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Origine :
http://perso.wanadoo.fr/.pierre.dumesnil/CCCIP.htm
Collège international de philosophie
1, rue Descartes
Paris V°
Séance du 24 mai 2005
Pierre DUMESNIL
Dans son argumentaire de présentation du séminaire
« L’éthique et la société à
l’épreuve des technologies », Pierre-Antoine
CHARDEL a proposé aux contributeurs de se situer dans une
perspective herméneutique et phénoménologique
ou, du moins, d’examiner les apports de ces filiations quant
à cette thématique. N’étant pas de formation
philosophique, je pourrais simplement arguer de mon incompétence
pour m’y risquer et prudemment éviter, sans plus, dans
ma propre intervention, de suivre cette recommandation. Mais il
se trouve que mon embarras disciplinaire se redouble d’une
difficulté, plus sérieuse cette fois, qui tient au
sujet même que j’ai choisi de traiter. D’un commun
accord, nous avons en effet décidé que ma contribution
aurait pour intitulé :
« Imaginaire, technique et société dans
la pensée de Castoriadis ».
Or, pour ce philosophe authentique qu’était Castoriadis,
attentif aux mots et à leurs significations dans l’histoire
de la discipline depuis sa source grecque jusqu’aux variations
les plus contemporaines, il est plus que certain que la référence
à l’herméneutique, sinon à la phénoménologie,
pour situer sa pensée serait aller à contre-pente
d’une réticence qu’il a maintes fois manifestée
quant au mot et davantage encore quant à la chose.
*
** Pour le mot, la nuance est de mise. Dans l’introduction à
l’étude sur le « Prométhée enchaîné
» d’Eschyle et sur l’« Antigone »
de Sophocle qu’il avait intitulée « l’Anthropogonie
chez Eschyle et autocréation de l’homme chez Sophocle
», il écrit ainsi :
« Le temps et l’espace ne me permettent pas de m’étendre
sur l’ensemble des questions « herméneutiques
» (au sens contemporain du terme) qu’inévitablement
posent ces deux énormes textes. » [1]
Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de penser que cette
magnifique étude constitue bien, au « sens contemporain
du terme », c’est-à-dire profane, un exercice
herméneutique, à condition toutefois de l’entendre
comme un exercice rigoureux d’interprétation et non
comme une invention qui se libère des contraintes philologiques
ou historiques pour construire un sens ad hoc. C’est le reproche
que Castoriadis adresse très généralement à
Heidegger dans son utilisation des textes grecs anciens et plus
précisément, dans cette même étude, à
propos de sa « traduction » de l’Antigone dont
il montre qu’elle viole le texte source jusqu’à
en « omettre » certains mots « gênants »
pour y ancrer ses propres thèses. Si l’herméneutique,
comme toute lecture, ne peut se concevoir sans un nécessaire
« degré de liberté », elle est aussi en
premier lieu soumise aux contraintes d’une philologie rigoureuse.
C’est, je crois, l’oubli de cette nécessaire
rigueur chez certains auteurs, voire la toute-liberté interprétative
qu’ils se sont donnée sous couvert d’herméneutique,
qui explique la réticence manifeste de Castoriadis vis-à-vis
d’une certaine part cette filiation. Elle ne vaut cependant
pas pour tous les auteurs s’en réclamant ni pour tous
leurs “moments” et, par exemple, l’admiration
plusieurs fois affirmée à l’égard du
travail de Paul Ricoeur, y compris dans le désaccord [2],
est d’autant plus probante qu’il n’était
pas prodigue de telles manifestations laudatives.
*
** Pour la chose, hors des textes la réticence deviendrait
refus. Considérer en particulier le social-historique, pour
reprendre sa terminologie, comme « textuel » ou même
comme « prototextuel » serait trahir sa pensée,
car, pour Castoriadis, l’histoire effective n’a pas
de sens comme pourrait en avoir un récit cohérent.
Elle n’est pas sens.
