|
Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/traveleves/fichlect/casto-combel.htm
Résumé des pp. 11 à 96 (Éditions du
Seuil, coll. “ Esprit ”, 1975) par Frédéric
Combelle
PREMIERE PARTIE : MARXISME ET THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
I. LE MARXISME : BILAN PROVISOIRE
1. LA SITUATION HISTORIQUE DU MARXISME ET LA NOTION D’ORTHODOXIE
Le marxisme est une référence incontestable pour qui
s’intéresse aux problèmes de la société.
Mais de quoi parle-t-on ? Les visions du marxisme s’opposent,
et chacune prétend à la vérité unique.
Le marxisme ne saurait se réduire au “ retour à
Marx ”, envisagé comme une exégèse des
textes, pouvant être compris indépendamment de la pratique
historique et sociale à laquelle ils correspondent. Dire
qu’aucune des pratiques historiques qui se sont réclamées
du marxisme ne s’en inspirait “ vraiment ”, c’est
renier Marx lui-même, dont le but déclaré était
non pas d’interpréter, mais de transformer le monde.
En fait, si la pratique inspirée du marxisme a pu se révéler
conservatrice, c’est que depuis les années trente,
le marxisme est devenu une idéologie, comme “ complément
solennel de justification ” (Marx) des régimes totalitaires,
comme doctrine de multiples sectes, et comme théorie rigidifiée
et n’évoluant plus. En ce sens, les trotskistes sont
aussi “ orthodoxes ” que les staliniens. De même,
Lukàcs essaie de maintenir une orthodoxie en tentant de dégager
une méthode marxiste, puisque méthode et contenu ne
peuvent jamais être séparés, en histoire encore
moins qu’ailleurs : “ les catégories en fonction
desquelles nous pensons l’histoire sont, pour une part essentielle,
des produits réels du développement historique ”
(p. 19). En fait, le monde actuel ne peut plus être compris,
et encore moins transformé, à partir des catégories
marxistes, mêmes “ amendées ” ou “
élargies ”. Il faut donc choisir entre une doctrine
sclérosée et un projet de transformation radicale
de la société.
2. LA THÉORIE MARXISTE DE L’HISTOIRE
L’analyse économique du capitalisme est le nœud
gordien de la théorie marxiste. Pourtant, ses principales
prévisions ont été infirmées par les
faits. C’est que cette théorie n’est pas tenable,
en tant qu’elle suppose que les hommes, prolétaires
ou capitalistes, sont entièrement transformé en choses.
Or, si la réification est bien une tendance lourde du capitalisme,
elle ne peut jamais être complète : la moindre activité
économique nécessite de faire appel à l’activité
proprement humaine des travailleurs. La contradiction dernière
du capitalisme ne réside donc pas dans l’incompatibilité
entre développement des forces productives et rapports de
production, mais dans la concomitance de ce besoin de l’activité
humaine et de la volonté de réification du capitalisme.
On ne peut donc pas maintenir l’économie à la
place centrale qu’elle occupe dans le marxisme. C’est
toute la philosophie de l’histoire qui doit être reconsidérée.
Enfin, il n’est plus possible de penser que, “ à
un certain stade de leur développement, les forces productives
de la société entrent en contradiction avec les rapports
de production existants ” (Contribution à la critique
de l’économie politique), alors qu’elles en avaient
été les forces motrices dans la phase progressive
de la bourgeoisie. C’est que parler de “ contradictions
” dans le cadre des rapports sociaux est abusif ; on pourrait
tout au plus parler de tensions, se traduisant lorsqu’elles
sont trop fortes par un conflit. Encore ce modèle ne s’applique-t-il
qu’au passage des sociétés féodales-bourgeoises
d’Europe occidentale de 1650 à 1850 à la société
capitaliste. Mais cette analyse ne saurait être généralisée
aux autres époques et aux autres continents. Le développement
de la technique ne peut s’analyser sans référence
aux attitudes sociales envers lui. Les “ superstructures ”
ne sont pas inertes face aux “ infrastructures ” : il
y a un rapport circulaire entre les deux. En fait, ces catégories
n’ont de sens que dans la société capitaliste.
