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Origine : http://perso.wanadoo.fr/.pierre.dumesnil/ccmauss.htm
Colloque en mémoire de C.Castoriadis organisé par ses
anciens étudiants les 24 & 25 juin 1999
à l'EHESS.
Revue du Mauss n° 15, 2000.
Préambule
Introduction
L'économie comme doxa
Valeur et institution, le cas de la Nature.
Valeurs, imputation, attribution
Frugalité, égalité et paideia
En guise de conclusion : enrichir la frugalité?
Notes
Préambule
Sans doute sommes nous beaucoup à nous souvenir de notre
scolarité comme d'une période un peu grise traversée
de quelques moments de plaisir intellectuel d'autant plus intenses
que nous les savions rares. Quelques professeurs, certains camarades
de pension parfois, en étaient les catalyseurs. Leurs noms
sont dans nos mémoires. Naïvement, j'espérais
que l'Université fût le lieu d'un feu d'artifice de
l'esprit. Ayant choisi d'étudier l'économie, non pour
faire des affaires, mais pour comprendre le Monde et - pourquoi
pas? - apprendre comment on pouvait le changer, je vis très
vite que les artificiers n'étaient pas là; que les
professeurs, pour la plupart, plus qu'au lycée encore, avaient
des préoccupations et des discours de notaires.
L'éclair vint de l'extérieur. Quelques «excités»
à Nanterre avaient allumé, sans le savoir, la mèche
qui déclencherait mille feux de Bengale. Tout d'un coup,
la société fut en apesanteur. Toutes les interrogations
étaient illimitées et légitimes. Mais bien
vite - chacun connait l'Histoire - certains qui n'avaient pas allumé
la mèche voulurent le faire croire et vinrent nous dire que
les bonnes questions et les bonnes réponses étaient
dans Marx ou dans Mao; qu'ils les connaissaient. Pour Marx, les
textes étaient là ; profonds, obscurs, impressionnants.
Peu les avaient réellement lus.Pour Mao, les aphorismes prudhomesques
en tenaient lieu et surtout la réalité oppressive
et sanglante de la Chine devait être lue à distance
comme nouvelle Terre promise. Simon Leys était hué
comme auteur «vulgaire» quand Maria-Antonietta Macciocchi
était promue sinologue.
Dans ce contexte que je percevais comme d'une extrême confusion
mentale, où coexistaient la critique prétendue rationnelle
de la «société bourgeoise» au nom du «socialisme
scientifique» et la soumission idolâtre aux textes sacrés,
la parution, à partir de 1973, dans la collection 10-18 ,
d'écrits d'un auteur qui m'était totalement inconnu
fut un choc. Lisant donc, pour la première fois, Cornelius
Castoriadis, je fus impressionné par l'assurance et l'ampleur
de sa pensée. Je découvrais un acteur s'affirmant
révolutionnaire, à partir d'une pratique militante
que j'ignorais, celle du groupe Socialisme ou Barbarie, et qui n'hésitait
pas à se poser comme auteur, explicitant de A à Z
ce qu'il avait à dire et à faire en toute clarté
et donc en toute responsabilité. C'est ce que j'attendais.
L'entretien qu'il accorda à l'Agence de Presse Libération
de Basse-Normandie[1] à laquelle j'appartenais me confirma
dans mon jugement qu'avec lui j'apprendrais beaucoup. Plus que d'autres,
même si je n'ai pas été formellement son élève,
par textes interposés et par de trop rares rencontres, il
a contribué à ma paideia. Je lui en suis infiniment
reconnaissant. Pour la vie.
Introduction
Depuis son arrivée sur le sol de France en 1945 et jusqu'à
sa mort en décembre 1997, Cornelius castoriadis a mené
de front et successivement plusieurs vies : économiste professionnel
à l'ocde, co-fondateur (avec Claude lefort), militant et
animateur principal du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie,
directeur d'études à l'ehess, psychanalyste, écrivain,
philosophe. Cette multiplicité est aussi une unité,
celle d'un homme habité d'une infatigable passion pour la
politique, pour la connaissance et pour l'humanité. Intellectuel
engagé? Dégagé plutôt. Citoyen démocratique,
libre de prendre la parole en son nom hors de toute soumission à
la Doxa - à l'Opinion. Cette insoumission se manifeste tout
au long de son parcours intellectuel par une vigueur polémique
d'où la complaisance est absente. Simultanément, cette
même insoumission est aussi affirmation du fait que le «social-historique»,
pour reprendre sa terminologie, ne relève pas de la science,
comme certains pour le malheur de beaucoup l'ont affirmé,
mais in fine précisément toujours et encore de l'opinion.
Cela ne veut pas dire que, parce qu'elles ne sont pas science -
epistémè -, les opinions s'équivalent. Tout
au contraire, leur cohérence doit être inlassablement
et impitoyablement soumise à l'épreuve de la discussion
raisonnée[2] comme à celle de l'Histoire. Le mieux,
ici, est sans doute de lui donner la parole :
«L'intellectuel doit se vouloir citoyen comme les autres,
il se veut aussi porte-voix, en droit, de l'universalité
et de l'objectivité. Il ne peut se tenir dans cet espace
qu'en reconnaissant les limites de ce que sa supposée objectivité
et universalité lui permettent; il doit reconnaître,
et pas du bout des lèvres, que ce qu'il essaie de faire entendre,
c'est encore une doxa, une opinion, non pas une épistémé,
une science. Il lui faut surtout reconnaître que l'histoire
est le domaine où se déploie la créativité
de tous, hommes et femmes, savants et analphabètes, d'une
humanité dans laquelle lui-même n'est qu'un atome.
Et cela encore ne doit pas devenir prétexte pour qu'il avalise
sans critique les décisions de la majorité, pour qu'il
s'incline devant la force parce qu'elle serait du nombre...»
«Les intellectuels et l'histoire»
in Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Le
Seuil, Paris, 1990. p 110.
