’être un être humain parce que le sol de l’humain
(le temps et l’espace) a été détruit.
Le temps et l’espace ont été anéantis
; à leur place ne subsiste plus qu’un non-temps/non-lieu
vide, celui du présent permanent et du village global virtuel.
L’effondrement de la politique fait système avec cette
disparition du temps et de l’espace liée au capitalisme
absolu dans lequel nous sommes entrés.
La vitesse a effacé à la fois l’espace et
le temps, ces deux conditions de possibilité de la politique,
et plus largement ces deux conditions de l’humain si on considère
que l’homme est “ l’animal politique ” :
la vitesse est l’ennemi commun du temps et de l’espace,
leur fossoyeur commun. Ici, un rôle politique pour la poésie
jaillit : dans le cœur du poème, se préservent,
unis, en dehors de la vitesse, et le temps et l’espace, ces
conditions de l’humain. Le germe de l’humain est sauvegardé
dans le poème – le grain n’y meurt et peut y
demeurer des siècles - ; le germe de la politique est aussi
sauvegardé ainsi.
Ensuite envisager l’autre de la politique héritée.
Définissons l’essence de la politique : l’appropriation
collective de ce qui est public (ce qui suppose le devenir public
de pans entiers de l’existence collective, la déprivatisation).
L’heure, planétairement, est plutôt à
la dépolitisation. Dépolitisation : un avenir autre
(ce qui a été pensé bon an mal an dans les
utopies, dans la culture telle qu’on a pu la connaître
en tant que connectée à la notion de Révolution),
un autre monde de la vie sociale (une autre société,
une autre vie, une autre politique), voilà qui est devenu
aussi impensable qu’in-envisageable. Nous voilà devenus
incapables de concevoir le visage de l’altérité
politique. Comment énoncer cette dépolitisation ?
Ainsi : aboulie politique, effondrement de la politique, occultation
de la politicité humaine, substitution partout sur la planète
de la gouvernance au gouvernement (la gouvernance, appuyée
sur l’expertise, empêche aussi bien tout gouvernement
que tout auto-gouvernement – et sans doute est-il important
que la politique soit une affaire d’amateurs). La dépolitisation
n’est pas à définir comme on le fait d’habitude
par la régression de l’engagement ou par le dédain
des urnes, mais ainsi : la dépolitisation est l’incapacité
à envisager l’altérité politique - à
lui tracer un visage. La dépolitisation est l’inhibition
de l’imagination visageante.
Le marxisme pourrait passer pour une réponse à cette
situation de capitalisme absolu, impliquant - par le fait même
de cette absoluité - l’impossibilité d’envisager
un dehors futur différent au système dans lequel nous
vivons. L’absolu ne connaît pas de dehors, ni dans l’espace
ni dans le temps. C’est le devenir absolu du capitalisme qui
a entraîné cette panne du projet d’autonomie,
atonie politique que Castoriadis déplorait.
On s’aperçoit bien cependant que, malgré ses
efforts, le marxisme ne parvient pas à envisager cette altérité.
Pourquoi ? L’une des faiblesses du marxisme tient dans son
ambiguïté quant à l’appréciation
du sens de la politique ; sa faiblesse principale réside
dans son refus de reconnaître la spécificité
du fait politique. Cette faiblesse a été la cause
de bien des déboires : la négation de la dimension
radicalement politique de l’homme, de sa politicité
spécifique, peut ouvrir (et a historiquement ouvert) le marxisme
sur le totalitarisme. Autrement dit : la politique révolutionnaire
prônée par le marxisme porte avec elle, à cause
de la négation de la dimension politique de l’homme,
l’ouverture sur la fermeture de la possibilité de toute
politique, le totalitarisme. Si le marxisme parvenait à dissiper
cette ambiguïté quant à la politique, il en résulterait
que pour lui la politique cesserait d’être l’instrument
de la domination d’une classe, et devrait être comprise
(en accord avec Aristote) comme l’activité spécifique
radicale (plus radicale que le travail) de l’homme. De toute
façon le marxisme a tort sur ce point : c’est l’absence
de politique qui est aujourd’hui un instrument de domination,
et non l’inverse. Marx a dit que le travail était l’essence
de l’homme, alors que pour Aristote cette essence était
plutôt la politique. On est en droit de subordonner Marx à
Aristote sans les faire entrer en contradiction réciproque
en affirmant : la politique est le vrai travail de l’homme,
son travail radical, celui par lequel il peut consciemment se produire
en tant qu’homme, autrement dit en tant qu’animal politique.
