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Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/sciences-po-sp/castoriadis.html
Voici le point central de l'affaire : il n'y a pas eu, jusqu'ici,
de pensée politique véritable. Il y a eu, dans certaines
périodes de l'histoire, une véritable activité
politique - et la pensée implicite à cette activité.
Mais la pensée politique explicite n'a été
que philosophie politique, c'est-à-dire province de la philosophie,
subordonnée à celle-ci, esclave de la métaphysique,
enchaînée aux présupposés non conscients
de la philosophie et grevée de ses ambiguïtés.
Cette affirmation peut paraître paradoxale. Elle le paraîtra
moins si l'on se rappelle que par politique j'entends l'activité
lucide qui vise l'institution de la société par la
société elle-même ; qu'une telle activité
n'a de sens, comme activité lucide, que dans l'horizon de
la question : qu'est-ce que la société ? Qu'est-ce
que son institution ? En vue de quoi cette institution ?
Or les réponses à ces questions ont toujours été
tacitement empruntées à la philosophie - laquelle,
à son tour, ne les a jamais traitées qu'en en violant
la spécificité, à partir d'autre chose : l'être
de la société et de l'histoire, à partir de
l'être divin, naturel ou rationnel ; l'activité créatrice
et instituante, à partir de la conformation à une
norme donnée par ailleurs.
Mais le paradoxe est réel. La philosophie naît, en
Grèce, simultanément et consubstantiellement avec
le mouvement politique explicite, démocratique. Les deux
émergent comme mises en question de l'imaginaire social institué.
Ils surgissent comme interrogations profondément conjointes
par leur objet : l'institution établie du monde et de la
société et sa relativisation par la reconnaissance
de la doxa et du nomos - qui entraîne aussitôt la relativisation
de cette relativisation, autrement dit la recherche d'une limite
interne à un mouvement qui est, en lui-même et par
principe, interminable et indéterminé.
La question "Pourquoi notre tradition est-elle vraie et bonne
? Pourquoi le pouvoir du Grand Roi est-il sacré ?" non
seulement ne surgit pas dans une société archaïque
ou traditionnelle, mais surtout elle ne peut pas y surgir, elle
n'y a pas de sens. La Grèce fait exister, crée, ex
nihilo, cette question. La représentation, l'image socialement
établie du monde n'est pas le monde. Ce n'est pas simplement
que ce qui apparaît diffère, banalement, de ce qui
est ; cela, tous les primitifs le savent - comme ils savent aussi
que les opinions diffèrent de la vérité. C'est
que, dès qu'il est reconnu dans une nouvelle profondeur -
dès que cette nouvelle profondeur est, pour la première
fois, creusée -, cet écart entre apparence et être,
entre opinion et vérité devient infranchissable, renaît
perpétuellement de lui-même.
Et il en est ainsi parce que nous le faisons exister, par notre
simple existence elle-même. Nous n'avons accès, par
définition, qu'à ce qui apparaît ; mais toute
apparence nous doit quelque chose. Toute organisation de l'apparence,
ou signification conférée à celle-ci, aussi.
"Si les chevaux avaient des dieux, ils seraient chevalins",
disait Xénophane, maître de Parménide. Il n'est
pas indispensable d'être grec pour comprendre l'implication
: si nos dieux sont "humains", anthropomorphes, c'est
que nous sommes des humains. Et si on enlève aux dieux, à
Dieu ou à quoi que ce soit les "attributs" canins,
chevalins, humains - perses, grecs, éthiopiens... -, qu'est-ce
qui reste ? Et reste-t-il quelque chose ? Il ne reste rien, disent
Gorgias et Protagoras ; il reste le "en lui-même et selon
lui-même", dit Platon : le ce qui est, tel qu'il est,
séparément ou indépendamment de toute "considération",
de toute "vue" (theôria). Les deux réponses
sont équivalentes, rigoureusement parlant. Et les deux abolissent
le discours - et la communauté politique. (...)
