"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Les frontières de la haine
A propos de l'altérité selon de Cornelius Castoriadis *
Rafael Miranda

Origine : Echange Mail début Février 2007


Résumé:

L'exposé qui suit prend pour point de départ l'idée que la racine psychique de la haine est un élément constant dans les manifestations de l'incapacité individuelle et collective à s'auto-constituer d'une autre façon que celle qui, pour le faire, doit nier l'autre en tant qu'autre. Il aborde en même temps l'analyse des deux manifestations où elle s'exprime, la haine envers l'autre réel et la haine de soi, la haine de la psyché envers elle-même, en tant qu'autre, avant de conclure avec l'analyse du dispositif d'occultation de l'altérité. Dispositif dont la racine psychique se sert pour simuler la clôture comme sens, historiquement institué. Clôture contenue dans la signification imaginaire sociale qui se trouve à la base de la société hétéronome.

Mots clé:

état monadique; séparation; schéma de toute-puissance; altérité; clôture comme sens; meurtre intra-clanique; principe d'incomparabilité des cultures.



De Sarajevo à New York

Dans les lignes qui suivent on reprend les notions que Cornelius Castoriadis a formulées pour aborder les questions posées à l'institution sociale par le rapport avec l'autre. Tout particulièrement lorsque ce rapport devient impossible, autrement que dans les expressions les plus aiguës de la haine et l'intolérance. Les phénomènes auxquels on fera référence, pour guider la réflexion sont bien la haine raciale, le «nettoyage ethnique», les attentats-suicides, le génocide, l'assassinat indiscriminé de populations civiles et la guerre, en tant que manifestations de la haine de l'autre réel. Parallèlement à l'arrière-plan, on n'oubliera pas les «fondements» sur lesquels s'étayent, l'exclusion sociale systématique, la haine de l'autre et sa manière de se manifester dans le lourd quotidien de la socialité hétéronome. Corrélativement, on n'oubliera pas, non plus les impasses du relativisme culturel et les paradoxes dérivés de l'application du modèle de la «société multiculturelle», face à la réalité.

Ensuite, compte tenu du caractère polémique de ce qui précède, vu à travers le point de vue de CC., il devient urgent de faire face à la myopie qui, après avoir insisté à propos de la «pauvreté» comme dernière instance pour «expliquer» l'utilisation de la terreur comme instrument, ignore la dimension imaginaire (CC, 1999, pp. 323) et institutionnelle de la société, dans un acte extrême de réductionnisme. Acte qui la réduit à un pur réflexe, comme le marxisme avait déjà fait (CC, 2002 pp.. 60). C'est pourquoi, pensons-nous, le déterminisme économique ou autre est incapable de comprendre pourquoi, dans une société où règne la famine, rares sont ceux qui s’adonnent au pillage, aux assauts des magasins à main armée, aux séquestrations, recourent à l'émigration ou à « la montaña », tandis que tous les autres, la grande majorité, se laisse crever de faim et/ou abandonne son destin à la «volonté divine», au «gouvernement» ou au missions humanitaires.

La tension majeure, d'où le titre de cet article, est bien celle du lien qu’approche les dimensions individuelles et collectives de l'occultation de l'auto-altérité, d’une part et de l’autre l'expression illimitée de la haine, sous ces formes multiples. C’est cette tension majeure qui, mettant en œuvre une universalité beaucoup plus effective que celle que nous sommes habituellement prêts à assumer, rend possible, par métaphore, que Sarajevo puisse être un quartier de New York. Ensuite on essaiera de préciser les éléments qui, dans la position castoriadienne, nous proposent, non pas l'élimination mais l'encadrement de la haine, grâce à l'autolimitation explicite. Action d'auto-limitation en tant que faculté et atout, rendues possibles dans le contexte d'un projet dans lequel, se placer face à l'altérité essentielle, c'est bien expliciter l'auto-altération de la société -auto-institution de la société donc- qui ouvre, par-là même, la curiosité vis-à-vis des autres en tant qu'autres, le projet d'autonomie.

II.- De l'état monadique à la haine psychique.