Quelque chose fait défaut à la pensée politique
contemporaine : elle est pauvre en autre. Notre époque ne
paraît pas en mesure d’envisager une alternative à
elle-même – c’est bien, cette impossibilité
d’imaginer un autre, c’est à dire des limites
et un dehors, l’absolu, celui du capitalisme absolu - si bien
que la pensée politique contemporaine se meut de plus de
plus dans le fatalisme d’une réitération à
l’infini des justifications du capitalisme.
Ce qu’il y a de plus puissamment original chez Castoriadis
pourrait s’énoncer ainsi : son oeuvre travaille à
la constitution d’une altérité dans la politique
qui ne rentre pas cependant dans le domaine de l’utopie. Un
autre qui n’est pas l’utopie. L’utopie dessine
toujours un hors-lieu et un hors-temps; au contraire, l’altérité
politique dont Castoriadis s’essaie à dévoiler
le visage, dévisager et envisager, s’enracine dans
des moments politiques de l’histoire occidentale qui en ont
été comme sa brève fulguration. Il importe
de différencier l’altérité politique,
dont la pensée de Castoriadis maintient la possibilité
ouverte, d’avec l’utopie. Castoriadis propose une politique
dont on peut affirmer qu’elle est l’exact contraire
de l’utopie : tandis que l’utopie dessine dans le virtuel
un monde tellement parfait qu’il en est figé, achevé,
fermé, lui aussi absolu, axiologiquement immobile, les principes
politiques de Castoriadis veulent construire un monde dans lequel
le mouvement et l’instabilité seront constitutifs (les
principes étant autonomes, création humaines, ils
seront soumis à la ré-interrogation et la ré-élaboration
permanentes). Son point de vue pourrait se laisser décrire
ainsi : il ne répète pas le même institué,
ne ventriloquant pas, comme tant d’autres aujourd’hui
le discours du capitalisme et du libéralisme, il ne s’embourbe
pas dans le réformisme, et cependant on ne peut l’étiqueter
ni comme un marxiste ni comme un utopiste. Ainsi, sa position se
situe-t-elle sur la ligne de crête d’une altérité
politique qui ne s’inscrit pas dans le registre de l’utopie
: une altérité qui continue en le renouvelant (tout
en abandonnant ses aspects mortifères) le mouvement révolutionnaire.
Une altérité qui s’appuie sur les surgissements
fulgurants et écliptiques par lesquels elle s’est parfois
donnée à voir dans l’histoire.
L’autre est-il possible dans la politique ? Non pas “
une autre politique ”, mais une politique qui serait l’autre
de la politique héritée. C’est cet autre là
qui mérite par dessus tout le nom de “ politique ”.
Des éclairs - le temps d’un orage, comme furent la
Commune de Paris et les Conseils ouvriers de Budapest- rendent de
loin en loin visible (envisageable) cet autre. Deux façons
existent d’entendre le mot “ politique ” : soit
ce mot signifie la “ politique ” héritée,
telle qu’elle se pratique depuis toujours et dont Machiavel
a été le plus remarquable analyste, soit ce mot désigne
une activité différente de cette dernière,
qui a surgi de loin en loin dans l’histoire, par éclairs
et par éclipses, de manière discontinue, et c’est
cette activité là que Castoriadis vise quand il parle
de politique. Cette altérité est redevable d’une
double fondation anthropologique qui la rend possible : elle se
fonde dans le concept d’imagination radicale autant que dans
la politicité (“ l’animal politique ”)
de l’homme.
Apprécions chez Castoriadis sa façon d’analyser
la politique qui en fait, tout bien considéré, une
poétique. Poussée à son terme, cette observation
nous conduit à considérer les institutions politiques
comme étant des œuvres d’art, des poèmes.
C’était déjà ce que Rousseau, après
Machiavel et peu postérieurement à Vico, a voulu nous
suggérer. “ Du législateur ”, dans Le
Contrat Social ne dit rien d’autre – de Rousseau à
Castoriadis la filiation est, sur cette question, directe. Sans
doute même Machiavel, Rousseau, Vico et Castoriadis supposent-ils
que la création politique est, plus encore que la philosophie,
la plus haute poésie. La raison ici n’intervient qu’en
second lieu, comme puissance logistique, après que l’acte
constitutif fondateur (qui peut fonder aussi bien un peuple, un
Etat, une constitution...) ait été produit par l’imagination.
L’imagination produit ce sur quoi la raison va travailler.
Il y a d’abord l’imagination créatrice qui donne
lieu aux formes politiques, puis la raison qui guide la vie politique
ordinaire lorsque celle-ci n’est plus fondatrice. On peut
dire que le politique créateur, fondateur (par exemple, comme
le suggère Spinoza dans le Traité théologico-politique,
Moïse) est le plus grand des poètes. Gramsci, dans ses
notes sur Machiavel, a pu penser que le peuple rassemblé
en parti pourrait être le Prince moderne; cependant, chez
Gramsci la principauté politique populaire et partidaire
relève moins de l’imagination créatrice (que
le prince de Machiavel réalise effectivement) que d’une
des versions du nécessitarisme historique téléologique.