C'est pourquoi dans sa « Réponse à Richard
Rorty », il écrit :
« L’histoire n’a pas plus de sens ou n’est
pas plus sens que le champ gravitationnel ne pèse quatorze
kilos. C’est dans le champ gravitationnel que quelque chose
peut peser quatorze kilos. De même, l’histoire est le
champ dans lequel le sens émerge, est créé
par les humains. Et il est absurde, linguistiquement absurde, d’essayer
de trouver un sens au champ dans et par lequel émerge le
sens ». [3]
Que nous puissions écrire sur l’histoire n’équivaut
donc pas à dire que l’histoire est d’emblée
écriture ni qu’en elle-même elle est signification
cohérente. Si herméneutique il y a, cela vaut ici
simplement à propos de l’interprétation des
écrits et des dits des historiens, des dramaturges, des écrivains,
des poètes ou de quiconque et non à propos du déroulement
de l’histoire comme telle. Or, si nous parlons de technique
et de société nous parlons, pour Castoriadis, de création
social-historique, d’un « faire » pleinement humain,
et certainement pas d’un récit ou d’un texte
dont l’Histoire, comme quasi-sujet réflexif ayant ses
propres fins surplombant les hommes agissants ou plutôt les
agissant, serait l’auteur et dont ils seraient les lecteurs-acteurs
obligés. C’est aussi dans cet écart dans la
conception ontologique de l’histoire que nous pourrions saisir
l’une des raisons pour lesquelles il se disait —et était—
depuis très longtemps non-marxiste comme simultanément,
entre autre, non-hégélien. Cette conception s’exprime
on ne peut plus clairement dans « L’histoire du mouvement
ouvrier », premier texte largement public écrit sous
son nom véritable en introduction à la réédition
de l’ensemble de ses textes de la revue Socialisme ou Barbarie[4].
Citant Marx, il écrit :
« Il ne s’agit pas de ce que tel ou tel prolétaire
ou même le prolétariat entier se représente
à un moment comme le but. Il s’agit de ce qu’est
le prolétariat et de ce que, conformément à
son être, il sera historiquement contraint de faire »
écrivait Marx, et Marx jeune (La Sainte Famille). »
et le commentant immédiatement :
« Mais qui donc connaît et possède théoriquement
et par-devers lui « ce qu’est » le prolétariat
? Marx en 1845 —et encore mieux, évidemment, en1867.
Où est cet « être » du prolétariat,
qui le « contraindra historiquement de faire » ce qu’il
a à faire ? Dans la tête de Marx. Quelle est à
cet égard, la différence entre tous ces philosophes
que Marx raille impitoyablement parce qu’ils font passer l’histoire
du monde par leur propre pensée, et Marx lui-même ?
Elle est nulle.»
Puis, il ajoute :
“Est-ce que Marx, du moins, en disant cela est autonome?
Non, il est en servage auprès de Hegel, d’Aristote
et de Platon : il voit (theorei) l’être (eidos) du prolétariat,
il en inspecte la facture, il y découvre la puissance cachée
(dynamis) qui deviendra nécessairement acte (energia) révolutionnaire.”
D’une manière plus générale, “classer”
Castoriadis dans une filiation philosophique déterminée
serait nier sa volonté fondatrice qui n’est certes
pas ignorance ni dédain de la tradition mais qui s’en
écarte par la constante centralité “architectonique”
donnée dans tous ses écrits à ce qu’il
appelait ses “idées mères” : l’imaginaire
radical du sujet singulier, l’imaginaire social instituant,
le social-historique comme mode d’être irréductible
au physique ou au biologique et, au centre du centre, la création
humaine. Cette centralité et radicalité donnée
à la création distingue Castoriadis de ce qu’il
nommait la “philosophie ou pensée héritée”
et, sans doute aussi, constitue ce qui nous est le plus difficile
à saisir et à admettre pleinement. C’est à
cette “saisie” que je m’essaierai dans l’examen
de ses positions sur la technique. Je ne m’attacherai donc
pas à évaluer précisément ce qui sépare
Castoriadis de Platon, d’Artistote, de Marx ou de Heidegger
sur cette question, mais à approfondir la compréhension
de ce que veut dire création pour Castoriadis via sa conception
philosophique de la technique et à en tirer les conséquences.
