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Origine : http://www.roudel.org/formonline/documentation/castoriadis.htm
dans Le Monde du 9. 01. 1999
Haine de soi, haine de l'autre par Cornelius Castoriadis
Il existe deux expressions psychiques de la haine : la haine de
l'autre et la haine de soi, celle-ci n'apparaissant pas en général
comme telle. Mais il faut comprendre que les deux ont une racine
commune, le refus de la monade psychique d'accepter ce qui, pour
elle, est, au même titre, étranger: l'individu socialisé dont elle
a été forcée de revêtir la forme, les individus sociaux dont elle
est obligée d'accepter la coexistence (toujours, profondément, moins
réelle que son existence propre pour elle-même -donc aussi, beaucoup
plus facilement sacrifiable). Cette structure ontologique de l'être
humain impose des contraintes indépassables à toute organisation
sociale et à tout projet politique. Elle condamne irrévocablement
toute idée d'une société"transparente", tout projet politique qui
viserait la réconciliation universelle immédiate en prétendant court-circuiter
l'institution.
Pendant le processus de socialisation, les deux dimensions de la
haine sont domptées à un degré important; du moins, le sont leurs
manifestations les plus dramatiques. Pour une partie, cela est fait
par le moyen d'une diversion permanente de la tendance destructive
vers des fins sociales plus ou moins"constructives"; l'exploitation
de la nature, la compétition interindividuelle de différentes formes
(potlatch, activités agonistiques"pacifiques" telles que jeux athlétiques
ou autres, compétition économique, politique, de prestige, luttes
intra-bureaucratiques, etc.), ou bien simplement vers la malveillance
intersubjective banale.
Tous ces débouchés canalisent, dans toutes les sociétés connues,
une part de la haine et de l'énergie destructive"disponible", mais
jamais sa totalité.
Mais, jusqu'à maintenant, tout se passe comme si cette canalisation
n'était possible qu'à condition de garder, pour ainsi dire, la partie
restante de la haine et de la destructivité dans un réservoir, prête
à être transformée, à des intervalles réguliers ou irréguliers,
en des activités destructives formalisées et institutionnalisées
contre d'autres collectivités - c'est à dire en guerre. Cela ne
veut pas dire que la haine psychique est la"cause" des guerres;
ce n'est pas là une question à discuter ici. Il est clair que l'on
trouvera dans l'histoire de nombreuses guerres - depuis les invasions
germaniques ou mongoles jusqu'aux"guerres en dentelles" du XIIIè
siècle, sans parler des guerres civiles - qui ne trouvent pas leur
source première dans la haine. Mais la haine est sans doute une
condition non seulement nécessaire mais essentielle des guerres.
J'appelle condition essentielle une condition qui entretient un
rapport intrinsèque avec ce qu'elle conditionne.
La haine conditionne la guerre et s'exprime dans la guerre. La phrase
d'André Malraux, dans Les noyers d'Altenburg :" Que la victoire
dans cette guerre reste à ceux qui l'auront faite sans l'aimer ",
exprime un souhait contredit par la réalité de presque toutes les
guerres. Autrement, on ne comprendrait pas comment il aurait été
possible pour des millions et des millions de gens à travers toute
l'histoire connue de l'espèce humaine d'être prêts d'une seconde
à l'autre, à tuer des personnes inconnues et à être tués par elles.
Et, lorsque les ressources de ce réservoir de haine ne sont pas
activement mobilisées, elles se manifestent sourdement sous les
formes du mépris, de la xénophobie et du racisme.
Les psychanalystes parlent souvent du tabou du meurtre d'une façon
superficielle. En vérité, seul le meurtre intraclanique est en cause
dans le mythe freudien de Totem et tabou, et lui seul est sanctionné
socialement, alors que le meurtre pendant une guerre ou lors d'une
vendetta est titre de gloire.Il y a ici une conjonction fatale.
Les tendances destructives des individus s'accordent admirablement
à la quasi-nécessité pour l'institution de se clore, de renforcer
la position de ses propres lois, valeurs, règles, significations
comme uniques dans leur excellence et les seules vraies, par l'affirmation
que les lois, les croyances, les dieux, les normes, les coutumes
des autres sont inférieurs, faux, mauvais, dégoûtants, abominables,
diaboliques.
Et cela à son tour est en harmonie complète avec les besoins de
l'organisation identificatoire de la psyché de l'individu. Car,
pour celle-ci, tout ce qui se trouve au-delà du cercla de significations
qu'elle a si péniblement investies le long de son chemin vers la
socialisation est faux, mauvais, a-sensé.Et ces significations sont
pour elle, coextensives à la collectivité et au réseau de collectivités
auxquelles elle appartient : le clan, la tribu, le village, la nation,
la religion. Des conflits entre ces divers p™les de référence
sont certes possibles; on sait aussi qu'ils surgissent beaucoup
moins dans des environnements archa•ques que dans des environnements
modernes. En tout cas, ce qui doit être clairement compris, comme
base de tout le reste, est que, en première approximation et en
principe, toute menace aux principales collectivités instituées
auxquelles les individus appartiennent est vécue par eux comme plus
sérieuse qu'une menace contre leur propre vie.