Comme Gramsci, en opposition avec Machiavel, Castoriadis demeure
persuadé que la création politique peut être
désormais collective, mais, à la différence
de Gramsci, au lieu d’être inscrite dans le cours de
l’Histoire, cette création est/sera une oeuvre aléatoire
et improbable de l’imagination politique.
Castoriadis rejoint le jeune Marx, celui qui se débattait
à croche-concept avec Feuerbach, par ce postulat : l’homme
est une création de l’homme; mais Castoriadis (malgré
une différence majeure : pour lui cette création est
œuvre de l’imagination alors que pour Marx elle l’était
du travail) en tire de puissantes conséquences que Marx ne
pouvait apercevoir. Aux yeux de Castoriadis, c’est Sophocle
qui, à l’inverse d’Eschyle (chez qui l’anthropogonie
est l’ouvrage de Prométhée), a été
le premier à saisir cette dimension de création de
l’homme par lui même : il décrit son anthropogonie
comme une autocréation. Par suite “ le poète
est ici plus profond, parce que plus radical que le très
profond philosophe ”, Aristote ; en effet, tandis qu’Aristote
découvre tout ensemble que “ l’homme est l’animal
doué de raison ” et “ l’animal politique
”, Sophocle appréhende l’homme comme l’être
qui s’est enseigné à lui même cette raisonnabilité
et cette politicité. C’est dans la Grèce ancienne
que, pour la première fois, les hommes se sont rendus compte
de l’origine simplement humaine des grandes significations
(imaginaires) qui structurent la vie sociale ; de cette découverte,
véritable “ rupture historique ”, jaillirent
la politique (généralement définie ainsi :“
la mise en question des institutions existantes et leur changement
par une action collective délibérée ”)
ainsi que la philosophie (toujours conçue ainsi : “
la mise en question des représentations et des significations
instituées et leur changement par l’activité
réflexive de la pensée ”). Castoriadis semble
indiquer que le source de ce jaillissement de la philosophie et
de la politique est à chercher dans la poésie (Sophocle)
où s’est pour la première fois manifestée
la conscience d’une auto-anthropogonie.
Considérer la politique comme une poésie politique
conduit à observer qu’elle a deux aspects : création/autocréation
de la cité, création/autocréation de l’homme.
Le fondement de cette double création/autocréation
(dont l’énergie et les formes proviennent de l’imagination
radicale) réside finalement dans la politicité de
l’homme. L’oeuvre de Castoriadis ne cesse de tourner
autour de l’énigme vertigineuse pointée par
Aristote de l’homme comme “ animal politique ”.
Il faut dire que cette expression dégage l’énigme
même du politique, son Sphinx philosophique. Cette formule,
la plupart du temps mal comprise, ne désigne ni une nature
ni un fait, mais une potentialité. L’homme est l’animal
qui peut avoir une existence politique. De fait, on a là
affaire avec une double radicalité : l’homme comme
animal radicalement politique (sa politicité) et le politique
comme déploiement de ce caractère politique de l’homme
(ce déploiement constitue l’individu en citoyen et
la société en cité). Le “ projet d’autonomie
”, axe de la méditation de Castoriadis, est ce qui
transporte cette radicalité de la politicité humaine
à travers les siècles.
Aristote a formulé le premier la radicalité politique
de l’homme – cette parole a rapidement subi une occultation
par la confusion entre “ politique ” et “ social
”, le recouvrement de “ politique ” par “
social ”. Très tôt le social s’est manifesté
comme étant le crépuscule du politique. Toute l’œuvre
de Karl Marx elle-même (c’est ce qui en assure la grandeur)
se débat en des sens divergents avec cette confusion, héritée
de notre histoire intellectuelle. repérons ainsi la grande
faille de l’œuvre de Marx (faille qui ressort dès
lors qu’on ne considère plus la pensée de Marx
comme une doctrine, un corpus positif achevé, mais comme
une écriture, un travail inachevé de mouvement) :
l’hésitation oscillatoire entre le pôle social
et le pôle politique, entre le recouvrement de la politique
par le social et la libération de la dimension politique,
son exhumation.
