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Acheminement vers Cornelius Castoriadis
et Autonomie et communisation
Par insurreccomm

Message du 05 Jan 2007 by insurreccomm

Liste Cornelius Castoriadis
[apartirdecc] Présentation et textes

(Texte d'une conférence prononcée au CAPTEÉ)
Acheminement vers Cornelius Castoriadis et après : autonomie et communisation

Provenant de l’héritage marxiste et nationaliste, il y a toujours eu chez moi un double intérêt pour le politique et le social : le point de vue pratique et le point de vue théorique, la praxis qui les concilie comme dirait Marx. Voulant agir pour transformer la vie et le monde, je comprenais que je devais pour ce faire comprendre la situation historique de mon actualité, la synthèse de l’histoire dans un sens assez hégélien et puis assez marxiste aussi, là-dessus Marx poursuivait l’œuvre de Hegel. Dans un sens tout aussi historique, je me devais de me saisir en tant que québécois de situations géographique, géopolitique et culturelle. J’ai ainsi fait parallèlement à des recherches en histoire et en philosophie de l’histoire, des recherches sur les origines du Québec contemporain. Dans mes jeunes années de politisation, on pourrait dire que le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels côtoyait Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières. Il y avait <> pour paraphraser un texte de ce même Vallières.

C’est immédiatement au PQ que devait aller mes allégeances politiques et puis par déception face au néolibéralisme de celui-ci au PDS (Parti de la démocratie socialiste) et ensuite au PCQ (Parti communiste du Québec) qui plus tard allaient devenir deux des créatures à l’origine de l’UFP (Union des forces progressistes).

Parallèlement à mon évolution théorique, sociale et politique, il y avait la grande période d’effondrement du bloc soviétique (URSS et pays satellites) qui lentement mais sûrement s’acheminait vers sa propre destruction et la libéralisation. L’Occident capitaliste triomphait partout et le marxisme s’avérait être un échec. Les agents de légitimation du libéralisme occidental comme Francis Fukuyama pouvaient bien parler de fin de l’histoire. Dans ce cadre, le Québec ne différait en rien. Les principaux partis étaient tous néolibéraux, pro-capitalistes donc, et la gauche de parti était désorientée. Le modèle soviétique était périmé et on questionnait de plus en plus le rôle de l’État (fusse-t-il social) comme colonisant l’ensemble de la vie, l’arraisonnant, nous conduisant toujours to the road of serfdom, vers la voie de la servitude.

J’acceptais ce constat de plusieurs et me questionnais sur l’État qui s’avérait finalement pour moi être un véritable appareil de domination bureaucratique servant soit les intérêts du capitalisme (néolibéralisme actuel) ou encore ses propres intérêts ainsi que ceux de la classe qu’il fait travailler essentiellement petite-bourgeoise (correspondant idéologiquement aux nationalisme de gauche, sociale-démocratie ancienne et nouvelle, socialisme…), que nous pourrions sûrement appelé aussi classe moyenne étatisée : fonctionnaires, intellectuels et artistes patentés et/ou subventionnés, organisateurs communautaires… Le marxisme et le nationalisme étant les deux idéologies fondamentales de légitimation de l’État, fusse-t-il prétendument social, ils ne peuvent qu’être rejetées avec l’État qui leur permet de s’incarner. En arrivant là, j’étais désorienté.

À ce moment, je revenais parallèlement à d’autres influences plutôt individualistes qu’étaient Max Stirner et Friedrich Nietzsche et ses continuateurs (de Bataille à Deleuze et Guattari en passant par Michel Foucault, Jacques Derrida et plusieurs autres). Je n’entrevoyais à ce moment qu’une affirmation de la pluralité constitutive de l’existence singulière de l’individu, voire du dividu (l’individu scindé en lui-même par plusieurs forces, identités et différences qui le traversent constamment et en sont constitutives) et une lutte contre tout ce qui empêche cette existence (généalogie des pouvoirs, macropouvoirs comme le patriarcat, l’État, le capitalisme, la technoindustrie, la gestion « opérationnelle-décisionnelle » comme dirait Michel Freitag, etc. ou micropouvoirs comme la famille, l’école, l’hétéronormalité et l’hétérosexisme, la police et la prison, l’institution psychiatrique et médicale…). J’y resterai fidèle et le reste encore.

Je n’arrivais plus à penser les communautés autrement que comme des entraves à cette existence singulière. Il va sans dire qu’il y avait là un rejet de toute Société comme ensemble organique d’institutions normalisatrices et répressives ainsi que formes de dominations. Cela demeure une donne fondamentale dans ce que j’envisage théoriquement, politiquement et existentiellement.

C’est à ce moment que lors de la préparation d’une conférence-débat sur le rapport entre les normes et la liberté que je devais défendre contre celles-ci, je fis la connaissance de Cornelius Castoriadis. Ce penseur en est un de l’autonomie. L’autonomie dans l’œuvre de Castoriadis est ce qui est centrale.

L'auto-nomie ne consiste pas à faire n'importe quoi, ni même à laisser faire n'importe qui, mais bien plutôt à se donner (auto) sa propre loi (nomos), où se nouent liberté individuelle et collective.

Posant comme exigence de l'autonomie de "se donner soi-même ses lois, sachant qu'on le fait", il s'agit ensuite de trouver un sujet pour devenir cette société autonome qui resterait société instituante ne restant pas figée dans la "pensée héritée", "auto-institution explicite et permanente de la société".

Pour Castoriadis : << Une société autonome ne peut exister sans individus autonomes et des individus autonomes ne peuvent exister que dans une société autonome>>. Ici l’autonomie individuelle et l’autonomie sociale se co-engendrent, sont constitutives l’une de l’autre. La conception castoriadienne de l’autonomie me permettait dès lors de refonder la dialectique complexe qui unit puissances singulières et puissances collectives et d’envisager globalement le politique tout autrement.

Castoriadis est né en Grèce en 1922 mais vécut en France de 1945 à 1997. Il fut dans son jeune temps lié au Parti communiste grec, puis à la contestation anti-stalinienne d’obédience trotskiste. C’est dire qu’il s’est lié au communisme soviétique dès sa jeunesse. Mais vint à penser l’URSS comme un État ouvrier dégénéré soumis à l’administration despotique d’une bureaucratie dirigiste dirigée d’une main de fer par Staline. Il critiquait la dégénérescence bureaucratique stalinienne. Mais peu à peu remis en question l’ensemble du marxisme-léninisme (léninisme, trotskisme, stalinisme…) comme étant un régime de gestion d’un capitalisme d’État fonctionnant par administration planiste et bureaucratique des masses à des fins productivistes, industrialistes et impérialistes, s’érigeant en dictature et se développant par contrôle sur les partis communistes du monde qu’il soumit à son autorité et à ses diktats.

Il renvoya dos à dos le capitalisme libéral occidental et le marxisme-léninisme comme deux mondes issus des impératifs capitalistes.

En France, il fonda avec Claude Lefort, Jean-François Lyotard et d’autres la revue Socialisme ou Barbarie (1949-1965) qui mena très tôt une critique implacable du marxisme-léninisme et de l’administration bureaucratique en général et développa la politique conseilliste issue des expériences des conseils ouvriers, gestion autonome en conseil par les travailleurs/travailleuses de la production dans son unité de base, l’usine, l’entreprise… qui puise une de ses majeures influences dans les soviets autonomes qui précédèrent la contre-révolution bureaucratique bolchévique de 1917... Cette tendance conseilliste est issue de la gauche communiste germano-hollandaise, l’ultra-gauche, représentée historiquement par des figures comme Otto Ruhle, Herman Gorter, Anton Pannekoek… Castoriadis développa tout d’abord dans Socialisme ou Barbarie une pensée autogestionnaire qui visait à l’éradication de tout pouvoir de gestion des masses, libérale ou marxiste-léniniste. Mais cette pensée demeurait dans un cadre marxiste historiciste, industrialiste, productiviste…

Mais il vint à penser que le marxisme comme le capitalisme dont on peut dire qu’il est l’enfant ne remettait pas en question les impératifs qui fondent les sociétés modernes et qui s’imposent aux humainEs. Castoriadis devait donc s’attaquer à la pensée de Marx et au marxisme dans son ensemble.

Il critiqua l’historicisme de Marx issu d’Hegel qui pense l’histoire humaine comme étant déterminée par des fins comprises en elle-même ou en son évolution qui donnent réalité à la vie en général. Chez Marx, c’est la lutte des classes comprise à l’intérieur des rapports de production. Les sociétés modernes se fondent comme la réalisation d’un ordre d’exploitation où il y a ceux qui possèdent les moyens de production, la bourgeoisie, et ceux qui n’ont que leur force de travail qu’ils doivent vendre à cette bourgeoisie, le prolétariat. La bourgeoisie accumule la plus-value et le profit en s’accaparant le fruit du labeur des masses prolétariennes. Cette histoire poursuit l’histoire comme évolution de la lutte des classes, comme le pensait Marx. Dans ce cadre, pour détruire l’exploitation capitaliste, le prolétariat était conduit par ses déterminations à s’organiser en Parti, en forgeant l’unité de ses forces en érigeant le Parti de sa classe, le Parti communiste, qui devait par l’organisation, la propagande et la révolution armée prendre le contrôle de l’État et établir la dictature du prolétariat qui devait elle-même peu à peu amener l’État à se détruire pour réaliser la société communiste, sans classes, sans capitalisme, sans État... Évidemment, tout cela comme vu auparavant s’avéra qu’une vaste illusion et un véritable cauchemar dans tous les pays où on vit le marxisme prendre le pouvoir et cela pour Castoriadis découle fondamentalement de la théorie marxiste de l’histoire.

Cette histoire se réalisait dans un nouvel ordre d’exploitation. Cette histoire s’imposait à tous/toutes, la volonté autonome des humains/humaines n’y était pour à peu près rien. Cette façon de penser l’histoire et de la faire s’avérait déterministe, impérative, contre toute forme d’autonomie individuelle et sociale.

Cette histoire poursuivait aussi les fins capitalistes de développement industriel, d’arraisonnement, de gestion et de destruction de la vie à des fins de production, de réduction des humains/humaines à leur labeur, à leur condition prolétarienne fusse-t-elle autogérée et communisée… bref en découlait un univers globalement administré dont la pensée de Marx ne sortait pas selon Castoriadis. Marx était issu de l’univers existentiel, social et politique du capitalisme et n’en sortait pas. Toute la théorie et la pratique révolutionnaires devaient donc être repensées.

Castoriadis fit à partir de ce constat une nouvelle lecture de l’histoire de l’émancipation. Il repensa la praxis révolutionnaire à partir d’influences plurielles mais dont certaines plus déterminantes dont la démocratie directe athénienne et l’histoire conseilliste visant une praxis de l’auto-émancipation. Il voyait dans ses différentes expériences, malgré leurs limites marquées historiquement, des pratiques de l’autonomie.