Ces traitas peuvent être observés avec la plus grande intensité
et la plus grande pureté dans les sociétés pleinement closes : les
sociétés archa•ques et traditionnelles, mais aussi, encore
plus, les sociétés totalitaires modernes. La fallace capitale est
toujours : nos normes sont le bien; le bien c'est nos normes; leurs
normes ne sont pas les n™tres; donc leurs normes ne sont pas
le bien. De même : notre Dieu est vrai; la vérité est notre Dieu;
donc leur Dieu n'est pas un vrai Dieu.
Il a toujours semblé presqu'impossible pour les collectivités humaines
de considérer l'altérité comme précisément cela : de l'altérité,
simplement. De même, il leur a été presqu'impossible de considérer
les institutions des autres comme ni inférieures ni supérieures
mais simplement des institutions autres et en vérité, pour la plupart,
incomparables avec les leurs propres. La rencontre d'une société
avec les autres en général ouvre trois possibilités d'évaluation
: ces autres sont nos supérieurs, nos égaux, nos inférieurs. Si
nous acceptions qu'ils nous soient supérieurs, nous devrions renoncer
à nos propres institutions et adopter les leurs. S'ils étaient égaux,
il serait tout simplement indifférent d'être un Yankee plut™t
qu'un Indien Crow, un chrétien plut™t qu'un pa•en. Les
deux possibilités sont intolérables. Car les deux impliquent, ou
paraissent impliquer, que l'individu devrait abandonner ses propres
repères identificatoires - qu'il devrait abandonner, ou du moins
mettre en question, sa propre identité si chèrement acquise le long
du processus de socialisation.Ne reste donc que la troisième possibilité
: les autres sont inférieurs. Certes, cela écarte l'éventualité
que les autres puissent être nos égaux au sens que leurs institutions
et les n™tres seraient, à première vue et globalement, incomparables.
Il n'est pas difficile de voir pourquoi l'émergence d'une telle
vue est historiquement improbable. Elle conduirait à accepter chez
les autres ce qui est pour nous abominable, ce qui est en principe
impossible pour toute culture religieuse.
Même dans le cas des cultures"non religieuses", cela soulèverait
parfois des questions insolubles au n niveau purement théorique
: que faites-vous face à des sociétés qui ne reconnaissent pas les
droits humains, infligent à leurs sujets des peines cruelles ou
pratiquent des coutumes horrifiantes (l'excision et l'infibulation
des femmes, par exemple)? Accéder à l'idée d'une possible comparaison
des cultures n'est possible que dans une société pour laquelle,
quelle que soit l'intensité de son adhésion à ses institutions,
une première déhiscence interne s'est déjà produite, rendant possible
une prise de distance à l'égard de l'institué.
C'est pourquoi le mouvement vers la reconnaissance de cette altérité
essentielle commence en même temps et avec les mêmes motivations
profondes que le mouvement vers la rupture de la cl™ture de
la signification, c'est à dire vers la mise en question de l'institution
donnée de la société, la fin de l'hétéronomie pleine, la libération
des pensées et des actes, en somme la naissance de la démocratie
et de la philosophie.
Dès lors, l'idée que les autres ne sont ni pervers ni inférieurs
commence à se frayer sa voie : Homère, Hérodote, Montaigne, Swift,
Montesquieu... Il serait tentant, et encourageant, de pouvoir dire
que l'ouverture de la pensée et la démocratisation partielle et
relative des régimes politiques en Occident ont marché au même rythme
que le déclin du chauvinisme, de la xénophobie et du racisme. Mais,
même en laissant de c™té les explosions terrifiantes de la
barbarie xénophobe et raciste pendant le XXè siècle, on ne pourrait
accepter cette idée qu'au prix de plusieurs restrictions très fortes.
Il y a lieu en particulier, de réfléchir sur l'extrème virulence
de la résurgence du nationalisme, de la xénophobie et du racisme
pendant le XXè siècle, dans des pays"civilisés" et"démocratiques".
Quant au monde non occidental, l'effrayante situation actuelle se
passe de commentaires.
Il faut ajouter qu'ici encore l'insondable multiplicité et hétérogénéité
des formes historiques d'institutions défie tout schéma simple de
compréhension. L'hostilité à l'égard des étrangers parcourt pratiquement
tout le spectre des possibles, depuis le meurtre immédiat jusqu'à
l'hospitalité la plus généreuse. La xenia (NDLR : qualité d'étranger)
était commune à tous les Grecs, cependant que les Lacédémoniens
avaient institué la xenélasia (NDLR : bannissement des étrangers),
expulsant après un séjour minimal. Mais il faut noter que cette
variété instituée et la bienveillance qu'elle peut parfois comporter,
concernent exclusivement les individus étrangers, jamais les institutions
comme telles, et les étrangers"de passage", presque jamais leur
installation. (Les empires multi-ethniques forment une classe à
part, pour des raisons évidentes: ici, l'autorité centrale impose
la tolérance des alogènes, ce qui, comme on sait n'a pas empêché
les pogroms des juifs et les massacres des Arméniens.)
