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Origine : Echange Mail début Février 2007
Résumé:
L'exposé qui suit prend pour point de départ l'idée
que la racine psychique de la haine est un élément constant
dans les manifestations de l'incapacité individuelle et collective
à s'auto-constituer d'une autre façon que celle qui,
pour le faire, doit nier l'autre en tant qu'autre. Il aborde en même
temps l'analyse des deux manifestations où elle s'exprime,
la haine envers l'autre réel et la haine de soi, la haine de
la psyché envers elle-même, en tant qu'autre, avant de
conclure avec l'analyse du dispositif d'occultation de l'altérité.
Dispositif dont la racine psychique se sert pour simuler la clôture
comme sens, historiquement institué. Clôture contenue
dans la signification imaginaire sociale qui se trouve à la
base de la société hétéronome.
Mots clé:
état monadique; séparation; schéma de toute-puissance;
altérité; clôture comme sens; meurtre intra-clanique;
principe d'incomparabilité des cultures.
De Sarajevo à New York
Dans les lignes qui suivent on reprend les notions que Cornelius
Castoriadis a formulées pour aborder les questions posées
à l'institution sociale par le rapport avec l'autre. Tout
particulièrement lorsque ce rapport devient impossible, autrement
que dans les expressions les plus aiguës de la haine et l'intolérance.
Les phénomènes auxquels on fera référence,
pour guider la réflexion sont bien la haine raciale, le «nettoyage
ethnique», les attentats-suicides, le génocide, l'assassinat
indiscriminé de populations civiles et la guerre, en tant
que manifestations de la haine de l'autre réel. Parallèlement
à l'arrière-plan, on n'oubliera pas les «fondements»
sur lesquels s'étayent, l'exclusion sociale systématique,
la haine de l'autre et sa manière de se manifester dans le
lourd quotidien de la socialité hétéronome.
Corrélativement, on n'oubliera pas, non plus les impasses
du relativisme culturel et les paradoxes dérivés de
l'application du modèle de la «société
multiculturelle», face à la réalité.
Ensuite, compte tenu du caractère polémique de ce
qui précède, vu à travers le point de vue de
CC., il devient urgent de faire face à la myopie qui, après
avoir insisté à propos de la «pauvreté»
comme dernière instance pour «expliquer» l'utilisation
de la terreur comme instrument, ignore la dimension imaginaire (CC,
1999, pp. 323) et institutionnelle de la société,
dans un acte extrême de réductionnisme. Acte qui la
réduit à un pur réflexe, comme le marxisme
avait déjà fait (CC, 2002 pp.. 60). C'est pourquoi,
pensons-nous, le déterminisme économique ou autre
est incapable de comprendre pourquoi, dans une société
où règne la famine, rares sont ceux qui s’adonnent
au pillage, aux assauts des magasins à main armée,
aux séquestrations, recourent à l'émigration
ou à « la montaña », tandis que tous les
autres, la grande majorité, se laisse crever de faim et/ou
abandonne son destin à la «volonté divine»,
au «gouvernement» ou au missions humanitaires.
La tension majeure, d'où le titre de cet article, est bien
celle du lien qu’approche les dimensions individuelles et
collectives de l'occultation de l'auto-altérité, d’une
part et de l’autre l'expression illimitée de la haine,
sous ces formes multiples. C’est cette tension majeure qui,
mettant en œuvre une universalité beaucoup plus effective
que celle que nous sommes habituellement prêts à assumer,
rend possible, par métaphore, que Sarajevo puisse être
un quartier de New York. Ensuite on essaiera de préciser
les éléments qui, dans la position castoriadienne,
nous proposent, non pas l'élimination mais l'encadrement
de la haine, grâce à l'autolimitation explicite. Action
d'auto-limitation en tant que faculté et atout, rendues possibles
dans le contexte d'un projet dans lequel, se placer face à
l'altérité essentielle, c'est bien expliciter l'auto-altération
de la société -auto-institution de la société
donc- qui ouvre, par-là même, la curiosité vis-à-vis
des autres en tant qu'autres, le projet d'autonomie.