J’examinerai aussi ce que sont les conditions ou contraintes
de cette création et je terminerai par quelques considérations
plus politiques.
La technique comme création
Premier abord
Dans son article “Technique” de l’Encyclopaedia
Universalis[5], Castoriadis examinant la technè grecque cite
Aristote :
“La technè en général ou bien imite
la physis ou bien effectue ce que la nature est dans l’impossibilité
d’accomplir”. p 224
Puis, reprenant plus loin cette citation :
“La technique créé “ce que la nature
est dans l’impossibilité d’accomplir”.
Une roue autour d’un axe, une décoction bouillie, un
piano, des signes écrits, la transformation d’un mouvement
de rotation en mouvement linéaire alterné ou la transformation
inverse, aussi bien qu’un filet de pêcheur, sont des
“créations absolues”. p 230
Sans doute le “filet de pêcheur” pourrait-il
être ramené à une imitation transposée
de la toile d’araignée, comme aussi la roue à
une “récupération” humaine de ce qui roule
—parce que rond— dans la nature. Nous serions alors
dans la mimesis. Mais, pour ce dernier exemple, la précision
ajoutée par Castoriadis instaure un écart décisif
: c’est d’une roue autour d’un axe dont il s’agit
et non d’une boule, d’un cylindre ou d’un disque[6].
Or, en dépit de l’énorme multiplicité
observable du vivant, il semble bien que rien d’approchant
n’existe dans la nature. Rien ici n’est à dévoiler
ni à découvrir. Vraisemblablement, cette absence tient-elle
à une quasi-impossibilité topologique liée
à la nécessaire compacité du vivant individué
que romprait la disjonction d’une roue solidaire d’un
axe tournant librement dans son support. Quant à imaginer
que le non-vivant fournisse directement cette “solution”,
ce serait croire au miracle ou à la donation divine et renvoyer
aux mythes. Cet exemple illustre, dans son apparente simplicité,
“ce que la nature est dans l’impossibilité d’accomplir”,
mais aussi donne corps à la formulation maintes fois rencontrée
chez Castoriadis lorsqu’il écrit que la création
humaine est création de formes ex nihilo, mais non pas cum
ou in nihilo. Indiscutablement, il y a des choses qui roulent naturellement
ou que nous faisons rouler et il y a des bâtons, voilà
le in ou le cum, mais il n’y a pas déjà là
des bâtons et des disques prêts à être
montés pour former des axes et des roues. La technique, la
roue sur son axe et son support, ne se trouve pas démontée,
en kit[7], dans la nature.
Deuxième abord
La création technique est une création de forme qui
n’est pas un simple assemblage de l’existant, mais,
selon Castoriadis, produit de l’imaginaire radical singulier
lui-même pris dans l’imaginaire social instituant dont,
dans les deux cas, il écrit avec une constance qui court
tout au long de ses textes et qui vaut au-delà de la technique
qu’il :
“s’agit d’un vis formandi a-causal”,
tout en ajoutant :
“A-causal ne signifie pas “inconditionnée”,
ou “absolue”, ab-solue, détachée, irrélative”.[8]
Très clairement, cet imaginaire s’enracine pour lui
très profondément dans le biologique, dès le
départ pourrait-on dire, à “l’interface
sensorielle” entre le soi et le non-soi :
“Les “sens” font émerger à partir
d’un X quelque chose qui “physiquement” ou “réellement”
n’existe pas —si l’on entend par “réalité”
la réalité de la physique : ils font émerger
des couleurs, des sons, des odeurs, etc.”
Il y a ici, je crois, pour mieux comprendre la radicalité
d’une telle position une proximité à établir
avec celle de François Rastier lorsque beaucoup plus récemment,
avec un autre vocabulaire et dans un autre contexte, mais où
la technique est fortement présente, celui-ci énonce
:
“La différence entre nature et culture n’est
pas une différence entre deux mondes, dont l’un ne
serait d’ailleurs qu’une illusion idéologique.