Pour Castoriadis, différentes expériences historiques montrent la capacité proprement humaine d’autofondation de la Société. La Société n’est visiblement pas la création des Dieux, des finalités extrahumaines de l’histoire, des déterminismes absolus, des seuls grands hommes, etc. Certes les humainES font l’histoire dans les conditions préexistantes à leur existence singulière mais ils/elles la font tout de même. Cependant, cette réalité fut toujours recouverte par l’histoire des dominations : religieuses, étatiques, capitalistes… Ce qu’il s’agit maintenant c’est de reprendre en mains individuellement et socialement la capacité que nous avons de déterminer nous-même l’histoire, de reprendre le pouvoir de notre propre possibilité humaine d’imaginer et de créer les univers existentiels, sociaux et politiques dans lesquels nous vivrons, notre propre possibilité de concevoir et d’engendrer l’à venir et non de poursuivre le présent sous la forme d’un futur déjà présent. Cela est la révolution selon Castoriadis et celle-ci ne peut être que permanente sous peine de se figer en nouveaux ordres sociaux figés qui empêchent la création humaine historique de se poursuivre et qu’ainsi les humainEs ne vivent que sous des impératifs qui s’imposent à eux. Il convient d’un côté que les individus deviennent maîtres de leur destinée, qu’ils s’arrachent aux diktats pulsionnels de leur inconscient, se connaissent et soient responsables d’eux-mêmes ainsi que dans un rapport harmonieux avec la vie en général et d’autre part que leur socialisation se fasse dans l’interaction entre subjectivités autonomes instruites de leur histoire, des conditions de leur vie et des moyens de la vivre et qu’ils auto instituent la Société selon des procédures de démocratie directe : par conseils, par agoras, par délibérations publiques et par d’autres procédures démocratiques favorisant l’autonomie de chacunE et de leur Société.

« Le projet d’autonomie implique un véritable devenir public de la sphère publique/publique, une réappropriation du pouvoir par la collectivité, l’abolition de la division du travail politique, la circulation sans entraves de l’information politiquement pertinente, l’abolition de la bureaucratie, la décentralisation extrême des décisions, la souveraineté des consommateurs, l’autogouvernement des producteurs – accompagnés d’une participation universelle aux décisions engagent la collectivité et d’une autolimitation .»

Tout un programme donc qui implique l’abolition de toutes les formes de domination : patriarcat, capitalisme, États, administrations et autres organes de gestion… Un projet d’autonomie !

Ce projet d’autonomie est l’ultime forme de démocratie selon Castoriadis, c’est-à-dire de réalisation d’un univers social fondé sur notre capacité d’imaginer et de créer, de nous autofonder, autant individuellement que collectivement, il n’y a d’ailleurs pas de dissociation à faire selon Castoriadis entre l’individu et la Société, les deux s’engendrant dans un rapport dynamique qui les fait co-exister dans leur fondation et leur autofondation.

Et le projet que Castoriadis vise en est un qui doit permettre la réalisation d’un plein pouvoir inclusif qui délibérant, dialogique, se donne la possibilité d’une constante autotransformation. Le projet de Castoriadis est un projet d’autoinstitution de la Société définie par des procédures de démocratie directe.

La pensée politique de Castoriadis définit largement l’horizon social et politique radical que nous qualifions de ``démocratisme radical``.

Autonomie et communisation : les limites de la théorie castoriadienne et leur dépassement

Le Démocratisme Radical Le démocratisme radical se veut, dans le meilleur des cas, la critique du mode de production capitaliste pour laquelle il ne s’agit plus pour le prolétariat d’abolir ses conditions d’existence, c’est à dire abolir le mode de production capitaliste et lui-même, mais de maîtriser ses conditions d’existence. Pour cela ce mouvement social trouve dans la démocratie revendiquée comme radicale la forme et le contenu le plus général de son existence et de son action (maîtrise, contrôle). Le prolétaire est remplacé par le citoyen, la révolution par l’alternative. La notion d’alternative est centrale en ce qu’elle suppose que les conditions actuelles de la production et de la société en général pourrait être gérées de deux façons différentes. Le démocratisme radical a des solutions pour tout. Le mouvement est vaste : de formes qui ne revendiquent qu’un aménagement, un capitalisme à visage humain, jusqu’à des perspectives alternatives qui se veulent rupture d’avec le capitalisme tout en demeurant dans la problématique de la maîtrise.

- Roland Simon

Pour les raisons évoquées avant, l’affirmation communiste ne se fera plus sous la base d’une identité prolétarienne qui n’est qu’une identité réifiée pour les fins du Capital libéral ou marxiste. Mais l’affirmation de Roland Simon me semble par ailleurs un commencement certain de cette dernière partie.

Le démocratisme radical existe comme tendance affirmant dans son pôle de radicalité de nouvelles luttes et affirmations sociales qui peuvent aller jusqu’à l’autogestion et l’action directe mais toujours pacifiées par les procédures d’AG, la conciliation des intérêts par le consensus et l’unitarisme. Nous , le nous de position, n’avons rien à foutre avec lui car nous vivons et luttons furieusement sans attendre quoi que ce soit des règles d’un quelconque jeu démocratique : ni démocratie comme gestion faussement représentative ni démocratie directe comme activités politiques régulées par ag, structures qui perdurent, Organisation unitaire qui nie la conflictualité et les différents, Sociétés…

Nous entendons par démocratie directe l’autogestion procédurière de nos misères, le lieu de pacification des conflits, l’espace structurant de rencontres légitimé comme lieu de programmation de la discussion, de la non-vie, de la domination du code sur la vitalité et le dynamisme du mouvement, la tentative de concilier toutes les puissances sociales dans un même mouvement en faisant l’économie de la violence entre tendances dominantes et mouvements de destruction de ces formes de domination... Au même titre que nous sommes contre la démocratie, nous sommes contre la Société. La Société définit comme l’ensemble régulateur d’institutions normalisatrices et impératives qui fondent la vie et la loi sociales et ainsi nous déterminent et nous dominent. Sur laquelle comme totalité, nous n’avons pas d’emprise générale que des emprises singulières qui subsumées, ou englobées, dans cette totalité sociale deviennent vite aliénantes et hétéronomes au sens qu’elles sont déterminées par cet ordre social général qui dans le rapport de force et de coercition triomphe dans le jeu de pouvoir et de gestion fusse-t-il démocratie directe, qui institue chaque fois un impératif global qui s’impose sur nos vies, nous détermine et donc nous fait violence et nous domine.

De l’affirmation sans compromis de notre existence communisée, nous attaquons les procédures de gestion de nos vies y compris la démocratie directe particulièrement sous sa forme assembléiste. Nous n’avons que faire de passer nos vies à gérer le monde dans la procédure dans de vastes assemblées générales qui mettent en place la pacification des conflits.

Notre vie est une attaque constante contre sa formalisation-programmation.

Quand nous créons, quand nous nous aimons, quand nous produisons, quand nous pensons et même quand nous discutons, nous n’avons pas besoin de passer par l’AG pour savoir quoi faire et quoi penser et surtout comment nous policer. Nous vivons furieusement sans canaliser nos forces dans la maîtrise du tout et la programmation de nos vies. Nous communisons parfois dans l’illégalité en libérant les espaces, les ressources alimentaires, les techniques, les idées, les désirs...

Nous sommes des illégalistes qui brisons les lois et les codes comme tout ce qui régule pour à la fois vivre sans entraves et lutter sans compromis. Nous communisons plus souvent qu’autrement dans l’informel et/ou l’illégalité.

Rien à voir avec la démocratie radicale fusse-t-elle celle pensée par Castoriadis à qui nous empruntons parfois certains concepts comme on pille ce dont nous avons besoin et désirons.

Nous nous organisons pour vivre et pour lutter sous des modes de gratuité, de partage, de mise en commun, d’amitiés intenses…

« Rien de ce qui s’exprime dans la distribution connue des identités politiques n’est à même de mener au-delà du désastre. Aussi bien, nous commençons par nous en dégager. Nous ne contestons rien, nous ne revendiquons rien. Nous nous constituons en force, en force matérielle, en force matérielle autonome au sein de la guerre civile mondiale. »

« S’organiser veut dire : partir de la situation, et non la récuser. Prendre parti en son sein. Y tisser les solidarités nécessaires, matérielles, affectives, politiques. »

Nous nous organisons par « une constellation expansive de squats, de fermes autogérées, d’habitations collectives, de rassemblements fine a se stesso, de radios, de techniques et d’idées. L’ensemble relié par une intense circulation des corps, et des affects entre les corps. » Entre autres...

Comme disent certainEs, nous avons déjà commencéEs.

Nous savons que c’est insuffisant mais il faut des bases pour attaquer/détruire, construire le mouvement de communisation qui ne peut avoir de prolongements que dans des insurrections toutes à la fois singulières et générales…

Et une vie libérée généralement au-delà du nous, même du nous humainEs.

Du côté de l’écologie, nous laisserions la vie se libérer de sa marchandisation et de sa détermination rationaliste et utilitaire. Nous détruirions ces logiques de domination qui s’exercent contre tout y compris contre nous. Nous réapprendrions à vivre « communistement » avec l’ensemble du vivant, comme partie dynamique de cette affirmation plurielle qu’est la vie.

« La prochaine révolution sera communisation de la société, c’est-à-dire sa destruction, sans "période de transition" ni "dictature du prolétariat", destruction des classes et du salariat, de toute forme d’État ou de totalité subsumant les individus... » Communisation -

Christian Charrier


De l’auto-organisation à la communisation mercredi 7 juin 2006.

R.S.

Ce texte, destiné à la publication dans Meeting 3, reprend le xte précédent L’auto-organisation est le premier acte..., ainsi que ce qui est ressorti de la réunion organisée en mars, pour laquelle j’avais rédigé un texte

Une restructuration de la contradiction entre le prolétariat et le capital

Désigner la révolution comme communisation c’est dire cette chose assez banale que l’abolition du capital est l’abolition de toutes les classes, y compris le prolétariat, et non sa libération, son érection en classe dominante organisant la société selon ses intérêts. C’est dire que l’abolition de l’échange, de la division du travail, de la marchandise, de la propriété, de l’Etat, des classes ne sont pas des mesures prises après la victoire de la révolution, mais des mesures par lesquelles seulement la révolution peut triompher. C’est dire inversement qu’il n’y a pas de « période de transition ». Le prolétariat ne fait pas la révolution pour instaurer le communisme, mais par l’instauration du communisme. En cela, toutes les mesures de la lutte révolutionnaire seront des mesures de communisation. En deçà, il n’y a que la société actuelle. L’échec des révolutions allemande et espagnole en est la triste vérification.