Tout ce qui a été dit jusqu'ici rend compte de l'exclusion de l'extérieur.
Il ne suffit pas à"expliquer" pourquoi cette exclusion devient discrimination,
mépris, confinement et finalement haine, rage et folie meurtrière.
Considérant les formes très variées, mais aussi extrêmes, que ces
comportements peuvent revêtir, et leurs explosions aigu‘s
à des moments spécifiques de l'histoire, je ne crois pas qu'il puisse
y en avoir une"explication" générale; seules les enquêtes historiques
peuvent rendre en partie compréhensibles les faits correspondants
dans leur diversité extraordinaire. Mais cette compréhension requiert
en premier lieu que nous soyons capables de reconna”tre et
d'estimer correctement l'extraordinaire quantité de haine contenue
dans le réservoir psychique, que l'institution sociale n'a pas pu,
ou n'a pas voulu, canaliser vers d'autres objets.
Un facteur peut cependant être mentionné concernant les explosions
massives de haine nationale et raciale dans l'époque moderne. La
dissolution, dans les sociétés capitalistes, de presque toutes les
instances de collectivités intermédiaires signifiantes, et, par
là, des possibilités d'identification alternative pour les individus,
a certainement eu pour effet une crispation identificatoire sur
les entités"religion","nation", ou"race" et exacerbé immensément
la misoxénie au sens le plus vaste du terme. La situation n'est
pas essentiellement différente dans les sociétés non européennes
qui subissent de plein fouet le choc dew l'invasion de la modernité
et donc de la pulvérisation de leurs repères identificatoires traditionnels,
et réagissent par un surcro”t de fanatisme religieux et/ou
national.
Une remarque finale concernant le racisme. Je trouve étonnant que,
pour autant que je sache, la caractéristique principale et déterminante
du racisme, visible immédiatement à l'oeil nu, n'ait pas été remarquée
par les écrivains qui s'en sont occupés. Cette caractéristique est
l'inconvertibilité essentielle de l'autre. Tout fanatique religieux
accepterait avec joie la conversion des infidèles; tout nationaliste"rationnel"
devrait se réjouir lorsque des territoires étrangers sont annexés
et leurs habitants"assimilés". Mais tel n'est pas le cas du raciste.
Les juifs allemands auraient été contents de rester des citoyens
du Troisième Reich; la plupart d'entre eux l'auraient demandé et
accepté. Mais les nazis n'en voulaient rien savoir.
C'est précisément parce que dans le cas du racisme, l'objet de la
haine doit demeurer inconvertible que l'imaginaire raciste doit
invoquer ou inventer des caractéristiques prétendument physiques
(biologiques), donc irréversibles, chez les objets de sa haine;
la couleur de la peau, les traits du visage, sont l'étayage le plus
approprié de cette haine à la fois parce qu'ils signeraient l'étrangeté
irréductible de l'objet et élimineraient tout risque de confusion
entre lui et le sujet. D'où aussi la répulsion particulièrement
forte à l'égard du métissage, qui brouille les frontières entre
les purs et les impurs et montre au raciste qu'il s'en faudrait
de peu pour qu'il se trouve de l'autre c™té de la barrière
de la haine. Enfin, il serait certainement justifié de lier cette
forme extrême de la haine de l'autre à la forme la plus obscure,
la plus sombre et la plus refoulée de la haine : la haine de soi.
L'hétéronomie et la haine de l'autre ont une racine commune : le
quasi-"besoin", la quasi-nécessité de la cl™ture du sens,
qui dérivent des tendances intrinsèques à l'institution et de la
quête des certitudes ultimes de la part de la psyché singulière
qui conduit des identifications extrêmement fortes à des corps de
croyances étanches, partagées et soutenues par des collectivités
réelles.
L'autonomie, c'est à dire la pleine démocratie, et l'acceptation
de l'autre ne forment pas la pente naturelle de l'humanité. Elles
rencontrent toutes deux des obstacles énormes. Nous savons par l'histoire
que la lutte pour la démocratie a rencontré jusqu'ici, marginalement,
plus de succès que la lutte contre le chauvinisme, la xénophobie
et le racisme. Mais, pour ceux qui sont engagés dans le seul projet
politique défendable, le projet de la liberté universelle, la seule
voie ouverte est la continuation de la lutte à contre-pente.
Origine : http://www.roudel.org/formonline/documentation/castoriadis.htm
dans Le Monde du 9. 01. 1999
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