Il s’agit de deux niveaux d’organisation et de complexité,
dont aucun ne peut être réduit à l’autre.
Il faut rompre en effet avec le préjugé qu’un
substrat puisse être une cause.”[9]
Bien entendu, il est toujours difficile de faire dialoguer des
auteurs qui ne se sont soit pas connus, soit pas cités, et
qui ne se réfèrent pas au même vocabulaire mais
je crois que ce que Rastier nomme la culture est, comme figure et
comme forme, comme institué et comme instituant, proche du
social-historique de Castoriadis. Mais là où Rastier
dirait, peut-être, que nos sens sont “culturalisés”
et donc aussi ce qu’est pour nous la nature, Castoriadis ajouterait
que “c’est parce qu’il y a imaginaire radical
de l’individu et imaginaire instituant du collectif qu’il
y a pour nous “réalité” tout court et
telle réalité”.[10] Castoriadis va jusqu’à
dire que l’imaginaire est une “substance” [et
que] de cette substance surgit] “ un flot de représentations
[qui] enjambe des ravins, des ruptures, des discontinuités,
[saute] du coq à l’âne et de midi à quatorze
heure”[11] Ce flot c’est celui de l’imagination
radicale. [12]Il ne s’agit donc pas chez Castoriadis d’expliquer
la discontinuité de la création vraie, notamment technique,
mais de la reconnaître, de la poser, comme création
humaine originellement a-fonctionnelle, a-causale, issue de l’imaginaire
radical et non de l’imputer aux Dieux ou à la Raison.
Mais, sans paradoxe, il est rationnel de dire que la création
de la roue comme fixation d’un disque sur son axe et libre
ajustement de cet axe sur son support trouve sa source dans une
certaine “folie de l’âme” — et donc
déjà aussi des sens. Que cette création apparaisse
fonctionnelle et que l’on puisse en produire le plan de montage
n’est qu’une fonctionnalisation et rationalisation a
posteriori. C’est ainsi que je comprends qu’elle serait
création ex nihilo. Mais cela, une fois encore, pour Castoriadis
ne signifie pas qu’elle est in ou cum nihilo, la création
n’est pas sans points d’appuis ni sans contraintes.
S’il y a “réalité” et “telle
réalité”, cette réalité doit être
congruente avec ce qui est, suffisamment quant au besoin ou quant
à l’usage*, pour nous comme individu et comme espèce,
dirait-il [*reprenant là encore une formulation d’Aristote].
Cette création dans son effectivité n’est pas
pure construction de notre désir. Nous avons un certain degré
de liberté, potentiellement et sous certaines conditions
aussi grand que l’on veut, mais la toute-liberté est
vide de sens car son exercice conduirait immédiatement tout
vivant à la mort.
Les conditions contemporaines de la création technique
En contre-point de l’affirmation précédente,
citons Castoriadis :
(...) l’Occident est esclave de l’idée de la
liberté absolue. La liberté, conçue autrefois
comme “conscience de la nécessité” ou
comme postulat de la capacité d’agir selon la pure
norme éthique, est devenue liberté nue, liberté
comme pur arbitraire (Willkür). L’arbitraire absolu est
le vide absolu ; le vide doit être rempli, et il l’est
avec des “quantités”.
