"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
la socialisation à la révolte n'est pas une socialisation à l'autonomie

La socialisation à la révolte n'est pas une socialisation à l'autonomie

SUR LE CONTENU DU SOCIALISME II, LE "QUOI FAIRE" ET LE "QUE FAIRE"
ou : la socialisation à la révolte n'est pas une socialisation à l'autonomie
L'objectif du Contenu du Socialisme (C. Castoriadis, 10/18, 1979) est de décrire les bases des institutions sur lesquelles pourrait s'édifier aujourd'hui une société démocratique. Il s'agit d'établir le contenu d'un projet politique qui ne doit pas s'entendre sous sa forme galvaudée, politicienne, mais comme réinstitution d'une société radicalement autre, qui pourrait vivre et perdurer, après un mouvement social révolutionnaire. Remarquons tout de suite que l'hypothèse explicite du texte est qu'une société démocratique ne peut advenir que par une révolution. C'est cette hypothèse que je discuterai en distinguant deux éléments : le " quoi faire " c'est-à-dire le contenu des propositions, du " que faire ", le chemin, l'action politique à établir pour voir ce " quoi " mis en place.

Je vous ai déjà distribué l'ensemble des analyses que je considère encore valides, d'une extraordinaire richesse, décrivant les mécanismes essentiels d'un projet démocratique. Essentiellement : autogestion, égalité des salaires et des revenus. Nous pourrions reprendre une par une et discuter chacune des citations. Je pense que nous n'aurions aucun mal à tomber d'accord sur leur pertinence en droit. Cela nous prendrait du temps de mettre noir sur blanc un projet constitutionnel qui incorporerait et développerait ces fondations mais je pense que nous y arriverions. Ce n'est donc pas le " quoi faire " qui posera problème. Il me semble que cela pourrait même constituer un projet à long terme passionnant et dynamisant pour un groupe comme le nôtre. Le point sur lequel nous nous accorderions immédiatement est que nous ne voulons pas d'un projet parfait qui brillerait dans le ciel platonicien des Idées : nous voulons un projet à mettre en oeuvre dans sa totalité, capable d'être mis aujourd'hui en oeuvre.

Ce sur quoi nous allons en revanche, j'en suis persuadé, nous opposer, tient au " que faire ", à l'analyse de la société contemporaine, à la définition de ce en quoi peut constituer une action politique de nos jours. En bref, à la réalisabilité du " quoi faire ".

Avoir une attitude critique, négative vis-à-vis de la société contemporaine est facile. Repérer les mécanismes historico-sociaux qui produisent aliénations et injustice reste aisé. Et comme je viens de le dire, proposer le modèle d'une société juste et humaine, aux institutions les moins imparfaites possibles n'est pas tâche impossible. La difficulté majeure tient en l'analyse du passage entre l'aliénation passée et présente et l'autonomie que nous souhaitons pour le futur. " Que faire " pour oeuvrer à la transformation la plus rapide de l'aliénation en autonomie ?

Un point me gêne dans l'analyse que fait C. Castoriadis du présent, un présent qui dure : renvoyer à la responsabilité collective de la société contemporaine (" c'est la faute aux gens d'aujourd'hui s'il n'y a pas plus de mouvements sociaux "), à un manque de " volonté " me semble un peu facile. Car de trois choses l'une : soit l'on est face à une conspiration du silence époustouflante qui cacherait et tairait l'existence de la solution miracle contenue dans ces textes, soit il y a un problème majeur de diffusion du message, soit " les gens " sont trop bêtes, trop velléitaires, congénitalement ou socialement, pour voir que des solutions existent et qu'ils peuvent les mettre immédiatement en place, soit enfin et c'est la position que je défendrai, un texte comme le Contenu du Socialisme, s'il contient les éléments capitaux de tout " quoi faire ", s'appuie également sur des analyses que l'on ne peut pas pour différentes raisons reprendre dans le cadre d'un " que faire " ce qui nous conduira à reconsidérer la nature et l'inscription dans le temps d'un engagement et d'une action politique aujourd'hui.

