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Cornelius Castoriadis, dans les bris de clôture
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Origine : http://www.humanite.fr/journal/2004-11-16/2004-11-16-450051

Cornelius Castoriadis, dans les bris de clôture

Débat à Espaces Marx. Le fondateur de Socialisme ou barbarie serait-il passé de la marge au centre de la page de la l’héritage marxiste ?

Pour leur séance inaugurale de l’année 2004-2005, les Rencontres philosophiques et le réseau Marx contemporain d’Espaces Marx avaient décidé de rendre hommage à Cornelius Castoriadis, dissident essentiel, philosophe, sociologue, psychanalyste et économiste, disparu en décembre 1997. Né à Constantinople (Turquie), de parents grecs, il fit ses études à Athènes. À la fin de 1945, il s’installe à Paris où il fonde au bout d’un an, avec un autre philosophe français, Claude Lefort, un mouvement précoce de critique de la bureaucratie soviétique et du totalitarisme qu’elle véhiculait. Leur groupe se fera connaître en France sous le nom de Socialisme ou barbarie. Après sa rupture avec le trotskisme, Cornelius Castoriadis devint l’une des chevilles ouvrières de la revue de ce courant de pensée désormais autonome. L’histoire de Socialisme ou barbarie est celle d’une mise à distance progressive des interprétations de Marx qui tiennent alors le haut du pavé politique en France. L’URSS est pour lui un « capitalisme bureaucratique » ayant donné naissance à un nouveau régime d’exploitation et de domination, et la bureaucratie organisée autour du parti occupe une position de classe dominante. Sa critique de la « classe bureaucratique » va bien au-delà du prétendu « socialisme d’État », formule paradoxale qu’il compare à l’idée d’un « cercle carré ». À l’instar du sociologue Raymond Aron en France et de l’économiste W. W. Rostow aux États-Unis, il affirme l’universalité du processus de bureaucratisation qui affecte l’ensemble des sociétés modernes, y compris la façon dont le capitalisme détourne les émancipations en cours dans le tiers-monde. Dans les pays capitalistes, la bureaucratisation prend sa source dans l’énorme extension du rôle et des fonctions de l’État. Sa condamnation du phénomène par lequel les moyens étatiques finissent toujours par se prendre eux-mêmes pour leur propre fin va de pair avec une vision très positive des forces antibureaucratiques qui se développaient déjà dans les pays socialistes et aussi en France, à partir des années soixante. C’est ainsi qu’il affirmera jusqu’à la fin de sa vie sa préférence pour la gestion collective de la production et de la vie sociale par les travailleurs. À partir de 1962, avec Edgar Morin et Claude Lefort, Cornelius Castoriadis entreprend une critique du marxisme comme doctrine systématique. Ensemble, ils intègrent à la pensée de Marx une constellation de penseurs, dont Freud.

Sept ans après, c’est d’abord à l’helléniste distingué que l’historienne Claude Mossé a rendu hommage. La Grèce antique, par l’opposition des citoyens d’Athènes aux tyrans, n’a-t-elle pas été à la fois une société esclavagiste et aussi le berceau de la démocratie avec sa structure populaire restreinte s’exprimant au sein de l’assemblée du peuple, au sein des tribunaux populaires et au sein des assemblées locales ? Féconde est l’opposition établie par Cornelius Castoriadis entre les deux tragédies athéniennes que sont le Prométhée d’Eschyle et l’Antigone de Sophocle - c’est-à-dire l’opposition entre un Titan appartenant au monde des dieux et constituant l’homme de l’extérieur, et Antigone, femme révoltée opposée à Créon, apportant à l’humanité l’émancipation de l’intérieur. Cette opposition est significative de la structure sociale par laquelle chaque individu peut refuser de se plier à la loi, même si cela est au nom des liens du sang. C’est du dépassement de ce lien tribal opposé à la dictature qu’émergera la conception moderne de la démocratie selon laquelle la cité, ses lois et ses valeurs doivent être au-dessus du pouvoir d’un seul, posant ainsi l’humanité comme autocréation autonome. Citant Cornelius Castoriadis, Claude Mossé affirme : « L’homme s’est enseigné à lui-même la parole, la pensée rapide comme le vent et les passions instituant la cité. » C’est ici que s’esquisse l’idée castoriadienne de l’homme maître de l’« autodépassement de l’être humain ».

