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Origine :
http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=186
Il est des surprises dont on souhaiterait qu’elles se produisent
le plus souvent. L’édition des séminaires de
Castoriadis à l’EHESS (1986-1987) en est une, d’autant
plus qu’une dizaine de volumes concernant les autres années
pendant lesquelles Castoriadis a enseigné, y est attendue.
Ces séminaires, loin d’être des cours magistraux
administrés sur quelques notions-clés de la philosophie,
entrent en résonance avec le reste de l’œuvre
de Castoriadis, comme pour engager un dialogue (certes, les séminaires
n’ont pu être reconstitués que grâce aux
notes de certains élèves) portant sur l’ensemble
de son parcours philosophique et politique. Ces séminaires
ne sont pas non plus une digression sur des thèmes que l’auteur
a abordés, mais tournent plutôt autour de l’idée
énigmatique de la création imaginaire propre à
l’homme.
Il est des surprises dont on souhaiterait qu'elles se produisent
le plus souvent. L'édition des séminaires de Castoriadis
à l'EHESS (1986-1987) en est une, d'autant plus qu'une dizaine
de volumes concernant les autres années pendant lesquelles
Castoriadis a enseigné, y est attendue [[En 2004 est paru
Ce qui fait la Grèce aux éditions du Seuil et en 2005,
Une société à la dérive.]] . Ces séminaires,
loin d'être des cours magistraux administrés sur quelques
notions-clés de la philosophie, entrent en résonance
avec le reste de l'œuvre de Castoriadis, comme pour engager
un dialogue (certes, les séminaires n'ont pu être reconstitués
que grâce aux notes de certains élèves) portant
sur l'ensemble de son parcours philosophique et politique. Ces séminaires
ne sont pas non plus une digression sur des thèmes que l'auteur
a abordés, mais tournent plutôt autour de l'idée
énigmatique de la création imaginaire propre à
l'homme. Sans renouer avec une théologie cachée, Castoriadis
s'emploie à montrer en quoi l'homme crée et institue
socialement les composantes de son être. Certes, il existe
une strate naturelle sans laquelle l'homme ne peut pas exister ;
pourtant, tout le processus de son hominisation est relié
à son être social, c'est-à-dire à l'institution
imaginaire de la société (qui constitue le titre de
son ouvrage majeur, paru en 1975 et articulant son engagement politique
de Socialisme ou Barbarie aux visées théoriques ultérieures
des six volumes des Carrefours du Labyrinthe parus entre 1978 et
1999 aux éditions du Seuil). En effet, l'homme est un sujet
social-historique, il ne peut pas survivre sans un processus de
socialisation qui lui confère des normes et lui impose une
limitation. Toute société, aussi monstrueuse soit-elle,
recèle une certaine cohérence en ce qu'elle fait coexister
des individus. L'erreur serait de croire que l'anthropologie politique
de Castoriadis nous amènerait inéluctablement vers
un relativisme culturel, signant par là la mort de toute
pensée.
Il existe un projet d'autonomie, apparu dans la Grèce ancienne,
entre le VIII et le Ve siècles avant Jésus-Christ
et qui réapparaît dans l'histoire européenne
au Moyen-Âge, autour des XI et XIIe siècles après
Jésus-Christ (l'auteur rappelle notamment cela dans le séminaire
du 27 mai 1987), lorsque les premières communes bourgeoises
décident de s'auto-administrer et rompent avec une forme
tutélaire de pouvoir. Ce projet se poursuit par la suite
à l'époque des Lumières, au moment de la Révolution
américaine et de la Révolution française et
est repris dans l'expérience d'émancipation du mouvement
ouvrier. Castoriadis avait qualifié de manière très
juste cette remise en cause des significations données d'une
société : « la visée, volonté,
désir de vérité, telle que nous l'avons connue
depuis vingt-cinq siècles, est une plante historique à
la fois vivace et fragile. La question se pose de savoir si elle
survivra à la période que nous traversons. Je ne parle
pas de la vérité du philosophe, mais de cette étrange
déchirure qui s'institue dans une société,
depuis la Grèce, et la rend capable de mettre en question