II.- De l'état monadique à la haine psychique.
En mai 1995 Castoriadis intervient dans le cadre du colloque Guérir
de la guerre et juger la paix, organisé par l'université
de Paris VIII et le Colloque International de Philosophie. Six mois
plus tard, après trois ans et demi qu’avait duré
le siège de Sarajevo par les forces serbes, c’est précisément
à Paris que sont signés les accords de Paix de Dayton,
qui mettent fin à la guerre sanglante dans l'ex Yougoslavie.
L'exposé de Castoriadis, dont on discute ci-dessous les lignes
principales, a comme titre Les racines psychiques et sociales de
la haine.
La contribution de Castoriadis à l'analyse des origines
psychiques et sociales de la haine doit être abordée
dans le contexte de ce que Castoriadis lui-même appelle la
dimension imaginaire de la société (1975, 2a partie).
A la base de sa problématique il y a l'idée que le
conflit sous-jacent dans le processus de production sociale des
individus, dans chaque société concernée, n'est
pas du tout un conflit entre ces individus et la société,
car l'individu est bel et bien une institution sociale (1975, pp..
401). Le conflit par excellence, en ce sens, est plutôt celui
qui oppose la société à la psyché, pour
le formuler dans les termes qui vont être employés
par la suite.
Pour Castoriadis la réalité psychique (1975, pp..
426 et suivantes) est faite de représentations. La mise en
relation de ces représentations est nécessairement
dictée par l'affect. La (re)présentation dans le contexte
donné par la réalité psychique est bien une
représentation d'objets et dans aucun cas une représentation
de mots. La question de la réalité psychique est donc
la question de l’origine d’où surgit la représentation
d'objets, des formes créées perpétuellement
par l'imaginaire radical. La réalité psychique est
cet imaginaire radical, qui fait être le manque comme manque,
et dont la possibilité de «venir au monde» dépend
de la représentation d'objets et de l'assignation simultanée
du sens, à ces objets. Cet imaginaire radical, selon la pensée
de CC, trouve son état primordial dans la proto-représentation
« de soi » comme tout.
Cette représentation du proto-sujet répond au principe
de plaisir et constitue, en tant que libido autistique, une source
illimitée de plaisir à laquelle il ne manque rien
et qui ne laisse rien à désirer. Cette source illimitée
exclut l'élément réflexif et donc exclut aussi,
en tant qu'elle le précède, le narcissisme. Le fait
de référer tout à soi-même caractérisera
dorénavant l'élément constitutif de la psyché
tout au long de l'histoire de chaque individu, devenant ainsi la
matrice et le prototype de ce que sera, pour toujours, le sens.
Dans ce contexte le sein de la mère, pour le nouveau-né,
sera d’abord perçu comme appartenant au corps propre
et l'affect deviendra, immédiatement, représentation
de soi et intention de permanence atemporelle de cet état.
Le sein absent sera donc halluciné (1997, pp.. 31 y 1999,
pp.. 85) et parallèlement par cette voie, l'absence introduira
la séparation.