En mai 1995 Castoriadis intervient dans le cadre du colloque Guérir de la guerre et juger la paix, organisé par l'université de Paris VIII et le Colloque International de Philosophie. Six mois plus tard, après trois ans et demi qu’avait duré le siège de Sarajevo par les forces serbes, c’est précisément à Paris que sont signés les accords de Paix de Dayton, qui mettent fin à la guerre sanglante dans l'ex Yougoslavie. L'exposé de Castoriadis, dont on discute ci-dessous les lignes principales, a comme titre Les racines psychiques et sociales de la haine.

La contribution de Castoriadis à l'analyse des origines psychiques et sociales de la haine doit être abordée dans le contexte de ce que Castoriadis lui-même appelle la dimension imaginaire de la société (1975, 2a partie). A la base de sa problématique il y a l'idée que le conflit sous-jacent dans le processus de production sociale des individus, dans chaque société concernée, n'est pas du tout un conflit entre ces individus et la société, car l'individu est bel et bien une institution sociale (1975, pp.. 401). Le conflit par excellence, en ce sens, est plutôt celui qui oppose la société à la psyché, pour le formuler dans les termes qui vont être employés par la suite.

Pour Castoriadis la réalité psychique (1975, pp.. 426 et suivantes) est faite de représentations. La mise en relation de ces représentations est nécessairement dictée par l'affect. La (re)présentation dans le contexte donné par la réalité psychique est bien une représentation d'objets et dans aucun cas une représentation de mots. La question de la réalité psychique est donc la question de l’origine d’où surgit la représentation d'objets, des formes créées perpétuellement par l'imaginaire radical. La réalité psychique est cet imaginaire radical, qui fait être le manque comme manque, et dont la possibilité de «venir au monde» dépend de la représentation d'objets et de l'assignation simultanée du sens, à ces objets. Cet imaginaire radical, selon la pensée de CC, trouve son état primordial dans la proto-représentation « de soi » comme tout.

Cette représentation du proto-sujet répond au principe de plaisir et constitue, en tant que libido autistique, une source illimitée de plaisir à laquelle il ne manque rien et qui ne laisse rien à désirer. Cette source illimitée exclut l'élément réflexif et donc exclut aussi, en tant qu'elle le précède, le narcissisme. Le fait de référer tout à soi-même caractérisera dorénavant l'élément constitutif de la psyché tout au long de l'histoire de chaque individu, devenant ainsi la matrice et le prototype de ce que sera, pour toujours, le sens.

Dans ce contexte le sein de la mère, pour le nouveau-né, sera d’abord perçu comme appartenant au corps propre et l'affect deviendra, immédiatement, représentation de soi et intention de permanence atemporelle de cet état. Le sein absent sera donc halluciné (1997, pp.. 31 y 1999, pp.. 85) et parallèlement par cette voie, l'absence introduira la séparation.

Le processus de socialisation de la psyché, socialisation imposée par la voie de la séparation, trouvera, dans la clôture comme sens, le noyau dur du sujet originaire. Cet état monadique, qui se trouve à la base du schéma psychique de toute-puissance (1975, pp.. 444), est le seul dont la psyché fasse l’expérience et donc le seul qu'elle soit capable de transférer vers l'autre. La socialisation est définie ici, à partir des principes établis par CC, comme le processus par lequel chaque institution sociale donne à la psyché le sens contenu dans la signification individu social, en échange de sa renonciation aux objets primordiaux et donc au schéma monadique d'auto-investissement

Ce qu’on vient de décrire représente, sans doute de façon trop simplificatrice, la base sur laquelle se construit la contribution de Castoriadis à l'analyse de la racine psychique de la haine. Haine psychique envers tout ce qui est perçu comme «monde extérieur» (1999, pp.. 185). Monde, tout au début représenté par la mère, en tant que premier objet extérieur qui annonce tout ce qui, à partir de ce moment, sera perçue comme ambiguïté entre amour et haine. Au fur et à mesure que cette socialisation se met en place sur la condition monadique, essentiellement répétitive, de la psyché, cette séparation deviens le dispositif par excellence et la source des deux manifestations de la haine psychique: la haine de l'autre réel et la haine de soi comme autre (l'individu sociale). Il s'agit ici de deux formes par lesquelles l'altérité se manifeste, l'autre réel et le «soi-même» de la psyché en tant qu' (autre)-individu social. Ce sont ces deux formes qui ont attiré l'attention de C et ce sont elles qui vont permettre, dans les pages qui suivent, de parler d'occultation de l'auto-altérité de la part de l'institution sociale (CC, 1977, pp.. 476-477).