L'économie comme doxa
Montrer, en particulier, que l'objet de l'économie politique
appartient au social-historique et que ce qu'elle a à en
dire appartient pour le principal à la doxa, à l'opinion,
voire parfois à l'art, a été d'une certaine
manière une constante de sa position pendant au moins trente-cinq
ans, y compris dans ce qui est peut-être son texte ultime
[3]. Que le capitalisme s'affirme rationnel ou que le socialisme
ait été déclaré scientifique ne sont
que les variantes d'une même expression idéologique,
celle d'une économie ne se disant presque plus politique
et se croyant science. Bien sûr, pour avoir travaillé
pendant 25 ans au «service des statistiques et des études
économiques de l'ocde», Castoriadis sait que la quantification
pratique de l'économie est une singularité constitutive
de la discipline, mais il sait aussi que cette spontanéité
numérique, est tout à la fois une réalité
qui contraint chacun dans son action de tous les jours et un leurre.
Le leurre est celui d'une possible rationalisation-mathématisation
d'ensemble de l'économie fondée sur cette «donation»
du nombre, aussi bien du côté «empirique»
de l'économétrie[4] qui s'épuise en vain depuis
au moins un demi-siècle et avec des moyens de calcul de plus
en plus puissants à découvrir des stabilités,
des invariants ou des «lois», que du côté
«théorique», celui de la question de la valeur
principalement - valeur-travail comme valeur-utilité. Sur
la «loi de la valeur» précisément, qui
prétend résoudre la question de la mesure en économie,
la position de Castoriadis est amplement et magistralement développée
dans son texte «Valeur, égalité, justice, politique
: de Marx à Aristote et d'Aristote à nous.»
[5] Je ne peux qu'y renvoyer, comme à ses autres textes «économiques»
(ce découpage devant bien sûr être utilisé
avec prudence), n'ayant pas pour intention d'en fournir une mauvaise
paraphrase sous couvert d'exégèse. Et, dans le fil
de mes propres interrogations sur l'économie, je me contenterai
ici d'indiquer ce que m'inspire, à mes risques et périls,
une lecture «empathique» de l'oeuvre de Castoriadis,
en espérant que cette réduction, sélection
et liberté imaginative propre ne sera pas trahison.
Valeur et institution, le cas de la Nature.
A la fin des fins, les choses valent ce qu'elles valent, ont tel
ou tel prix, comme conséquences ultimes de valeurs primitives
instituées que la société se donne et qu'elle
ordonne tautologiquement - cela vaut parce que cela vaut et cela
vaut plus parce que cela vaut plus, etc. - mais en se dissimulant
cette institution ; en quoi elle est dans l'hétéronomie.
Mais, que l'on prenne la question par un bout ou par l'autre, du
côté de la valeur-travail ou du côté de
la valeur-utilité[6], la butée et l'appui sur de telles
valeurs instituées ou proto-valeurs -axiai - sont inévitables.
Changeons ces proto-valeurs et, à la fois, la gamme des biens
échangés, leur «désirabilité»
sociale, leur «ordre de préférence», leur
prix de «marché» et le calcul de leurs coûts
de production changent.
Pour prendre l'exemple peut-être le plus massif : que la société
institue différemment la Nature qu'elle ne l'a fait depuis
les débuts du capitalisme [7] et ce qui était comptablement
invisible et sans poids, transparent et léger comme l'air,
gratuit, peut se mettre à saturer les comptes et à
peser d'un poids et d'un coût infinis. A cette gratuité
apparente de la nature correspond l'«oubli» d'une écriture
comptable, l'omission d'une «dotation aux amortissements»,
celle qui serait nécessaire pour financer la restauration
d'un état transmissible du «capital» naturel
ou, pour rester dans la terminologie comptable, pour restaurer un
état transmissible des «immobilisations » naturelles.
Comme l'on sait, ne pas amortir allège les charges et peut
permettre d'abaisser les coûts - et aussi le prix de vente,
créant ou élargissant ainsi un marché solvable
- pendant une certaine période, tant que les machines fonctionnent,
mais cela se paie tôt ou tard par la disparition pure et simple
du patrimoine productif et donc par la disparition - parfois brutale
- de la capacité à produire elle-même. C'est
le risque majeur que nous courons et surtout que nous faisons courir
à nos descendants en ne réparant pas et en ne ménageant
pas la méga-machine naturelle dont nous avons hérité
gratuitement. Les justifications parfois données à
une telle insouciance sont celles d'une infinité de la nature
[8], d'une régénération spontanée ou
assistée dans un futur réputé techniquement
et scientifiquement tout puissant ; voire encore d'une substitution[9]
du «capital» naturel par le capital artificiel. Or,
certaines atteintes sont à jamais irréparables, sans
substitution possible, et, nous le savons, d'autres, quoi que nous
fassions maintenant, sont déjà programmées.
A nous de choisir éventuellement quels éléments
du patrimoine naturel hérité nous déciderons
de sauver si nous le pouvons; à moins de dire cyniquement
mais clairement - qui ose vraiment le faire? - que tout cela n'a
pas d'importance ou, plus hypocritement , que «le marché»
sera juge -ce qui est la manière de dire et de faire des
«ultra-libéraux»; mais aussi de faire sans le
dire, dans un opportunisme du quotidien, de presque tous. Nous.
[Pour ne prendre qu'un exemple, selon les estimations statistiques
proposées par le biologiste Edward O. wilson, la seule déforestation
des zones tropicales [7 % de la surface émergée du
globe, mais 50 % au moins des espèces] provoque la disparition
de 17.500 espèces végétales et animales par
an. La question se pose de savoir si le rythme actuel de disparition
des espèces est plus rapide ou non que celui des périodes
géologiques d'extinction massive - Ordovicien, Dévonien,
Permien, Trias et Crétacé.[10] La différence
avec ces temps géologiques, c'est que, maintenant, nous sommes
là et que nous sommes responsables de cette disparition].
Il résulte donc de la manière dont nous instituons
la Nature que le produit global vraiment net - que nous pourrions
définir comme le PIB moins l'amortissement du capital artificiel
et moins l'amortissement du «capital» naturel - peut
être positif comme infiniment négatif selon que nous
considérons que le coût et donc l'amortissement de
ce que nous ne savons pas restaurer est nul ou infini.
[Les économistes d'inspiration néo-classique pourraient
nous répondre qu'ils savent résoudre ou dissoudre
ce dilemme par le calcul, en parlant non du coût de la restauration
d'état, de l'amortissement, mais de la valeur du «capital»
naturel, définie comme somme actualisée des profits
futurs imputés à l'utilisation de ce même «capital».
