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Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/sciences-po-sp/castoriadis.html
LE MONDE 23.01.04
Pensée politique, la rupture grecque, par Cornelius Castoriadis
Voici le point central de l'affaire : il n'y a pas eu, jusqu'ici,
de pensée politique véritable. Il y a eu, dans certaines périodes
de l'histoire, une véritable activité politique - et la pensée implicite
à cette activité. Mais la pensée politique explicite n'a été que
philosophie politique, c'est-à-dire province de la philosophie,
subordonnée à celle-ci, esclave de la métaphysique, enchaînée aux
présupposés non conscients de la philosophie et grevée de ses ambiguïtés.
Cette affirmation peut paraître paradoxale. Elle le paraîtra moins
si l'on se rappelle que par politique j'entends l'activité lucide
qui vise l'institution de la société par la société elle-même ;
qu'une telle activité n'a de sens, comme activité lucide, que dans
l'horizon de la question : qu'est-ce que la société ? Qu'est-ce
que son institution ? En vue de quoi cette institution ?
Or les réponses à ces questions ont toujours été tacitement empruntées
à la philosophie - laquelle, à son tour, ne les a jamais traitées
qu'en en violant la spécificité, à partir d'autre chose : l'être
de la société et de l'histoire, à partir de l'être divin, naturel
ou rationnel ; l'activité créatrice et instituante, à partir de
la conformation à une norme donnée par ailleurs.
Mais le paradoxe est réel. La philosophie naît, en Grèce, simultanément
et consubstantiellement avec le mouvement politique explicite, démocratique.
Les deux émergent comme mises en question de l'imaginaire social
institué. Ils surgissent comme interrogations profondément conjointes
par leur objet : l'institution établie du monde et de la société
et sa relativisation par la reconnaissance de la doxa et
du nomos - qui entraîne aussitôt la relativisation de cette
relativisation, autrement dit la recherche d'une limite interne
à un mouvement qui est, en lui-même et par principe, interminable
et indéterminé.
La question "Pourquoi notre tradition est-elle vraie et bonne ?
Pourquoi le pouvoir du Grand Roi est-il sacré ?" non seulement ne
surgit pas dans une société archaïque ou traditionnelle, mais surtout
elle ne peut pas y surgir, elle n'y a pas de sens. La Grèce fait
exister, crée, ex nihilo, cette question. La représentation,
l'image socialement établie du monde n'est pas le monde. Ce n'est
pas simplement que ce qui apparaît diffère, banalement, de ce qui
est ; cela, tous les primitifs le savent - comme ils savent aussi
que les opinions diffèrent de la vérité. C'est que, dès qu'il est
reconnu dans une nouvelle profondeur - dès que cette nouvelle profondeur
est, pour la première fois, creusée -, cet écart entre apparence
et être, entre opinion et vérité devient infranchissable, renaît
perpétuellement de lui-même.
Et il en est ainsi parce que nous le faisons exister, par notre
simple existence elle-même. Nous n'avons accès, par définition,
qu'à ce qui apparaît ; mais toute apparence nous doit quelque chose.
Toute organisation de l'apparence, ou signification conférée à celle-ci,
aussi. "Si les chevaux avaient des dieux, ils seraient chevalins",
disait Xénophane, maître de Parménide. Il n'est pas indispensable
d'être grec pour comprendre l'implication : si nos dieux sont "humains",
anthropomorphes, c'est que nous sommes des humains. Et si on enlève
aux dieux, à Dieu ou à quoi que ce soit les "attributs" canins,
chevalins, humains - perses, grecs, éthiopiens... -, qu'est-ce qui
reste ? Et reste-t-il quelque chose ? Il ne reste rien, disent Gorgias
et Protagoras ; il reste le "en lui-même et selon lui-même",
dit Platon : le ce qui est, tel qu'il est, séparément ou indépendamment
de toute "considération", de toute "vue" (theôria). Les deux
réponses sont équivalentes, rigoureusement parlant. Et les deux
abolissent le discours - et la communauté politique. (...)
