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Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne
Article de Cornelius Castoriadis paru in Socialisme ou Barbarie N°32 en 1961
A l'occasion du cinquième anniversaire de la mort de Cornélius CASTORIADIS (26 décembre 1997) décembre 2002.

Origine : http://calle-luna.org/article.php3?id_article=12

La contradiction fondamentale du capitalisme

Le capitalisme est la 1ère société historique dont l'organisation contienne une contradiction interne insurmontable. Le capitalisme est une société divisée en classes. Ces classes s'opposent car leurs intérêts sont en conflit. Mais l'existence de classe et l'exploitation en soi ne créent pas de contradiction, elles déterminent simplement une opposition ou un conflit entre deux groupes sociaux : il n'y a pas contradiction dans une société esclavagiste ou féodale. Les esclaves peuvent se révolter contre les maîtres : les deux termes du conflit restent extérieurs l'un à l'autre et l'activité des exploités n'oblige pas les exploiteurs à transformer leur société.

Mais le capitalisme, au contraire, est bâti sur une contradiction intrinsèque. L'organisation capitaliste de la société est contradictoire au sens rigoureux où un individu névrosé l'est : elle ne peut tenter de réaliser ses intentions que par des actes qui les contrarient constamment. Le capitalisme est obligé de solliciter la participation des salariés au processus de production, en tâchant de rendre cette participation impossible : cette contradiction constitue le noyau du rapport social capitaliste. Il apparaît dans l'histoire lorsque certaines conditions sont réunies :

1° Le travail salarié doit être devenu le rapport de production fondamental. La signification du travail salarié est double :
- direction et exécution se séparent de plus en plus : l'objet , les méthodes et les moyens de production tendent à être déterminés par un autre que le travailleur ;
- la rémunération du travailleur et l'effort qu'il doit fournir sont indéfinis. Aucune règle objective ni calcul ni convention sociale ne permettent de dire, dans une société capitaliste, quel est le salaire juste ou l'effort à fournir pendant une heure de travail. Dès lors le "contrat de travail" , provisoire et renouvelable, ne repose que sur le rapport de force entre les parties.

2° Le rapport salarié ne devient contradictoire qu'avec l'apparition d'une technologie évolutive qui interdit toute stabilisation des rapports de classe.

3° Ces facteurs n'agissent que conjoints à une condition sociopolitique et culturelle générale : le capitalisme ne se développe et s'affirme qu'au travers d'une pseudo-révolution "bourgeoise" démocratique qui liquide les statut sociaux antérieurs, prétend que le fondement de l'organisation sociale est la raison, proclame l'égalité des droits et la souveraineté du peuple.

L'ensemble de ces conditions donne à la société capitaliste sa nature contradictoire et à la lutte de classes son aspect unique. L'histoire et la dynamique de la société moderne est l'histoire et la dynamique de ce développement. Le développement du capitalisme signifie le développement du prolétariat - c'est-à-dire du salariat - quantitativement et qualitativement. (...)

Pour le marxiste traditionnel la dynamique du capitalisme est celle d'une crise quantitativement croissante : misère toujours plus lourde, chômage toujours plus massif, surproduction toujours plus ample. Mais contrairement aux apparences, cette vue implique qu'il n'y a pas d'histoire du capitalisme. Car dans cette conception, le déroulement des évènements est indépendant de l'action des hommes et des classes : les capitalistes n'agissent pas - ils "sont agis" par les mobiles économiques qui les déterminent (...). Les ouvriers "sont agis" plutôt qu'ils n'agissent, leurs réactions étant déterminées par ce même mouvement automatique de l'économie ; l'action de la classe ne peut rien sur l'évolution de la société aussi longtemps que celle-ci n'est pas renversée. On ne voit guère ce que le prolétariat pourrait apprendre au cours de cette histoire, hormis qu'il faut combattre le capitalisme à mort. (...)