La restructuration du rapport d’exploitation, c’est-à-dire de la lutte des classes depuis le début des années 1970, la disparition du « mouvement ouvrier » et d’une identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital ont imposé ce qui n’était qu’un but final à atteindre après la révolution comme étant le cours même de celle-ci.

Dans la restructuration, toutes les caractéristiques du procès de production immédiat (travail à la chaîne, coopération, production-entretien, travailleur collectif, continuité du procès de production, sous-traitance, segmentation de la force de travail), toutes celles de la reproduction (travail, chômage, formation, welfare), toutes celles qui faisaient de la classe une détermination de la reproduction du capital lui-même (service public, bouclage de l’accumulation sur une aire nationale, inflation glissante, “partage des gains de productivité”), tout ce qui posait le prolétariat en interlocuteur national socialement et politiquement, c’est-à-dire tout ce qui fondait une identité ouvrière à partir de laquelle se jouait le contrôle sur l’ensemble de la société comme gestion et hégémonie, toutes ces caractéristiques sont laminées ou bouleversées.

La situation antérieure de la lutte de classe, ainsi que le mouvement ouvrier, reposait sur la contradiction entre d’une part la création et le développement d’une force de travail mise en oeuvre par le capital de façon de plus en plus collective et sociale, et d’autre part les formes apparues comme limitées de l’appropriation par le capital de cette force de travail, dans le procès de production immédiat et dans le procès de reproduction.

Voilà la situation conflictuelle qui se développait comme identité ouvrière, qui trouvait ses marques et ses modalités immédiates de reconnaissance (sa confirmation) dans la "grande usine", dans la dichotomie entre emploi et chômage, travail et formation, dans la soumission du procès de travail à la collection des travailleurs, dans les relations entre salaires, croissance et productivité à l’intérieur d’une aire nationale, dans les représentations institutionnelles que tout cela implique tant dans l’usine qu’au niveau de l’Etat. Il y avait production et confirmation à l’intérieur même de la reproduction du capital d’une identité ouvrière par laquelle se structurait, comme mouvement ouvrier, la lutte de classe.

Mais, il n’existe pas de restructuration du mode de production capitaliste sans défaite ouvrière. Cette défaite c’est celle de l’identité ouvrière, des partis communistes, du syndicalisme ; de l’autogestion, de l’auto-organisation et de l’autonomie. La restructuration est essentiellement contre-révolution et c’est tout un cycle de luttes qui a été défait.

On ne peut parler d’auto-nomie que si la classe ouvrière est capable de se rapporter à elle-même contre le capital et de trouver dans ce rapport à soi les bases et la capacité de son affirmation comme classe dominante. Il s’agissait de la formalisation de ce que l’on est dans la société actuelle comme base de la société nouvelle à construire en tant que libération de ce que l’on est. L’autonomie était le projet d’un processus révolutionnaire allant de l’auto-organisation à l’affirmation du prolétariat comme classe dominante de la société, au travers de la libération et de l’affirmation du travail comme organisation de la société. L’autonomie n’est que la libération de l’ouvrier en tant qu’ouvrier. Maintenant, on se contente de répéter que l’autonomie existante n’est pas la bonne. Or, c’est la capacité même, pour le prolétariat, de trouver, dans son rapport au capital, la base pour se constituer en classe autonome et en grand mouvement ouvrier qui a disparu. L’autonomie et l’auto-organisation ont été un moment historique de l’histoire de la lutte de classe et non des modalités d’action formelles et plus ou moins intemporelles. L’auto-organisation ne désigne pas n’importe quelle activité où des individus, fussent-ils des prolétaires, se concertent directement pour savoir ce qu’ils vont faire ensemble, elle est une forme historique déterminée.

L’autonomie, comme perspective révolutionnaire se réalisant au travers de l’auto-organisation, est paradoxalement inséparable d’une classe ouvrière stable, bien repérable à la surface même de la reproduction du capital, confortée dans ses limites et sa définition par cette reproduction et reconnue en elle comme un interlocuteur légitime. Son sujet est l’ouvrier et elle suppose que la révolution communiste est sa libération, celle du travail productif. Elle suppose que les luttes revendicatives sont le marche-pied de la révolution et qu’à l’intérieur du rapport d’exploitation le capital reproduise et confirme une identité ouvrière. Tout cela a perdu tout fondement. L’auto-organisation c’est la lutte auto-organisée avec son prolongement nécessaire l’auto-organisation des producteurs, en un mot le travail libéré, en un mot encore, la valeur.

L’auto-organisation comme théorie et perspective révolutionnaires avait un sens dans les conditions exactement identiques à celles qui structuraient le « vieux mouvement ouvrier ».

Amère victoire de l’autonomie

Un petit retour en arrière.

Déjà en Italie en 1969, les secteurs ouvriers en lutte avaient été incapables de créer une « assemblée » reliant entre elles les diverses formes d’auto-organisation et le mouvement avait été « récupéré » par la CGIL et ses comités d’ateliers. Toujours en Italie, dans le mouvements des auto-convocations (fevrier-mars 84) sur l’échelle mobile, on voit l’auto-organisation devenir défensive, au sens où elle exprime la défense d’une ancienne composition et d’un ancien rapport de la classe ouvrière au capital que la restructuration est en train d’abolir. Pour les mêmes raisons, en Espagne, le mouvement des assemblées (1976, 77, 78) crée ou revitalise des structures syndicales, tout comme « l’automne chaud » hollandais de 1983. C’est également l’époque où se développent toutes sortes de « syndicats autonomes ». C’est fondamentalement un type historique de classe ouvrière qui est remis en cause par la restructuration. Chez Renault, lors des grèves de 1975, c’est l’usine du Mans, là où la force de travail est la plus stable et le taux de syndicalisation (40 %) double de la moyenne nationale chez Renault, que la grève est la plus dure et prend parfois des allures de « lutte autonome ». Au début des années 1980, quand ce processus de dégraissage « s’achève » en frappant essentiellement les effectifs d’OS immigrés, provoquant une énorme vague de grèves dans l’automobile, la violence des luttes ne se formalise jamais en tentatives de formation d’organes autonomes. « Ils veulent nous tuer, mais nous sommes déjà morts », tel est alors l’esprit des luttes. Si, en 1983-1984, il est également difficile de qualifier la grève des mineurs en Grande-Bretagne de « lutte autonome et auto-organisée », c’est qu’elle fut en fait une grève sans revendications, sans programme, sans perspectives. Etre une classe ne se définissait plus que par et dans son adversaire, dans l’action contre lui.

Le déclin et la perte de sens de l’autonomie ne sont pas un simple produit d’un recul des luttes de classe. La « lutte » n’est pas un invariant historique exprimant constamment le même rapport de classe. Le déclin de l’autonomie, ce n’est pas le déclin de la « lutte », c’est le déclin d’un stade historique des luttes de classe.

Lorsqu’en France, à partir des coordinations cheminotes de 1986, l’auto-organisation devient la forme dominante de toutes les luttes, elle n’est plus rupture d’avec toutes les médiations par lesquelles la classe serait une classe du mode de production (rupture libérant sa nature révolutionnaire), elle perd son « sens révolutionnaire » : la transcroissance entre l’auto-organisation de la lutte et le contrôle ouvrier de la production et de la société. L’auto-organisation n’est plus qu’une forme radicale du syndicalisme. Toute lutte revendicative de quelque ampleur ou de quelque intensité est maintenant auto-organisée et autonome, auto-organisation et autonomie sont devenues un simple moment du syndicalisme (le syndicalisme se distinguant de l’existence formelle des syndicats). Si les organismes de lutte que s’étaient donnés les dockers espagnols dans les années 1980 tentent d’assurer leur survie et changent de forme c’est qu’ils n’étaient que des organismes de défense de la condition prolétarienne. C’est là que se situe la continuité expliquant le passage de l’un dans l’autre. Les théoriciens de l’autonomie voudraient qu’en tant que tels les « organes autonomes » inventent le communisme tout en demeurant ce qu’ils sont : des organes de la lutte revendicative. En tant que tels leur pente naturelle c’est la permanence et donc leur « transformation » en organes plus ou moins syndicaux.

Dans tous les discours actuels sur l’autonomie, il est remarquable de constater que c’est la révolution qui a disparu. Ce qui, jusqu’au début des années 1970, était la raison d’être elle-même du discours sur l’autonomie, sa perspective révolutionnaire, est devenu quasiment indicible. Défendre et valoriser l’autonomie devient autosuffisant et l’on se garde bien d’y articuler une perspective révolutionnaire. Maintenant, on se contente de répéter que l’autonomie existante n’est pas la bonne.

Actuellement, de façon immédiate, partout où triomphent l’auto-organisation et l’autonomie, se manifestent l’insatisfaction contre elles. Déjà, en France, en 1986, les coordinations cheminotes avaient suscité des mouvements de grande défiance, tout comme en 2003, la volonté de constitution de coordinations plus larges au delà des collectifs locaux. A l’intérieur même de l’auto-organisation triomphante actuelle, c’est ce qui va contre elle qui annonce l’abolition des classes. Cette nature de libération de la classe à partir de son affirmation autonome (ayant « rompu » ses attaches sociales capitalistes) qui était la définition de la révolution dans le cycle précédent est maintenant ce par quoi l’auto-organisation et l’autonomie existent et sont vécues consciemment comme la limite de toutes les luttes actuelles. En tant que perspective révolutionnaire de libération de l’ouvrier en tant qu’ouvrier, l’autonomie est historiquement caduque, elle n’est plus que la défense radicale de la condition prolétarienne.

De l’auto-organisation dans les luttes actuelles

A partir du milieu des années 1980, l’auto-organisation devient la forme dominante de toutes les luttes, elle n’est même plus rupture d’avec toutes les médiations par lesquelles la classe serait une classe du mode de production (rupture libérant sa nature révolutionnaire), elle n’est plus qu’une forme radicale accompagnant le syndicalisme. S’il y a actuellement des luttes qui rompent avec toutes ces médiations, il faut se demander si on peut pour autant les qualifier d’auto-organisées. Ont-elles quelque chose à auto-organiser ? Non, et ce serait rester à l’apparence des choses que de croire que ce quelque chose serait la lutte elle-même. Elles ne peuvent maintenant rompre avec ces médiations qu’en ayant en leur sein la remise en cause de l’appartenance de classe elle-même, c’est-à-dire en remettant en cause ce par quoi il y a des médiations. Dans l’activité du prolétariat, être une classe devient une contrainte extérieure objectivée dans le capital. Etre une classe devient l’obstacle que sa lutte en tant que classe doit franchir, cet obstacle possède une réalité claire et facilement repérable, c’est l’auto-organisation et l’autonomie.