Le pan principal de l'analyse castoriadienne de l'apathie contemporaine repose sur une ontologie spécifique, fondant une liberté, conçue comme libre-arbitre, sur le postulat de l'existence de la création ex-nihilo, ontologie que je ne discuterai pas ici mais que je ne fais pas mienne pour deux raisons : elle repose en dernière instance sur un argument de foi motivé par le caractère " horrible " de la position nécessitariste; et surtout, personnellement, je n'ai jamais fait l'expérience d'un surgissement à partir de rien, surgissement que je n'arrive même pas à concevoir.

Dans le cadre de cette ontologie, lorsque le " quoi faire " est défini, il n'y a plus qu'à le vouloir pour qu'il advienne. Le " que faire " n'est qu'une question de volonté.

Admettons ce point. Nous tombons alors sur une difficulté pratique : le projet politique que décrit le Contenu du Socialisme a été conçu pour une société industrialisée quasiment autarcique, ce qui pouvait éventuellement être encore le cas à la fin des années soixante mais n'existe nulle part de nos jours. Par conséquent, pour être viable économiquement, un projet pareillement conçu ne peut s'établir qu'à l'échelle de la planète (Cf. l'entretien joint). Je rappelle à tout hasard que les pays industrialisés représentent moins de sept pour cent de la population mondiale. Ce chiffre à lui seul ne signifie ni ne prouve strictement rien. Mais il nous donne des éléments d'appréhension de ce que pourrait être le pourcentage de la population mondiale dont l'histoire, la culture politique font douter qu'il pourrait vivre et supporter une société radicalement démocratique.

J'en viens par là au point capital. En effet, si le " que faire " est pour C. Castoriadis une question de " volonté ", il reconnaît pourtant - et il ne cesse même d'insister sur ce point - le conditionnement de cette volonté par le social-historique, le fait que toute " volonté " passe par le moule déterminant de la socialisation.

" L'autonomie ne peut être instaurée que par l'action autonome de la population, elle n'est rien que cette action autonome. La société autonome n'est rien d'autre que l'organisation de cette autonomie, qui à la fois la présuppose et la développe ". (CS, pp. 123-124 où j'ai remplacé socialisme par autonomie).

La démocratie, ce ne sont pas des institutions, ce sont les individus socialisés démocratiquement capables de porter et de donner effectivement corps à la démocratie. Une société ne peut être autonome que si ses citoyens sont autonomes.

Or justement : la socialisation à la révolte n'est pas une socialisation à l'autonomie.

L'analyse de Marx selon laquelle le capitalisme crée de façon endogène, par la concentration du prolétariat, par la solidarité des travailleurs à l'usine, par la paupérisation, les conditions de la révolution est exacte. Mais précisément 17, l'Espagne, 68, l'histoire des mouvements révolutionnaires et notre quotidien au jour le jour nous montrent combien le passage du " quoi faire " au " que faire " n'est pas qu'une question de volonté. De même que le statut de martyr ne donne aucune légitimité morale ou politique, le fait d'être révolté, révolutionnaire, n'indique en rien la capacité à vivre librement, la capacité à propager l'autonomie. Une révolution, y compris une révolution qui échoue, peut en tant que telle être socialisatrice, pourvoyeuse d'autonomie en tant qu'elle permet à la collectivité de reprendre conscience qu'elle est l'origine de ses lois. Mais cette simple prise de conscience est négligeable au regard de tous les mécanismes sociaux dans et par lesquels les individus ont été socialisés et qui vont à l'encontre des processus élémentaires qu'exige le fonctionnement d'une société démocratique.

Pour des raisons pratiques donc, on voit mal comment une révolution mondiale - tristement, sa seule hypothèse fait sourire - pourrait advenir, ni comment une révolution nationale pourrait permettre l'installation à long terme d'une démocratie.

" Que faire " alors ?

