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Lire Castoriadis, politiser l’existence Par Robert Redeker [1]

Origine : http://www.ac-versailles.fr/pedagogi/ses/vie-ses/hodebas/casto-redeker.htm

Le 25ème anniversaire du grand livre de Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société[2] a été passé sous silence par la presse française. On méconnaît ou on veut masquer à quel point il pourrait nous aider aujourd’hui même, dans notre enfermement politique, celui du capitalisme devenu absolu, à trouver des issues. La conception de l’imagination présentée dans ce maître ouvrage pourrait permettre à la fois de dévisager le présent et d’envisager l’autre de la politique héritée.

D’abord dévisager le présent - pour cela nous avons besoin d’une imagination non visuelle mais conceptuelle.

La vie humaine tangue sur ses propres bases. Son sol se lézarde sous nos pieds. Le capitalisme, dans sa phase contemporaine, phase du capitalisme absolu, précarise - après l’avoir au cours des Trente Glorieuses, se sentant menacé par l’éventualité du socialisme, feint de l’améliorer - le cadre de vie des hommes. Le cadre de vie comprend le temps et l’espace. Non pas le temps et l’espace en tant que concepts philosophiques ou physiques, mais le temps et l’espace en tant que dimensions concrètes de la vie quotidienne ; non pas le temps et l’espace des physiciens et des philosophes, mais celui que les poètes seuls parviennent à approcher. Nous avons tous souvenir de l’Erika et de ses ravages : les conséquences du naufrage de ce navire ne sont que l’une des facettes nombreuses de la destruction du cadre de vie, qui souffle en ouragan ses dévastations depuis les bords de mer jusqu’au cœur des cités banlieusardes. Explosés: la vie, le temps, l’espace. Ces ravages répondent en écho à la terrible annonce suivante qui ne s’impose malgré son évidence jamais à la une d’aucun journal: nous sommes entrés dans une période de destruction des paysages des vies et des villes en temps de paix. Pas en temps de guerre, non, en temps de paix ! De même qu’avec la flexibilisation du travail, ses innombrables dérégulations, le travail et la vie en pointillés, le capitalisme fait exploser les cadres temporels de l’existence humaine, de même, avec la destruction des paysages, il en fait exploser également le cadre spatial. Éclaté, le temps de la vie quotidienne a été dynamité. Ravagé, l’espace de la vie quotidienne aussi a été explosé. Et tout ceci, dévastation de la vie quotidienne, massacre du temps et de l’espace, paralysie du désir de politique, étouffement de la politicité humaine, en temps de paix !

Il est possible de résister par la poésie et de riposter par la pensée politique. De fait, poésie et politique sont réversibles et échangeables comme les deux versants de l’anneau de Moebius. On ne peut que résister, sans être sûr de pouvoir le sauver, à cette destruction du temps en période de paix – résister par la poésie, ce discret salut de ce qu’il y a de plus perdu dans le monde, la poésie, ce salut de résistance par la langue. Le temps est mort – sauf dans les poèmes, sauf dans la parole du poète, sauf dans le dire l’écrire et le lire poétique.

Rien de plus mort dans les hommes que le temps, conçu comme cadre de la vie intérieure, de l’appréhension de soi ; rien de plus mort que l’espace, conçu comme cadre de la vie physique, corporelle. Cette destruction conjointe du temps et de l’espace rend l’humain dans la vie humaine impossible ; en particulier, est rendue impossible le plus humain de la vie humaine, la politique, “ l’animal politique ”. Le déploiement de la politicité de l’homme ne pouvait avoir lieu que dans le temps, aujourd’hui détruit par la vitesse, et dans l’espace, aujourd’hui ravagé par les techniques : le temps, qui permet la réflexion, la maturation et la délibération sur les questions politiques (la vitesse quant à elle est antidémocratique, favorisant la substitution de l’expertocratie à la démocratie, qui devrait être l’auto-gouvernement des amateurs) et l’espace (l’agora politique suppose la limite spatialisable, un territoire, une cité).

La poésie et la politique ont ainsi partie liée dans un destin de sauvegarde des conditions de possibilité de l’humain. Ce qui s’est passé avec l’Erika, ce qui se passe chaque jour dans les banlieues mondiales aux vies en charpie, met bien en évidence cette destruction de l’espace en période de paix. Dans les banlieues – ces villes détruites en temps de paix - se profile ce qui nous attend tous, et se présente en traits grossis ce qui partout est déjà à l’œuvre : l’impossibilité d’être un être humain parce que le sol de l’humain (le temps et l’espace) a été détruit. Le temps et l’espace ont été anéantis ; à leur place ne subsiste plus qu’un non-temps/non-lieu vide, celui du présent permanent et du village global virtuel. L’effondrement de la politique fait système avec cette disparition du temps et de l’espace liée au capitalisme absolu dans lequel nous sommes entrés.