Comme le montre la phrase de Xénophane, l'écart entre
apparence et être, entre opinion et vérité,
ne s'enracine pas seulement, et pas tellement, dans la "subjectivité"
individuelle (ce qui en est devenu l'interprétation philosophique
moderne, jusqu'à la redécouverte de l'ethnologie et
du "relativisme culturel"). Les différences entre
apparences et opinions, en tant que différences subjectives,
ont toujours pu être résolues, dans les société
archaïques et traditionnelles, par le recours à l'opinion
de la tribu, de la communauté adossée à la
tradition et identifiée, automatiquement, à la vérité.
Le propre de la Grèce, c'est la reconnaissance de ce que
l'opinion de la tribu elle-même ne garantit rien : elle n'est
que son nomos, sa loi posée, sa "convention". "Convention"
au sens non pas du "contrat" - ce n'est pas dans ces termes
ni dans cette catégorie que les Grecs pensent le social -
mais de la position, de la décision inaugurale, de l'instauration.
(...)
Récapitulons les grandes lignes du mouvement. Pendant d'innombrables
millénaires, les sociétés humaines s'auto-instituent
- et s'auto-instituent sans le savoir. Travaillées par l'obscure
et muette expérience de l'Abîme, elles s'instituent
non pas pour pouvoir vivre, mais pour occulter cet Abîme,
l'Abîme "externe" et "interne" à
la société. Elles ne le reconnaissent, en partie,
que pour mieux le recouvrir. Elles posent au centre de leur institution
un magma de significations imaginaires sociales qui "rendent
compte" de l'être-ainsi du monde et de la société
(mais en vérité : constituent ainsi cet être-ainsi),
qui posent et fixent orientations et valeurs de la vie collective
individuelle, qui sont indiscutables et inquestionnables. En effet,
toute discussion, tout questionnement de l'institution de la société
et des significations qui lui sont consubstantielles rouvrirait,
béante, l'interrogation sur l'Abîme.
Ainsi, l'espace de l'interrogation ouvert par l'émergence
de la société est clos aussitôt qu'il est ouvert.
Pas d'interrogation, sauf factuelle ; pas d'interrogation sur le
pourquoi et le pour-quoi de l'institution et de la signification.
Celles-ci sont soustraites à la mise en question, à
la contestation du fait qu'elles sont posées comme ayant
une source extra-sociale. L'Abîme a parlé, il nous
a parlé - ce n'est donc pas, ce n'est plus un Abîme.
(Les chrétiens en sont toujours là.) Et cela reste
vrai, qu'il s'agisse d'une société "archaïque",
sans "division sociale" asymétrique et antagonique
et sans "Etat"; ou qu'il s'agisse de sociétés
"historiques" ("despotisme oriental") fortement
divisées, comportant un "Etat", et en fait toujours,
peu ou prou, théocratiques.
La rupture s'opère en Grèce. Pourquoi en Grèce
? Rien de fatal à cela : elle aurait pu ne pas s'opérer,
ou s'opérer ailleurs. Elle s'est, du reste, en partie aussi
opérée ailleurs - en Inde, en Chine, à peu
près à la même époque. Mais elle est
restée en chemin. Je ne sais rien dire sur les "raisons"
qui ont fait être cette rupture chez ces peuples et pas chez
d'autres, à cette époque-là et pas à
une autre. Mais je sais pourquoi ce n'est qu'en Grèce qu'elle
est allée, presque, jusqu'au bout ; pourquoi c'est là
que l'histoire a été mise en mouvement d'une autre
manière ; pourquoi c'est là que "notre"
histoire commence, et qu'elle commence en tant qu'histoire universelle
au sens fort et plein du terme. Ce n'est qu'en Grèce que
le travail de cette rupture est indissociablement lié avec
et porté par un mouvement politique, que l'interrogation
ne reste pas simple interrogation mais devient position interrogeante,
c'est-à-dire activité de transformation de l'institution,
qui à la fois "présuppose" et "entraîne"
- donc : ni ne présuppose ni n'entraîne mais est consubstantielle
à - la reconnaissance de l'origine sociale de l'institution
et de la société comme origine perpétuelle
de son institution.
Cette dimension politique à la fois noue ensemble et porte
à leur puissance la plus aiguë, au sein d'une totalité
à la fois cohérente et conflictuelle, déchirée,
antinomique, les autres composantes de la création imaginaire
que les Grecs constituent et qui les constituent comme grecs. Il
s'agit de leur "expérience", mieux : position ontologique-affective
; de leur position de l'universalité ; de leur libération
de l'interrogation "discursive", soit de ce que cette
interrogation ne reconnaît aucune clôture et aussi bien
se retourne sur elle-même, s'interroge sur elle-même.