Réflexion sur le “développement” et sur
la “rationalité”. [1974][13]
Comme toujours, il convient de le lire attentivement : l’Occident
n’est pas esclave de la liberté absolue —auquel
cas, en-deça de l’oxymore, il ne serait tout simplement
pas— mais de “l’idée de la liberté
absolue”. Il n’est pas, nous ne sommes pas, absolument
libre mais esclave de l’illusion de pouvoir l’être
absolument. Je crois que l’on peut retrouver un condensé
d’une telle position, et ce n’est pas un hasard, dans
le discours des “ultras” du libéralisme économique
pour lesquels la “liberté individuelle d’entreprendre”
doit être totale sans que jamais les “points d’appui”
ou “nécessaires contraintes” qui rendent une
telle “liberté” d’action possible ne soient
évoqués. Cela se vendra-t-il avec profit? Telle semble
être l’unique question. Qu’elle débouche
sur la prédation et sur la destruction en cours de la planète
et des institutions déclarées non-directement “économiques”
ne doit pas étonner. Les ménager ou les restaurer
pour transmettre la viabilité de ce qui nous avait été
légué a un coût qui est conçu comme une
entrave à cette même liberté. Mais cette attitude
vaut manifestement pour Castoriadis, au-delà du régime
économique de la “libre entreprise”, tout autant
voire davantage pour le “socialisme réel” de
l’URSS et de ses satellites — encore existant au moment
où il écrivait ce qui précède. Il suffirait
en effet de substituer “liberté collective de produire”
à “liberté individuelle d’entreprendre”
pour entendre le slogan du Parti tel que pouvait l’énoncer
Kroutchev (et déjà Lénine) en écho à
Rostow ou à d’autres au moment du “rattrapage”
soviétique. Le régime actuel de la Chine, sur lequel
à ma connaissance Castoriadis n’a pas écrit
[il est mort en 1997], ajoute une variante supplémentaire
— qui combine “libéralisme” économique,
existence d’ergastula (pour reprendre son vocabulaire, comme
toujours fortement évocateur), autoritarisme politique, violence
policière et corruption — à ces mêmes
centralité et primat accordés à la production
économique dans l’imaginaire social contemporain. Centralité
et primat contre lequel Castoriadis, en bon économiste, s’est
avec constance élevé avec une particulière
vigueur et notamment lorsqu’il écrit : «...le
prix à payer pour la liberté , c'est la destruction
de l'économique comme valeur centrale et, en fait, unique»[14]
*
** C’est dans ce contexte très général
que l’on peut situer les conditions d’émergence
de la création technique vues par Castoriadis —ce qui
n’est certes pas in nihilo. La technique préexistante
et aussi bien sûr la science dans la mesure où elle
en est détachable en fournissent le matériau d’où
surgiront de nouvelles formes techniques—ce qui n’est
certes pas cum nihilo. Je ne crois pas que l’on trouve chez
Castoriadis de “prophéties” sur la technique
ou d’anticipations à la Jules Verne, mais ce qu’il
met au jour c’est l’irrépressible puissance de
la poussée scientifico-technique dans toutes les directions
accessibles sans que l’ensemble ne soit lucidement ni éthiquement
ni politiquement maîtrisé : “pseudo-maîtrise,
pseudo-rationnelle” dit-il souvent. Et, invoquer la satisfaction
des “besoins humains” comme attracteur et guide de cette
poussée, c’est se donner a priori une fin qui ne se
créé bien souvent qu’a posteriori. Ici, je compléterais
volontiers l’expression précédemment citée,
le vide doit être rempli, et il l’est avec des “quantités”,
en ajoutant que ce vide est une création sociale permanente,
un évidement, nécessaire à la dynamique productive
et à laquelle la technique implicitement ou explicitement
contribue aussi. On trouve une illustration particulièrement
frappante de cette inversion des fins et des moyens, où la
satisfaction des “besoins de production” est “logiquement”
première, dans le domaine alimentaire où la satiété
n’est plus une fin mais un obstacle à lever pour déverser
davantage de production encore.
A titre d’exemple, je citerai cet extrait d’un article
très récent de Jean de Kervasdoué paru dans
le Monde :
Des épidémiologistes américains estiment (...)
que, du fait de l'obésité croissante des habitants
de leur pays, l'espérance de vie globale va stagner, puis
décroître. Sans être trop simpliste sur l'origine
sociale de l'obésité, elle est incontestablement aussi
la marque du statut social : les pauvres aux Etats-Unis sont gros,
le poids moyen des Américains est inversement proportionnel
à leur niveau social. Ne traduisent-ils pas par leur consommation
alimentaire une sorte de triomphe tragique du consumérisme
? Je suis pauvre, certes, mais, citoyen des Etats-Unis, je suis
suffisamment riche pour manger plus qu'à ma faim, pour participer
à la société de consommation. L'obésité
n'est pas qu'une affaire individuelle, elle est notamment favorisée
par la disparition du rite des repas.