L'évolution du capitalisme est une histoire au sens fort, c'est-à-dire un processus d'actions d'hommes et de classes qui modifient constamment et consciemment les conditions dans lesquelles il se déroule et au cours duquel surgit du nouveau . (...) Pour la classe capitaliste, se développer signifie accumuler, "rationaliser" et concentrer la production. Accumuler signifie transformer le travail en capital (...). ³Rationaliser², dans le cadre capitaliste, signifie asservir toujours plus le travail vivant à la machine et aux dirigeants de la production, réduire toujours plus les exécutants à l'état d'exécutants. (...)

Le prolétariat (...) attaque le fonctionnement "spontané" de l'économie capitaliste en revendiquant augmentations de salaire, réductions des heures de travail, plein emploi. Il s'élève à une conception globale du problème de la société, constitue des organisations politiques, essaie de modifier le cours des évènements, se révolte, essaie de s'emparer du pouvoir. Cette lutte est permanente, même implicite ou informelle, quotidienne et cachée, elle joue un rôle formateur de l'histoire. La lutte des classes signifie que chaque action d'un des adversaires entraîne une parade de l'autre qui à son tour suscite une riposte et ainsi de suite. Chaque classe est modifiée par l'action de l'autre, entraînant des modifications profondes du milieu social, du terrain objectif sur lequel la lutte se déroule : elles contiennent donc une création historique. (...)

La tendance permanente du capital est d'asservir le travail² par la division des tâches (...), seul moyen de soumettre un travailleur qui résiste en rendant son travail absolument quantifiable et contrôlable, et lui-même intégralement remplaçable. La lutte ouvrière au plan économique s'exprime par les revendications de salaire. Le capitalisme a fini par s'adapter à une économie dont le fait dominant fut l'accroissement régulier de la masse des salaires, devenue la base d'un marché constamment élargi de biens de consommation. Sur le plan politique, aux tentatives du prolétariat de s'organiser, le capital (...) a finit par faire des organisations politiques ouvrières elles-mêmes des rouages essentiels de son fonctionnement : la "démocratie" capitaliste fonctionne avec un grand parti "réformiste" qui n'est pas simplement la marionnette des capitalistes, mais doit être aussi un parti "de et au gouvernement". (...) Le capitalisme en arrive à détourner à son profit la pression ouvrière pour instaurer, à travers l'Etat, un contrôle de l'économie et de la société servant ses intérêts.

Les effets de ces actions s'enchevêtrent inextricablement. (...) Les "solutions" (...) débouchent toujours sur de nouveaux problèmes (la surconsommation), et ce processus traduit l'incapacité du capitalisme à surmonter sa contradiction fondamentale. Mais les moyens utilisés par le capitalisme obéïssent toujours au même impératif : maintenir sa domination et contrôler la société en général et le prolétariat en particulier. Or toutes les sphères de la vie sociale sont maintenant entraînées dans le conflit. (...) Toutes les ressources et les moyens sont utilisés par le capitalisme, le savoir scientifique est mobilisé à son service : psychologie, psychanalyse, sociologie industrielle, économie politique, électronique et mathématique sont mises à contribution pour assurer la survie du système, lui permettre de pénétrer à l'intérieur de la classe exploitée, d'en comprendre les motivations et les conduites et de les utiliser au profit de la "production", de la "stabilité sociale" et de la vente d'objets inutiles.

C'est ainsi que la société moderne, qu'elle vive sous un régime "démocratique" ou "dictatorial" est en fait toujours totalitaire .(...) Que le totalitarisme utilise ou non comme moyen privilégié la terreur, ne change rien au fond de l'affaire. La terreur n'est qu'un des moyens dont peut user un pouvoir pour briser les ressorts de toute opposition ; mais elle n'est pas toujours la plus rentable. La manipulation "pacifique" des masses, l'assimilation graduelle des oppositions organisées peuvent être plus efficaces ("communication" et publicité)."