Chez Castoriadis cette politicité demeure seconde par rapport
à l’imagination, ce qui n’est pas du tout le
cas chez Aristote où la politicité est contenue analytiquement
dans la raisonnabilité fondamentale de l’être
humain (“ animal politique ” est contenu dans “
animal raisonnable ”). Le sens radicalement politique du citoyen,
sa politicité – découverte philosophiquement
dans le cadre de la cité grecque par Aristote- tombe définitivement
dans l’occultation à partir de saint Augustin (avec
sa distinction-liaison entre les deux cités qui ont des fins
différentes, celle de la terre et celle du ciel). La politique
- malgré des périodes épisodiques d’éclaircie,
comme dans l’œuvre de Rousseau, ou l’émergence
du motif du citoyen antique pendant la Révolution française
- est le grand refoulé de la vie collective depuis la constitution
du christianisme (depuis saint Augustin).
La politicité, l’être politique possible (virtuel)
de l’homme est l’occulté de la pensée
prétendument politique (exception faite surtout de Rousseau)
depuis la fin de l’Antiquité, tandis que le politique/la
politique si l’on entend par politique l’espace construit
par le déploiement de cette politicité radicale (autrement
dit la cité) en est le refoulé. Depuis la fin de l’Antiquité
- depuis saint Augustin- nous sommes entrés, par l’effet
du christianisme, dans l’assomption du social, de la société,
et le maintien dans l’obscurité du politique. Au fond,
qu’est-ce que l’histoire européenne depuis la
fin de l’Antiquité ? C’est l’histoire d’une
éclipse : l’éclipse du citoyen, de la démocratie,
l’éclipse du politique. C’est une histoire qui
se déroule dans la nuit du politique/ de la politique. Le
christianisme, matrice dominante de la culture occidentale pendant
1500 ans, a dissocié le social d’avec le politique,
faisant du politique un domaine réservé dont les populations
sont tenues à l’écart, il a ainsi repoussé
dans l’ombre cette politicité, la figure du citoyen
qui l’accompagnait au profit d’une hiéropolitique.
Historiquement parlant, c'est l’interprétation chrétienne
appliquée à la pensée d’Aristote qui
a fusionné le politique et le social en affirmant, comme
saint Thomas d’Aquin lorsqu’il commente Aristote, que
l’homme est “ animal politique, c’est à
dire social ”. Aujourd’hui ce refoulement chrétien
de la politique perdure en se produisant au profit de l’alliance
du technisme (autrement dit : un optimisme anti-politique) et de
l’humanitaire (autrement dit : un moralisme anti-politique).
Le “ projet d’autonomie ” tel que Castoriadis
l’exprime se ramène à l’horizon suivant
: agir dans la perspective d’une désoccultation de
la politicité et de la levée du refoulement de la
politique. Cette double perspective - qui implique le double usage
de l’imagination : dévisager et envisager- forme l’horizon
général de la démarche de Castoriadis.
* * *
L’œuvre de Castoriadis nous laisse devant l’énigme
de la panne contemporaine de l’imagination créatrice
ajointée à l’inhibition persistante du désir
(de) politique. Tout se passe aujourd’hui comme si l’imaginaire
institué par le capitalisme devenu absolu - produire et acquérir
des produits : la production et la consommation infinies devenues
finalité de la vie humaine- avait réussi à
stériliser l’imagination créatrice de formes
politiques. Faculté politique, faculté qui permet
de créer cet autre de la politique héritée
dans lequel il faut voir la vraie politique, l’imagination
radicale va-t-elle reprendre sa dynamique créatrice ? Castoriadis
exprime cette inquiétude à laquelle il ne propose
aucune réponse assurée : surgi dans le monde grec,
le développement de la politicité était improbable
dans l’histoire, quasi accidentel, rien ne peut certifier
qu’il continuera.
Perdue à jamais, alors, la politique ? Certaines œuvres
- telle celle de Castoriadis- peuvent être comparées
à une nouvelle arche de Noé, transportant pour une
hypothétique renaissance les germes de ce qu’il y a
de plus précieux et de plus perdu dans le monde, la politicité
humaine.
Pourquoi lire Cornelius Castoriadis ? Parce qu’il est le
penseur de la politisation de l’existence humaine - par là
sa démarche trouve son site au plus près de cette
potentialité qu’Aristote avait découverte dans
l’homme, et qu’il semble urgent de désabsenter.
La lecture de Castoriadis nous désigne, au temps du capitalisme
devenu absolu (sans dehors), les tâches de riposte suivantes,
dans lesquelles l’imagination joue le rôle moteur :
dévisager le présent, envisager l’autre (l’altérité
politique), sauvegarder la politicité.
Robert REDEKER
New York, 1er décembre 2000.
Conférence prononcée à Columbia University,
New-York, dans le cadre du colloque “ Cornelius Castoriadis
: Rethinking Autonomy ” le 1er décembre 2000
[1] Philosophe. Les Temps Modernes (Paris). Derniers ouvrages parus
: Aux Armes citoyens (éditions Bérénice) et
Le Déshumain (Editions Itinéraires).
[2] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la
société, 1975, Paris, Seuil.
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