La vitesse a effacé à la fois l’espace et le temps, ces deux conditions de possibilité de la politique, et plus largement ces deux conditions de l’humain si on considère que l’homme est “ l’animal politique ” : la vitesse est l’ennemi commun du temps et de l’espace, leur fossoyeur commun. Ici, un rôle politique pour la poésie jaillit : dans le cœur du poème, se préservent, unis, en dehors de la vitesse, et le temps et l’espace, ces conditions de l’humain. Le germe de l’humain est sauvegardé dans le poème – le grain n’y meurt et peut y demeurer des siècles - ; le germe de la politique est aussi sauvegardé ainsi.

Ensuite envisager l’autre de la politique héritée.

Définissons l’essence de la politique : l’appropriation collective de ce qui est public (ce qui suppose le devenir public de pans entiers de l’existence collective, la déprivatisation). L’heure, planétairement, est plutôt à la dépolitisation. Dépolitisation : un avenir autre (ce qui a été pensé bon an mal an dans les utopies, dans la culture telle qu’on a pu la connaître en tant que connectée à la notion de Révolution), un autre monde de la vie sociale (une autre société, une autre vie, une autre politique), voilà qui est devenu aussi impensable qu’in-envisageable. Nous voilà devenus incapables de concevoir le visage de l’altérité politique. Comment énoncer cette dépolitisation ? Ainsi : aboulie politique, effondrement de la politique, occultation de la politicité humaine, substitution partout sur la planète de la gouvernance au gouvernement (la gouvernance, appuyée sur l’expertise, empêche aussi bien tout gouvernement que tout auto-gouvernement – et sans doute est-il important que la politique soit une affaire d’amateurs). La dépolitisation n’est pas à définir comme on le fait d’habitude par la régression de l’engagement ou par le dédain des urnes, mais ainsi : la dépolitisation est l’incapacité à envisager l’altérité politique - à lui tracer un visage. La dépolitisation est l’inhibition de l’imagination visageante.

Le marxisme pourrait passer pour une réponse à cette situation de capitalisme absolu, impliquant - par le fait même de cette absoluité - l’impossibilité d’envisager un dehors futur différent au système dans lequel nous vivons. L’absolu ne connaît pas de dehors, ni dans l’espace ni dans le temps. C’est le devenir absolu du capitalisme qui a entraîné cette panne du projet d’autonomie, atonie politique que Castoriadis déplorait.

On s’aperçoit bien cependant que, malgré ses efforts, le marxisme ne parvient pas à envisager cette altérité. Pourquoi ? L’une des faiblesses du marxisme tient dans son ambiguïté quant à l’appréciation du sens de la politique ; sa faiblesse principale réside dans son refus de reconnaître la spécificité du fait politique. Cette faiblesse a été la cause de bien des déboires : la négation de la dimension radicalement politique de l’homme, de sa politicité spécifique, peut ouvrir (et a historiquement ouvert) le marxisme sur le totalitarisme. Autrement dit : la politique révolutionnaire prônée par le marxisme porte avec elle, à cause de la négation de la dimension politique de l’homme, l’ouverture sur la fermeture de la possibilité de toute politique, le totalitarisme. Si le marxisme parvenait à dissiper cette ambiguïté quant à la politique, il en résulterait que pour lui la politique cesserait d’être l’instrument de la domination d’une classe, et devrait être comprise (en accord avec Aristote) comme l’activité spécifique radicale (plus radicale que le travail) de l’homme. De toute façon le marxisme a tort sur ce point : c’est l’absence de politique qui est aujourd’hui un instrument de domination, et non l’inverse. Marx a dit que le travail était l’essence de l’homme, alors que pour Aristote cette essence était plutôt la politique. On est en droit de subordonner Marx à Aristote sans les faire entrer en contradiction réciproque en affirmant : la politique est le vrai travail de l’homme, son travail radical, celui par lequel il peut consciemment se produire en tant qu’homme, autrement dit en tant qu’animal politique.

Quelque chose fait défaut à la pensée politique contemporaine : elle est pauvre en autre. Notre époque ne paraît pas en mesure d’envisager une alternative à elle-même – c’est bien, cette impossibilité d’imaginer un autre, c’est à dire des limites et un dehors, l’absolu, celui du capitalisme absolu - si bien que la pensée politique contemporaine se meut de plus de plus dans le fatalisme d’une réitération à l’infini des justifications du capitalisme.