Pour décider de la destruction ou de la conservation, sans
se poser la question de l'amortissement, il suffirait ainsi de comparer
le flux cumulé des profits actualisés attribuables
à l'une ou l'autre des options d'utilisation. La valeur du
«capital» naturel non restaurable ne serait pas infinie,
mais «seulement» égale au flux maximum de profits
actualisés cumulés offerts par la «meilleure»
des options exclusives possibles. Si la destruction est la meilleure
des options jusqu'à la fin des temps, pourquoi se poser la
question contradictoire de la restauration? Si la conservation est
la meilleure des options, il n'y a rien à restaurer par construction.
Dans les deux cas, il n'y aurait pas à amortir. On aurait
alors simplement :
, où pij est le profit espéré de l'année
i attribuable à l'option j - avec j = 1,...,N - a le taux
d'actualisation et t l'horizon temporel envisagé.
Par exemple, si les profits actualisés cumulés attendus
par les firmes pharmaceutiques de l'utilisation non destructive
du «laboratoire naturel» de la forêt du Costa
Rica sont supérieurs aux profits retirés de son utilisation
destructive alors cette forêt doit être préservée.
Le cumul actualisé de ces profits anticipés constitue
une borne inférieure de la valeur de ce «capital»
naturel (d'autres utilisations non destructives concomitantes ou
décalées dans le temps sont aussi envisageables; leur
totalité constituant alors une option). Le problème
se complique, comme l'on sait, du fait que les options en cause,
utilisations destructives et non-destructives, ne rémunèrent
pas les mêmes acteurs. D'une manière générale,
le «Nord», riche, déplore la destruction de la
variété biologique massivement détenue par
le «Sud», pauvre, et le «Sud» déplore
la faible compensation financière que le «Nord»
est prêt à lui allouer, par rapport aux profits anticipés,
pour renoncer à cette destruction et donc aux revenus de
survie quotidienne associés. Bien entendu, la «solution»
et la valorisation proposées sont en aval de l'institution
de proto-valeurs qui ne relèvent pas du calcul. En premier
lieu, décider que le marché décide est la Proto-valeur
centrale du capitalisme. Cela se vend ou se vendra-t-il? la Nature,
combien ça rapporte? telle est la question. Osons dire que,
même si la réponse à une telle question n'était
pas indéterminée, car - principalement - supposant
un inventaire complet des options marchandes du présent et
anticipant totalement celles d'un futur probabilisable, conditions
impossibles à réunir en réalité, sa
solitude comme sa primauté théorique seraient obscènes.
D'autre part, comme dans tout calcul d'actualisation, le choix de
l'horizon temporel, comme celui du taux d'actualisation [taux de
dépréciation du futur] sont lourds d'une attitude
pleinement culturelle, instituée, face au temps et à
l'égard de nos descendants. En réalité, selon
la valeur de ces paramètres, les résultats varient
de manière considérable [potentiellement, à
nouveau, de 0 à l'infini]. Avec a = 0 et t tendant vers l'infini
qui seraient les valeurs numériques de l'ultra-précaution,
le calcul perd toute signification. Mais quelles sont les valeurs
numériques de la précaution «raisonnable»?
Cela dépend de nos proto-valeurs.]
On comprend pourquoi officiellement on en reste prudemment au PIB,
qui déjà ignore l'amortissement du capital artificiel
faute de pouvoir véritablement le calculer (son constat fiscal,
fondé sur le coût historique et donc sur l'absence
de changement technique de la gamme des produits et des procédés
de fabrication, est une convention; économiquement irréelle),
en ignorant aussi l'amortissement ou la dépréciation
du «capital» naturel. Mais bien sûr à cette
prudence comptable ou financière correspond une imprudence
par in-action dans la sphère réelle lorsqu'elle s'applique
à la «consumation» accélérée
de la nature. Cet «oubli» comptable, socialement profondément
enfoui, est un déni de délibération politique.
Cornelius castoriadis n'a pas été le seul ni le premier
- je pense ici notamment à Nicholas georgescu-roegen - à
souligner notre imprudence vis-à-vis de la nature, mais je
crois qu'il l'a fait avec une ampleur de vue anthropologique inégalée.
Pour lui, cette témérité collective qui s'apparente
à l'hubris, à la démesure, des héros
de la tragédie antique[11] est, selon ses termes, une «poussée»[12]
vers «l'extension illimitée de la maîtrise rationnelle»
qui caractérise «la signification imaginaire sociale
nucléaire du capitalisme», mais qui n'est en réalité
que «pseudo-maîtrise, pseudo-rationnelle».[13]
Cette poussée sans limites est un délire de toute
puissance qui laissé à lui-même nous conduit
à l'abîme.
Valeurs, imputation, attribution
Le produit global vraiment net - le pgvn[14] - que nous pourrions
définir à nouveau comme étant la valeur vraiment
ajoutée au monde tel que nous le recevons et nette des atteintes
au monde tel que nous le transmettons est une grandeur comptable
qui dépend de manière inéliminable de proto-valeurs
que se donne la société. Le «simple» mécanisme
de l'amortissement ou du ménagement de la Nature le montre.
Mais, si l'on quitte cet aspect global, les choses se compliquent
encore.
L'idée que la totalité du «système»
économique contemporain soit une composition d'unités
séparées et qu'il soit possible d'imputer rationnellement
pour attribuer équitablement une partie du produit à
chacune d'entre-elles est selon castoriadis une «fallace complète[15].»
Le schème de la composition-décomposition repose sur
l'identification de la propriété ou de l'individualité
et de la séparabilité. Identification qui est celle
sur laquelle s'appuie la comptabilité «spontanée»,
celle du marché, des échanges inter-entreprises[16]
ou inter-agents. Autrement dit, s'il existe un cadastre ou, plus
généralement, une topologie de la propriété,
il n'existe pas de topologie économique ou, du moins, les
deux ne coïncident pas spontanément : les «externalités»
ou les flux extra-comptables sont partout; pas seulement dans le
domaine de l'environnement. Leur recensement exhaustif relèverait
d'une tâche infinie. L'idée d'une propriété,
lieu étanche de la production ou de la consommation, qui
ne serait perméable qu'aux échanges marchands comptablement
repérables et qui ne serait affectée que par eux est
une idée fausse.