Comme le montre la phrase de Xénophane, l'écart entre apparence
et être, entre opinion et vérité, ne s'enracine pas seulement, et
pas tellement, dans la "subjectivité" individuelle (ce qui en est
devenu l'interprétation philosophique moderne, jusqu'à la redécouverte
de l'ethnologie et du "relativisme culturel"). Les différences
entre apparences et opinions, en tant que différences subjectives,
ont toujours pu être résolues, dans les société archaïques et traditionnelles,
par le recours à l'opinion de la tribu, de la communauté adossée
à la tradition et identifiée, automatiquement, à la vérité. Le propre
de la Grèce, c'est la reconnaissance de ce que l'opinion de la tribu
elle-même ne garantit rien : elle n'est que son nomos, sa
loi posée, sa "convention". "Convention" au sens non pas du "contrat"
- ce n'est pas dans ces termes ni dans cette catégorie que les Grecs
pensent le social - mais de la position, de la décision inaugurale,
de l'instauration. (...)
Récapitulons les grandes lignes du mouvement. Pendant d'innombrables
millénaires, les sociétés humaines s'auto-instituent - et s'auto-instituent
sans le savoir. Travaillées par l'obscure et muette expérience de
l'Abîme, elles s'instituent non pas pour pouvoir vivre, mais pour
occulter cet Abîme, l'Abîme "externe" et "interne" à la société.
Elles ne le reconnaissent, en partie, que pour mieux le recouvrir.
Elles posent au centre de leur institution un magma de significations
imaginaires sociales qui "rendent compte" de l'être-ainsi du monde
et de la société (mais en vérité : constituent ainsi cet être-ainsi),
qui posent et fixent orientations et valeurs de la vie collective
individuelle, qui sont indiscutables et inquestionnables. En effet,
toute discussion, tout questionnement de l'institution de la société
et des significations qui lui sont consubstantielles rouvrirait,
béante, l'interrogation sur l'Abîme.
Ainsi, l'espace de l'interrogation ouvert par l'émergence de la
société est clos aussitôt qu'il est ouvert. Pas d'interrogation,
sauf factuelle ; pas d'interrogation sur le pourquoi et le pour-quoi
de l'institution et de la signification. Celles-ci sont soustraites
à la mise en question, à la contestation du fait qu'elles sont posées
comme ayant une source extra-sociale. L'Abîme a parlé, il nous a
parlé - ce n'est donc pas, ce n'est plus un Abîme. (Les chrétiens
en sont toujours là.) Et cela reste vrai, qu'il s'agisse d'une société
"archaïque", sans "division sociale" asymétrique et antagonique
et sans "Etat"; ou qu'il s'agisse de sociétés "historiques" ("despotisme
oriental") fortement divisées, comportant un "Etat", et en fait
toujours, peu ou prou, théocratiques.
La rupture s'opère en Grèce. Pourquoi en Grèce ? Rien de fatal
à cela : elle aurait pu ne pas s'opérer, ou s'opérer ailleurs. Elle
s'est, du reste, en partie aussi opérée ailleurs - en Inde, en Chine,
à peu près à la même époque. Mais elle est restée en chemin. Je
ne sais rien dire sur les "raisons" qui ont fait être cette rupture
chez ces peuples et pas chez d'autres, à cette époque-là et pas
à une autre. Mais je sais pourquoi ce n'est qu'en Grèce qu'elle
est allée, presque, jusqu'au bout ; pourquoi c'est là que l'histoire
a été mise en mouvement d'une autre manière ; pourquoi c'est là
que "notre" histoire commence, et qu'elle commence en tant qu'histoire
universelle au sens fort et plein du terme. Ce n'est qu'en Grèce
que le travail de cette rupture est indissociablement lié avec et
porté par un mouvement politique, que l'interrogation ne reste pas
simple interrogation mais devient position interrogeante, c'est-à-dire
activité de transformation de l'institution, qui à la fois "présuppose"
et "entraîne" - donc : ni ne présuppose ni n'entraîne mais est consubstantielle
à - la reconnaissance de l'origine sociale de l'institution et de
la société comme origine perpétuelle de son institution.
Cette dimension politique à la fois noue ensemble et porte à leur
puissance la plus aiguë, au sein d'une totalité à la fois cohérente
et conflictuelle, déchirée, antinomique, les autres composantes
de la création imaginaire que les Grecs constituent et qui les constituent
comme grecs. Il s'agit de leur "expérience", mieux : position ontologique-affective
; de leur position de l'universalité ; de leur libération de l'interrogation
"discursive", soit de ce que cette interrogation ne reconnaît aucune
clôture et aussi bien se retourne sur elle-même, s'interroge sur
elle-même.