III.- De la clôture comme sens à l'occultation de l'auto-altération.

L'incorporation de la psyché à ce monde crée par chaque société est décrit par CC en tant que déploiement du flux indissociablement affectif/représentatif/intentionnel (1997, pp. 33). Ce flux est aussi traversé par une tension entre la toute-puissance impossible de soi et l'omnipotence aimée/haïe de l'autre. Telle est la situation devant laquelle l'altérité, contenue dans toute séparation -et par suite dans le clivage du sujet-, devient une menace mortelle.

Cet état scindé entre amour et haine, répétition et création, entre être et a-être, deviendra un état en face duquel l'institution sociale devra, nécessairement, se superposer. Elle va se superposer, grâce à l'identification de ses origines avec les origines du « monde ». « Monde » en tant que « création » presque toujours implicite, d'une instance « extra sociale », et qui pose, en même temps, l'interdiction de tout questionnement à son sujet. La notion d'occultation de l'auto-création de la société par elle-même, grâce à la formulation de la méta-norme, est ici le point que permet de concentrer la forme selon laquelle, la clôture comme sens, devient la « réalité » de l'institution sociale (CC 2002a. p. 220).

Les éléments qui, dans le sens qu'on vient de signaler, apportent une plus grande clarté pour analyser la racine sociale de la haine, sont le transfert hypothétique du schéma de la monade psychique, vers ce que CC appelle la dimension ensembliste-identitaire (ensidique), dont la condition par excellence est celle de la répétition, et vers la dimension proprement imaginaire dont la condition par excellence est celle de la création, mise en œuvre dans la signification imaginaire sociale (SIS). Ce transfert est bel et bien, dans l'énorme majorité des cas, nécessaire pour constituer l'institution sociale et la soustraire, dans ce même acte, à toute altérité. L'autre élément fondamental et aussi indispensable pour instaurer l'institution sociale et sa promesse d'auto-perpétuation, c’est la fabrication sociale de l'individu garante de l'institution dans chaque société. L'argument de CC en ce sens consiste à insister sur le fait que, toute société s'auto-institue -presque toujours de façon implicite-, en répondant par avance aux questions fondamentales à propos de ses origines et son destin: « d'où venons-nous?», « pourquoi et pour quoi vivons-nous? » etc. Les réponses à ces questions se matérialisent dans les significations imaginaires sociales que sont mises en œuvre dans le processus de fabrication-socialisation des individus dans chaque société et grâce à l'intériorisation par ceux-ci des normes sociales.

Dans cette perspective on peut dire que, pour CC, la question de la société hétéronome (hetero = autre, nomos = loi) et la question de la société religieuse sont, dans une très importante mesure, une seule et même question. Plus précisément il devient nécessaire de signaler que, dans l'acte d'occultation/présentation de l'auto-altération mise en œuvre par la religion, en posant et en assimilant l'origine du «monde» avec l'origine de la société, la société religieuse réalise une opération grandiose, chaque fois vouée à l’échec, d'auto-soustraction de soi face à l'altérité. Altérité qui, en tant que caractéristique constitutive, synonyme pourrait-on dire, de l'être et du devenir, sera essentiellement niée par la société religieuse.

Les questions que s'ouvrent ici vont au delà des limites de cette contribution, malgré cela on peut dire que l'altérité, représentée par toute création, création sans attributs, ainsi que par l'absence totale du sens que représente la mort pour le sujet, présente un caractère déterminant pour l'occultation. Ici nous nous référons directement à la notion freudienne de compulsion de répétition, compulsion illustrée de façon schématique par CC par ce qu'il appelle le «syllogisme du sujet»: «je suis (le) bien, tu n'est pas moi, par conséquent tu n'es pas le bien… ton dieu n'est pas le véritable dieu, etc.». Compulsion donc qui sera comblée par la religion, les nationalismes, le racisme, la misogynie, l'homophobie, l'intolérance et de la même façon, jusqu'à un certain point, par la foi aveugle vis-à-vis des « vertus » du « progrès », le positivisme scientifique et le déterminisme dans la tradition philosophique héritée.

IV.- Le schéma de toute puissance et les frontières de la société.