son propre imaginaire » [[Castoriadis, La Société
bureaucratique, vol.1, rééd. Bourgeois, Paris, 1990,
p.55. Ce texte est mentionné à la note de la page
291 des Séminaires, p.462.]] . Ces brèches indiquent
ontologiquement un moment de rupture entre l'institué et
l'instituant, comme si la société refusait de ne pas
pouvoir avoir la possibilité de remettre en cause une tradition
donnée et des normes sociales héritées. Dans
ses séminaires de l'année 1986-1987, Castoriadis travaille
précisément sur la relation entre création
et autonomie, puisque d'une certaine manière, l'autonomie
désigne la possibilité d'autocréation de l'être
humain. Cela explique en quoi la question du vivant, en tant qu'institution
social-historique d'un rapport psyché/soma est au centre
des réflexions de Castoriadis (on lira de près les
séminaires du 7, du 21 et du 28 janvier 1987). Contrairement
aux idées reçues, l'être humain vivant n'est
pas une identité biologique fixe à laquelle correspondraient
des variations psychiques, mais bien une institution sociale : c'est
tel type de socialisation qui produit tel type d'hommes avec tel
langage et telles idées sur son propre être. «
L'institution se pose comme affirmation d'identité et affirmation
de son identité à elle-même ; elle ne peut être
changée qu'à travers les procédures qu'elle
prévoit et pose elle-même. L'institution pose l'identité
en tant qu'institution, et elle pose l'identité par tout
ce qu'elle porte, qu'elle règle, régule, forme-tout
cela, elle le forme identitairement » [[Castoriadis, "Séminaire
du 11 mars 1987" in La Création humaine I, Paris, éditions
du Seuil, 2002, p.176]]. . On a l'impression que Castoriadis frise
la tautologie lorsqu'il tente de comprendre l'origine de l'institution
sociale : sa vision holiste de la société rend pourtant
son projet encore plus ambitieux. Nous devons éclairer l'origine
de l'institution sociale et son mode de création, si nous
ne voulons pas que cette origine soit attribuée à
un élément imaginaire, hors du contexte social. Cette
entreprise théorique est indissociable d'une pratique : il
faut interpréter le monde pour pouvoir le changer. Ainsi,
la matrice marxiste de la onzième thèse sur Feuerbach
se trouve inversée [[Marx, Thèses sur Feuerbach, Présentation
et commentaires de Georges Labica, Paris, éditions PUF, 1987]]
. En l'occurrence, Castoriadis assigne un rôle architectonique
à la politique qui devient le lieu où l'on peut discuter
des normes instituées et de la manière dont l'institution
fonctionne. La politique, en tant qu'elle vise une discussion sur
les conditions du vivre-ensemble intègre aussi bien la biologie
et la façon dont l'homme se représente comme être
social (cela concerne le mode de vie, l'espérance de vie,
les canons esthétiques). Le vivant est un être-pour
soi qui se constitue un monde propre et se repère dans ce
monde grâce au tissage des significations instituées.
Tout est obscur pour lui, mais il éclaire ce qui l'entoure,
à partir du moment où il se crée son monde.
Création, autonomie, l'équation n'est complète
que si l'on y ajoute l'imaginaire. Castoriadis restera certainement
comme le penseur du siècle qui est allé le plus loin
possible dans l'éclairage de ce concept, sans pour autant
s'enfermer dans un langage métaphorique. L'angoisse que certains
grands auteurs de la philosophie ont eu à envisager la question
de l'imaginaire et de l'imagination (Kant notamment) explique le
penchant rassurant à retourner dans une logique identitaire,
prétendant rendre compte rationnellement du réel.
Cette logique poussée à son comble par Hegel, avec
lequel Castoriadis discute de manière précise dans
les trois derniers séminaires de cette année scolaire
(27 mai 1987, 3 juin et 10 juin 1987), tombe dans des contradictions
spectaculaires, parce qu'elle est bien incapable de rendre compte
de son origine. C'est à partir des insuffisances d'une telle
logique qu'il faut poser le problème de la vérité,
en tant que cette dernière se meut dans le champ social-historique.