Il n'y a pas d'étanchéité physique de la propriété,
les «fuites» sont multiples; la dissémination
ou la diffusion hors marché des éléments générateurs
de coûts comme d'avantages sont de règle. Les diverses
pollutions en sont bien sûr les exemples négatifs les
plus connus. C'est ainsi qu'en dépit d'une pluviométrie
favorable, la Bretagne, devenue eutrophique à force d'engrais,
ne parvient plus, sauf à investir massivement dans son traitement,
à produire une eau réellement potable[17].
Plus difficilement repérable sans doute, mais plus importante
encore, est l'absence d'étanchéité de l'entité
productive et des individus qu'elle abrite par rapport au milieu«social-historique».
Cette situation, dans une première approximation, pourrait
être définie comme une forme de généralisation
de ce que les journaux appellent la fuite des cerveaux ou, de manière
symétrique, le brain drain. A cette fuite, correspond classiquement
l'utilisation - opportuniste par effet d'aubaine ou délibérément
stimulée - par un pays tiers de compétences humaines
acquises et financées dans le pays d'origine, sans qu'il
y ait véritablement compensation marchande. Ce «drainage»
sans enregistrement et imputation comptables précis, qui
vaut d'un pays à l'autre, vaut aussi à l'intérieur
d'un même pays, d'une entreprise à l'autre, de l'école
à l'entreprise, de la sphère publique à la
sphère privée, etc., mais ce n'est là qu'un
aspect second de la généralisation.
Plus radicalement, en deçà de toute métaphore,
j'oserais dire que, constamment baigné par le social-historique,
le cerveau lui-même n'est pas étanche. Sans cesse,
par le crâne et par le corps, la société inonde
l'individu. Elle sourd en lui. Dès avant sa naissance, par
la voix de sa mère, bien au-delà de l'enfance, de
l'école, du lycée, de l'université, etc. et
en vérité jusqu'à la plus grande vieillesse,
elle forme, déforme et transforme ce qu'il est; assurant,
pour le meilleur et pour le pire, son éducation, sa paideia.
Par la langue[18], par la culture, par les objets du quotidien,
par les monuments, par les valeurs qu'elle promeut ou qu'elle rejette,
par les significations imaginaires qui la constituent comme singulière,
la société sature l'individu. Et, à sa mesure,
sans qu'il le veuille, sans qu'il le sache et sans qu'il puisse
en demander paiement, hors de toute relation marchande, l'individu
inonde en retour la société à laquelle il appartient.
Or, c'est bien un individu ainsi socialement produit, «trempé»
en continu, qui s'importe et s'exporte chaque jour clandestinement,
sans déclaration en douane, dans et hors de son atelier,
dans et hors de son champ, dans et hors de son bureau, dans et hors
de son domicile, etc. et non une marchandise calibrée et
facturée par une quelconque usine à fabriquer les
producteurs et les consommateurs. L'individu, toujours totalement
social, est en tant que tel, pour l'économie, une externalité
permanente ou, si l'on veut, une ressource, pour la production comme
pour la consommation, qui excède tout repérage comptable
exhaustif possible. Or cet excès de ressource qu'offre l'individu
en raison de son empreinte «social-historique» est précisément
ce qui permet son ajustement à la collectivité productive[19]
à laquelle, en la constituant, il appartient. Au-delà
des règles explicites, importantes mais secondes, de coordination,
la co-appartenance à une même ou, par acculturation,
à une quasi-même société, à la
société capitaliste, assure cohésion[20], unité
et plasticité adaptative du collectif sans lesquelles la
production contemporaine serait comme telle impossible.
La précision et l'individualisation de la rétribution
monétaire - tel salaire ou tel revenu au centime près
- ne doivent donc pas faire illusion et être assimilées
à une précision d'attribution individuelle qui suivrait
la précision comptable de l'imputation du produit (de la
«valeur ajoutée»). Dans la pratique, c'est l'inverse
qui est vrai, mais que masque la théorie. L'attribution monétaire
- tant à la propriété du capital, tant au travail
en général et à tel type de salarié
en particulier - précède et «justifie»
l'imputation [21]. L'attribution, et donc l'imputation, est en réalité
fortement politique et faiblement économique. Elle peut l'être
à court ou moyen terme en raison de la pénurie de
telle ou telle compétence, de tel ou tel «actif spécifique»,
mais elle résulte pour l'essentiel d'une inertie historique
et instituée comme «normale» de l'inégalité
de répartition des salaires et revenus qu'elle reproduit
en l'amplifiant, en la réduisant ou en en modifiant à
la marge les bénéficiaires concrets selon les rapports
de force et situations de rentes relatives du moment.
De plus, contrairement à la visée dogmatique et paradoxale
de l'ultra-libéralisme, c'est précisément parce
que la monnaie n'inonde pas la totalité de l'espace public
et privé - autrement dit, parce que tout n'est pas encore
à vendre ni facturable[22] - que la société
et donc aussi l'économique peuvent exister. Mais, peut-être,
est-ce aussi cette ressource sociale gratuite que le capitalisme
contemporain par son extension même est en train de détruire?
C'est en tout cas ce que pense castoriadis lorsque, par exemple,
il écrit :
«Le capitalisme s'est développé en usant irréversiblement
un héritage historique créé par les époques
précédentes et qu'il est incapable de reproduire.
Cet héritage comprend, par exemple, l'honnêteté,
l'intégrité, la responsabilité, le soin du
travail, les égards dus aux autres, etc. Or, dans un régime
qui proclame constamment, dans les faits et en paroles, que l'argent
est la seule valeur, et où la seule sanction est celle de
la loi pénale, pour quelles raisons les juges ne mettraient-ils
pas aux enchères les décisions qu'ils doivent rendre?»
[23]
in Quelle démocratie? op. cit.
Frugalité, égalité et paideia
Thomas more, fondateur du mot sinon du genre «Utopie»
[24], avait, on s'en souvient, construit son propos en inversant
systématiquement les valeurs de sa société
imaginaire par rapport aux valeurs instituées du capitalisme
commercial des XV-XVIèmes siècles où se côtoyaient
opulence extrême pour un petit nombre et extrême misère
pour la plupart. Sur l'île Utopia, c'est en jouant avec des
objets fabriqués dans des matières que les contemporains
d'Henri VIII d'Angleterre considéraient être parmi
les plus précieuses, que les enfants étaient conduits
à mépriser ou à considérer comme vil,
devenus adultes, l'or, l'argent, les diamants et toutes ces formes
instituées de la «richesse». Pourquoi évoquer,
à plus de 450 ans de distance, Thomas more à propos
de Cornelius castoriadis? Je pense que le rapprochement n'est pas
totalement incongru. Constater que, pour les deux auteurs, le renversement
souhaité de la société existante passe par
une inversion de mêmes valeurs centrales est, en effet, troublant.