Pourquoi l'impossibilité de s'auto-constituer autrement, que par la négation de l'autre, devient-elle haine incontrôlable et envie de le supprimer?, c'est une question qui n'a pas de réponse simple. Le champ ouvert par les exemples historiques donne une relative clarté, quoique les contre-exemple soient presque infaillibles. L'ingrédient qui fait de la haine psychique limitée, ordinairement présente dans toute vie en société, un élément explosif, a un rapport privilégié avec le contenu de la sublimation qui est mise en place, à chaque fois, par l'institution de la société, en échange de la renonciation par la psyché au schéma de toute-puissance de l'état monadique. Ce contenu doit être vu à travers le positionnement par toute société, parallèlement et, presque toujours, implicitement à la représentation du «monde», d'un autre («non-monde»). En ce sens c’est bien le contenu de la sublimation qui délimite la société et ses «frontières».

En suivant cette argumentation on peut dire que le processus de socialisation, en tant que lieu de croisement entre psyché et société, est donc une clé pour mieux comprendre la question de la haine. Il s'agit donc d'un processus dans lequel les SIS bouclent, pour ainsi dire, le transfert du schéma de toute-puissance vers l'autre. Au plus profond de ce processus, se trouve, insistons-y, la haine que la psyché expérimente vis-à-vis d'elle-même, sous la forme d'individu social. Ce même processus et son contenu profond dans le domaine du social-historique, le pour soi de la société, se présente comme constitutif de ses frontières (la « peau de la société »), en tant que frontières de sens (C.C., 2002a, pp.. 213-214).

Deux annotations marginales s'imposent, annotations qu’il me sera impossible de développer ici avec tout ce qu’elles impliquent, particulièrement en ce qui concerne les lieux communs de la correction politique en cours, surtout dans le milieux humanitaires. Tout d'abord il est nécessaire de mettre en lumière d'une façon critique le réductionnisme extrême vis-à-vis des paradoxes soulevés par ce qu'on peut nommer, dans le contexte présent, le rapport avec l'autre et son assimilation à la notion-écran de «la différence» et même, en dernier ressort, au relativisme culturel (Steiner, et Alston, 1996, CC-MAUSS, 1999). Ensuite il est nécessaire de signaler, au moins, la confusion ou même le pari à la culpabilité cachée, qui sont derrière les affirmations dans le sens que «le racisme» est la conséquence inévitable du déploiement de la «culture occidentale». Déploiement et «victoire» dont la version massive, il est vrai, n'est pas la reconnaissance universelle de la valeur de l'autonomie et de l'habeas corpus, ce qui serait propre à un état de droit « planétaire », mais celui des «instruments internationaux» de coercition, les «interventions humanitaires», le déploiement massif des forces de paix et tout ce que, à titre de palliatif, nous rappelle seulement l'état de loi.

D'abord le rapport avec l'autre, l'autre réel et/ou l'autre imaginaire, représente donc pour CC, un rapport défini par l'altérité, tandis que « la différence» appartient selon lui, à l'ordre de l' « ensidique » et donc au monde de la répétition à partir du même. D'une façon assez schématique en faisant appel à l'exemple donné par CC, on peut dire que le rapport qu'on peut établir entre la chiffre 34 et la chiffre 43 est un rapport réglé par la différence, tandis que celle qu'on peut établir entre L'Iliade et Le Château de Kafka (CC, 1990, p. 333) est un rapport d'altérité.

Deuxièmement et de façon plus générale, sur l'impossibilité de s'auto-constituer autrement que par la voie de la haine et la suppression de l'autre comme autre, il faut attirer l'attention sur le fait que, les manifestations les plus affreuses de cette impossibilité, par exemple la haine et l'imaginaire anti-juif en Europe, en tant que condition pour l’existence propre, est aussi vieille que les premiers documents écrits par l'homme, d'abord les textes sacrés des trois religions monothéistes. On ferme la parenthèse et on revient sur la démesure de la haine.

La principale contribution de CC, en ce qui concerne la question dont on s'occupe ici, particulièrement par rapport à sa dimension historico-sociale, est représentée par l'analyse aiguë qu'il entreprend -à partir d’une infinité de situations historiques-, qu’éclaire la limitation constitutive de l'interdit du meurtre intra-clanique, dans le mythe scientifique évoqué par Freud (1922). Si on revient sur le texte de Freud, on constate que, comme le signale CC, c’est grâce à l'accord entre frères, en évitant la répétition du parricide rituel et en assumant tacitement que personne ne peut exercer un pouvoir illimité, comme celui du père archaïque (Castoriadis, 1996, pp. 144 y 145), que naît l'institution sociale et avec elle la civilisation.