La tendance au développement des forces productives ne fait
pas partie de la “ nature ” humaine, mais est socialement
construite dans le cadre du capitalisme : dans d’autres sociétés,
les valeurs sont totalement étrangères à ce
complexe technico-économique. “ Si l’on ne veut
pas croire à la magie, l’action des individus, motivée
consciemment ou inconsciemment, est visiblement un relais indispensable
à toute action de “ forces ” ou de “ lois
” dans l’histoire ” (p. 38).
Déterminisme économique et lutte de classe
La lutte de classe, dans le marxisme, n’est pas réellement
prise en compte. Dans Le Capital, elle n’est qu’un sous-produit
secondaire du matérialisme historique. Mais même si
l’on se réfère à d’autres textes
de Marx, la lutte de classe n’a pas d’utilité
: le marxiste “ conséquent ” sait où doit
aller l’histoire. Si la lutte de classe va dans le “
bon ” sens, elle n’explique rien de plus et il n’est
pas nécessaire de s’y référer. Si elle
va dans le “ mauvais ” sens, c’est que les travailleurs
sont encore sous l’emprise capitaliste.
Sujet et objet de la connaissance historique
La connaissance historique est objet de connaissance pour des êtres
historiques, i.e. insérés dans l’histoire de
leur société, car eux seuls peuvent se poser le problème
de l’histoire. Toute connaissance historique analyse donc
les époques et les cultures différentes avec les catégories
de son époque et de sa culture ; d’où le problème
du sociocentrisme, que Marx l’avait bien soulevé, mais
dont on a vu qu’il ne s’était pas affranchi.
La théorie marxiste de l’histoire repose sur deux piliers
: d’une part, la dialectique historique, pour laquelle chaque
période historique dépasse la précédente
; d’autre part, l’idée que le prolétariat,
n’ayant aucun intérêt particulier à faire
valoir (Cf. Lukàks), est le mieux à même de
représenter la vision de l’histoire dans la société
sans classe. Nous avons déjà vu que la dialectique
historique n’était pas tenable. Quant à savoir
si le prolétariat est la classe ultime, ce qui est certain,
c’est que personne ne peut parler à sa place, de son
point de vue. Et même s’il était la dernière
classe, il n’est guère possible de considérer
que sa vision du passé soit la vision ultime, celle qui ne
pourrait être discutée. Même dans la société
sans classe, d’autres interprétations de l’histoire
pourront se faire jour, car celles-ci dépendent au moins
autant de facteurs culturels et historiques que de leur production
par une classe.
Remarques additionnelles sur la théorie marxiste de l’histoire
Sur l’évolution technologique et son rythme : la période
qui va du début du IVe siècle jusqu’au XIe ou
XIIe siècle présente une régression du point
de vue des techniques utilisées, à de rares exceptions
près, ce qui montre que la technique ne progresse pas nécessairement
de façon ininterrompue. D’autre part, on constate que
la plupart des sociétés ont traversé la plus
grande partie de leur histoire dans des conditions de stagnation
technologique, ce qui a eu une influence considérable sur
leur façon de penser le progrès.
Sur le “ progrès ”, Marx et les Grecs : critique
d’un passage de la Contribution à la critique de l’Économie
Politique où Marx essaie de penser le progrès de la
pensée et de l’art par le progrès des techniques.
Si tel était le cas, on n’aurait plus besoin de lire
Platon aujourd’hui.
Sur “ l’unité de l’histoire ”, le
sociocentrisme et le relativisme : le sociocentrisme est une nécessité
logique de la connaissance historique. Il n’existe pas de
vérité historique “ en soi ”, valable
en tout lieu et en tout temps. Reconnaître ce simple fait,
ce n’est pas céder au relativisme, mais la condition
d’une connaissance qui ne soit pas pur phantasme. “
… La croyance en une vérité achevée et
acquise une fois pour toutes (et donc possédable par quelqu’un
ou quelques-uns) est un des fondements de l’adhésion
au fascisme ou au stalinisme ” (p. 56).
3. LA PHILOSOPHIE MARXISTE DE L’HISTOIRE
La théorie marxiste de l’histoire a beaucoup apporté
à la connaissance scientifique, mais elle est aujourd’hui
fausse, car dépassée par les recherches qu’elle
a elle-même engendré. D’autre part, cette théorie
de l’histoire s’appuie sur une philosophie de l’histoire,
philosophie rationaliste, et comme telle se donnant d’avance
la solution de tous les problèmes qu’elle se pose.