Égalité [25] et frugalité sont parmi les valeurs
d'Utopia, elles sont aussi, pour castoriadis, conditions d'une «société
autonome». Pour autant, là vient la distance entre
les deux auteurs, qualifier d'utopie l'oeuvre de castoriadis est
erroné, non pas que je veuille la «défendre»
d'une quelconque dépréciation - qui n'est pas la mienne
- attachée depuis Marx par certains à ce terme, mais
pour des raisons substantielles.
La plus importante sans doute, en dehors de l'énorme écart
historique creusé par la société industrielle
capitaliste avec les utopies d'antan, est l'absence, revendiquée
dans son oeuvre, d'une description méticuleuse du fonctionnement
de l'oïkos, de la sphère privée. Cette description,
dans la plupart des utopies, prend en effet l'allure de prescriptions
morales puritaines toujours inquiétantes - en premier lieu
chez more - et, à vrai dire, par fusion de la sphère
privée et de la sphère publique, «totalitaires»
avant la lettre. Le risque n'est pas alors que l'utopie soit «le
pays de nulle part», auquel cas elle conserverait, comme genre
littéraire, sa force critique et subversive, mais que ce
pays soit réellement quelque part, avec sa police des corps
et des esprits.
L'Histoire en ce domaine a rendu certains, autrefois critiques,
«révolutionnaires» parfois, «prudents»
au point de renoncer à toute idée de transformation
sociale radicale. Pour castoriadis, ce renoncement n'est qu'une
soumission à la «sainte Réalité»,
à un chantage du style «Madame Thatcher ou le Goulag»[26]
qu'il a maintes fois dénoncé. Égalité
et frugalité , pour lui, ne peuvent être investies
comme significations imaginaires positives, et non simplement comme
significations inversées, que librement, par des sujets s'affranchissant
eux-mêmes de leur dépendance quasi-compulsive vis-à-vis
de l'économique, parce qu'ils ont «compris» que
«...le prix à payer pour la liberté , c'est
la destruction de l'économique comme valeur centrale et,
en fait, unique» [27]. L'égalité comme la frugalité
seraient, parmi d'autres, signes et moyens de cet affranchissement,
mais ce que cet affranchissement impliquerait dans le détail
du quotidien doit rester dans un nécessaire suspens, celui
de la créativité humaine d'une société
autonome dont le cours historique est a priori et en droit inconnu.
Il n'a pas échappé à castoriadis, bien entendu,
que l'investissement psychique [28] dans de telles valeurs est à
contre-pente des «aspirations des hommes contemporains».
Il suffit en effet d'évoquer publiquement le thème
de l'égalité des salaires ou des revenus pour être
au mieux taxé d'irréaliste et, bien plus encore, celui
de la frugalité pour vérifier sa vertu révulsive
chez presque tous, «écologistes progressistes»
y compris. J'en ai fait l'expérience. Manifestement, ces
thèmes ne sont pas à la mode et il n'y a pas lieu
de s'en étonner. Toute notre paideia, toute notre construction
psychique par imprégnation social-historique, et notamment
par la valorisation extrême chaque jour assénée
de l'anti-frugalité, de la consommation pour la consommation,
en premier lieu par le truchement de la bien nommée publicité,
concourent pour qu'il en soit ainsi. A vrai dire, cette anti-frugalité
est consubstantielle au capitalisme contemporain [29] et elle se
nourrit précisément de l'inégalité pour
asseoir sa justification idéologique, en disqualifiant le
thème de la frugalité comme discours de «nantis».
Ce serait là, à nouveau, que castoriadis pourrait
rejoindre l'Utopie, dans un autre sens, «inoffensif»
aux yeux des détracteurs du genre, en parlant d'un «pays
à jamais de nulle part» parce que trop loin du pays
réel.
Comment peut s'inverser réellement et librement et non simplement
en rêve notre paideia? Tel pourrait être l'énoncé
de l'énorme question politique que pose, à propos
de l'économie, castoriadis .
En guise de conclusion : enrichir la frugalité?
Il est clair que le thème de la frugalité est fortement
lié chez castoriadis à la question écologique,
au constat que le projet capitaliste de l'expansion illimitée
se heurtera nécessairement et se heurte déjà
à une borne naturelle. Il est évident aussi que la
frugalité a à voir avec la «consommation finale»,
celle des «ménages» (de l'oïkos), et donc
avec ce qu'on appelle le «niveau de vie» ou la «richesse».
C'est bien sûr un thème «chaudement» politique.
Son évitement et le malaise que provoque son évocation
sont donc compréhensibles : sous l'électeur, non le
citoyen soucieux du bien commun, mais le consommateur soucieux de
soi. Il est significatif à ce propos que les réflexions
officielles (OCDE, UE, gouvernements, etc.) sur le développement
durable se soient plutôt portées sur l'examen critique
des processus techniques de fabrication, sur l'offre, que sur l'économie
des processus sociaux de formation de la consommation finale, sur
la demande et sur son contenu.
Je crois aussi que sur ce point la réflexion de castoriadis
est restée en suspens ou plus vraisemblablement, pour les
raisons que j'ai déjà évoquées, a-t-il
estimé qu'elle relevait de son domaine privé. Cependant,
çà et là, surtout dans les entretiens qu'il
a pu donner, il est possible d'entrevoir quelques traces de ce que
pourrait être sa conception de la «vie bonne».
En vrac et librement reformulé : un nouvel ami plutôt
qu'une nouvelle voiture; la Terre comme jardin anglais; la France
comme campagne et non comme plaine arasée et empoisonnée
de la production maximum, la ville médiévale comme
création historique digne d'admiration, le participable plutôt
que l'appropriable, etc.
Cette rapide énumération, nécessairement incomplète
et livrée hors contexte, est néanmoins suffisante
pour suggérer une interprétation de la «richesse»
qui ne serait pas antinomique de la frugalité et pour laquelle
«valeur d'usage» ne signifierait pas nécessairement
appropriation et destruction pour et par l'usage. L'image de sobriété
alimentaire, et donc d'ingestion-destruction minimale, qu'évoque
la frugalité est à dépasser, même s'il
n'échappe à personne, et certainement pas à
castoriadis, que la misère et la faim sont un scandale politique
où, à nouveau, l'inégalité et aussi
l'absence de démocratie[30] sont en cause.