CC met l’accent sur l’idée que l'interdit du meurtre ne se réfère explicitement qu’aux membres du clan, tandis qu'il omet la sanction en dehors de celui-ci. En poussant ce postulat vers ses dernières implications, dans de situations historiques, on constate qu'effectivement le meurtre pour «sauver l'honneur», les vendettas familiales depuis toujours, sans parler de tout le mal qu'on est prêt à infliger ou à souffrir à cause de, ou à l’encontre de personnes totalement inconnues, comme il arrive dans les guerres, sont pour la plupart, une source d'orgueil et d’exaltation.

V.- De la haine à l'autonomie des autres.

La position de CC par rapport à la possibilité de limiter la haine est aussi très éclairante, il affirme cette possibilité quand il s'agit de la première forme sous laquelle elle se manifeste, c'est-à-dire sous la forme de haine de l'autre réel. En ce cas la haine peut être encadrée au point de la réduire aux niveaux banals, comment, en fait, arrive dans la vie sociale normale en temps de paix. Il me paraît important de signaler que cette limitation, dans les meilleurs des cas, part de son acceptation en tant que telle et plus encore, du fait qu'elle soit reconnue en tant qu'une tendance quasi-naturelle chez l'individu socialisé.


Cette possibilité constitue probablement celle que Freud envisageait à la sortie du cycle répétitif, mise en scène dans le dénouement du mythe scientifique de la horde primitive. En tout cas c'est bel et bien celle que CC (1997, pp. 101), met en place au moment où il fait référence à cet autre élément, complémentaire de l’élément psychogénétique, qui est l'accord entre frères. Accord entre frères, qui est rendu possible grâce à la renonciation à la toute-puissance et donc dans la direction de la rupture de la clôture, par la voie de l'auto-limitation et de son ultérieure -ni nécessaire ni contingente-, explicitation dans le projet d'autonomie.

Reprenons la problématique de la rupture qui trouve son acte inaugural dans la mise en place explicite de l'interrogation radicale et permanente. Cette rupture s’accomplit dans la reconnaissance par la société de son auto-création et donc par la négation de toute instance extra-sociale, en tant qu'origine de sa propre institution. C'est grâce à cette interrogation, si l’on accepte ma lecture de la contribution castoriadienne, qu’il devient possible de concevoir les institutions des autres, simplement, comme des institutions-autres. C'est aussi grâce à elle qu’il devient possible et « légitime », si on ose dire, en transgressant le principe de l’incomparabilité des cultures et en dépassant son caractère fallacieux, de se poser radicalement et donc aussi « arbitrairement », non seulement face à nos propres institutions, mais face aux institutions des autres.

A la base de cette rupture on trouve donc la reconnaissance de l’altérité propre et par conséquent, de façon assez schématique et simplificatrice, la reconnaissance de l'à-être de l'être et de l'histoire. L'autonomie des autres, de l'«autre réel», comme possibilité, autonomie dans ses dimensions tant individuelles que collectives, contient un impasse. Impasse majeure, partagée tant par la dimension de la psyché socialisée que par l'institution sociale. Il s'agit donc de la preuve majeure de l'autonomie, en tant que régime de l'auto-institution explicite, dépendant de la possibilité donnée par les institutions, y compris l'institution «individu social», de mettre en jeu sa capacité d'accepter que, dans la mesure où la création de sens est possible, sa totale disparition est tout aussi possible. Bref dépendant de la possibilité que la société, et avec celle-là l’individu, mettent en jeu leur capacité d'assumer qu'eux-mêmes sont mortels (CC, 2002a, pp. 237).