L'expérience, ou position ontologique-affective des Grecs,
est la découverte, la désoccultation, de l'Abîme
; c'est sans doute ici le "noyau" de la rupture, et sans
aucun doute sa signification absolue, trans-historique, son caractère
de vérité désormais éternelle. Ici,
l'humanité monte sur ses propres épaules pour regarder
au-delà d'elle-même et se regarder elle-même,
constater son inexistence - et se mettre à faire et à
se faire. Banalité, qu'il faut fortement répéter
parce que constamment oubliée et recouverte : la Grèce
est d'abord et avant tout une culture tragique. Les pastorales occidentales
imputées à la Grèce au XVIIe et au XVIIIe siècle
comme les commentaires profonds de Heidegger reviennent, à
ce point de vue, au même. (...) Ce qui fait la Grèce,
ce n'est pas la mesure et l'harmonie, ni une évidence de
la vérité comme "dévoilement". Ce
qui fait la Grèce, c'est la question du non-sens et du non-être.
Cela est dit noir sur blanc dès l'origine - même si
les oreilles encrassées des modernes ne peuvent pas l'entendre,
ou ne l'entendent qu'à travers leurs consolations judéo-chrétiennes
ou leur courrier du cœur philosophique.
L'expérience fondamentale grecque, c'est le dévoilement,
non pas de l'être et du sens, mais du non-sens irrémissible.
Anaximandre le dit, et il est vain de gloser savamment sa phrase
pour en obscurcir la signification : le simple exister est adikia,
"injustice", démesure, violence. Du simple fait
que vous êtes, vous outragez l'ordre de l'être - qui
est donc, tout aussi bien, essentiellement ordre du non-être.
Et devant cela, il n'y a aucun recours, et aucune "consolation"
possible. La meule de la Dikè impersonnelle écrase,
inlassablement, tout ce qui vient à être. (...)
Mais ce premier fonds contient déjà aussi une autre
composante décisive de cette saisie imaginaire du monde :
l'universalité. On le sait, mais Hannah Arendt a eu raison,
ici encore, de le rappeler : dans l'Iliade, il n'y a aucun privilège
des Grecs par rapport aux Troyens, et en vérité le
héros le plus humain, le plus émouvant, c'est Hector
plutôt qu'Achille, Hector qui subit un destin radicalement
injuste et est trompé par une déesse (et pas n'importe
laquelle : Athéna) au moment même où il va mourir.
Des siècles plus tard, même attitude : dans les Perses
(472 av. J.-C.), pas un mot dépréciateur à
l'égard du formidable ennemi qui a voulu réduire la
Grèce en esclavage. Perses et Grecs sont mis rigoureusement
sur le même plan, le personnage principal, le plus émouvant
et le plus respectable de la pièce, est Atossa, la mère
du Grand Roi, et ce qui est en cause, et "puni", c'est
l'hubris de l'individu Xerxès. (...) Dans les Perses encore,
je ne crois pas qu'on ait jusqu'ici remarqué l'immense importance,
philosophique et politique et au-delà, de la définition
des Athéniens donnée par le poète. Lorsque
Atossa demande (cependant que la guerre n'est pas encore terminée
; la bataille d'Eurymédon a lieu en 468 et la paix n'est
conclue qu'en 449) à être instruite sur Athènes
et son peuple, la brève réponse du chœur culmine
dans ce vers : "Ils ne sont esclaves ni sujets d'aucun homme"
(v. 242) - définition des Athéniens par un Athénien,
en laquelle on peut condenser aujourd'hui encore et toujours un
programme politique pour l'humanité entière.
Cornelius Castoriadis (1922-1997) était philosophe, psychanalyste,
économiste. La version intégrale de ce texte inédit
(1979) sera publiée en annexe de Ce qui fait la Grèce,
1 : D'Homère à Héraclite, à paraître
en mars au Seuil, qui a aimablement autorisé Le Monde à
reproduire ces extraits.
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