Actuellement, dans de nombreux conflits, comme celui des dockers de la côte ouest des Etats-Unis, le patronat cherche à briser les syndicats pour la même raison qu’il brise, quand elle se manifeste, l’autonomie ouvrière, car les deux appartiennent à la même époque, à la même logique de la reproduction capitaliste. De nos jours, dans les postes britanniques ou dans les ports de la côte ouest des Etats-Unis, la bataille autonome des ouvriers rejoint dans son contenu la défense des grandes institutions syndicales, non pour des raisons d’utilisation momentanée des syndicats par les travailleurs, mais pour ce qu’elles sont : de grandes institutions gérant l’autonomie de la force de travail.

La grève sauvage même lorsqu’elle s’accompagne de la formation d’organes autonomes n’est plus qu’un substitut ou un accompagnement de l’action syndicale. Il est devenu impossible d’en attendre autre chose ou d’en espérer une dynamique interne qui serait son dépassement à partir d’elle-même et non contre elle.

En Italie, en décembre 2003, le mouvement de grèves des autoferrotramvieri n’a donné naissance à aucune organisation formelle inter-dépôts. Le responsable de la coordination des chauffeurs de Brescia, adhérente à la coordination nationale, se contente de dire que la grève illégale était « la seule arme dont disposait les travailleurs » et que « si les syndicats ont pris en compte notre revendication des 106 euros, c’est qu’ils écoutent la base », il ajoute que « la grève n’est pas dirigée contre les syndicats ».

Enfin, les traminots de Milan résument la grève sauvage en un slogan : « le syndicat c’est nous ». Et, si les « syndicats de base », ont pleinement joué leur rôle d’exutoire de la colère des salariés, c’est que les salariés ont pleinement accepté qu’ils jouent ce rôle.

Considérer que les luttes dures comme celle des autoferrotramvieri ou des métallos de FIAT-Melfi sont des luttes proprement autonomes, c’est simultanément totalement faux et totalement vrai. Totalement faux, si on conserve en tête l’autonomie comme premier acte de la révolution vers l’affirmation du prolétariat et la libération du travail ; totalement vrai, si on considère l’autonomie dans sa réalité actuelle comme moment du syndicalisme. A Melfi, la lutte des ouvriers de la FIAT en mai 2004 a démarré avec des grèves appelées par les syndicats sur le paiement des jours de chômage technique ; rapidement les travailleurs dépassent ce cadre et ajoutent à ces revendications l’organisation des heures de travail et les salaires (ajouts acceptés par les syndicats). La grève est contrôlée de bout en bout par la FIOM (syndicat de la CGIL) y compris le blocage de l’usine ; les ouvriers délèguent au syndicat la recherche de l’extension de la lutte dans les autres sites de FIAT et la conduite des négociations. Lorsqu’un accord (pas très mauvais) est conclu, la tentative de contestation de cet accord par le Cobas échoue. Les ouvriers n’ont constitué aucune organisation autonome, ce qui n’empêche, pour cette lutte comme pour celle des autoferrotramvieri, les idéologues de l’auto-organisation de conclure : « avec la lutte des ouvriers de Melfi, l’autonomie ouvrière a franchi une nouvelle étape en Italie ». L’autonomie ne se déploie et ne franchit d’étape que dans la tête de militants qui sont restés rivés à leur rêve de Mirafiori : une usine « tombée aux mains des ouvriers ». Qu’en auraient-ils fait ? Roberto Maroni, ministre italien des Affaires sociales du gouvernement de Berlusconi, dans un entretien paru dans le Corriere della Sera déclare : " Quand les syndicats s’engagent face au gouvernement à faire arrêter les blocus (il se réfère à Melfi, mais aussi aux grèves chez Alitalia et dans les transports en commun) et qu’ils n’y arrivent pas, un problème de représentativité se pose. Le système actuel risque de ne pas être à même de gérer les conflits. (...) Le moment est venu d’impliquer aussi les organisations autonomes dans les accords, car elles sont plus présentes et plus actives parmi les travailleurs." Le discours de Maroni est évidemment intéressant pour ce qu’il propose, non seulement il est intéressant, mais il est vrai. Maroni reconnaît ce qui devrait réjouir le coeur de tout militant de l’autonomie : les formes de luttes autonomes que se donnent les travailleurs sont représentatives. C’est de la « récupération », de la « manipulation » diront les idéologues, mais non. Maroni est beaucoup plus lucide : le syndicalisme des luttes revendicatives passe par des organisations autonomes, « reconnaissons ces organisations comme des interlocuteurs » dit le ministre.

La capacité de luttes dont les travailleurs italiens semblent aujourd’hui faire preuve ouvrent de vastes perspectives pour l’avenir quand, contraints par la situation et le cours des luttes, les travailleurs italiens et d’ailleurs affronteront leur propre situation de travailleurs que l’autonomie formalise aujourd’hui comme la forme avancée du syndicalisme.

Déjà l’autonomie, telle qu’elle s’est réellement manifestée à Melfi s’est révélée incapable, par sa nature même, d’exprimer la révolte contre le travail si présente dans la lutte de ces ouvriers.

L’auto-organisation formalise dans la lutte revendicative l’irréconciliabilité des intérêts entre la classe ouvrière et la classe capitaliste, elle est par là le moment nécessaire de l’apparition de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure et la forme dans laquelle s’amorcera, contre elle, la communisation des rapports entre individus.

L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite s’effectue contre elle

Si l’autonomie comme perspective révolutionnaire disparaît c’est que la révolution ne peut plus avoir pour contenu que la communisation de la société c’est-à-dire pour le prolétariat sa propre abolition. Avec un tel contenu, il devient impropre de parler d’autonomie et il est peu probable qu’un tel « programme » passe par ce que l’on entend habituellement par « organisation autonome ». C’est maintenant, à l’intérieur de l’auto-organisation et de l’autonomie, contre elles, que se crée la dynamique de ce cycle de luttes, comme un écart à l’intérieur de la lutte de classe en général et de l’auto-organisation en particulier, c’est-à-dire comme un écart à l’intérieur même de l’action en tant que classe. L’activité de classe du prolétariat est maintenant de plus en plus déchirée de façon interne : elle n’a en demeurant action de classe que le capital pour horizon, toute libération et affirmation ayant disparu, simultanément dans son action contre le capital c’est sa propre existence comme classe qu’elle rencontre et qu’elle doit traiter comme quelque chose à supprimer. Toutes les lutes sont amenées à vivre cet écart, cette déchirure intérieure.

Des luttes revendicatives à la révolution : une rupture

Si l’auto-organisation, comme dynamique révolutionnaire, est devenue obsolète c’est que la relation entre luttes revendicatives et révolution est devenue problématique. L’auto-organisation a été la forme la plus radicale d’une relation entre les deux comprise comme une transcroissance, un processus graduel et continu. L’auto-organisation n’est plus qu’un substitut ou un accompagnement de l’action syndicale. Il est devenu impossible d’en attendre autre chose ou d’en espérer une dynamique interne qui serait son dépassement à partir d’elle-même et non contre elle.

L’ « autonomie des luttes » comme faculté de passage de la lutte revendicative à la lutte révolutionnaire est une construction qui ne s’intéresse pas au contenu de ce passage, elle demeure une approche formelle de la lutte des classes. Si le contenu du passage est laissé de côté, c’est que l’autonomie interdit de comprendre ce passage comme rupture, saut qualitatif. Le « passage » ne serait qu’une affirmation et une révélation de la véritable nature de ce qui existe : le prolétariat tel qu’il est dans le capital triomphe dans la révolution, il devient le pôle absolu de la société. Le « saut » n’est alors qu’une formalité. Bien sûr quand le prolétariat s’auto-organise, il rompt avec sa situation antérieure, mais si cette rupture n’est que sa « libération », la réorganisation de ce qu’il est, de son activité, sans le capital, et non la destruction de sa situation antérieure, c’est-à-dire s’il demeure auto-organisé, s’il ne dépasse pas ce stade, il ne peut être que battu.

Personne ne niera que la lutte révolutionnaire s’enclenche dans la lutte revendicative et même est produite par elle. La question est celle de la nature du passage. Le seul contenu « profondément anticapitaliste » s’opposant à la logique capitaliste que puisse avoir une lutte consiste à s’attaquer aux rapports de production capitalistes, c’est-à-dire pour le prolétariat à sa propre existence, à la reproduction de l’exploitation et des classes. Une lutte revendicative qui s’attaque à cela n’est plus une lutte revendicative ou alors par lutte révolutionnaire on entend la prise de pouvoir du prolétariat sur la société, le prolétariat devenant classe dominante.

Au cours de la lutte, le sujet qui était celui de l’autonomie se transforme et abandonne ses vieux habits pour ne plus se reconnaître comme existant que dans l’existence du capital, c’est le contraire exact de l’autonomie et de l’auto-organisation qui, par nature, n’ont pour sens qu’une libération du prolétariat, son affirmation et pourquoi pas (pour les nostalgiques) sa dictature. On peut parler de « dynamique » des luttes mais c’est alors faire l’impasse sur l’autotransformation du sujet, c’est ne pas voir que dans cette « dynamique » ce qui est aboli c’est le sujet qui s’auto-organisait et que cette « dynamique » n’existe que pour autant qu’il s’abolit comme le sujet qui s’auto-organisait. Tant que le prolétariat s’auto-organise, il ne peut le faire qu’à partir de ce qu’il est dans les catégories du capital. Il ne s’agit pas de faire une condamnation normative de l’auto-organisation, mais de dire ce qu’elle est et de dire que la révolution n’est pas une dynamique qu’elle contient et qui ne demande qu’à éclore.

Ce changement est une rupture. Ce n’est pas une question de définition de l’auto-organisation ou de l’autonomie, c’est d’un processus social dont il s’agit, un processus de rupture dans la lutte de classe, l’autotransformation d’un sujet qui abolit ce qui le définit. Dire qu’il s’agit d’un flux, d’une dynamique, masque la rupture comme transformation du sujet de la lutte qui s’abolit comme prolétaire, qui n’est donc plus le sujet qui s’auto-organisait à partir de sa situation de prolétaire.