Le processus de socialisation de la psyché, socialisation
imposée par la voie de la séparation, trouvera, dans
la clôture comme sens, le noyau dur du sujet originaire. Cet
état monadique, qui se trouve à la base du schéma
psychique de toute-puissance (1975, pp.. 444), est le seul dont
la psyché fasse l’expérience et donc le seul
qu'elle soit capable de transférer vers l'autre. La socialisation
est définie ici, à partir des principes établis
par CC, comme le processus par lequel chaque institution sociale
donne à la psyché le sens contenu dans la signification
individu social, en échange de sa renonciation aux objets
primordiaux et donc au schéma monadique d'auto-investissement
Ce qu’on vient de décrire représente, sans
doute de façon trop simplificatrice, la base sur laquelle
se construit la contribution de Castoriadis à l'analyse de
la racine psychique de la haine. Haine psychique envers tout ce
qui est perçu comme «monde extérieur»
(1999, pp.. 185). Monde, tout au début représenté
par la mère, en tant que premier objet extérieur qui
annonce tout ce qui, à partir de ce moment, sera perçue
comme ambiguïté entre amour et haine. Au fur et à
mesure que cette socialisation se met en place sur la condition
monadique, essentiellement répétitive, de la psyché,
cette séparation deviens le dispositif par excellence et
la source des deux manifestations de la haine psychique: la haine
de l'autre réel et la haine de soi comme autre (l'individu
sociale). Il s'agit ici de deux formes par lesquelles l'altérité
se manifeste, l'autre réel et le «soi-même»
de la psyché en tant qu' (autre)-individu social. Ce sont
ces deux formes qui ont attiré l'attention de C et ce sont
elles qui vont permettre, dans les pages qui suivent, de parler
d'occultation de l'auto-altérité de la part de l'institution
sociale (CC, 1977, pp.. 476-477).
III.- De la clôture comme sens à l'occultation
de l'auto-altération.
L'incorporation de la psyché à ce monde crée
par chaque société est décrit par CC en tant
que déploiement du flux indissociablement affectif/représentatif/intentionnel
(1997, pp. 33). Ce flux est aussi traversé par une tension
entre la toute-puissance impossible de soi et l'omnipotence aimée/haïe
de l'autre. Telle est la situation devant laquelle l'altérité,
contenue dans toute séparation -et par suite dans le clivage
du sujet-, devient une menace mortelle.
Cet état scindé entre amour et haine, répétition
et création, entre être et a-être, deviendra
un état en face duquel l'institution sociale devra, nécessairement,
se superposer. Elle va se superposer, grâce à l'identification
de ses origines avec les origines du « monde ». «
Monde » en tant que « création » presque
toujours implicite, d'une instance « extra sociale »,
et qui pose, en même temps, l'interdiction de tout questionnement
à son sujet. La notion d'occultation de l'auto-création
de la société par elle-même, grâce à
la formulation de la méta-norme, est ici le point que permet
de concentrer la forme selon laquelle, la clôture comme sens,
devient la « réalité » de l'institution
sociale (CC 2002a. p. 220).
Les éléments qui, dans le sens qu'on vient de signaler,
apportent une plus grande clarté pour analyser la racine
sociale de la haine, sont le transfert hypothétique du schéma
de la monade psychique, vers ce que CC appelle la dimension ensembliste-identitaire
(ensidique), dont la condition par excellence est celle de la répétition,
et vers la dimension proprement imaginaire dont la condition par
excellence est celle de la création, mise en œuvre dans
la signification imaginaire sociale (SIS). Ce transfert est bel
et bien, dans l'énorme majorité des cas, nécessaire
pour constituer l'institution sociale et la soustraire, dans ce
même acte, à toute altérité. L'autre
élément fondamental et aussi indispensable pour instaurer
l'institution sociale et sa promesse d'auto-perpétuation,
c’est la fabrication sociale de l'individu garante de l'institution
dans chaque société. L'argument de CC en ce sens consiste
à insister sur le fait que, toute société s'auto-institue
-presque toujours de façon implicite-, en répondant
par avance aux questions fondamentales à propos de ses origines
et son destin: « d'où venons-nous?», «
pourquoi et pour quoi vivons-nous? » etc. Les réponses
à ces questions se matérialisent dans les significations
imaginaires sociales que sont mises en œuvre dans le processus
de fabrication-socialisation des individus dans chaque société
et grâce à l'intériorisation par ceux-ci des
normes sociales.