C'est dans ce contexte que le champ de la politique, champ dans lequel les citoyens démocratiques jugent la chose publique et assument explicitement sa capacité de transformer les institutions qu’ils se sont eux-mêmes données, présente une série de questions importantes. Je me réfère à la tendance de l'institution à se placer «en dehors» et «au-dessus de la société» et aussi à son identification à l’égard de l' « instance extra-sociale », en tant qu'origine de la norme, c'est-à-dire à la question de l'hétéronomie. Le cas des leaders charismatiques et des cultes de la personnalité, gonfle la liste d'exemples déjà importante. Il s'agit d'autres variétés des néfastes conséquences de l'atomisation de processus identificatoires et du transfert au cent pour cent (C.C., 1999, pp.. 213), vers des entités telles que: le parti, l'organisation, l'entreprise, le prédicateur, le leader de la révolution, la pastorale, la communauté, l'Ayatollah, l'Imam, l'Illol.

A tout ce qui précède, il me faut ajouter par souci de justice, les énormes difficultés et les maigres résultats que CC voyait dans le champ du combat contre le chauvinisme, le fanatisme et autres manifestations extrêmes de haine vers l'autre. La lutte contre la misogynie, malgré quelques progrès dans une poignée de pays, ferait partie de ce bilan négatif, de la part de CC.

Devant ce panorama que s'ouvre, il est nécessaire d’expliciter certaines remarques, en particulier en ce qui concerne la société multiculturelle en relation avec la question du «droit à la différence» et finalement avec celle de la pauvreté en tant que « déterminant » des manifestations de haine, par exemple, dans les attentats-suicides ou dans les «révoltes primitives» (Ramonet, 2002). Castoriadis faisait souvent référence aux positions ambiguës de ceux qui dans les sociétés occidentales se scandalisent devant des pratiques comme la lapidation des femmes considérées « adultères », l’excision ou le voile islamique, tant qu’elles sont pratiquées dans des pays lointains, tandis qu'ils sont incapables d'assumer cette même indignation devant un collègue, un voisin (1990, pp. 45) ou un enseignant (Voir le cas récent de l’enseignant Ramadan dans une école du Canton de Genève), qui les justifie ou qui les pratique. L’attitude critique de CC, vis-à-vis des positions simplistes (CC, 1990, p. 37) si répandues dans les milieux humanitaires, ce «substitut contemporain de la politique», visent essentiellement ce genre d'inconsistance.

Dans ce qui précède, je prends en considération, par exemple, les «engagements» pris en faveur des droits de l'homme par des pays qui les violent de façon systématique, ou par ceux qui ne s’en préoccupent que quand il s'agit de revendiquer leurs propres droits et pas ceux des autres, tout en signant des résolutions, qui sont, dans cette mesure, cyniques et hypocrites (CC, 1990, pp. 45). Dans ce contexte et selon l'exemple cité, en accord avec la correction politique du moment, réussir à concilier d'un point de vue juridique, politique et morale, l'habeas corpus des femmes lapidées, survivants de l’excision ou voilé, avec le principe qui proclame l'incomparabilité des cultures et donc avec le «droit» et l' «obligation» de la «communauté», de faire respecter «la tradition», ne semble possible que grâce à je ne sais quel miraculeux remède sorti du bureau des experts en politique humanitaire.

Provisoirement il faut dire, au moins, que s’il est fondamental de se prononcer fortement et résolument contre le racisme et toutes les autres formes sous lesquelles la société montre son incapacité à assumer explicitement l'auto-altération qui est à son origine et dans son destin, cela suppose, néanmoins, que l’on sache assumer l'auto-altération d'une façon radicale. Ce qui implique, avant tout, qu’on se sache et se reconnaisse comme la source exclusive de l'auto-institution, par la voie de l'interrogation radicale, ce qui implique, à son tour, le refus inconditionnel et conséquent de toute hétéronomie et l’adhésion sans ambiguïtés au projet d'autonomie.

C'est bel et bien ce contenu, depuis le germe qu’implique la démocratie athénienne jusqu'à l'époque contemporaine, qui est le but suprême de toute politique digne de ce nom. Pour conclure de façon provisoire il faut dire que la haine présente dans les attentats-suicides, si on prétend l’expliquer par un déterminisme, n’a pas grand chose à voir avec un réflexe provenant de situations de pauvreté ou n'importe quelle autre explication casuistique. Tout au contraire elle constitue l'expression active de l'hostilité, que le magma de significations imaginaires sociales crée sur la base du principe de clôture, en tant qu'hétéronomie sociale, subie face à l'altérité et avant tout face à la propre altérité. C'est-à-dire face au soi-même de la société dont il s'agit, en tant qu'autre réel et/ou imaginaire.