Se résigner au cocooning ? Pleurer amèrement sur le sort funeste d'une humanité qui ne ressemble pas à celle que nous voudrions qu'elle soit ? Je m'y refuse, ayant fort à coeur le premier paragraphe du Traité Politique de Spinoza.

Comment alors oeuvrer efficacement à la société radicalement autre que celle dans laquelle nous vivons et que nous appelons tous de nos voeux ?

Personnellement, je ne me sens pas " réformiste " : je situe la temporalité de mon action bien en-deçà. Mon autonomie, je l'ai d'abord gagnée en ayant eu deux chouettes professeurs au collège et au lycée, le dernier m'ayant introduit à C. Castoriadis, lequel m'a permis de donner sens à tous mes domaines de prédilection et de comprendre leur unité précisément dans la question de l'autonomie. Par conséquent, je crois que l'éducation, l'école peuvent être le principal vecteur d'autonomie. Evidemment pas l'éducation et l'école d'aujourd'hui, où des professeurs, face à des classes surchargées, ne peuvent être que des dispensateurs de diplômes vaincus par la loi d'un marché du travail saturé. Je crois que le " que faire " d'un mouvement visant l'autonomie passe par la création d'une école à commencer, pourquoi pas - quitte à vous faire hurler -, par une école utilisant internet comme support. C'est mon projet à moyen terme.

Mais mon autonomie, je l'ai gagnée encore et surtout en analyse. Mon autonomie personnelle, penseront certains d'entre vous, n'a rien à voir avec mon aptitude citoyenne. Malheureusement je ne peux pas leur démontrer le contraire. Seulement leur témoigner de mon expérience personnelle. S'interroger sur les gains réels ou anticipés d'un engagement politique, sur les représentations, sur les mythologies personnelles qu'un tel engagement requiert et s'interroger sur cela dans le cadre spécifique de l'analyse a été pour moi capital et libératoire. Peut-on envisager que l'on puisse authentiquement oeuvrer pour l'autonomie sur la base de motivations aliénées ? Mais la question est là encore en-deçà : en analyse, on n'interroge pas son engagement politique mais la totalité de sa vie. Ce que l'on découvre, c'est qu'elle est le résultat de désirs souvent contradictoires dont l'origine est pour l'immense majorité extérieure, parentale ou sociale, que ces désirs appartiennent à quelqu'un d'autre, qu'ils sont, étymologiquement, aliénés et aliénants quand, comme dans la plupart des cas, on n'a pas conscience de leur origine. Peut-on promouvoir, propager l'autonomie en étant aliéné ? Je ne le crois pas. Et la confrontation avec la misère psychologique, avec l'aliénation violente d'une population représentative de la jeunesse masculine française pendant mon service militaire n'est pas pour rien dans cette position.

Ces différentes expériences m'ont conduit à penser que l'activité de psychanalyste est aussi une activité qui porte un projet d'autonomie politique. Je me forme actuellement à cette activité.

Quand à l'activité politique au sens traditionnel, elle se résume pour moi à :

- Définir de façon la plus précise les institutions alternatives, être capable de répondre très précisément à l'interpellation " vous critiquez, vous critiquez d'accord, mais que proposez-vous ? ". Cette tâche me semble déjà surpasser mes capacités et compétences.

- Propager autour de soi l'argumentaire de ces institutions. Ecrire, publier, enseigner. Je ne crois pas au meeting, je ne crois pas que l'on puisse apprendre et participer dans un groupe dépassant une quinzaine de personnes. Je crois donc en la cellule.

- Agir autour de soi lors de chaque enjeu collectif (association, municipalité) en appliquant les principes et en proposant les mécanismes de l'autogestion, y compris et surtout quand on est minoritaire.

J'ai fait le deuil de voir dans ma vie une société humaine libre. Ce fut un deuil douloureux mais qui m'a permis de mieux concevoir mon engagement, sa finalité limitée mais importante : faire en sorte que des étincelles d'autonomie subsistent et se développent, en doutant peu qu'elles ne restent qu'étincelles.


janvier 1997