Dans cette perspective on peut dire que, pour CC, la question de
la société hétéronome (hetero = autre,
nomos = loi) et la question de la société religieuse
sont, dans une très importante mesure, une seule et même
question. Plus précisément il devient nécessaire
de signaler que, dans l'acte d'occultation/présentation de
l'auto-altération mise en œuvre par la religion, en
posant et en assimilant l'origine du «monde» avec l'origine
de la société, la société religieuse
réalise une opération grandiose, chaque fois vouée
à l’échec, d'auto-soustraction de soi face à
l'altérité. Altérité qui, en tant que
caractéristique constitutive, synonyme pourrait-on dire,
de l'être et du devenir, sera essentiellement niée
par la société religieuse.
Les questions que s'ouvrent ici vont au delà des limites
de cette contribution, malgré cela on peut dire que l'altérité,
représentée par toute création, création
sans attributs, ainsi que par l'absence totale du sens que représente
la mort pour le sujet, présente un caractère déterminant
pour l'occultation. Ici nous nous référons directement
à la notion freudienne de compulsion de répétition,
compulsion illustrée de façon schématique par
CC par ce qu'il appelle le «syllogisme du sujet»: «je
suis (le) bien, tu n'est pas moi, par conséquent tu n'es
pas le bien… ton dieu n'est pas le véritable dieu,
etc.». Compulsion donc qui sera comblée par la religion,
les nationalismes, le racisme, la misogynie, l'homophobie, l'intolérance
et de la même façon, jusqu'à un certain point,
par la foi aveugle vis-à-vis des « vertus » du
« progrès », le positivisme scientifique et le
déterminisme dans la tradition philosophique héritée.
IV.- Le schéma de toute puissance et les frontières
de la société.
Pourquoi l'impossibilité de s'auto-constituer autrement,
que par la négation de l'autre, devient-elle haine incontrôlable
et envie de le supprimer?, c'est une question qui n'a pas de réponse
simple. Le champ ouvert par les exemples historiques donne une relative
clarté, quoique les contre-exemple soient presque infaillibles.
L'ingrédient qui fait de la haine psychique limitée,
ordinairement présente dans toute vie en société,
un élément explosif, a un rapport privilégié
avec le contenu de la sublimation qui est mise en place, à
chaque fois, par l'institution de la société, en échange
de la renonciation par la psyché au schéma de toute-puissance
de l'état monadique. Ce contenu doit être vu à
travers le positionnement par toute société, parallèlement
et, presque toujours, implicitement à la représentation
du «monde», d'un autre («non-monde»). En
ce sens c’est bien le contenu de la sublimation qui délimite
la société et ses «frontières».
En suivant cette argumentation on peut dire que le processus de
socialisation, en tant que lieu de croisement entre psyché
et société, est donc une clé pour mieux comprendre
la question de la haine. Il s'agit donc d'un processus dans lequel
les SIS bouclent, pour ainsi dire, le transfert du schéma
de toute-puissance vers l'autre. Au plus profond de ce processus,
se trouve, insistons-y, la haine que la psyché expérimente
vis-à-vis d'elle-même, sous la forme d'individu social.
Ce même processus et son contenu profond dans le domaine du
social-historique, le pour soi de la société, se présente
comme constitutif de ses frontières (la « peau de la
société »), en tant que frontières de
sens (C.C., 2002a, pp.. 213-214).
Deux annotations marginales s'imposent, annotations qu’il
me sera impossible de développer ici avec tout ce qu’elles
impliquent, particulièrement en ce qui concerne les lieux
communs de la correction politique en cours, surtout dans le milieux
humanitaires. Tout d'abord il est nécessaire de mettre en
lumière d'une façon critique le réductionnisme
extrême vis-à-vis des paradoxes soulevés par
ce qu'on peut nommer, dans le contexte présent, le rapport
avec l'autre et son assimilation à la notion-écran
de «la différence» et même, en dernier
ressort, au relativisme culturel (Steiner, et Alston, 1996, CC-MAUSS,
1999). Ensuite il est nécessaire de signaler, au moins, la
confusion ou même le pari à la culpabilité cachée,
qui sont derrière les affirmations dans le sens que «le
racisme» est la conséquence inévitable du déploiement
de la «culture occidentale». Déploiement et «victoire»
dont la version massive, il est vrai, n'est pas la reconnaissance
universelle de la valeur de l'autonomie et de l'habeas corpus, ce
qui serait propre à un état de droit « planétaire
», mais celui des «instruments internationaux»
de coercition, les «interventions humanitaires», le
déploiement massif des forces de paix et tout ce que, à
titre de palliatif, nous rappelle seulement l'état de loi.