Une lutte révolutionnaire part des conflits d’intérêts immédiats entre prolétaires et capitalistes et du caractère inconciliable de ces intérêts, elle est, si l’on veut, ancrer dans ces conflits mais si, à un moment de la lutte revendicative, les prolétaires, contraints et forcés par leur conflit avec la classe capitaliste, ne lèvent pas l’ancre, leur lutte demeurera une lutte revendicative et ira, en tant que telle, à la victoire ou malheureusement le plus souvent à la défaite. En revanche, s’ils s’attaquent aux rapports marchands, s’emparent des biens et des moyens de production en intégrant à la production communautaire ceux que le salariat ne peut absorber, développent la gratuité, brisent le cadre de l’usine comme origine des produits, dépassent la division du travail, abolissent toute sphère autonome, en premier lieu l’économie, dissolvent leur autonomie pour intégrer dans les rapports non marchands qui se mettent en place tous les sans réserves et même une grande partie des classes moyennes que leur mouvement réduit à la misère, dans ce cas c’est leurs propres anciennes existence et association comme classe qu’ils dépassent et, c’est alors un détail, leurs revendications économiques. On ne lutte contre l’échange et la « dictature de la valeur » que si l’on entreprend la communisation.

Le prolétariat abolit la valeur, l’échange et tous les rapports marchands dans la guerre qui l’oppose au capital, c’est là son arme déterminante, il intègre par des mesures de communisation la plus grande partie des sans réserves, des exclus, des classes moyennes et des masses paysannes du tiers-monde (l’exemple des luttes en Argentine serait à méditer, non pour défendre l’interclassisme mais au contraire l’abolition des classes).

Supposer que toute lutte sur le salaire contiendrait une révolte contre le salariat, c’est supposer ces deux éléments comme existant l’un dans l’autre, et non le second terme comme le dépassement contradictoire du premier. Une telle vision ne peut aboutir pratiquement aujourd’hui qu’au démocratisme radical. Le citoyennisme, l’altermondialisme ou mieux dit le démocratisme radical sont bel et bien le projet d’achèvement des luttes revendicatives et en tant que telles elles ne peuvent maintenant en avoir d’autres.

L’évolution du temps de travail devrait être porteur d’émancipation dans le temps libre ; l’allocation universelle devrait devenir passage progressif à l’activité bénéfique à l’individu et à la société, c’est-à-dire l’abolition de l’exploitation à l’intérieur du salariat ; la revendication salariale deviendrait partage des richesses ; la critique de la mondialisation et de la finance deviendrait première par rapport à ce dont elle est la mondialisation (le capital), le libéralisme et la mondialisation feraient l’exploitation.

Ceux qui parlent sans cesse de dynamique des luttes passent totalement à côté de ce moment essentiel : le prolétariat comme sujet de la révolution s’abolit comme sujet de l’autonomie. Si le prolétariat s’abolit, il ne s’auto-organise pas. Appeler l’ensemble du mouvement auto-organisation, c’est être aveugle à son contenu.

On peut toujours soutenir que l’auto-organisation est le flux même de ce changement dans la lutte des classes. On aura d’abord fait disparaître la rupture et ensuite on aura dissocié ce qui dans l’activité révolutionnaire est homogène : la coïncidence du changement des circonstances et de l’activité. Alors, le prolétariat s’organise mais ne s’auto-organise pas car le moteur de cette auto-transformation c’est avant tout la production de ce qu’il est comme une contrainte extérieure : sa raison d’être à l’extérieur de lui-même. Quand, dans le cours de la lutte il est contraint de remettre en cause ce qu’il est lui-même, il n’y a pas d’auto-organisation parce que le cours de la lutte ne confirme aucun sujet préexistant tel qu’il serait en lui-même en dehors de la lutte. La lutte peut alors être indépendante de tout parti, syndicat, institution, elle n’en est pas pour autant auto-organisée car elle ne trouve pas son principe en elle-même comme mise en forme de ce qu’est le prolétariat en lui-même. On ne peut alors parler d’auto-organisation de la lutte, si on parle d’auto-organisation de la lutte c’est que l’on parle de l’auto-organisation du sujet.

Continuer à parler d’auto-organisation comme un flux, un processus, de rupture c’est entretenir la confusion et diluer le contenu même de la rupture.

On peut parler "d’auto-organisation de la lutte", cela n’empêche que dans ces luttes les prolétaires ne trouvent que toutes les divisions du salariat et de l’échange et aucune forme organisationnelle ne peut surmonter cette division, seul le peut le changement de contenu de cette lutte, mais alors c’est la rupture consistant à reconnaître dans le capital sa propre nécessité en tant que classe (à l’extérieur de soi), le contraire même de tous les "auto...".

L’unité du prolétariat

Aucun mouvement révolutionnaire ne pourra être qualifié d’autonome ou d’auto-organisé, si le prolétariat s’abolit, il ne s’auto-organise pas.

L’activité est toujours organisée, pas toujours auto-organisée (reproduction / libération d’un sujet préalable). Se reconnaître comme classe ne sera pas un "retour sur soi" mais une totale extraversion comme reconnaissance de soi-même en tant que catégorie du mode de production capitaliste. Ce que l’on est comme classe n’est immédiatement que notre rapport au capital.

Le prolétariat n’a ni disparu, ni n’est devenu une pure négativité mais l’exploitation ne met plus en mouvement une figure sociale homogène, centrale et dominante, de la classe ouvrière, capable d’avoir conscience d’elle-même comme sujet social, au sens où l’on entend habituellement cela, c’est-à-dire capable d’avoir une conscience d’elle-même comme rapport à elle-même, face au capital.

Intégrée dans une autre totalité, ayant perdu sa centralité en tant que principe organisateur de l’ensemble du procès de travail, la grande usine des grands rassemblements ouvriers n’a pas disparu, mais elle n’est plus le principe organisateur du procès de travail et du procès de valorisation, beaucoup plus diffus. Elle est devenue élément d’un principe organisateur qui lui échappe. Dans la contradiction entre le prolétariat et le capital, il n’existe plus quelque chose de sociologiquement donné a priori comme pouvait l’être « l’ouvrier-masse » de la grande usine. Le caractère diffus, segmenté, éclaté, corporatif des conflits, c’est le lot nécessaire d’une contradiction entre les classes qui se situe au niveau de la reproduction du capital. Mais c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une somme d’éléments juxtaposés, mais d’une diffusion produite à partir d’une modalité historique de la contradiction entre prolétariat et capital, qu’un conflit particulier, de par ses caractéristiques, par les conditions dans lesquelles il se déroule, par la période dans laquelle il apparaît, peut se trouver en situation de polariser l’ensemble de cette conflictualité qui jusque là apparaissait comme irréductiblement diverse et diffuse.

Pour s’unir, les ouvriers doivent briser le rapport par lequel le capital les « rassemble ». On ne peut pas vouloir simultanément l’unité du prolétariat et la révolution communiste, c’est-à-dire cette unité comme un préalable à la révolution, une condition. Il n’y aura plus d’unité que dans la communisation, c’est elle seulement qui en s’attaquant à l’échange et au salariat unifiera le prolétariat, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus d’unité du prolétariat que dans le mouvement même de son abolition. Les hagiographes des luttes revendicatives parlent d’ « unité » en l’air, sans pouvoir préciser en rien la forme concrète qu’elle revêt, si ce n’est l’unité formelle du politique ou des formes d’organisation venant coiffer ce qui est divisé et qui le reste tant que la classe demeure dans la lutte revendicative. Cette unité est toujours ce qu’il faudrait ajouter aux luttes.

Les ouvriers se forgent comme classe révolutionnaire, en révolutionnant les rapports sociaux, c’est-à-dire tout ce qu’ils sont dans les catégories de l’échange et du salariat. Dans les luttes salariales, ils ne voient apparaître ni « forces », ni « projet », mais l’impossibilité de s’unifier sans attaquer leur propre existence comme classe dans la division du travail et toutes les divisions du salariat et de l’échange, sans se remettre en cause comme classe, sans engager une pratique révolutionnaire. La seule unification du prolétariat est celle qu’il réalise en s’abolissant. Des mesures communisatrices parties d’un point « quelconque » (certainement de façon quasi simultanées d’une multitude de points) de la planète capitaliste auront cet effet d’unification rapide ou alors seront écrasées.

Dépasser l’auto-organisation

Marx, comme tous les révolutionnaires, voyait un saut, une négation, mais la différence avec aujourd’hui, c’est que l’association permanente permettait d’envisager la possibilité d’une continuité organisée d’une phase à l’autre.

Actuellement, les militants de l’autonomie cherchent dans la défense du prix de la force de travail ou dans des formes de luttes « quelque chose », des « germes », des « potentialités » de révolution. Dans cette attente de la dynamique des luttes revendicatives, c’est la lutte qui engendrerait par elle-même une autre lutte. Mais les « luttes » ne sont que des moments de l’activité des prolétaires que ceux-ci dépassent et nient, ce ne sont pas des phénomènes qui s’enchaînent graduellement, une lutte portant les germes d’une autre lutte. Bref, le lien entre les « luttes », c’est le sujet se transformant qui l’effectue de façon négative. Ce lien n’est pas évolutif.

L’auto-organisation suppose que la définition de la clase ouvrière lui est inhérente, passer du sujet à l’activité ne change rien à cela. Il ne s’agit pas de se battre sur le sens des mots, ce que l’on met en général dans une auto-organisation qui serait plus ou moins révolutionnaire ou en prise avec la révolution est totalement différent de toute auto-organisation réellement existante, il y a rupture c’est cette rupture qui doit nous intéresser. Si on estompe cette rupture c’est que l’on conserve, sous différentes formes, l’ancien schéma de l’autonomie. Mais on ne sort pas d’une incohérence : d’une part affirmer, ce qui est maintenant incontournable, que la révolution est abolition des classes ; d’autre part, fonctionner sur un schéma qui valorise l’auto-organisation comme processus révolutionnaire.

L’auto-organisation pourrait être ce processus dans la mesure où elle est le "refus des médiations", mais outre que l’on a ici ce qui a toujours été l’antienne de l’Ultra-gauche, ce qui annonce la rupture ce n’est pas le refus des médiations mais la remise en cause de ce qui fait qu’il y a médiation : être une classe. Ce ne sont pas des individus indéfinis qui "apprennent" en dehors de toute médiation à se "gouverner eux-mêmes". C’est contre ce qu’ils auront "appris" à gouverner eux-mêmes, leur propre position de classe de cette société, que les prolétaires auront à faire la révolution.

Le processus de la révolution est celui de l’abolition de ce qui est auto-organisable. L’auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite s’effectue contre elle. Quand le rapport contradictoire entre le prolétariat et le capital se situe au niveau de la reproduction, la contradiction du prolétariat au capital contient la remise en cause du mouvement dans lequel il est lui-même reproduit comme classe. C’est là maintenant le contenu et l’enjeu de la lutte des classes. Des luttes revendicatives à la révolution, il ne peut y avoir que rupture, saut qualitatif, mais cette rupture n’est pas un miracle, elle n’est pas non plus la simple constatation par le prolétariat qu’il n’y aurait plus rien d’autre à faire que la révolution devant l’échec de tout le reste. Cette rupture est produite positivement par le déroulement du cycle de luttes qui la précède et on peut dire qu’elle en fait encore partie. Cette rupture s’annonce dans le cours quotidien de la lutte de classe.