La vérité n'est pas de croire à un mouvement
de l'histoire habité par un processus de destruction et ressuscité
par une destinée autre. Elle se conjugue bien plutôt
avec une lucidité, c'est-à-dire une compréhension
du mouvement ontologique de destruction et de création de
l'être. Le piège à éviter serait de nous
enfermer dans un discours uniquement particulier de la vérité,
du type à chaque institution sa vérité. «
Autant dire que nous sommes plongés dans le cœur de
la problématique philosophique, et que nous faisons face
à cette problématique à partir de certains
présupposés concernant le champ social-historique
lui-même, à savoir, de prime abord, que c'est dans
et par ce champ qu'émergent la question de la vérité
et, peut-être, la vérité ou une vérité
» [[Castoriadis, "Séminaire du 29 avril 1987"
in La Création humaine I, Paris, éditions du Seuil,
2002, p.252. Ce même séminaire avait été
publié auparavant dans le numéro 609 de la revue Les
Temps modernes.]] . Il s'agit d'entrer en rupture avec la philosophie
héritée et de ne plus envisager une vérité
universelle à partir d'un questionnement égologique
au cours duquel le sujet s'interroge sur les perceptions qu'il a
du monde extérieur (ici est désignée l'entreprise
cartésienne). En fait, chaque société fonctionne
comme une collection de règles et de codes souvent implicites
; l'institution sociale a défini une hiérarchie de
normes investie par une vérité. Par exemple, dans
une société religieuse, les règles suprêmes
sont les assertions des livres sacrés. La remise en question
ne saurait atteindre ce niveau de vérité. Or, c'est
cette vérité que Castoriadis aimerait discuter. Son
entreprise s'inscrit donc dans une « lucidité »
[[Le concept de lucidité revient à plusieurs reprises
dans les écrits de Castoriadis. L'image du labyrinthe qui
a inspiré le titre du recueil de ses écrits est en
cela déterminante: il s'agit d'éclairer là
où nous sommes pour pouvoir éventuellement avancer
en nous fiant au repérage que nous avons nous-mêmes
construit. Nous ne pourrons jamais sortir totalement du labyrinthe,
car celui-ci est la réalité extérieure indifférente
à notre condition, face à laquelle nous butons. Le
chemin que nous créons laisse des traces que nous réemprunterons
ultérieurement, mais l'idée qu'il pourrait y avoir
une vérité absolue en-dehors de ce labyrinthe est
une chimère. Nous avons besoin de nous créer des fictions
quant à la création sociale, par peur du chaos.]]
, ou plutôt dans une élucidation des conditions de
la vérité qu'affiche toute institution sociale. Se
mettre à ce niveau permet de définir un autre type
de vérité qui a ainsi une prétention plus universelle
et qui a pour but d'éclairer l'autonomie humaine. Les vérités
instituées par telle ou telle société dépendent
des hommes et non de fondements extra-sociaux. L'histoire est création,
création de normes fondamentales qui deviennent vérités,
en commandant et délimitant ce qu'il faut faire et ne pas
faire. Définir une vérité critique qui élucide
(du point de vue de la compréhension et non de l'explication)
les conditions de l'institution est nécessaire dans le cadre
d'une praxis révolutionnaire qui vise un processus de transformation
radicale. Castoriadis pose bel et bien les jalons d'une herméneutique
sociale.
La vérité, dans le cadre du projet d'autonomie, est
un mouvement d'ouverture, elle émerge dans le questionnement
des normes, valeurs et mythes existants. Si on se base sérieusement
sur l'hypothèse de l'imaginaire humain [[Castoriadis a annoncé,
dans la préface de L'institution imaginaire de la société,
le titre d'un ouvrage resté inachevé L'élément
imaginaire, dont les deux premières parties constituent deux
articles, « La découverte de l'imagination »,
paru dans le deuxième volume des Carrefours du Labyrinthe
et« Merleau-Ponty et le poids de l'héritage ontologique
» paru dans le sixième volume. Castoriadis souhaite
définir précisément les contours de l'imaginaire
qui contient toute l'énergie créatrice humaine. Cependant,
cet ouvrage inachevé ne constitue pas un handicap, parce
que notre auteur revient de nombreuses fois sur ce problème.
D'ailleurs, l'architecture de son œuvre repose sur un ensemble
d'articles qui entrent en résonance les uns avec les autres
en ménageant un questionnement ouvert et incessant.]], alors
il faut comprendre que le surgissement de la nouveauté existe
comme possibilité permanente. Cette nouveauté bouscule
le rapport instituant-institué, elle invite la société
à repenser les normes suivant lesquelles elle fonctionne.
Cette idée devient d'autant plus forte que nos sociétés
occidentales évoluent suivant une crise de leurs significations
: à vrai dire, elles destituent ce qui faisait sens pour
elles, et donc se décomposent. Espérons que ce mouvement
de décomposition n'entraîne pas avec lui cette «
plante vivace » de l'autonomie qui lie philosophie, politique
et démocratie. À nous donc de saisir au bond cette
possibilité de création sociale nouvelle pour influer
sur le renouvellement des normes et constituer une société
autonome où la pratique de l'interrogation ne se perde jamais.
Ces séminaires contribuent à stimuler cette «
plante vivace », qui persiste à repousser, quelles
que soient les conditions climatiques.
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