L'expérience, ou position ontologique-affective des Grecs, est
la découverte, la désoccultation, de l'Abîme ; c'est sans doute
ici le "noyau" de la rupture, et sans aucun doute sa signification
absolue, trans-historique, son caractère de vérité désormais éternelle.
Ici, l'humanité monte sur ses propres épaules pour regarder au-delà
d'elle-même et se regarder elle-même, constater son inexistence
- et se mettre à faire et à se faire. Banalité, qu'il faut fortement
répéter parce que constamment oubliée et recouverte : la Grèce est
d'abord et avant tout une culture tragique. Les pastorales occidentales
imputées à la Grèce au XVIIe et au XVIIIe siècle comme les commentaires
profonds de Heidegger reviennent, à ce point de vue, au même. (...)
Ce qui fait la Grèce, ce n'est pas la mesure et l'harmonie, ni une
évidence de la vérité comme "dévoilement". Ce qui fait la Grèce,
c'est la question du non-sens et du non-être. Cela
est dit noir sur blanc dès l'origine - même si les oreilles encrassées
des modernes ne peuvent pas l'entendre, ou ne l'entendent qu'à travers
leurs consolations judéo-chrétiennes ou leur courrier du cœur
philosophique.
L'expérience fondamentale grecque, c'est le dévoilement, non pas
de l'être et du sens, mais du non-sens irrémissible. Anaximandre
le dit, et il est vain de gloser savamment sa phrase pour en obscurcir
la signification : le simple exister est adikia, "injustice",
démesure, violence. Du simple fait que vous êtes, vous outragez
l'ordre de l'être - qui est donc, tout aussi bien, essentiellement
ordre du non-être. Et devant cela, il n'y a aucun recours, et aucune
"consolation" possible. La meule de la Dikè impersonnelle
écrase, inlassablement, tout ce qui vient à être. (...)
Mais ce premier fonds contient déjà aussi une autre composante
décisive de cette saisie imaginaire du monde : l'universalité. On
le sait, mais Hannah Arendt a eu raison, ici encore, de le rappeler
: dans l'Iliade, il n'y a aucun privilège des Grecs par rapport
aux Troyens, et en vérité le héros le plus humain, le plus émouvant,
c'est Hector plutôt qu'Achille, Hector qui subit un destin radicalement
injuste et est trompé par une déesse (et pas n'importe laquelle
: Athéna) au moment même où il va mourir.
Des siècles plus tard, même attitude : dans les Perses (472
av. J.-C.), pas un mot dépréciateur à l'égard du formidable ennemi
qui a voulu réduire la Grèce en esclavage. Perses et Grecs sont
mis rigoureusement sur le même plan, le personnage principal, le
plus émouvant et le plus respectable de la pièce, est Atossa, la
mère du Grand Roi, et ce qui est en cause, et "puni", c'est l'hubris
de l'individu Xerxès. (...) Dans les Perses encore,
je ne crois pas qu'on ait jusqu'ici remarqué l'immense importance,
philosophique et politique et au-delà, de la définition des Athéniens
donnée par le poète. Lorsque Atossa demande (cependant que la guerre
n'est pas encore terminée ; la bataille d'Eurymédon a lieu en 468
et la paix n'est conclue qu'en 449) à être instruite sur Athènes
et son peuple, la brève réponse du chœur culmine dans ce vers
: "Ils ne sont esclaves ni sujets d'aucun homme" (v. 242)
- définition des Athéniens par un Athénien, en laquelle on peut
condenser aujourd'hui encore et toujours un programme politique
pour l'humanité entière.
Cornelius Castoriadis (1922-1997) était philosophe,
psychanalyste, économiste. La version intégrale de ce texte inédit
(1979) sera publiée en annexe de Ce qui fait la Grèce, 1 : D'Homère
à Héraclite, à paraître en mars au Seuil, qui a aimablement autorisé
Le Monde à reproduire ces extraits.
Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/sciences-po-sp/castoriadis.html
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