Bien sûr, il existe des domaines où la consommation
ne peut être qu'appropriation et destruction. C'est le cas
précisément de la consommation alimentaire et de la
consommation finale d'énergie ou plus largement de tout ce
qui relève de l'entretien de notre stricte condition d'animal
affamé, nu et frileux. Mais rien ne nous contraint par nature
à étendre cette nécessité à tout
ce qui nous distingue de l'animalité; c'est-à-dire
à presque tout.
En particulier, la production comme la réception culturelles
les plus élaborées et les plus raffinées se
construisent à partir de contraintes matérielles dont
le minimalisme peut être extrême et qui, pour parodier
un slogan publicitaire un peu ancien, ne «s'usent pas même
si l'on s'en sert à plusieurs», mieux qui n'ont d'existence
comme contraintes interprétatives qu'à cette condition.
En relèvent, par exemple, la jouissance de la discussion,
d'une partie d'échecs ou la contemplation d'un paysage, d'un
tableau, la participation à un match de football, son spectacle
ou celui d'une danse ou encore l'écriture comme la lecture
d'un texte. L'économie des moyens, leur frugalité,
ne dit rien sur la richesse des fins, sur la profondeur et le plaisir
de l'interprétation. Quelques traces ténues sur une
feuille de papier peuvent parfois enrichir une vie entière,
créer une «communauté d'échange»
par delà les siècles.
Enrichir notre «entour» [31] culturel en transmettant
une exigence de sa réception, condition de sa jouissance,
comme lecture et non comme consumation, comme parcours interprétatif
non destructeur mais producteur de sens, est une voie qu'il conviendrait
à nouveau collectivement d'emprunter. Le vent est contraire,
mais le cynisme contemporain n'a pas encore tout balayé,
même si, par exemple, l'instrumentalisation de l'école
par soumission au chantage économique de l'«utile»
ou du «vendable», en premier lieu de la vente de soi,
est plus que largement amorcée. «Epingler» les
insoumissions qui continuent malgré tout à se manifester
comme «réactionnaires» ou comme nostalgies élitistes
de la culture «bourgeoise» relève d'une rhétorique
de la culpabilisation.
J'affirme au contraire que ces insoumissions sont les germes d'une
paideia qui, loin d'être intrinsèquement rétrograde,
est à thématiser, à relayer, à diversifier
hors de tout dogmatisme et à amplifier comme visant à
conjoindre, sans paradoxe, le nécessaire et le souhaitable,
la frugalité et la richesse. Pour en discuter, castoriadis
et son ironie combattante nous manquent .
Notes
[1] «Entretien avec Cornelius Castoriadis», février
1974. Cet entretien, paru dans le dernier bulletin de l'APL B-N,
fut aussi le premier d'une série. Tour à tour, Claude
LEFORT, Daniel MOTHÉ, SIMON, tous anciens de S ou B, et aussi
Pierre CLASTRES, etc., furent «soumis à la question»
de notre petit «commando» animant, à Caen, la
revue L'Anti-Mythes, fondée après la dissolution de
l'Agence de Presse Libération de Basse-Normandie, dont l'acronyme
avait été retraduit localement sous la forme : Analyse
et Popularisation des Luttes.
[2] Cette exigence de cohérence conduit Castoriadis à
passer outre les clivages disciplinaires habituels et alimente une
exceptionnelle capacité critique. D'où peut-être
une réception «prudente» de son oeuvre : souvent
utilisée de manière opportuniste, mais peu affrontée
et peu citée.
[3] «La "rationalité" du capitalisme»,
Revue internationale de psychologie, 1997, vol.III, n° 8, pp.
31-51. Castoriadis a mis la dernière main à ce texte
en août 1997; il est mort en décembre de la même
année.
[4] Sur cette question, il est réconfortant de lire sous
la plume d'un économiste-statisticien, internationalement
reconnu, aussi classiquement académique et aussi peu «révolutionnaire»
qu'Edmond Malinvaud, ancien directeur général de l'insee,
les propos honnêtement et lucidement désabusés
suivants : «Quand nous étions jeunes, beaucoup parmi
ceux de ma génération avons choisi de consacrer du
temps et des efforts à la recherche économique dans
le but de trouver les lois de phénomènes [je souligne,
Pierre Dumesnil] qui ont une importance tellement évidente
dans nos sociétés. Il est juste de dire que nous sous-estimions
alors la force du défi : découvrir ces lois semble
être tellement plus difficile que nous le pensions.»
Conclusion de l'article «Pourquoi les économistes ne
font pas de découvertes» in Annales d'économie
et de gestion, n°6, volume 3, mars 1996; repris dans Problèmes
économiques, n° 2515, du 9 avril 1997.
[5] «Valeur, égalité, justice, politique.
De Marx à Aristote et d’Aristote à nous. »,
paru initialement dans la revue textures , n°75/12-13; puis
repris dans Les Carrefours du Labyrinthe, Seuil, 1978, Paris.
[6] Il est vrai que dans le texte ci-dessus, Castoriadis ne discute
que fort peu ou pas des «conceptions "subjectivistes"
de la valeur», à savoir du marginalisme. Sa discussion
est avec Marx à propos d'Aristote et avec Aristote lui-même.
Néanmoins, à l'évidence, que l'on parle de
valeur-travail ou d'utilité marginale les conclusions restent.
J'ajouterais que dans les deux cas, comme butée ultime, en
deçà de la mesure de la valeur, est présupposée
la définition d'une relation d'ordre entre «objets»
hétérogènes, incomparables hors d'un coup de
force social. Du côté de l'«utilité»,
est supposé que l'on puisse ordonner des chèvres et
des choux; du côté de la «valeur-travail»,
que l'on puisse ordonner l'heure de travail du maçon par
rapport à celle du cordonnier, donc nécessairement
le travail du maçon par rapport à celui du cordonnier
et finalement - d'emblée , c'est ce qu'écrit Aristote
et c'est ce à quoi souscrit Castoriadis contra Marx - ordonner
le maçon par rapport au cordonnier.
