|
Origine : http://www.pierre-vidal-naquet.net/spip.php?article17
Pierre Vidal-Naquet était de huit ans le cadet de Cornelius
Castoriadis, ils appartenaient donc à deux générations
successives. Dans l’après-guerre, le premier, adolescent,
poursuivait sa formation intellectuelle et sa quête d’une
orientation politique, tandis que le deuxième, débarqué
en France en 1945, s’engageait politiquement dans la mouvance
trotskiste et mûrissait ses analyses sur l’URSS qui,
bien des années plus tard, devaient lui donner une manière
de célébrité. Vidal-Naquet découvrit
assez tôt la revue Socialisme ou Barbarie et, par conséquent,
les premiers écrits que Castoriadis y publia à partir
de 1949. Cette lecture devait contribuer significativement à
former sa pensée politique. Castoriadis, pour sa part, devait,
au début des années 1980, lorsqu’il entreprit
une enquête systématique sur la démocratie grecque
ancienne dans le cadre de ses séminaires de l’EHESS,
se nourrir, inévitablement, parmi les travaux de l’historiographie
française de la Grèce, des études de Vidal-Naquet,
Clisthène l’Athénien (écrit en collaboration
avec. P.Lévêque, 1964) ou Le Chasseur noir (1981).
Vidal-Naquet fut d’abord, très tôt, un admirateur
de Castoriadis. Il ne le rencontra et n’en devint l’ami
que plus tard. Admirateur, il le fut dès lors qu’il
découvrit Socialisme ou barbarie, en 1956, à l’occasion
du mouvement révolutionnaire hongrois, et, par conséquent,
les articles de Castoriadis, du moins de la figure qui se cachait
alors sous divers pseudonymes, tel Chaulieu ou Cardan. S’il
n’est jamais devenu membre du groupe « Socialisme ou
Barbarie », il en était « un sympathisant »
et se trouvait en « adhésion avec l’essentiel
des analyses de S.O.B. ». Aussi bien sur la nature du régime
soviétique que sur l’insuffisance des critiques trotskistes,
sur le mouvement ouvrier que sur la Guerre d’Algérie
et le FLN, « bien souvent, les études et les analyses
de S.OB. me servirent de garde-fou », écrit Vidal-Naquet,
tout particulièrement celles de Castoriadis marquées
par le sceau de la lucidité et « la protestation contre
le mensonge [qui] lui était en quelque sorte intrinsèque.
»
Vidal-Naquet ne rencontra personnellement Castoriadis que quelques
années plus tard. Ce fut en 1963 au cours d’un débat
sur la démocratie grecque antique tenu dans le cadre du «
Cercle Saint-Just ». Cette rencontre avait réuni des
spécialistes de la Grèce ancienne tels que J.P.Vernant
et F.Châtelet d’un côté et, de l’autre
côté, Castoriadis et Lefort. Comme le rapporte Vidal-Naquet,
qui fut partie prenante du débat : « je compris que
j’avais en face de moi non des amateurs mais des experts,
et que Castoriadis en particulier, avait une intense familiarité
avec tous les grands textes, ceux des philosophes, des historiens,
des tragiques » et, ajoute-t-il, « je fus proprement
ébloui ». C’est donc autour de débats
sur la démocratie athénienne qu’une amitié
naquit entre Vidal-Naquet et Castoriadis, qui ne devait être
interrompue que par la mort de celui-ci, en 1997. Encore fut-elle
prolongée de manière posthume lorsqu’en 1999
Vidal-Naquet accepta de devenir président de l’Association
Cornelius Castoriadis.
Bien entendu, le dialogue mené d’égal à
égal sur la démocratie des Anciens Grecs n’était
pas principalement un échange entre érudits. Il s’enracinait
dans une passion partagée pour les problèmes politiques
du monde contemporain. « Nous avons mené plus d’une
bataille en commun », rappelle Vidal-Naquet. Les deux amis
furent par exemple côte à côte dans l’intérêt
qu’ils portèrent à Mai 1968 et au rôle
du mouvement étudiant. Tandis que Castoriadis, Lefort et
Morin publiaient La Brèche dès le mois de mai, Vidal-Naquet
réunissait, en 1969, avec Alain Schnapp le volumineux Journal
de la commune étudiante dont, précisément,
un manifeste extrait de S.O.B constituait l’entrée
en matière. Ce fut le cas, également, dans la dénonciation
de l’imposture des nouveaux philosophes, en particulier de
l’auteur du Testament de Dieu (voir Le Nouvel Observateur
du 9 juillet 1979). De façon plus prosaïque, mais pas
moins significative de l’amitié entre les deux hommes,
Vidal-Naquet devait mettre tout le poids de sa réputation
d’helléniste pour aider à l’élection,
en 1979, de Castoriadis à l’EHESS.
L’œuvre de Castoriadis « renouvelle, affirme Vidal-Naquet,
tout ce qu’elle aborde… C’est là assez
dire que je tiens Castoriadis pour un des grands de notre monde
qui n’en comprend pas tant. » Vidal-Naquet devait donner
une préface à la publication de l’ensemble des
séminaires que Castoriadis avait consacré, en 1992,
à une analyse très fouillée du dialogue Le
Politique de Platon (et, plus récemment, il avait accepté
que son article sur « Castoriadis et la Grèce ancienne
» publié dans Esprit soit repris en guise de préface
au volume posthume Ce qui fait la Grèce, Seuil, 2004). Il
y affirmait y être en accord avec l’essentiel des thèses
soutenues par Castoriadis, en particulier celles concernant la nature
résolument anti-démocratique de la pensée de
Platon. Certes, « je ne contresignerais pas obligatoirement
tout ce qu’a écrit Castoriadis sur la Grèce
ancienne. A quoi servirait, s’il en était autrement,
le dialogue avec une œuvre ? » Il concluait son texte
sur ces mots : « Décidément, Castoriadis est
bien venu à Paris, venant d’Athènes, comme l’Etranger
de Platon est venu d’Elée à Athènes,
pour y être un « maître de vérité
», maître d’une vérité qui ne voulait
pas étouffer mais promouvoir la liberté. »
Olivier Fressard Paris, le 25 septembre 2006
Nota bene : Les citations de Vidal-Naquet sont extraites de «
Souvenirs à bâtons rompus sur Cornelius Castoriadis
et ‘Socialisme et Barbarie’ », in Autonomie et
autotransformation de la société. La philosophie militante
de Castoriadis, Genève : Librairie Droz, 1989, et de «
Castoriadis et Le Politique », préface à Castoriadis,
Sur Le Politique de Platon, Seuil, 1999.
|
|