Ce qu’il y a de plus puissamment original chez Castoriadis pourrait s’énoncer ainsi : son oeuvre travaille à la constitution d’une altérité dans la politique qui ne rentre pas cependant dans le domaine de l’utopie. Un autre qui n’est pas l’utopie. L’utopie dessine toujours un hors-lieu et un hors-temps; au contraire, l’altérité politique dont Castoriadis s’essaie à dévoiler le visage, dévisager et envisager, s’enracine dans des moments politiques de l’histoire occidentale qui en ont été comme sa brève fulguration. Il importe de différencier l’altérité politique, dont la pensée de Castoriadis maintient la possibilité ouverte, d’avec l’utopie. Castoriadis propose une politique dont on peut affirmer qu’elle est l’exact contraire de l’utopie : tandis que l’utopie dessine dans le virtuel un monde tellement parfait qu’il en est figé, achevé, fermé, lui aussi absolu, axiologiquement immobile, les principes politiques de Castoriadis veulent construire un monde dans lequel le mouvement et l’instabilité seront constitutifs (les principes étant autonomes, création humaines, ils seront soumis à la ré-interrogation et la ré-élaboration permanentes). Son point de vue pourrait se laisser décrire ainsi : il ne répète pas le même institué, ne ventriloquant pas, comme tant d’autres aujourd’hui le discours du capitalisme et du libéralisme, il ne s’embourbe pas dans le réformisme, et cependant on ne peut l’étiqueter ni comme un marxiste ni comme un utopiste. Ainsi, sa position se situe-t-elle sur la ligne de crête d’une altérité politique qui ne s’inscrit pas dans le registre de l’utopie : une altérité qui continue en le renouvelant (tout en abandonnant ses aspects mortifères) le mouvement révolutionnaire. Une altérité qui s’appuie sur les surgissements fulgurants et écliptiques par lesquels elle s’est parfois donnée à voir dans l’histoire.

L’autre est-il possible dans la politique ? Non pas “ une autre politique ”, mais une politique qui serait l’autre de la politique héritée. C’est cet autre là qui mérite par dessus tout le nom de “ politique ”. Des éclairs - le temps d’un orage, comme furent la Commune de Paris et les Conseils ouvriers de Budapest- rendent de loin en loin visible (envisageable) cet autre. Deux façons existent d’entendre le mot “ politique ” : soit ce mot signifie la “ politique ” héritée, telle qu’elle se pratique depuis toujours et dont Machiavel a été le plus remarquable analyste, soit ce mot désigne une activité différente de cette dernière, qui a surgi de loin en loin dans l’histoire, par éclairs et par éclipses, de manière discontinue, et c’est cette activité là que Castoriadis vise quand il parle de politique. Cette altérité est redevable d’une double fondation anthropologique qui la rend possible : elle se fonde dans le concept d’imagination radicale autant que dans la politicité (“ l’animal politique ”) de l’homme.

Apprécions chez Castoriadis sa façon d’analyser la politique qui en fait, tout bien considéré, une poétique. Poussée à son terme, cette observation nous conduit à considérer les institutions politiques comme étant des œuvres d’art, des poèmes. C’était déjà ce que Rousseau, après Machiavel et peu postérieurement à Vico, a voulu nous suggérer. “ Du législateur ”, dans Le Contrat Social ne dit rien d’autre – de Rousseau à Castoriadis la filiation est, sur cette question, directe. Sans doute même Machiavel, Rousseau, Vico et Castoriadis supposent-ils que la création politique est, plus encore que la philosophie, la plus haute poésie. La raison ici n’intervient qu’en second lieu, comme puissance logistique, après que l’acte constitutif fondateur (qui peut fonder aussi bien un peuple, un Etat, une constitution...) ait été produit par l’imagination. L’imagination produit ce sur quoi la raison va travailler. Il y a d’abord l’imagination créatrice qui donne lieu aux formes politiques, puis la raison qui guide la vie politique ordinaire lorsque celle-ci n’est plus fondatrice. On peut dire que le politique créateur, fondateur (par exemple, comme le suggère Spinoza dans le Traité théologico-politique, Moïse) est le plus grand des poètes. Gramsci, dans ses notes sur Machiavel, a pu penser que le peuple rassemblé en parti pourrait être le Prince moderne; cependant, chez Gramsci la principauté politique populaire et partidaire relève moins de l’imagination créatrice (que le prince de Machiavel réalise effectivement) que d’une des versions du nécessitarisme historique téléologique. Comme Gramsci, en opposition avec Machiavel, Castoriadis demeure persuadé que la création politique peut être désormais collective, mais, à la différence de Gramsci, au lieu d’être inscrite dans le cours de l’Histoire, cette création est/sera une oeuvre aléatoire et improbable de l’imagination politique.