[7] Dans le style typique qui pouvait être le sien, lié
à son souci pédagogique et à son refus de tout
hermétisme, Castoriadis condense ainsi l'attitude inconséquente
qui a été et qui continue largement d'être la
nôtre dans l'utilisation des ressources naturelles par cette
formulation frappante : «...l'homme est (...) comme un enfant
se trouvant dans une maison dont les murs sont en chocolat et qui
s'est mis à les manger, sans comprendre que bientôt
le reste de la maison va lui tomber sur la tête.» Transcription
assurée par lui-même de son intervention orale du 5
juillet 1990, qu'il avait intitulée Quelle démocratie?,
lors de la décade de Cerisy qui lui a été consacrée.
[8] Dans son «Essai sur la nature du commerce en général»
(1755), Richard Cantillon exprime excellemment cette attitude :
«Le prix d'une cruche d'eau de la rivière de Seine
n'est rien, parce que c'est une matière immense qui ne tarit
point; mais on en donne un sol dans les rues de Paris, ce qui est
le prix ou la mesure du travail du porteur d'eau.» éditions
de l'INED, 1952, Paris, p 17. On sait ce qui est advenu depuis :
l'eau potentiellement potable est devenue un bien relativement rare
et de plus en plus coûteux à produire. Cet accroissement
de coût est imputable non au travail du porteur d'eau [au
coût des canalisations, des pompes, etc.] mais au travail
de restauration à l'état potable - au financement
de l'amortissement des immobilisations permettant cette restauration
- d'une eau de plus en plus polluée (cf. note 16).
[9] L'hypothèse optimiste d'une substitution possible de
la Nature, réduite à un «capital» naturel,
par le capital artificiel conduit à ce que certains appellent
la «soutenabilité faible», l'hypothèse
pessimiste ou réaliste de la complémentarité
entre la Nature et le capital artificiel conduit à la «soutenabilité
forte». L'initiateur de cette distinction, adepte de la version
forte (strong sustainability), semble être Herman Daly - Toward
a steady-state economy, W.H. Freeman & Co, San Francisco, 1973.
[10] Cf. «Erosion de la diversité génétique
et gestion mondiale des ressources vivantes», par François
Lévêque et Matthieu Glachant, La Recherche, n°
283, janvier 1992
[11] Cf. «Le capitalisme est-il soluble dans l'écologie».
Le nouvel Observateur, numéro spécial consacré
au Sommet de la Terre de Rio, juin1992. La différence avec
l'héroïsme antique est sans doute que de «local»
et d'individuel nous sommes passés à un héroïsme
«universel» et collectif.
[12] C'est par ce terme que Castoriadis rend le Trieb de Freud.
Poussée n'a pas le «chic étymologique»
de pulsion, mais traduit tout simplement un mot allemand simple
par son équivalent en français.
[13] Le thème de la pseudo-maîtrise, pseudo-rationnelle
est évidemment central dans l'analyse que fait Castoriadis
du capitalisme (dans un sens étendu). Pour la dernière
fois sans doute dans son texte précité : «La
"rationalité" du capitalisme».
[14] Cette notion et le sigle associé dans leur formulation
précise sont de mon invention, mais je ne crois pas que Castoriadis
y aurait fait objection quant à la substance. Je suis également
convaincu, pour en avoir incidemment parlé avec lui, que
mon souci d'aborder les questions économiques par le biais,
trop négligé voire ignoré, des pratiques comptables
sur lesquelles elles sont fondées aurait reçu son
agrément. D'une certaine manière, je poursuis ainsi
une conversation hélas interrompue.
[15] Le thème de la non-séparabilité d'imputation
du produit court au long de tous les textes économiques de
Castoriadis dès l'origine. Depuis «Sur la dynamique
du capitalisme», Socialisme ou Barbarie, n° 12 et 13,
août 1953 et janvier 1954, jusqu'à «La "rationalité"
du capitalisme», août 1997 (cf. note 2). Dans le texte
qu'il avait préparé pour la décade de Cerisy,
juin 1990, (cf. note 6), mais qu'il avait dû amputer de ses
aspects économiques pour des raisons de temps lors de sa
présentation orale, il écrivait : «C'est le
système économique pris in toto (et avec son histoire
précédente) qui produit, et non pas telle usine ou
tel travailleur. Il n'y a pas de topologie économique, ni
discrète, ni continue (je ne parle évidemment pas
de l'univers physique sous-jacent à et impliqué dans
l'économie).»
[16] La non-séparabilité est aussi bien sûr
un problème intra-entreprise. En particulier, si l'on quitte
le cas rare de la monoproduction, selon les conventions adoptées
par la comptabilité analytique, les coûts de production
unitaires affichés sont d'une grande variété.
L'article ancien (1936), mais toujours actuel d'Auguste Detoeuf,
«Le problème des prix de revient» , explique
très clairement pourquoi il ne peut pas en être autrement.
Etrangement, la connaissance de cette nécessaire incertitude
de l'évaluation des coûts semble rester relativement
confinée dans le cercle restreint des comptables ou des gestionnaires
qui s'interrogent sur les fondements de leur discipline et n'affecte
que peu les débats publics. Pourquoi?
[17] «En Bretagne, 170.000 tonnes d'engrais minéraux
et 237.000 tonnes d'azote (ou nitrates) d'origine animale (fumier
et lisier de bovin, de volailles ou de porc) sont épandus
chaque année» Le Monde, samedi 20 février 1999.
L'une des conséquences de ces épandages effectués
en respectant les frontières de la propriété
, c'est que, indifférentes au découpage du cadastre,
les eaux de surface de 71 cantons bretons dépassent jusqu'à
plus de trois fois le seuil défini par l'O.M.S. de charge
admissible en nitrates avant traitement, soit 50 milligrammes par
litre. Incontestablement, la propriété fuit, mais
facturer les coûts induits par ces fuites, selon le principe
du pollueur-payeur, ou, mieux, les colmater n'est pas si simple!
[18] Il semble maintenant acquis que cette transformation interne
par l'expérience sociale, dont celle du langage, aille jusqu'à
un remaniement continué, jusqu'à la mort, de la structure
anatomique fine du cerveau. Le linguiste François Rastier
note à ce propos que cette plasticité physique du
cerveau dans sa liaison avec les processus d'apprentissage permet
de reconsidérer avec un plus grand scepticisme que jamais
les «théories innéistes sur le langage».