Olivier Fressard, lui, n’a découvert la pensée de Cornelius Castoriadis que dans le contexte des années quatre-vingt. Ses hésitations, propres à l’étudiant en sociologie qu’il était, sont tout de suite levées par la lecture de l’Institution imaginaire de la société (1975). Il y trouve une articulation entre une théorie du social et de l’histoire et une visée politique conçue comme « projet d’autonomie ». Fondée sur une critique fouillée des présupposés philosophiques du marxisme, l’intention de Cornelius Castoriadis de transformer radicalement la société s’étaie sur la dynamique de la lutte entre les hommes. Évoquant le séminaire tenu à l’École des hautes études pendant l’année universitaire 1986-1987, il découvre les « idées mères » de son maître, c’est-à-dire la création sociale historique à l’oeuvre dans l’histoire, l’imaginaire social du collectif, l’imagination radicale de l’individu, le couple d’opposition société instituée et société instituante, et bien entendu le projet d’autonomie. Ce séminaire publié il y a peu aux éditions du Seuil sous le titre Sujet et vérité dans le monde social et historique (tome 1 : De la création humaine, 2002, somme inachevée), adopte un point de vue original sur les institutions sociales : celles-ci auraient pu ne pas être créées. Rien n’oblige à ce qu’elles soient adoptées universellement, ni qu’elles se maintiennent éternellement. C’est en cela que la pensée de Cornelius Castoriadis dépasse largement le champ traditionnel de la philosophie politique. La dimension imaginaire ou créatrice le mène au-delà des limites de toute détermination : « L’homme n’est jamais que l’enfant de son époque (...), mais sa visée du vrai et du juste brise la clôture. » Considérées par beaucoup comme en marge de la pensée révolutionnaire, les questions posées par Cornelius Castoriadis sont aujourd’hui passées au centre de la page.

Enrique Escobar, ancien membre du groupe Socialisme ou barbarie qui a cessé formellement ses activités en 1967, évoque l’influence des idées de Cornelius Castoriadis et de beaucoup d’autres éléments libertaires qui se sont ensuite retrouvés en 1968 dans le Mouvement du 22 mars ou dans l’Internationale situationniste. Dans la salle, Georges Petit, qui « en était » dès le début, précise comment le groupe - à l’origine une tendance trotskiste - s’est transformé en groupe autonome. Enrique Escobar rappelle la critique que Cornelius Castoriadis faisait au mouvement anarchiste de ne pas poser clairement la question du pouvoir dans la société. Dans Marxisme et théorie révolutionnaire (1964), Cornelius Castoriadis a essayé de résumer les nombreuses raisons qu’il avait de ne pas se déclarer marxiste.

Nicolas Poirier, auteur d’un tout récent ouvrage intitulé Castoriadis, l’imaginaire radical (PUF, 2004), présent dans la salle, va même jusqu’à affirmer que « Marx n’a fait qu’extrapoler de l’ensemble de l’histoire de l’humanité des significations et des schèmes de valeur qui étaient propres à l’imaginaire capitaliste de son époque ». L’intervenant parle ici de contradictions et d’ambiguïtés mises au jour dans la pensée de Marx telles que Cornelius Castoriadis aurait finalement rompu avec cette conception de l’histoire et de la société. Plusieurs intervenants (dont Marc Levesque et l’auteur) ont montré au contraire comment l’approche critique de Cornelius Castoriadis comme celle d’Henri Lefebvre étaient tout à fait conformes à la conception de fidélité critique que Marx lui-même envisageait pour son héritage intellectuel.

Arnaud Spire

Article paru dans l'édition du 16 novembre 2004.