Le sociologue américain Philip Slater indiquait déjà
en 1970 que la poursuite de la solitude était déjà
devenue la marque première de la société américaine.
Cette solitude se manifeste dans les comportements alimentaires.
Plus souvent qu'en Europe, les Américains de tout âge
mangent seuls, à toute heure, n'importe quoi, au rythme rapide
des publicités des programmes de télévision
qui leur enseignent ce qu'ils doivent ingurgiter.
Cohésion sociale et espérance de vie, Jean de Kervasdoué,
Le Monde du 20 mai 2005
Je pense que cet exemple condense ce qui, sans être uniquement
alimentaire, se profile à notre horizon et que Castoriadis
a maintes fois décrit : privatisation des individus, misère
culturelle et psychique coexistant avec un remplissage “économique”
de substitution à l’aide de techniques le rendant possible.
La célèbre déclaration de Patrick Le Lay, PDG
de TF1, “ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est
du temps de cerveau humain disponible (...).” ne doit pas
ainsi être conçue comme cynique, mais comme un simple
constat d’état de “civilisation” parfaitement
froid, quasi-naïf, proféré par un “professionnel”
de la technique, de la rhétorique et du commerce télévisuels
; ce qui aurait tristement ravi Castoriadis —lui qui parlait
“d’industrie du vide”. Si nous avons à
nous indigner, c’est non de cette déclaration mais
collectivement d’en être réellement là.
*
** Existe-t-il toutefois une logique d’ensemble du développement
technique qui serait lié cette fois à la logique du
développement de la science? Rien n’est moins sûr.
Citons-le une fois encore :
Ce qui est techniquement faisable sera fait regardless, comme
on dit en anglais familier, sans égard pour aucune autre
considération. De même, les transplantations d’embryons,
fécondations in vitro, interventions sur les foetus, etc.
ont été réalisées dès que la
technique en a été maîtrisée. (...)
La meilleure image est celle d’une guerre de positions (1914-1918)
contre Mère Nature. On tiraille sur tout le front, mais les
gros bataillons sont lancés là où une brèche
semble apparaître ; on exploite les percées, sans aucune
idée stratégique. Ici encore, c’est la logique
qui conduit à l’illogisme. Il est parfaitement raisonnable
de concentrer les efforts et les investissements là où
ils semblent les plus rentables. Losque l’on avait demandé
à Hilbert pourquoi il ne s’attaquait pas au “dernier”
théorème de Fermat[15], il avait répondu qu’il
lui faudrait pour cela trois ou quatre ans de travail préparatoire,
sans être sûr de parvenir à un résultat.
On l’a constaté bien souvent : tel grand physicien
a pu faire avancer la science et accomplir une grande oeuvre parce
qu’il s’attaquait non pas aux problèmes importants
dans l’absolu mais à ceux dont il avait eu le flair
de percevoir qu’ils étaient “parvenus à
maturité” Comment critiquer cela? Mais comment aussi
rester aveugle devant l’inattendu résultat global,
lorsqu’il recouvre à peu près tout? “Voie
sans issue”[1987], Le Monde morcelé, CL III, p 76-77,
1990.
L’”inattendu résultat global”, c’est
par exemple celui du réchauffement climatique, celui de l’érosion
de la diversité biologique, celui des malformations “génétiques”
liées à la pollution chimique, celui de l’eutrophisation
des eaux, des allergies diverses, de la destruction des ressources
fossiles, etc. Toutes sortes de manifestations qui suscitent, face
à la technique telle que socialement elle se déploie,
diverses réactions depuis environ vingt ou trente ans sous
l’appellation générale de durabilité,
de soutenabilité ou, pour certains, de décroissance.