D'abord le rapport avec l'autre, l'autre réel et/ou l'autre
imaginaire, représente donc pour CC, un rapport défini
par l'altérité, tandis que « la différence»
appartient selon lui, à l'ordre de l' « ensidique »
et donc au monde de la répétition à partir
du même. D'une façon assez schématique en faisant
appel à l'exemple donné par CC, on peut dire que le
rapport qu'on peut établir entre la chiffre 34 et la chiffre
43 est un rapport réglé par la différence,
tandis que celle qu'on peut établir entre L'Iliade et Le
Château de Kafka (CC, 1990, p. 333) est un rapport d'altérité.
Deuxièmement et de façon plus générale,
sur l'impossibilité de s'auto-constituer autrement que par
la voie de la haine et la suppression de l'autre comme autre, il
faut attirer l'attention sur le fait que, les manifestations les
plus affreuses de cette impossibilité, par exemple la haine
et l'imaginaire anti-juif en Europe, en tant que condition pour
l’existence propre, est aussi vieille que les premiers documents
écrits par l'homme, d'abord les textes sacrés des
trois religions monothéistes. On ferme la parenthèse
et on revient sur la démesure de la haine.
La principale contribution de CC, en ce qui concerne la question
dont on s'occupe ici, particulièrement par rapport à
sa dimension historico-sociale, est représentée par
l'analyse aiguë qu'il entreprend -à partir d’une
infinité de situations historiques-, qu’éclaire
la limitation constitutive de l'interdit du meurtre intra-clanique,
dans le mythe scientifique évoqué par Freud (1922).
Si on revient sur le texte de Freud, on constate que, comme le signale
CC, c’est grâce à l'accord entre frères,
en évitant la répétition du parricide rituel
et en assumant tacitement que personne ne peut exercer un pouvoir
illimité, comme celui du père archaïque (Castoriadis,
1996, pp. 144 y 145), que naît l'institution sociale et avec
elle la civilisation.
CC met l’accent sur l’idée que l'interdit du
meurtre ne se réfère explicitement qu’aux membres
du clan, tandis qu'il omet la sanction en dehors de celui-ci. En
poussant ce postulat vers ses dernières implications, dans
de situations historiques, on constate qu'effectivement le meurtre
pour «sauver l'honneur», les vendettas familiales depuis
toujours, sans parler de tout le mal qu'on est prêt à
infliger ou à souffrir à cause de, ou à l’encontre
de personnes totalement inconnues, comme il arrive dans les guerres,
sont pour la plupart, une source d'orgueil et d’exaltation.
V.- De la haine à l'autonomie des autres.
La position de CC par rapport à la possibilité de
limiter la haine est aussi très éclairante, il affirme
cette possibilité quand il s'agit de la première forme
sous laquelle elle se manifeste, c'est-à-dire sous la forme
de haine de l'autre réel. En ce cas la haine peut être
encadrée au point de la réduire aux niveaux banals,
comment, en fait, arrive dans la vie sociale normale en temps de
paix. Il me paraît important de signaler que cette limitation,
dans les meilleurs des cas, part de son acceptation en tant que
telle et plus encore, du fait qu'elle soit reconnue en tant qu'une
tendance quasi-naturelle chez l'individu socialisé.