Castoriadis rejoint le jeune Marx, celui qui se débattait à croche-concept avec Feuerbach, par ce postulat : l’homme est une création de l’homme; mais Castoriadis (malgré une différence majeure : pour lui cette création est œuvre de l’imagination alors que pour Marx elle l’était du travail) en tire de puissantes conséquences que Marx ne pouvait apercevoir. Aux yeux de Castoriadis, c’est Sophocle qui, à l’inverse d’Eschyle (chez qui l’anthropogonie est l’ouvrage de Prométhée), a été le premier à saisir cette dimension de création de l’homme par lui même : il décrit son anthropogonie comme une autocréation. Par suite “ le poète est ici plus profond, parce que plus radical que le très profond philosophe ”, Aristote ; en effet, tandis qu’Aristote découvre tout ensemble que “ l’homme est l’animal doué de raison ” et “ l’animal politique ”, Sophocle appréhende l’homme comme l’être qui s’est enseigné à lui même cette raisonnabilité et cette politicité. C’est dans la Grèce ancienne que, pour la première fois, les hommes se sont rendus compte de l’origine simplement humaine des grandes significations (imaginaires) qui structurent la vie sociale ; de cette découverte, véritable “ rupture historique ”, jaillirent la politique (généralement définie ainsi :“ la mise en question des institutions existantes et leur changement par une action collective délibérée ”) ainsi que la philosophie (toujours conçue ainsi : “ la mise en question des représentations et des significations instituées et leur changement par l’activité réflexive de la pensée ”). Castoriadis semble indiquer que le source de ce jaillissement de la philosophie et de la politique est à chercher dans la poésie (Sophocle) où s’est pour la première fois manifestée la conscience d’une auto-anthropogonie.

Considérer la politique comme une poésie politique conduit à observer qu’elle a deux aspects : création/autocréation de la cité, création/autocréation de l’homme.

Le fondement de cette double création/autocréation (dont l’énergie et les formes proviennent de l’imagination radicale) réside finalement dans la politicité de l’homme. L’oeuvre de Castoriadis ne cesse de tourner autour de l’énigme vertigineuse pointée par Aristote de l’homme comme “ animal politique ”. Il faut dire que cette expression dégage l’énigme même du politique, son Sphinx philosophique. Cette formule, la plupart du temps mal comprise, ne désigne ni une nature ni un fait, mais une potentialité. L’homme est l’animal qui peut avoir une existence politique. De fait, on a là affaire avec une double radicalité : l’homme comme animal radicalement politique (sa politicité) et le politique comme déploiement de ce caractère politique de l’homme (ce déploiement constitue l’individu en citoyen et la société en cité). Le “ projet d’autonomie ”, axe de la méditation de Castoriadis, est ce qui transporte cette radicalité de la politicité humaine à travers les siècles.

Aristote a formulé le premier la radicalité politique de l’homme – cette parole a rapidement subi une occultation par la confusion entre “ politique ” et “ social ”, le recouvrement de “ politique ” par “ social ”. Très tôt le social s’est manifesté comme étant le crépuscule du politique. Toute l’œuvre de Karl Marx elle-même (c’est ce qui en assure la grandeur) se débat en des sens divergents avec cette confusion, héritée de notre histoire intellectuelle. repérons ainsi la grande faille de l’œuvre de Marx (faille qui ressort dès lors qu’on ne considère plus la pensée de Marx comme une doctrine, un corpus positif achevé, mais comme une écriture, un travail inachevé de mouvement) : l’hésitation oscillatoire entre le pôle social et le pôle politique, entre le recouvrement de la politique par le social et la libération de la dimension politique, son exhumation.