Le rationalisme objectiviste
Marx reste prisonnier des vieux schémas rationalistes :
tout ce qui a été était rationnel (matérialisme
historique), tout ce qui sera sera rationnel (l’humanité
libre). “ Il y a donc une raison immanente aux choses, qui
fera surgir une société conforme à notre raison
”.
Le déterminisme
Nous ne pouvons pas penser l’histoire sans relations de causalité.
L’histoire est même le seul domaine où la causalité
prend sens pour nous, dans la mesure où elle ne se réduit
pas à l’agrégation de phénomènes
physiques ou mécaniques, mais fait directement appel à
notre compréhension des faits. Ces causalités, en
se répétant, donnent des “ lois ”. Mais
aucune de ces dernières ne peut se résumer à
un simple déterminisme. D’abord parce que le comportement
des individus inclut une certaine dose d’imprévisibilité.
Mais ce problème pourrait être résolu par un
traitement statistique. La véritable raison est que l’humain
est force de création : chaque écart par rapport au
comportement typique institue de nouvelles façons de se comporter.
A une même situation, l’homme peut donner des réponses
différentes.
L’enchaînement des significations et la “
ruse de la raison ”
“ L’histoire est le domaine des intentions non conscientes
et des fins non voulues ” (Engels). Personne n’a voulu,
ni pensé le système capitaliste. Il est né
des actions d’agents qui ne visaient que leurs propres fins,
et pourtant il fait vraiment système, en ce sens qu’il
est doté pour nous d’une signification globale, et
tout se passe comme si cette signification globale avait été
donnée au départ, si bien que le capitalisme ne pouvait
pas ne pas survenir. Certes, on peut opérer dans cette cohérence
une première réduction causale en faisant intervenir
des déterminations sociales (éducation, “ personnalité
de base ”, facteurs économiques…). Mais ces règles
sont elles-mêmes le produit de la vie sociale, et ne lui préexistaient
pas. Une deuxième réduction causale serait de dire
que si nous n’observons que des sociétés cohérentes,
c’est que, par définition, une société
non cohérente ne pourrait pas subsister. Mais cela nous renvoie
à la théorie de l’évolution, dont l’application
à l’histoire est plus qu’hasardeuse. En fait,
il faudrait dire que cette cohérence que nous croyons observer
est elle-même une reconstruction à partir de la réalité
sociale : quand Hegel affirme qu’Alexandre le Grand devait
mourir jeune car on n’imagine pas un héros vieux, sa
vision du monde a été forgée à partir
de la mort d’Alexandre à trente-trois ans. Le fait
que les héros meurent souvent jeunes influe sur notre façon
de définir ce qu’est un héros. Cette “
ruse de la raison ”, qui n’est que l’autre nom
de la Providence, se retrouve intacte dans le marxisme, posant les
conditions technico-économiques comme fondement de la “
nécessité historique ”. En posant une histoire
rationnelle a priori, le marxisme comme la philosophie de l’histoire
occultent la rationalité humaine.
La dialectique et le “ matérialisme ”
La dialectique de Marx n’est pas fondamentalement différente
de celle de Hegel : toutes deux reposent en fait sur le rationalisme.
Celui-ci peut être d’essence “ spiritualiste ”
chez l’un ou “ matérialiste ” chez l’autre,
il contient toujours l’idée de fin de l’histoire,
que celle-ci prenne la forme du savoir absolu chez Hegel ou de “
l’homme total ” chez Marx. Il est donc vain de chercher
à opposer ces deux types de dialectiques, qui toutes deux
sont fermées, en ce sens qu’elles supposent que la
rationalité englobe la totalité du monde. L’essence
de la dialectique hégélienne “ ne peut pas être
détruite par la remise de la dialectique “ sur ses
pieds ”, puisque visiblement il s’agira du même
animal. Un dépassement révolutionnaire de la dialectique
hégélienne exige non pas qu’on la remette sur
ses pieds, mais que, pour commencer, on lui coupe la tête
” (p. 75). Ceci d’autant plus que la “ matière
” ou “ l’esprit ” ne sont que de pures définitions
nominales. Une dialectique qui ne serait ni “ matérialiste
”, ni “ spiritualiste ” devrait avant tout se
débarrasser de cette idée que la réalité
peut être toute entière expliquée par la rationalité,
sans laisser de résidu non rationnel.