Dans la direction signalée par CC, répétons que les expressions extrêmes de l’intolérance et de l’aversion pour les autres, au cours de guerres, à l'heure de génocides, les attentats suicides ou la misogynie quotidienne, bien que cette aversion constitue un trait beaucoup plus universel que ce qu'on est habituellement disposé à reconnaître, n'ont pas toujours leurs origines dans la haine psychique (1999, p. 191), bien que toutes la présupposent. Pour que cette haine devienne impossibilité de s'auto-constituer autrement que par la négation et la suppression de l'autre comme autre, il est indispensable que la signification de la clôture, le sens comme clôture, caractéristique des sociétés hétéronomes, en tant que sociétés dans lesquelles règne l'occultation systématique de l'auto-altération, soit historiquement disponible. C'est-à-dire il faut que soit disponible la clôture de la signification, frontière de sens des sociétés hétéronomes et simulacre, toujours inabouti et incomplet, de l'état monadique de la psyché et de son incapacité constitutive à accepter tout ce que n'est pas elle-même.

San Cristóbal de las Casas, México
Tuzla, BiH
Août 2003


VI.- Bibliographie

1. Castoriadis Cornelius

Sujet et vérité, dans le monde social-historique. Séminaires 1986-1987. La création humaine I. Seuil, Paris. 2002(a)

La insignificancia y la imaginación. Diálogos, con Daniel Memet, Octavio Paz, Alain Finkelkraut, Jean-Luc Donnet, Francisco Varela y Alain Connes. Traduction de Manuel Capella. Editorial Trotta, Madrid. 2002.

Le monde morcelé, les carrefours du labyrinthe III. Seuil, Paris. 1990.

L'institution imaginaire de la société. Seuil (Points essais), París. 1975.


La montée de l'insignifiance. Les Carrefours du labyrinthe IV. SEUIL, París. 1996.

Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe II. Seuil, París. 1977-86

Figures du pensable, les carrefours du labyrinthe VI. SEUIL, Paris. 1999.

Fait et à faire. Seuil, Paris. 1997.

"La relativité du relativisme. Débat avec le M.A.U.S.S.". La Revue du MAUSS semestrielle, 13 (premier semestre 1999): 23-39.

"La démocratie. Débat avec le M.A.U.S.S.". La Revue du MAUSS semestrielle, 14 (second semestre 1999): 193-216. Présentation. Alain Caillé. Ibid.: 5-15; voir: 11, 13.

2. Freud, Sigmund. Tótem y Tabú (1912-1913), Amorrortu, Argentina, 1992

3. Ivekovic Rada et Poulain, Jacques (Responsables du volume). Guérir de la guerre et juger la paix. L'Harmattan, Paris. 1998.

4. Ramonet, Ignacio. Guerre Sociale. Le monde Diplomatique, France. Novembre 2002.

5. Roy, Olivier, (Rencontre avec). Islam et Politique: le crépuscule de l'utopie ?. Propos recueillies par Emmanuel Fournier. En Sciences Humaines, France, Novembre 2002

6. Steiner, Hery y Alston, Philip. International human rights in context, law, politics, morals. Oxford University Press, NY, (particulièrement: Universalism and cultural relativism). 1996.



* Je dois remercier pour sa lecture attentive et la correction de la version en français de ce texte à Jean Louis Prat et aussi pour la lecture et ces suggestions à Jordi Torrent Bestit, Fabio Ciaramelli et Jean Claude Mettraux.


« La version originale de cet article avait étai écrite en castillan, ayant en vue le numéro 54 de la revue espagnole Archipielago, cuadernos de critica de la cultura, dédié à Castoriadis, dont la rédaction l'a considéré "en désaccord avec la ligne éditoriale".

Ensuite l'auteur a fait la traduction en Français et l'a proposé à la revue L'autre, qui a publié la version présente, selon la référence: "Les frontières de la haine. À propos de l'altérité selon Cornelius Castoriadis". L'autre. Cliniques, cultures et sociétés, 5:2 (2004): 265-75, Grenoble.

Le version originale est apparue finalement aussi en castillan, sur le site de la Fundación Andreu Nin:



Contact de l'auteur : <aguatint (at) hotmail.com >