Chez Castoriadis cette politicité demeure seconde par rapport à l’imagination, ce qui n’est pas du tout le cas chez Aristote où la politicité est contenue analytiquement dans la raisonnabilité fondamentale de l’être humain (“ animal politique ” est contenu dans “ animal raisonnable ”). Le sens radicalement politique du citoyen, sa politicité – découverte philosophiquement dans le cadre de la cité grecque par Aristote- tombe définitivement dans l’occultation à partir de saint Augustin (avec sa distinction-liaison entre les deux cités qui ont des fins différentes, celle de la terre et celle du ciel). La politique - malgré des périodes épisodiques d’éclaircie, comme dans l’œuvre de Rousseau, ou l’émergence du motif du citoyen antique pendant la Révolution française - est le grand refoulé de la vie collective depuis la constitution du christianisme (depuis saint Augustin).

La politicité, l’être politique possible (virtuel) de l’homme est l’occulté de la pensée prétendument politique (exception faite surtout de Rousseau) depuis la fin de l’Antiquité, tandis que le politique/la politique si l’on entend par politique l’espace construit par le déploiement de cette politicité radicale (autrement dit la cité) en est le refoulé. Depuis la fin de l’Antiquité - depuis saint Augustin- nous sommes entrés, par l’effet du christianisme, dans l’assomption du social, de la société, et le maintien dans l’obscurité du politique. Au fond, qu’est-ce que l’histoire européenne depuis la fin de l’Antiquité ? C’est l’histoire d’une éclipse : l’éclipse du citoyen, de la démocratie, l’éclipse du politique. C’est une histoire qui se déroule dans la nuit du politique/ de la politique. Le christianisme, matrice dominante de la culture occidentale pendant 1500 ans, a dissocié le social d’avec le politique, faisant du politique un domaine réservé dont les populations sont tenues à l’écart, il a ainsi repoussé dans l’ombre cette politicité, la figure du citoyen qui l’accompagnait au profit d’une hiéropolitique. Historiquement parlant, c'est l’interprétation chrétienne appliquée à la pensée d’Aristote qui a fusionné le politique et le social en affirmant, comme saint Thomas d’Aquin lorsqu’il commente Aristote, que l’homme est “ animal politique, c’est à dire social ”. Aujourd’hui ce refoulement chrétien de la politique perdure en se produisant au profit de l’alliance du technisme (autrement dit : un optimisme anti-politique) et de l’humanitaire (autrement dit : un moralisme anti-politique).

Le “ projet d’autonomie ” tel que Castoriadis l’exprime se ramène à l’horizon suivant : agir dans la perspective d’une désoccultation de la politicité et de la levée du refoulement de la politique. Cette double perspective - qui implique le double usage de l’imagination : dévisager et envisager- forme l’horizon général de la démarche de Castoriadis.

* * *

L’œuvre de Castoriadis nous laisse devant l’énigme de la panne contemporaine de l’imagination créatrice ajointée à l’inhibition persistante du désir (de) politique. Tout se passe aujourd’hui comme si l’imaginaire institué par le capitalisme devenu absolu - produire et acquérir des produits : la production et la consommation infinies devenues finalité de la vie humaine- avait réussi à stériliser l’imagination créatrice de formes politiques. Faculté politique, faculté qui permet de créer cet autre de la politique héritée dans lequel il faut voir la vraie politique, l’imagination radicale va-t-elle reprendre sa dynamique créatrice ? Castoriadis exprime cette inquiétude à laquelle il ne propose aucune réponse assurée : surgi dans le monde grec, le développement de la politicité était improbable dans l’histoire, quasi accidentel, rien ne peut certifier qu’il continuera.

Perdue à jamais, alors, la politique ? Certaines œuvres - telle celle de Castoriadis- peuvent être comparées à une nouvelle arche de Noé, transportant pour une hypothétique renaissance les germes de ce qu’il y a de plus précieux et de plus perdu dans le monde, la politicité humaine.

Pourquoi lire Cornelius Castoriadis ? Parce qu’il est le penseur de la politisation de l’existence humaine - par là sa démarche trouve son site au plus près de cette potentialité qu’Aristote avait découverte dans l’homme, et qu’il semble urgent de désabsenter. La lecture de Castoriadis nous désigne, au temps du capitalisme devenu absolu (sans dehors), les tâches de riposte suivantes, dans lesquelles l’imagination joue le rôle moteur : dévisager le présent, envisager l’autre (l’altérité politique), sauvegarder la politicité.

Robert REDEKER

New York, 1er décembre 2000.

Conférence prononcée à Columbia University, New-York, dans le cadre du colloque “ Cornelius Castoriadis : Rethinking Autonomy ” le 1er décembre 2000



[1] Philosophe. Les Temps Modernes (Paris). Derniers ouvrages parus : Aux Armes citoyens (éditions Bérénice) et Le Déshumain (Editions Itinéraires).

[2] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, 1975, Paris, Seuil.