Cette possibilité constitue probablement celle que Freud
envisageait à la sortie du cycle répétitif,
mise en scène dans le dénouement du mythe scientifique
de la horde primitive. En tout cas c'est bel et bien celle que CC
(1997, pp. 101), met en place au moment où il fait référence
à cet autre élément, complémentaire
de l’élément psychogénétique,
qui est l'accord entre frères. Accord entre frères,
qui est rendu possible grâce à la renonciation à
la toute-puissance et donc dans la direction de la rupture de la
clôture, par la voie de l'auto-limitation et de son ultérieure
-ni nécessaire ni contingente-, explicitation dans le projet
d'autonomie.
Reprenons la problématique de la rupture qui trouve son
acte inaugural dans la mise en place explicite de l'interrogation
radicale et permanente. Cette rupture s’accomplit dans la
reconnaissance par la société de son auto-création
et donc par la négation de toute instance extra-sociale,
en tant qu'origine de sa propre institution. C'est grâce à
cette interrogation, si l’on accepte ma lecture de la contribution
castoriadienne, qu’il devient possible de concevoir les institutions
des autres, simplement, comme des institutions-autres. C'est aussi
grâce à elle qu’il devient possible et «
légitime », si on ose dire, en transgressant le principe
de l’incomparabilité des cultures et en dépassant
son caractère fallacieux, de se poser radicalement et donc
aussi « arbitrairement », non seulement face à
nos propres institutions, mais face aux institutions des autres.
A la base de cette rupture on trouve donc la reconnaissance de
l’altérité propre et par conséquent,
de façon assez schématique et simplificatrice, la
reconnaissance de l'à-être de l'être et de l'histoire.
L'autonomie des autres, de l'«autre réel», comme
possibilité, autonomie dans ses dimensions tant individuelles
que collectives, contient un impasse. Impasse majeure, partagée
tant par la dimension de la psyché socialisée que
par l'institution sociale. Il s'agit donc de la preuve majeure de
l'autonomie, en tant que régime de l'auto-institution explicite,
dépendant de la possibilité donnée par les
institutions, y compris l'institution «individu social»,
de mettre en jeu sa capacité d'accepter que, dans la mesure
où la création de sens est possible, sa totale disparition
est tout aussi possible. Bref dépendant de la possibilité
que la société, et avec celle-là l’individu,
mettent en jeu leur capacité d'assumer qu'eux-mêmes
sont mortels (CC, 2002a, pp. 237).
C'est dans ce contexte que le champ de la politique, champ dans
lequel les citoyens démocratiques jugent la chose publique
et assument explicitement sa capacité de transformer les
institutions qu’ils se sont eux-mêmes données,
présente une série de questions importantes. Je me
réfère à la tendance de l'institution à
se placer «en dehors» et «au-dessus de la société»
et aussi à son identification à l’égard
de l' « instance extra-sociale », en tant qu'origine
de la norme, c'est-à-dire à la question de l'hétéronomie.
Le cas des leaders charismatiques et des cultes de la personnalité,
gonfle la liste d'exemples déjà importante. Il s'agit
d'autres variétés des néfastes conséquences
de l'atomisation de processus identificatoires et du transfert au
cent pour cent (C.C., 1999, pp.. 213), vers des entités telles
que: le parti, l'organisation, l'entreprise, le prédicateur,
le leader de la révolution, la pastorale, la communauté,
l'Ayatollah, l'Imam, l'Illol.
A tout ce qui précède, il me faut ajouter par souci
de justice, les énormes difficultés et les maigres
résultats que CC voyait dans le champ du combat contre le
chauvinisme, le fanatisme et autres manifestations extrêmes
de haine vers l'autre. La lutte contre la misogynie, malgré
quelques progrès dans une poignée de pays, ferait
partie de ce bilan négatif, de la part de CC.