Voir, pour les références et les enjeux théoriques,
Sémantique et recherches cognitives, ch. IX, «Les substrats
anatomiques des cultures et des langues», F. Rastier, PUF,
Paris, 1991.
[19] Ce qui peut être dit des conditions nécessaires
de l'ajustement des individus dans le processus de production, peut
l'être également de l'ajustement de la production à
la consommation. On perçoit, de temps à autre, le
rôle premier de la co-appartenance social-historique lorsque
précisément elle fait défaut. Ainsi, l'importance
économique incontestable de la dernière coupe du monde
de football signale a contrario, par la sous-représentation
relative des Etats-Unis, la nécessité d'un apprentissage
social, ici indissolublement psychique et corporel, pour que s'ajustent
les joueurs entre eux, mais aussi joueurs - ou jeu - et spectateurs;
production et consommation. Je crois cet exemple généralisable.
[20] Dans la phase où l'industrie automobile était
massivement consommatrice de main d'oeuvre immigrée, elle
allait jusqu'à utiliser collectivement des ouvriers originaires
d'un même village, langue et structure de pouvoir y compris,
sur les chaînes de montage pour assurer cette cohésion.
[21] Les «libéraux» nous expliquent par exemple
que la différenciation des salaires serait liée à
la différence des productivités marginales. Comment
sait-on que ces productivités sont différentes? les
calculer? Regardons les salaires disent les mêmes.
[22] Gary S. Becker - prix Nobel 1992 ! - est sans doute le représentant
le plus connu de cette «fureur économique» où
la totalité de la vie sociale et psychique est supposée
être réglée par le «marché».
Pour un aperçu nécessairement incomplet du grotesque
et indigent florilège auquel conduit une telle réduction,
voir : The economics of life. From base-ball to affirmative action
to immigration. Gary S. Becker and Guity Nashat Becker, Mc Graw-Hill,
1996.
[23] Parmi ces ressources historiques gratuites, absentes des livres
de comptes, figure aussi la confiance dont certains auteurs «libéraux»
découvrent avec une innocence sociologique désarmante,
dont Castoriadis aura ou aurait apprécié le sel, qu'elle
est une vertu cardinale de la vie en société sur laquelle
s'appuie la moindre des actions économiques. Commentant et
citant le "célèbre" auteur de La fin de
l'Histoire, Francis Fukuyama, à propos d'un livre plus récent,
Trust : The Social Virtues and the Creation of Prosperity, James
Ogilvy, écrit : «Why is trust such a crucial element
of social capital? "Widespread distrust in a society...imposes
a kind of tax that high-trust societies do not have to pay".
In the United States, the balance between individualism and trust
is tipping increasingly toward individualism. (...) So we now pay
the tax of decreasing trust to lawyers.» in Harvard Business
Review (numéro de novembre-décembre 1995, pp 46-47).
Mais qui va-t-on payer si la confiance dans les avocats vient à
manquer? D'autres avocats? Mais qui va-t-on payer si la confiance...,
etc.
[24] Le texte original, De optimo reipublicae statu deque nova insula
Utopia, a été publié par Erasme, ami de More,
à Louvain en 1516. Sa traduction tardive en anglais (c'est-à-dire
en langue vulgaire), en 1551, très postérieure aux
traductions allemande, italienne et française, signale peut-être
que l'Utopie de More n'était pas pour le pouvoir anglais
auquel lui-même appartenait, avant sa disgrâce puis
son exécution, une «douce rêverie» inoffensive
à mettre entre toutes les mains.
[25] Subsiste néanmoins sur Utopia une forme résiduelle
d'esclavage, celle des prisonniers de guerre ou de certains prisonniers
de droit commun. Ces prisonniers sont entravés par des chaînes
du plus vil métal de la société utopienne,
l'or.
[26] L'expression est bien sûr paramétrable ou variable
selon les années. La citation date de 1989.
[27] Cette affirmation est extraite de la contribution, «Fait
et à faire», de Cornelius Castoriadis à l'ouvrage
collectif (30 auteurs, dont Ferenc Feher auquel la réponse
citée est destinée), édité en son honneur
par Giovani Busino, Autonomie et autotransformation de la société.
La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, Droz, Genève,
1989. p 512.
[28] J'ignore, bien sûr, l'information qu'à pu recueillir
Cornelius Castoriadis sur ce point dans son activité psychanalytique
clinique, mais j'y vois a priori la source d'une nécessaire
cohérence de sa position.
[29] Voir par exemple , à ce propos, le chapitre, «Un
cauchemar pour technocrates : et si le consommateur choisissait
la frugalité?», in L'économie contre la société,
B. Perret et G. Roustang, Le Seuil, Paris, 1993.
[30] Les analyses très détaillées d'Amartya
Sen sur les famines en Inde, montrant que la répartition
et non la production est en cause, sont très éclairantes
sur ce sujet.
[31] J'emprunte ce mot à François Rastier en raison
de sa très grande pertinence terminologique. Il s'agit explicitement
d'une traduction démarquée de l'Umwelt de von Uexküll.
L'Umwelt est pour le biologiste une partition du Welt opérée
par le vivant par sélection des éléments de
sa perception et de son action. Cette sélection contient
au minimum les éléments nécessaires pour sa
survie et celle de l'espèce. Le démarquage, déjà
affirmé par von Uexküll, provient de l'énorme
plasticité culturelle et historique de l'Umwelt de l'espèce
humaine en général et de tel individu en particulier.
L'entour, c'est de l'Umwelt culturalisé et historicisé.
En dépit de la différence du champ d'application et
de la méthode revendiquée, la sémantique des
textes et une démarche de type herméneutique chez
François Rastier, je crois néanmoins l'«entour»
assez voisin du «social-historique» de Cornelius Castoriadis.
Le montrer, le nuancer ou l'infirmer demanderait une étude
spécifique. Pour un aperçu des raisons pour lesquelles
«sciences de la culture» et «sciences de la nature»,
«du vivant» principalement, pourraient partiellement
se retrouver sur le champ d'une herméneutique renouvelée
et désacralisée, voir : Herméneutique, textes
et sciences, actes du colloque homonyme de Cerisy-la-Salle de septembre
1994, édités par Jean-Michel Salanskis, François
Rastier et Ruth Scheps, P.U.F, Paris,1997.
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