L’annonce

Des luttes revendicatives à la révolution, il ne peut y avoir que rupture, saut qualitatif, mais cette rupture n’est pas un miracle, elle n’est pas non plus la simple constatation par le prolétariat qu’il n’y aurait plus rien d’autre à faire que la révolution devant l’échec de tout le reste. « Une seule solution, la révolution » est l’ineptie symétrique à celle de la dynamique révolutionnaire de la lutte revendicative. Cette rupture est produite positivement par le déroulement du cycle de luttes qui la précède et on peut dire qu’elle en fait encore partie. Cette rupture s’annonce dans la multiplication des écarts à l’intérieur de la lutte de classe entre d’une part la remise en cause par le prolétariat de sa propre existence comme classe dans sa contradiction au capital et, d’autre part, la reproduction du capital qu’implique le fait même d’être une classe. Cet écart est la dynamique de ce cycle de luttes, celle-ci existe de façon empiriquement constatable.

Deux points résument l’essentiel du cycle de luttes actuel : * la disparition d’une identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital, c’est la fin du mouvement ouvrier et la faillite corollaire de l’auto-organisation et de l’autonomie comme perspective révolutionnaire ; * avec la restructuration du mode de production capitaliste, la contradiction entre les classes se noue au niveau de leur reproduction respective. Dans sa contradiction avec le capital, le prolétariat se remet lui-même en cause.

L’existence possible d’un courant communisateur réside dans l’écart à l’intérieur du fait d’agir en tant que classe que l’auto-organisation (quelle qu’elle soit) formalise et entérine : un écart par rapport au contenu même de l’auto-organisation. Agir en tant que classe c’est actuellement d’une part n’avoir pour horizon que le capital et les catégories de sa reproduction, d’autre part, c’est, pour la même raison, être en contradiction avec sa propre reproduction de classe, la remettre en cause.

Les luttes revendicatives ont des caractéristiques qui étaient impensables il y a une trentaine d’années.

Durant les grèves de décembre 95 en France, dans la lutte des sans-papiers, des chômeurs, des dockers de Liverpool, de Cellatex, d’Alstom, de Lu, de Marks et Spencer, dans le soulèvement social argentin, dans l’insurrection algérienne, etc., telle ou telle caractéristique de la lutte apparaît, dans le cours de la lutte elle-même, comme limite en ce que cette caractéristique spécifique (service public, demande de travail, défense de l’outil de travail, refus de la délocalisation, de la seule gestion financière, récupération des usines, auto-organisation etc.), contre laquelle le mouvement se heurte souvent dans les tensions et les affrontements internes de son recul, se ramène toujours au fait d’être une classe et de le demeurer, ce que contrairement à la période précédente, il est devenu impossible de positiver comme annonce de l’affirmation de la classe.

Il ne s’agit pas, le plus souvent, de déclarations fracassantes ou d’actions « radicales », mais de toutes les pratiques de « fuite » ou de dénégation des prolétaires vis-à-vis de leur propre condition. Dans les luttes suicidaires à la Cellatex, dans la grève de Vilvoorde et bien d’autres éclate que le prolétariat n’est rien séparé du capital et qu’il ne peut demeurer comme ce rien (qu’il réclame sa réunion avec le capital ne supprime pas l’abîme qu’ouvre la lutte, la reconnaissance et le refus par le prolétariat de lui-même comme cet abîme). C’est l’inessentialisation du travail qui devient l’activité même du prolétariat, tant de façon tragique dans ses luttes sans perspectives immédiates (suicidaires) et dans des activités autodestructrices, que comme revendication de cette inessentialisation comme dans la lutte des chômeurs et précaires de l’hiver 1998. Quand apparaît, comme lors de la grève des transports italiens ou des ouvriers de la FIAT à Melfi, que l’autonomie et l’auto-organisation ne sont plus que la perspective de rien, c’est là que se constitue la dynamique de ce cycle et que se prépare le dépassement de la lutte revendicative à partir de la lutte revendicative. Le prolétariat est face à sa propre définition comme classe qui s’autonomise par rapport à lui, qui lui devient étrangère.

Les pratiques auto-organisationnelles et leur devenir en sont le signe patent.

Mettre le chômage et la précarité au coeur du rapport salarial ; définir le clandestin comme la situation générale de la force de travail ; poser - comme dans la Mouvement d’action directe - l’immédiateté sociale de l’individu comme le fondement, déjà existant, de l’opposition au capital ; mener des luttes suicidaires comme celle de Cellatex et d’autres du printemps et de l’été 2000 (Metaleurop - avec des réserves - , Adelshoffen, la Société Française Industrielle de Contrôle et d’Equipements, Bertrand Faure, Mossley, Bata, Moulinex, Daewoo-Orion, ACT - ex Bull ) ; renvoyer l’unité de la classe à une objectivité constituée dans le capital, sont pour chacune de ces luttes particulières des contenus qui construisent la dynamique de ce cycle à l’intérieur et dans le cours de ces luttes. Dans la plupart des luttes actuelles apparaît la dynamique révolutionnaire de ce cycle de luttes qui consiste à produire sa propre existence comme classe dans le capital donc se remettre en cause comme classe (plus de rapport à soi), cette dynamique a sa limite intrinsèque dans ce qui la définit elle-même comme dynamique : agir en tant que classe. Nous sommes théoriquement les guetteurs et les promoteurs de cet écart qui à l’intérieur de la lutte du prolétariat est sa propre remise en cause et, pratiquement, les acteurs lorsque nous y sommes directement engagés. Nous existons dans cette rupture.

Les collectifs

La multiplication des collectifs et la récurrence des grèves intermittentes (les grèves du printemps 2003 en France, la grève des postiers anglais) rendent palpable, en cherchant à s’en démarquer, que l’unité de la clase est une objectivation dans le capital. Il ne s’agit pas de juger ces phénomènes à l’aune d’une vision normative qui n’y voit qu’un inachèvement, un inaccomplissement de leur propre projet d’unification de la classe préalable à son affirmation. Dans ces luttes, c’est l’extériorisation de l’appartenance de classe qui est annoncée comme caractéristique actuelle, présente, de la lutte en tant que classe. Dans tout ces mouvements, comprendre la segmentation comme une faiblesse à dépasser dans l’unité, c’est poser une question formelle et lui apporter une réponse tout aussi formelle. La diffusion de ces mouvements, leur diversité, leur discontinuité constituent leur intérêt et leur dynamique même. « Aller plus loin », ce n’est pas supprimer la segmentation dans l’unité, c’est-à-dire une réponse formelle qui est peut-être déjà caduque, il ne s’agit pas de perdre la segmentation, les différences. « Aller plus loin », c’est, dans d’autres circonstances, la contradiction entre ces luttes de classes dans leur diversité et l’unité de la classe objectivée dans le capital. Il ne s’agit pas de dire que plus la classe est divisée, mieux c’est, mais que la généralisation d’un mouvement de grèves n’est pas synonyme de son unité, c’est-à-dire du dépassement de différences considérées comme purement accidentelles et formelles. Il s’agit de commencer à comprendre ce qui se joue dans ces mouvements diffus, segmentés et discontinus : la création d’une distance avec cette unité « substantielle » objectivée dans le capital. Cette extrême diversité conservée et même approfondie dans un mouvement plus général en contradiction avec le capital et cette unité objective qu’il représente est peut-être une condition de l’articulation entre les luttes immédiates et la communisation. De tels faits sont maintenant une détermination incontournable de la lutte des classes. L’unité de la classe ne peut plus se constituer sur la base du salariat et de la lutte revendicative, comme un préalable à son activité révolutionnaire.

L’unité du prolétariat ne peut plus être que l’activité dans laquelle il s’abolit en abolissant tout ce qui le divise. C’est une fraction du prolétariat qui dépassant le caractère revendicatif de sa lutte prendra des mesures communisatrices et qui entamera alors l’unification du prolétariat qui ne sera pas différente de celle de l’humanité, c’est-à-dire de sa création comme l’ensemble des relations que les individus établissent entre eux dans leur singularité.

La vague de fond que constitue, dans chaque lutte de quelque importance et durée, la création de « collectifs » qui ne relèvent plus de l’auto-organisation ou de l’autonomie signifie la disparition de l’identité ouvrière. Ces organes ne sont pas comme l’autonomie une meilleure organisation-existence de la classe que ne le sont ses formes représentatives institutionnelles auxquelles elles laissent ce qui leur appartient (laisser aux syndicats ce qui appartient aux syndicats), mais la création d’une distance avec ces formes qui a pour contenu une distance de la classe à elle-même. Une distance établie contre une unité de la classe existant comme quelque chose d’objectif dans la reproduction du capital. Les nostalgiques du Grand Parti et de l’unité des gros bataillons de la classe ouvrière se bercent d’illusions en considérant que cette segmentation est subie, elle est le plus souvent voulue, construite et revendiquée. La nature de la segmentation et des collectifs, c’est dans la lutte de classe une activité d’extranéisation par le prolétariat de sa propre définition comme classe. Comment pourra se construire, dans un mouvement général de lutte de classe, une « unité » qui n’en soit pas une, mais une inter-activités ? Je n’en sais rien ..., mais la lutte de classe nous a souvent prouvé son infinie inventivité. Nous devons admettre comme extrêmement positif que les caractéristiques du nouveau cycle de luttes ne nous soient données qu’au fur et à mesure de la lutte quotidienne ordinaire.

Des activités qui produisent l’objectivation de l’existence et de l’unité de la classe

Cette unité de la classe, même comme grève générale, dans la vision « classique » que l’on a de la chose, est entrée dans l’ère du soupçon. Quand les grévistes du printemps 2003, en France, ont appelé à la grève générale, ils n’ont pas réclamé aux syndicats ce qu’eux-mêmes ne faisaient pas mais auraient souhaité faire, ils ont réclamé aux syndicats autre chose que ce qu’ils faisaient. Voilà un mouvement « basique », « spontané », « auto-organisé » qui ne voit d’issue que dans la grève générale réclamée à des syndicats dont il se distancie quotidiennement. On n’a pas là forcément une contradiction (ce fut de toute façon ainsi que les choses se sont passées) mais il est difficile de présenter l’appel aux syndicats à proclamer la grève générale comme la simple continuation du mouvement de grèves. Bizarrement, ce mouvement n’appelle pas à la grève générale quand il gonfle, mais quand il est sur son déclin, ce qui éclaire la nature de la grève générale d’une étrange lumière. C’est leur propre action qui en était arrivée à dominer les grévistes. Quinze jours auparavant, la diversité et l’interaction de leurs activités étaient le fil continu par lequel la classe existait à elle-même comme distinction par rapport à son unité et son existence objectivées dans la reproduction du capital. L’unité de la classe existe toujours bel et bien, elle est une unité objective dans la reproduction du capital, faire appel aux syndicats c’était simplement reconnaître cette unité au niveau même où elle existe, comme une hypostase.