Devant ce panorama que s'ouvre, il est nécessaire d’expliciter
certaines remarques, en particulier en ce qui concerne la société
multiculturelle en relation avec la question du «droit à
la différence» et finalement avec celle de la pauvreté
en tant que « déterminant » des manifestations
de haine, par exemple, dans les attentats-suicides ou dans les «révoltes
primitives» (Ramonet, 2002). Castoriadis faisait souvent référence
aux positions ambiguës de ceux qui dans les sociétés
occidentales se scandalisent devant des pratiques comme la lapidation
des femmes considérées « adultères »,
l’excision ou le voile islamique, tant qu’elles sont
pratiquées dans des pays lointains, tandis qu'ils sont incapables
d'assumer cette même indignation devant un collègue,
un voisin (1990, pp. 45) ou un enseignant (Voir le cas récent
de l’enseignant Ramadan dans une école du Canton de
Genève), qui les justifie ou qui les pratique. L’attitude
critique de CC, vis-à-vis des positions simplistes (CC, 1990,
p. 37) si répandues dans les milieux humanitaires, ce «substitut
contemporain de la politique», visent essentiellement ce genre
d'inconsistance.
Dans ce qui précède, je prends en considération,
par exemple, les «engagements» pris en faveur des droits
de l'homme par des pays qui les violent de façon systématique,
ou par ceux qui ne s’en préoccupent que quand il s'agit
de revendiquer leurs propres droits et pas ceux des autres, tout
en signant des résolutions, qui sont, dans cette mesure,
cyniques et hypocrites (CC, 1990, pp. 45). Dans ce contexte et selon
l'exemple cité, en accord avec la correction politique du
moment, réussir à concilier d'un point de vue juridique,
politique et morale, l'habeas corpus des femmes lapidées,
survivants de l’excision ou voilé, avec le principe
qui proclame l'incomparabilité des cultures et donc avec
le «droit» et l' «obligation» de la «communauté»,
de faire respecter «la tradition», ne semble possible
que grâce à je ne sais quel miraculeux remède
sorti du bureau des experts en politique humanitaire.
Provisoirement il faut dire, au moins, que s’il est fondamental
de se prononcer fortement et résolument contre le racisme
et toutes les autres formes sous lesquelles la société
montre son incapacité à assumer explicitement l'auto-altération
qui est à son origine et dans son destin, cela suppose, néanmoins,
que l’on sache assumer l'auto-altération d'une façon
radicale. Ce qui implique, avant tout, qu’on se sache et se
reconnaisse comme la source exclusive de l'auto-institution, par
la voie de l'interrogation radicale, ce qui implique, à son
tour, le refus inconditionnel et conséquent de toute hétéronomie
et l’adhésion sans ambiguïtés au projet
d'autonomie.
C'est bel et bien ce contenu, depuis le germe qu’implique
la démocratie athénienne jusqu'à l'époque
contemporaine, qui est le but suprême de toute politique digne
de ce nom. Pour conclure de façon provisoire il faut dire
que la haine présente dans les attentats-suicides, si on
prétend l’expliquer par un déterminisme, n’a
pas grand chose à voir avec un réflexe provenant de
situations de pauvreté ou n'importe quelle autre explication
casuistique. Tout au contraire elle constitue l'expression active
de l'hostilité, que le magma de significations imaginaires
sociales crée sur la base du principe de clôture, en
tant qu'hétéronomie sociale, subie face à l'altérité
et avant tout face à la propre altérité. C'est-à-dire
face au soi-même de la société dont il s'agit,
en tant qu'autre réel et/ou imaginaire.
Dans la direction signalée par CC, répétons
que les expressions extrêmes de l’intolérance
et de l’aversion pour les autres, au cours de guerres, à
l'heure de génocides, les attentats suicides ou la misogynie
quotidienne, bien que cette aversion constitue un trait beaucoup
plus universel que ce qu'on est habituellement disposé à
reconnaître, n'ont pas toujours leurs origines dans la haine
psychique (1999, p. 191), bien que toutes la présupposent.