4. LES DEUX ÉLÉMENTS DU MARXISME ET LEUR DESTIN
HITORIQUE
Le marxisme contient deux éléments antagoniques. D’une
part, il y a la visée révolutionnaire qui pose que
l’homme se construit à travers son action de transformation
du monde. Cette conception est incompatible avec une quelconque
“ fin de l’histoire ”. D’autre part, le
“ vieux ” Marx et ses exégètes fondent
le progrès humain sur un déterminisme à base
essentiellement économique. Cette logique, poussée
à son terme, s’incarne dans le stalinisme, qui soumet
les hommes à la nécessité de l’industrialisation
et du développement des forces productives par la planification,
à travers le parti, dépositaire ultime de la connaissance
des “ lois de la dialectique ”. Dans ce cas, si l’histoire
ne correspond pas à la théorie, c’est qu’elle
se trompe, et que les travailleurs ne sont pas encore parvenus à
la pleine conscience de leurs intérêts.
Si au contraire l’activité des masses est un facteur
historique autonome et créateur, le statut majoré
du Parti n’a plus de raison d’être, et on lève
le paradoxe selon lequel la bourgeoisie, tout en assurant le développement
des forces productives jusqu’à un point encore inégalé
dans les pays capitalistes, est qualifiée de “ réactionnaire
” (Cf. p ; 80 note 5 : “ on ne peut sans plus faire
correspondre la “ progressivité ” d’un
régime à sa capacité de faire avancer les forces
productives ”).
Qu’est-ce qui a fait que le marxisme, en devenant idéologie,
a accouché de la bureaucratie ? Certes, on peut évoquer
le positivisme scientiste de l’époque, et sa foi illimitée
dans la technique. Mais cela ne serait sûrement pas suffisant.
Pas plus que ne serait réaliste une volonté de refonder
le marxisme en prenant pour base les écrits du jeune Marx.
Il ne s’agit pas de fournir une théorie — une
de plus — de la dégénérescence du marxisme
en une idéologie sclérosée qui n’existe
plus que comme discours de justification des bureaucraties “
populaires ”. Ce qu’il faut, c’est élaborer
une conception “ qui puisse inspirer un développement
infini, et, surtout, qui puisse animer et éclairer une activité
effective ” (p. 88). L’ambition originelle du marxisme
était d’en appeler à l’action humaine
pour “ abolir l’état existant des choses ”.
Mais il faut bien remarquer qu’elle n’apprenait rien
sur l’articulation entre la compréhension du monde
et sa transformation. On a vu qu’à cette ambition originelle
s’était greffé, et peu à peu substitué,
un système totalisant prétendant mettre en évidence
les “ lois de la dialectique ” à travers le développement
des forces productives. Dès lors, le marxisme a cherché
sa vérification dans la pratique, et a mis la praxis entre
parenthèses : “ L’idée de la vérification
par “ l’expérimentation ou la pratique industrielle
” prend la place de ce que l’idée de praxis présuppose,
à savoir que la réalité historique comme réalité
de l’action des hommes est le seul lieu où les idées
et les projets peuvent acquérir leur véritable signification
” (p. 91). S’il ne s’agit plus de transformer
le monde, mais de fournir la théorie vraie du changement
social, la politique est ravalée au rang de technique, et
doit être confiée à des techniciens : les théoriciens
du Parti bureaucratique.
Le fondement philosophique de la déchéance
La dégénérescence du marxisme en complément
de justification s’est nourrie de sa transformation par le
Marx de la maturité en un système fermé. Cette
dernière n’est que soumission à l’ordre
établi car le fait que la totalité soit donnée
à la théorie implique l’impossibilité
de penser le futur autrement qu’à travers les catégories
du passé, comme transformation linéaire de ce qui
a existé, et non comme avenir à faire autant que se
faisant. Par conséquent, la déchéance du marxisme
marque un retour au contemplatif, puisque l’univers y est
déjà donné, sans trou ni résidu.
Contact : ses at ac-versailles.fr
|