Les « sauvageons »

Il s’agit du rejet par des fractions importantes de jeunes ouvriers de tout l’ordre du système productif capitaliste. Ce rejet ne donne pas plus prise aux séductions ou sanctions de l’intégration qu’aux constructions idéologiques du style autogestion. Une telle situation n’a rien de commun avec ce qui pouvait être décrit dans les années 1970 aux Etats-Unis ou en Europe.

Les « victimes collatérales » des « sauvageons » ce sont les fables sur la coopération reliant les travailleurs entre eux (pour eux-mêmes), marche-pied de l’auto-organisation et de l’autonomie révolutionnaires.

Argentine : une lutte de classe contre l’autonomie.

On ne peut ici que renvoyer au texte sur la lutte des classes en Argentine publié dans Meeting 2.

Rappelons l’essentiel. la grande période de l’autonomie des luttes en Argentine, à la fin des années 1960 et au début des années 1970 est achevée du fait des transformations dans le mode d’exploitation, dans la composition de la classe ouvrière, dans les modalités de sa reproduction et globalement du fait de la transformation dans la nature de la reproduction du capital en Argentine dans son articulation dans le capitalisme mondial.

L’auto-organisation ce sont les usines autogérées par les travailleurs eux-mêmes et la gestion par les mouvements piqueteros eux-mêmes des planes trabajar (même les heures de travail sont maintenant effectuées au sein des mouvements). Les quelques cas d’occupations avec reprise de la production appelant à la reprise de l’entreprise par l’Etat sont le vrai contenu actuel de l’autonomie (l’autonomie de la classe ouvrière c’est le travail et la valeur).

Ce qui s’est passé d’essentiel en Argentine, c’est que toutes les formes d’auto-organisation, d’autonomie, de récupération, d’assemblées ont immédiatement rencontré leurs limites sous la forme d’une opposition et d’une contradiction interne les traitant comme perpétuation de la société capitaliste. Abolir le capital c’est par là même se nier comme travailleur et non s’auto-organiser comme tel, c’est un mouvement d’abolition des entreprises, des usines, du produit, de l’échange (quelque soit sa forme).

On s’auto-organise comme chômeurs de Mosconi, ouvrières de Bruckman, habitants de bidonvilles..., mais ce faisant quand on s’auto-organise, on se heurte immédiatement à ce que l’on est qui, dans la lutte, devient ce qui doit être dépassé. L’auto-organisation comme limite générale à dépasser apparaît dans les conflits entre les secteurs auto-organisés. Ce qui apparaît dans ces conflits c’est que les travailleurs défendant leur situation présente demeurent dans les catégories du mode de production capitaliste qui les définissent. L’unification est impossible sans être précisément l’abolition de l’auto-organisation, sans que le chômeur, l’ouvrier de Zanon, le squatteur ne puissent plus être chômeur, ouvrier de Zanon ou squatteur. Soit il y a unification, mais alors il y a abolition de cela même qui est auto-organisable, soit il y a auto-organisation mais alors l’unification est un rêve qui se perd dans les conflits que la diversité des situations impliquent.

Dans la défense de ses intérêts immédiats, le prolétariat est amené à s’abolir parce que son activité dans l’ « usine récupérée » ne peut plus s’enfermer dans l’ « usine récupérée », ni dans la juxtaposition, la coordination, l’unité des « usines récupérées », ni de tout ce qui est auto-organisable

Algérie : « Quand on me parle des Aarouchs, j’ai l’impression que l’on me parle de quelque chose qui m’est étranger ».

Le mouvement insurrectionnel parti de Kabylie s’est auto-organisé dans les aarchs dans le même mouvement où il manifestait son insatisfaction vis-à-vis de l’auto-organisation qu’il se donnait. Auto-organisation qui prenait dans le mouvement même de son instauration les caractéristiques du démocratisme radical.

A partir du moment où l’insurrection algérienne de Kabylie, malgré ou à cause de sa grande violence, s’est limitée à l’attaque de toutes les institutions de l’Etat, mais laissait intactes, parce que là n’était pas son objectif et qu’elle n’avait pas les moyens de s’y attaquer, toutes les relations de production, d’échanges et de distribution ( malgré quelques modifications marginales relevant de la solidarité ou de l’entraide qui marquent toutes périodes où le cadre social habituel est bouleversé), cette insurrection devait s’auto-organiser. Son auto-organisation n’était alors que le signe qu’elle ne bouleversait pas les relations sociales, qu’elle ne visait qu’un but limité : la libération de la société d’un Etat « corrompu » et « corrupteur ». C’est alors de sa limitation même que naissent les formes d’organisation que l’insurrection se donne, c’est-à-dire des formes d’auto-organisation. Mais, simultanément les émeutes ne se trouvant pas de perspective revendicative, ou d’une généralité telle (la fin de la hogra) qu’elle ne peut en être une. L’auto-organisation était considérée comme extérieure et insatisfaisante au moment où elle était la forme et le contenu nécessaire de la lutte.

Le Mouvement d’Action Directe (Mad)

Parce qu’il érige la négation des classes en mode de vie et, par là, en préalable à la lutte de classe, le Mad aboutit à une série d’impasses : le capital comme domination et symbole, la question insoluble de sa propre extension, sa référence aux besoins, au plaisir, aux désirs, à un moi humain « authentique ». Cette impasse apparaît dans le cours des émeutes, leur auto-limitation (leur caractère auto-référentiel) et jusque dans leur « récupération » dans des buts qui ne sont pas les siens comme à Québec, à Prague et même à Gênes. Cependant cette exclusion réciproque qui constitue le Mad entre être prolétaire et produire d’autres rapports sociaux est devenue, dans ce cycle, une des façons dont existe, maintenant, la dynamique de ce cycle de luttes. Même si les rapports immédiats d’individus dans leur singularité ne finissent par exister que comme alternative, le Mad annonce le contenu de la révolution communiste : la remise en cause par le prolétariat, contre le capital, de son existence comme classe.

Les luttes « suicidaires » : caducité de l’autonomie.

Nous avons déjà évoqué la lutte de Cellatex et celles qui suivirent. En décembre 2002-janvier 2003, la grève ACT d’Angers (matériel informatique, filiale de Bull) est menée de façon juxtaposée par une intersyndicale et un comité de lutte « largement ouvert, plutôt émanation de la base » (Echanges n° 104). Trois lignes de fabrication sont momentanément remises en route, ce qui n’empêche qu’ensuite des produits finis sont brûlés. Il est intéressant de reprendre la chronologie des événements. L’usine est occupée, à la suite de l’annonce, le 20 décembre, de la liquidation définitive d’ACT (après de multiples manœuvres et discussions dilatoires). L’usine est occupée, mais personne ne sait dans quel but. Le 10 janvier le comité de grève accepte d’assumer la fabrication de cartes électroniques destinées à un équipementier italien. Le 22 janvier, 200 cartes sont livrées, le 23 les occupants brûlent des cartes prélevées dans les stocks, le 24 les occupants sont expulsés sans ménagement. Dans la même période, les salariés licenciés de Moulinex mettant le feu à un bâtiment de l’usine s’inscrivent également dans la dynamique de ce nouveau cycle de luttes qui fait, pour le prolétariat de sa propre existence comme classe, la limite de son action de classe.

Si dans la forme Cellatex a pu faire école (la violence est une vieille histoire dans la lutte de classe), mais aussi dans le fond, c’est que la dynamique, à l’oeuvre dans ce type de luttes, réside en ce que le prolétariat n’est rien en soi, mais un rien plein de rapports sociaux qui font que, contre le capital, le prolétariat n’a d’autres perspectives que sa disparition.

Les émeutes de novembre 2005 en France et la lutte anti-CPE

En ce qu’elle n’a rien revendiqué, le contenu de la révolte de novembre fut le refus des causes de la révolte, les émeutiers ont attaqué leur propre condition, ils ont pris pour cibles tout ce qui les produit et les définit.

S’il en a été ainsi, cela ne tient pas à un imaginaire radicalisme intrinsèque aux "lascars de banlieues". Cela tient à la conjonction de deux causes actuelles : d’une part, la situation particulière de cette fraction du prolétariat, d’autre part, le fait que, de façon générale, la revendication n’est plus ce qu’elle était. Les émeutiers révélèrent et attaquèrent la situation de prolétaire maintenant : cette force de travail mondialement précarisée. Ce qui rendit immédiatement caduc, dans le moment même où une telle revendication aurait pu être prononcée, de vouloir être un "prolétaire ordinaire".

Cette intrication entre revendiquer et se remettre soi-même en cause comme prolétaires qui est caractéristique de ce cycle de luttes et qui se résume dans l’appartenance de classe comme limite générale de ce cycle, a été porté à son paroxysme dans les émeutes de novembre du fait de la particularité de leurs acteurs. La revendication a disparu.

Ce qui dans ce texte est désigné comme écart déchire chaque lutte prise à part, mais les termes de cet écart peuvent également être considérés comme représentés dans des luttes différentes dans une même phase de la lutte de classe (les émeutes de novembre et la lutte des traminots marseillais ou des marins de la SNCM au même moment). Tout est une question d’échelle.

Trois mois après, la lutte anti-CPE s’est trouvée confrontée à son élargissement revendicatif, mais l’enjeu de l’élargissement revendicatif était la remise en cause de la revendication, de sa pertinence même. La simple présence nécessaire des émeutiers de novembre, ou la simple existence de ces émeutes trois mois auparavant, étaient l’existence physique de cette contradiction. Importante, quoique minoritaire, la "jonction" a eu lieu, c’était la dynamique du mouvement, en quelque sorte inscrite dans son code génétique (la "base objective"), mais alors cette dynamique n’a pas été un simple élargissement revendicatif, mais une remise en cause de la revendication... qui seule a fait aboutir la revendication.

La lutte anti-CPE a été un mouvement revendicatif dont la satisfaction de la revendication est devenue inacceptable pour lui-même en tant que mouvement revendicatif.

Voir dans ce n° de Meeting les articles consacrés à ces deux mouvements Communisation

Le cycle de luttes actuel annonce que le point extrême de la lutte revendicative peut être défini comme celui où la contradiction entre le prolétariat et le capital se tend à un point tel que la définition de classe devient une contrainte extérieure, une extériorité simplement là parce que le capital est là. L’appartenance de classe est extériorisée comme contrainte. C’est là, le moment du saut qualitatif dans la lutte de classe.