Pour que cette haine devienne impossibilité de s'auto-constituer
autrement que par la négation et la suppression de l'autre
comme autre, il est indispensable que la signification de la clôture,
le sens comme clôture, caractéristique des sociétés
hétéronomes, en tant que sociétés dans
lesquelles règne l'occultation systématique de l'auto-altération,
soit historiquement disponible. C'est-à-dire il faut que
soit disponible la clôture de la signification, frontière
de sens des sociétés hétéronomes et
simulacre, toujours inabouti et incomplet, de l'état monadique
de la psyché et de son incapacité constitutive à
accepter tout ce que n'est pas elle-même.
San Cristóbal de las Casas, México
Tuzla, BiH
Août 2003
VI.- Bibliographie
1. Castoriadis Cornelius
Sujet et vérité, dans le monde social-historique.
Séminaires 1986-1987. La création humaine I. Seuil,
Paris. 2002(a)
La insignificancia y la imaginación. Diálogos, con
Daniel Memet, Octavio Paz, Alain Finkelkraut, Jean-Luc Donnet, Francisco
Varela y Alain Connes. Traduction de Manuel Capella. Editorial Trotta,
Madrid. 2002.
Le monde morcelé, les carrefours du labyrinthe III. Seuil,
Paris. 1990.
L'institution imaginaire de la société. Seuil (Points
essais), París. 1975.
La montée de l'insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe
IV. SEUIL, París. 1996.
Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe II. Seuil, París.
1977-86
Figures du pensable, les carrefours du labyrinthe VI. SEUIL, Paris.
1999.
Fait et à faire. Seuil, Paris. 1997.
"La relativité du relativisme. Débat avec le
M.A.U.S.S.". La Revue du MAUSS semestrielle, 13 (premier semestre
1999): 23-39.
"La démocratie. Débat avec le M.A.U.S.S.".
La Revue du MAUSS semestrielle, 14 (second semestre 1999): 193-216.
Présentation. Alain Caillé. Ibid.: 5-15; voir: 11,
13.
2. Freud, Sigmund. Tótem y Tabú (1912-1913), Amorrortu,
Argentina, 1992
3. Ivekovic Rada et Poulain, Jacques (Responsables du volume). Guérir
de la guerre et juger la paix. L'Harmattan, Paris. 1998.
4. Ramonet, Ignacio. Guerre Sociale. Le monde Diplomatique, France.
Novembre 2002.
5. Roy, Olivier, (Rencontre avec). Islam et Politique: le crépuscule
de l'utopie ?. Propos recueillies par Emmanuel Fournier. En Sciences
Humaines, France, Novembre 2002
6. Steiner, Hery y Alston, Philip. International human rights in
context, law, politics, morals. Oxford University Press, NY, (particulièrement:
Universalism and cultural relativism). 1996.
* Je dois remercier pour sa lecture attentive et la correction de
la version en français de ce texte à Jean Louis Prat
et aussi pour la lecture et ces suggestions à Jordi Torrent
Bestit, Fabio Ciaramelli et Jean Claude Mettraux.
« La version originale de cet article avait étai écrite
en castillan, ayant en vue le numéro 54 de la revue espagnole
Archipielago, cuadernos de critica de la cultura, dédié
à Castoriadis, dont la rédaction l'a considéré
"en désaccord avec la ligne éditoriale".
Ensuite l'auteur a fait la traduction en Français et l'a
proposé à la revue L'autre, qui a publié la
version présente, selon la référence: "Les
frontières de la haine. À propos de l'altérité
selon Cornelius Castoriadis". L'autre. Cliniques, cultures
et sociétés, 5:2 (2004): 265-75, Grenoble.
Le version originale est apparue finalement aussi en castillan,
sur le site de la Fundación Andreu Nin:
Contact de l'auteur : <aguatint (at) hotmail.com >
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