Sont-elles dans leur diversité à la hauteur des enjeux
perçus par Castoriadis? Je ne le crois pas.
De quelques considérations politiques
Je ne pourrais ici que livrer un aperçu personnel et trop
rapide de ce que serait peut-être la réponse castoriadienne
face à cette impuissance dans la maîtrise du “résultat
global”. Il me semble tout d’abord que l’on ne
peut pas résorber la question par un encadrement éthique
individuel qui ignorerait la dimension politique, voire géopolitique,
du problème. Ainsi, décider du “droit de procréation
médicalement assisté”, sans plus, pour les couples
“spontanément stériles”, serait ignorer
la décision implicite précédente qui a consisté
à financer un tel domaine technique au détriment,
par exemple, du financement du recul de la mortalité des
enfants et des mères “spontanément fécondes”
des pays pauvre. Cet exemple veut dire notamment que nous avons
à construire une hiérarchie de nos valeurs qui ne
soit pas implicitement en aval du “marché” tel
qu’il fonctionne. Cette construction de la hiérachie
des valeurs demande l’explicitation de ce que sont nos “significations
imaginaires sociales” et que collectivement nous les considérions
comme des “institutions” qui n’ont d’autres
sources que la société elle-même ; que nous
affirmions qu’elles sont nos institutions. En ce sens, elles
seront non seulement comme toujours de facto “destituables”,
mais aussi de jure. Outrageusement résumé, c’est
ce que Castoriadis appellerait la visée d’autonomie.
Or, il apparaît que notre attitude globale face à la
science et à la technique est massivement hétéronome
et ne diffère guère des attitudes religieuses, voire
magiques, du passé où l’effroi et l’espérance
extrêmes se côtoient quand les décisions les
plus importantes sont prises ou feignent d’être prises
par les “experts” ou par des “professionnels”
de la représentation “politique”.
Pour revenir à l’exemple précédent,
il y a bien sûr une expertise médicale de la “procréation
médicalement assistée”, elle est remarquable,
mais il n’y a pas d’expertise médicale en tant
que telle dans l’arbitrage “moins de couples stériles
ici” versus “moins de mortalité périnatale
là-bas”. A vrai dire, il n’y a in fine sur ce
thème aucune expertise possible. La décision relève
dirait Castoriadis, empruntant à nouveau à Aristote,
de notre “phronèsis” qui “est le pouvoir
de juger là où il n’y a pas de règles
mécaniques, objectivables, permettant de juger”. Expliciter
ces moments de phronèsis comme des moments de décision
politique par excellence, c’est sans doute ce qu’une
démocratie, vraie, substantielle, se doit de faire pour être
vraiment. Qu’elle se donne pour projet d’éduquer
ses citoyens à et par la prise de décision lucidement
et collectivement assumée, responsable, de tels choix “tragiques”,
notamment dans les domaines où la technique est en question,
pour leur donner la passion de la politique et du politique, c’est
sans doute sa mission la plus haute. La démocratie demande
pour exister des citoyens amoureux de la démocratie, ce qui
ne peut se concevoir sans la participation effective du plus grand
nombre aux affaires publiques. Ce pourrait être, je crois,
la réponse que Castoriadis, bien mieux que moi, aurait pu
nous donner à la question posée. Sa conception de
la démocratie est exigeante, Castoriadis le savait, lui qui
aimait citer cette phrase de Thucydide : "Il faut choisir :
se reposer ou être libre."
Pierre Dumesnil,
Paris, le 23 mai 2005.
Notes
[1] les Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI. p 13,
Seuil,Paris, 1999. “Anthropogonie chez Eschyle et autocréation
de l’homme chez Sophocle” a été initialement
publlié en grec en 1991 en hommage à Constantin Despotopoulos,
puis traduit par Zoé Castoriadis pour l’édition
en français.
[2] En note de son article Temps et création, Castoriadis
écrit ainsi : “Mes différences évidentes
et centrales avec Paul Ricoeur m’incitent d’autant plus
à exprimer mon admiration devant la richesse et la solidité
de son analyse critique des principales conceptions philosophiques
héritées portant sur le temps.” in Le Monde
morcelé, Les carrefours du labyrinthe III, p 278, Seuil,
Paris, 1990.