C’est là qu’il y a dépassement et non transcroissance. C’est là que l’on peut passer d’un changement dans le système à un changement du système.

Le point ultime de l’implication réciproque entre les classes c’est quand le prolétariat s’empare des moyens de production. Il s’en empare, mais ne peut se les approprier. L’appropriation effectuée par le prolétariat ne peut en être une car elle ne peut s’accomplir que par sa propre abolition en tant que classe, dans laquelle il se dépouille de tout ce qui lui reste encore de sa situation sociale antérieure. La pratique révolutionnaire est la coïncidence du changement des circonstances et de la transformation de soi.

Dans le communisme l’appropriation n’a plus cours parce que c’est la notion même de « produit » qui est aboli. Bien sûr, il y a des objets (les notions d’objectivité et de subjectivité sont même à redéfinir) qui servent à produire, d’autres qui sont directement consommés, d’autre qui servent aux deux. Mais parler de produits et se poser la question de leur circulation, de leur répartition ou de leur « cession », c’est-à-dire concevoir un moment de l’appropriation, présuppose des lieux de rupture, de « coagulation » de l’activité humaine : le marché dans les sociétés marchandes, la dépose et la prise au tas dans certaines visions du communisme. Le produit n’est pas une chose simple. Parler de produit, c’est supposer qu’un résultat de l’activité humaine apparaît comme fini face à un autre résultat ou au milieu d’autres résultats. Ce n’est pas du produit qu’il faut partir mais de l’activité.

Dans le communisme, c’est l’activité humaine qui est infinie parce qu’insécable. Elle a des résultats concrets ou abstraits, mais ces résultats ne sont jamais des « produits » pour lesquels se poserait la question de leur appropriation ou de leur cession sous quelque modalité que cela soit.

Cette activité humaine infinie synthétise ce que l’on peut dire du communisme. Si nous pouvons parler d’activité humaine infinie pour le communisme, c’est que déjà le mode de production capitaliste nous donne à voir, bien que contradictoirement, et non comme un « bon côté », l’activité humaine comme flux social global continu et le « general intellect » ou le « travailleur collectif » comme force dominante de la production. Le caractère social de la production ne préfigure rien, il ne fait que rendre la base de la valeur contradictoire.

La nécessité face à laquelle se trouve la révolution communiste consiste non à modifier le partage entre salaire et profit mais à abolir la nature de capital des moyens de production accumulés. C’est l’insuffisance de la plus-value par rapport au capital accumulé qui est au coeur de la crise de l’exploitation, s’il n’y avait pas au coeur de la contradiction entre le prolétariat et le capital la question du travail productif de plus-value, s’il n’y avait qu’un problème de distribution et si tous les conflits sur le salaire n’étaient pas l’existence de cette contradiction, la révolution demeurerait un voeu pieux Ce n’est donc pas par une attaque du côté de la nature du travail comme productif de plus-value que la lutte revendicative est dépassée (on en reviendrait toujours à un problème de distribution), mais par une attaque du côté des moyens de production comme capital.

L’attaque contre la nature de capital des moyens de production, c’est leur abolition comme valeur absorbant le travail pour se valoriser, c’est l’extension de la gratuité, la destruction qui peut être physique de certains moyens de production, leur abolition en tant qu’usine dans laquelle se définit ce qu’est un produit, c’est-à-dire les cadres de l’échange et du commerce, c’est le bouleversement des rapports entre les sections de la production qui matérialise l’exploitation et son taux, c’est leur définition, leur absorption dans les rapports intersubjectifs individuels, c’est l’abolition de la division du travail telle qu’elle est inscrite dans le zonage urbain, dans la configuration matérielle des bâtiments, dans la séparation entre la ville et la campagne, dans l’existence même de quelque chose que l’on appelle une usine ou un lieu de production. « Les rapports entre individus se sont figés dans les choses, parce que la valeur d’échange est de nature matérielle » (Marx, Fondements..., Ed. Anthropos, t.1, p.97).

L’abolition de la valeur est une transformation concrète du paysage dans lequel nous vivons, c’est une géographie nouvelle. Abolir des rapports sociaux est une affaire très matérielle.

La production de rapports nouveaux entre les individus, ce sont alors les mesures communistes prises comme nécessité de la lutte. L’abolition de l’échange et de la valeur, de la division du travail, de la propriété ne sont que l’art de la guerre de classe, ni plus ni moins à ce moment là que lorsque Napoléon mène sa guerre en Allemagne par l’introduction du code civil. Les rapports sociaux antérieurs se délitent dans cette activité sociale où l’on ne peut faire de différence entre l’activité de grévistes et d’insurgés et la création d’autres rapports entre les individus, de rapports nouveaux, dans lesquels les individus ne considèrent ce qui est que comme moment d’un flux ininterrompu de production de la vie humaine.

La destruction de l’échange ce sont des ouvriers attaquant les banques ou se trouvent leurs comptes et ceux, des autres ouvriers, s’obligeant ainsi à se débrouiller sans, ce sont les travailleurs se communiquant et communiquant à la communauté leurs activités directement et sans marché, ce sont les sans-logis occupant les logements, « obligeant » ainsi les ouvriers du bâtiment à produire gratuitement, les ouvriers du bâtiment puisant dans les magasins librement, obligeant toute la classe à s’organiser pour aller chercher la nourriture dans les secteurs à collectiviser, etc. Qu’on s’entende bien. Il n’y a aucune mesure qui, en elle-même, prise isolément, soit le « communisme ». Distribuer des biens, faire circuler directement moyens de production et matières premières, utiliser la violence contre l’Etat en place, des fractions du capital peuvent accomplir une partie de ces choses dans certaines circonstances. Ce qui est communiste, ce n’est pas la « violence » en soi, ni la « distribution » de la merde que nous lègue la société de classes, ni la « collectivisation » des machines à sucer de la plus-value, c’est la nature du mouvement qui relie ces actions, les sous-tend, en fait des moments d’un processus qui ne peut que communiser toujours plus ou être écrasé.

Les activités militaires et sociales sont indissolubles, simultanées et s’interpénètrent. On ne peut mener une révolution sans prendre de mesures communistes, sans dissoudre le travail salarié, communiser l’alimentation, le vêtement, le logement, se procurer toutes les armes (destructrices, mais aussi les télécommunications, la nourriture, etc. ), intégrer les sans-réserves (y compris ceux que nous aurons réduits nous-mêmes à cet état), les chômeurs, les paysans ruinés, les étudiants paumés et sans attache. Parler de révolution menée par une « catégorie » qui représente 20% de la population et qui est en train de faire des « grèves » pour demander à l’Etat qu’il satisfasse ses « intérêts », c’est une plaisanterie.

La classe capitaliste et ses innombrables couches périphériques reposent sur un enchevêtrement compliqué, paperassier, bureaucratique, vulnérable au plus haut point, de liens financiers, de crédits, d’obligations. Sans ces liens, sa cohésion interne s’effondre. Cette classe n’est pas une communauté fondée sur une association matérielle, elle est un conglomérat de concurrents unis par l’échange. L’échange, c’est la communauté abstraite (l’argent). C’est pourquoi toutes les mesures de communisation devront être une action énergique pour le démantèlement des liens qui unissent nos ennemis et leurs supports matériels, destruction rapide, sans possibilité de retour. La communisation n’est pas la paisible organisation de la gratuité et d’un mode de vie agréable entre prolétaires. La dictature du mouvement social de communisation est le processus d’intégration de l’humanité au prolétariat en train de disparaître. La stricte délimitation du prolétariat par rapport aux autres couches, sa lutte contre toute production marchande sont en même temps un processus qui contraint les couches de la petite bourgeoisie salariée, de la « classe de l’encadrement social » à rejoindre la classe communisatrice elle est donc définition, exclusion et, en même temps, démarcation et ouverture, effacement des frontières et dépérissement des classes. Ce n’est pas là un paradoxe mais la réalité du mouvement où le prolétariat se définit dans la pratique comme le mouvement de constitution de la communauté humaine. Le mouvement social en Argentine, parce qu’il y a été confronté, a posé la question des rapports entre prolétaires en activité (salariés), chômeurs, exclus et couches moyennes. Il n’a apporté que des réponses extrêmement parcellaires dont la plus intéressante est sans doute son organisation territoriale. Dans cette situation, les pourfendeurs radicaux de l’interclassisme ou les propagandistes de l’unanimité nationale démocratique sont les militants de deux types différents de défaite. La révolution qui ne peut plus être dans ce cycle de luttes que communisation dépasse le dilemme entre les alliances de classes léninistes ou démocratiques et « le prolétariat seul » de Gorter.

La seule façon de dépasser les conflits entre les chômeurs et les « avec-emploi », entre les qualifiés et les non-qualifiés est d’effectuer d’emblée, au cours de la lutte armée, des mesures de communisation qui suppriment la base même de cette division (ce que, confrontées à la question, les entreprises récupérées en Argentine n’ont tenté que très marginalement, se contentant le plus souvent - cf. Zanon - de quelques redistributions charitable aux groupes de piqueteros). De nos jours, dans les pays développés, d’un côté l’immense majorité de ces couches moyennes est salariée et n’a donc plus de fondement matériel à sa position sociale, son rôle d’encadrement et de direction de la coopération capitaliste est essentiel mais précarisé en permanence, sa position sociale dépend de mécanisme de prélèvement de fractions de la plus-value très fragile, mais d’un autre côté, pour ces mêmes raisons, sa proximité formelle avec le prolétariat la pousse à présenter dans les luttes de celui-ci des « solutions » gestionnaires alternatives, nationales ou démocratiques qui préserveraient ses propres positions. Elle pourra se trouver à l’aise dans le démocratisme radical exprimant les limites des luttes. Il n’y aura pas de solution miracle car il n’y a pas de revendication unificatrice, la classe ne s’unifie qu’en brisant le rapport au sein duquel les revendications ont un sens : le rapport capitaliste. La question essentielle que nous aurons à résoudre est de savoir comment on étend le communisme, avant qu’il soit étouffé dans les tenailles de la marchandise ; comment on intègre l’agriculture pour ne pas avoir à échanger avec les paysans ; comment on défait les liens échangistes de l’adversaire pour lui imposer la logique de la communisation des rapports et de l’emparement des biens, comment, face à la révolution, on dissout par la révolution le bloc de la trouille.

Les prolétaires ne « sont » pas révolutionnaires comme le ciel « est » bleu, parce qu’ils « sont » salariés, exploités, ni même la dissolution des conditions existantes. En s’auto transformant, à partir de ce qu’ils sont, ils se constituent eux-mêmes en classe révolutionnaire.