[3] Une société à la dérive, p 94,
Seuil, 2005, Paris, [Conférence donnée le 31 mai 1991
au Collège international de philosophie, en réponse
à un exposé de Richard Rorty, selon la précision
donnée par les éditeurs posthumes, Myrto Gondicas,
Enrique Escobar et Pascal Vernay]
[4] L’expérience du mouvement ouvrier 1. Comment lutter.
Éditions UGE, dans la collection 10-18 dirigée par
Christian Bourgois, 1974. Les différentes citations sont
aux pages 16 et 17. Pour une vue d’ensemble de la position
de Castoriadis vis-à-vis de Marx et du marxisme, des raisons
de sa rupture, on peut aussi citer l’entretien recueilli par
les militants de l’Agence de Presse Libération de Caen
et publié dans le bulletin ronéoté de l’APL-BN
en 1974, repris sous le titre “Pourquoi je ne suis pas marxiste”
dans Une société à la dérive au Seuil
en 2005.
[5] “Technique” a été publié dans
le volume 15 de l’Encyclopaedia Universalis en mars 1973,
puis repris dans le premier volume des Carrefours du labyrinthe
en 1978 au Seuil, pp 221-248.
[6] Jean-Pierre Séris n’a curieusement pas ce souci
de précision lorsqu’il écrit : “Il est
très difficile de penser les ruptures techniques. La roue
ou le cercle. Il en est de toutes ces grandes coupures comme de
la métallurgie, de l’agriculture, de l’écriture,
dont Rousseau montre dans son second Discours qu’elles sont
impensables, en ce qu’elles sont comme présupposées
par tout scénario plausible de leur découverte et
de leur mise en route. C’est la même chose pour la roue,
qui ne peut être “inventée” que par des
sociétés qui l’utilisent déjà.”
in La technique, PUF, 2000. Or, du cercle à la roue, l’écart
est gigantesque.
[7] par cet anglicisme, je traduis ce que l’Académie
nomme le “prêt-à-monter” (bien connu des
cruciverbistes!).
[8] “Imagination, imaginaire, réflexion” in
Les carrefours du labyrinthe V, p 228-229, Seuil, Paris, 1997.
[9] RASTIER, François. Sciences de la culture et post-humanité.
Texto ! septembre 2004 [en ligne]. Disponible sur :
<http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Post-humanite.html>.
Consulté le 12 mai 2005.
[10] Idem ci-dessus
[11] Idem ci-dessus
[12] Ce n’est bien sûr pas un hasard s’il choisit
en 1980, dans le premier numéro de la revue Le Débat,
de signaler à l’attention des lecteurs français
le livre de Francisco Varela, Principles of Biological Autonomy,
paru en 1979 aux États-Unis. Dans son commentaire, il écrit
notamment : “il n’y a pas de sens à parler de
“représentation” de l’extérieur
dans l’intérieur (dans une terminologie qui n’est
pas celle de Varela : c’est le vivant qui crée l’”image”
comme image et telle image).”
[13] in Le mythe du développement, édité par
Candido Mendès, Seuil, 1977 ; repris dans les Carrefours
du Labyrinthe II, p 131-174, Seuil, 1986.
[14] La citation est issue du texte “Fait et à faire”
paru dans les Carrefours du Labyrinthe V en 1997 au Seuil. Pour
un aperçu de Castoriadis “économiste”,
je me permets de renvoyer à mon texte “Penser l’économie
avec Cornelius Castoriadis”, paru la revue du Mauss n°
15, en mai 2000
[15] Castoriadis fait là allusion à la conjecture
de Fermat [1641]—devenue depuis peu théorème
[Wiles, 1994]— qui s’énonce : L’équation
xn + yn = zn n’a pas de solution (avec x,y,z entiers non nuls)
pour tout entier n strictement supérieur à 2.
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