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Origine : http://perso.wanadoo.fr/libertaire/archive/98/203-fev/castoriadis.htm
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Castoriadis, le rebelle !
Une société autonome implique des individus autonomes. Les
individus deviennent ce qu'ils sont en absorbant et intériorisant
les institutions ; en un sens, ils sont l'incarnation principale
de ces institutions [...] Nous pouvons formuler l'objet premier
d'une politique de l'autonomie, à savoir démocratique : aider la
collectivité à créer les institutions dont l'intériorisation par
les individus ne limite pas, mais élargit leur capacité de devenir
autonomes » (Cornélius Castoriadis, Le monde morcelé, Les carrefours
du labyrinthe III, Paris, Seuil, 1990, p.150-151).
Cornélius Castoriadis intellectuel révolutionnaire (philosophe
et psychanalyste) penseur de la liberté sans étiquette (sinon celle
de "critique radicaliste de gauche du marxisme") est mort à 75 ans
d'une crise cardiaque fin décembre 1997. C'était un des grands penseurs
de notre époque (avec des gens comme Morin, Touraine, Habermas),
une conscience claire et lucide sans compromission avec la dérive
feutrée de notre société économique et conformiste.
Membre virtuel de son fan-club, je l'ai vu pour la dernière
fois lors d'une conférence de la Ligue de l'Enseignement et de l'Éducation
Permanente à l'ULB, Le pseudo-individualisme contemporain et la
crise politique, c'était le 24 février 1994. Pour les lecteurs d'Alternative
qui conservent les numéros, je renvoie à celui de mars 1995 (172)
où j'ai eu le plaisir de pondre un article autour de ses propos
: Citoyenneté responsable et autonomie.
Pour sa biographie, résumons brièvement que ce grand démystificateur
né en 1922 à Constantinople sous la dictature de Métaxas entre dès
le lycée au Parti communiste grec puis devient trotskiste et après
1945 commence en France une carrière d'intellectuel. Il se détache
très vite du trotskisme pour développer un communisme personnel
hypercritique du système bolchevique. De 1946 à 1964, il anime une
revue gauchiste Socialisme et barbarie qui attaque sans aucune concession
le régime totalitaire d'URSS : le marxisme ou socialisme autoritaire
est inséparable de l'exploitation de l'homme par l'homme, des goulags
et des purges staliniennes.
« Ce sont les idées politiques qui animaient Marx qui font
la différence (avec le socialisme utopique français). Mais quelle
est la source de ces idées ? Il n'y a pratiquement rien là dedans
- rien en tout cas qui ait encore quelque pertinence et quelque
valeur aujourd'hui - que l'on puisse attribuer à Marx lui-même.
Dans ces idées, tout, ou presque, prend sa source dans le mouvement
ouvrier tel qu'il se constituait entre 1800 et 1840 ; tout, ou presque
figure déjà noir sur blanc dans la littérature de cette époque »
(Castoriadis, La source hongroise, revue Libre, n°1, p.61, 1977).
Après deux ouvrages sur La société bureaucratique en 1973,
son livre pivot sort en 1975 : L'institution imaginaire de la société.
Il va ensuite co-animer (avec des gens comme Claude Lefort et Pierre
Clastres) une autre revue: Libre de 77 à... 78 (je pense ?).
Il écrit Les carrefours du labyrinthe en 1978 qu'il enrichira
de quatre autres volumes en 86, 90, 96 et 97.
Le texte de la jaquette de la revue Libre est très explicite:
« La liberté, il s'agit de la retrouver contre la cécité de l'intelligentsia,
contre le déni majeur que ses discours faussement subversifs engendrent
et reproduisent. Car prenant la relève d'une idéologie bourgeoise
à bout de souffle et d'un marxisme devenu langue morte des pouvoirs,
s'est développée une entreprise neuve d'occultation du lien social,
du procès historique et de l'être du sujet. La critique de l'imposture
savante ne va pas sans une redécouverte de la question politique.
En effet, c'est sur le refus de considérer le fait fondamental de
notre époque: le totalitarisme, fasciste ou communiste, que s'établissent
les formes avancées du mensonge social ».
.
Le communisme défunt
Les gens séduits par les idées marxistes ont toujours été
des gens généreux et conscients de leurs responsabilités vis-à-vis
de leur environnement direct, c'est-à-dire socio-politique. Je peux
en témoigner comme observateur extérieur car je n'ai jamais été
dans cette mouvance mais dans celle - opposée quant aux moyens -
de la philosophie du sujet et de la primauté de la liberté. L'option
libertaire a toujours viscéralement été révulsée vis-à-vis des sacrifices
humains pour la cause (dieu, la patrie, la révolution...).
Pour les militants communistes, il fallait être très disciplinés
pour "croire" au matérialisme historique, au matérialisme dialectique
et à la prédominance de l'infrastructure en niant toute une dimension:
le désir de puissance des êtres. Castoriadis comme Touraine disent
en gros que dans l'inconscient de certains sujets, la lutte des
classes ne vise pas toujours une société égalitaire mais bien l'élévation
sociale, "la distinction" (Bourdieu), autrement dit du statut de
dominé prendre la place du dominant pour à son tour dominer les
autres. La nomenklatura n'est pas un accident de l'histoire mais
la suite logique de la révolution bolchevique et du désir de puissance.
J'ai toujours revendiqué le lieu d'où je parle: l'émancipation et
l'autonomie du sujet-citoyen, une position si souvent condamnée
par le marxisme "scientifique". Il est déplorable qu'au sein de
la gauche, les options se déchirent pour l'illusoire suprématie
du territoire idéologique de la "bonne" gauche alors que l'ensemble
de notre société est plongée dans un néo-libéralisme injuste et
cruel où la société duale et les concepts "argent, profit, rentabilité"
dominent sur l'humanisme et le droit au bonheur des gens.
Même si des partis auparavant de gauche comme le PS soutiennent
cette politique capitaliste, considérée comme normale et logique,
il faut rester optimiste et savoir qu'au sein des organisations,
il y a des militants honnêtes qui sont engagés pour la société et
non pas seulement pour leur carrière. Le POB est devenu le parti
de centre gauche que nous connaissons et qui dirige conjointement
la société libérale et l'analyse critique de la première internationale
est devenue la religion communiste. Chaque fois que des hommes construisent
un système de croissance, il y en a d'autres qui en font un système
de croyance.
L'abdication de l'esprit critique est la frontière éthique, là où
les nazis tuaient sur ordre (cfr. Stanley Milgram Soumission à l'autorité)
et où les chiens du parano Staline mordaient les militants sincères.
S'il ne devait y avoir qu'un seul mort pour un système politique
idéal, ce serait un martyr de trop. Être anti-fasciste aujourd'hui,
ce n'est pas lutter contre la peste brune ou rouge ni contre les
sots de l'extrême droite et les nostalgiques "simplets" du führer
mais lutter contre toutes les formes de domination et d'exploitation
de l'homme par l'homme.
Comment peut-on encore être croyant marxiste, après les purges,
les goulags, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et l'Afghanistan ? Comment
peut-on soutenir le stalinisme ? Notons en passant que le PC liégeois,
a lui aussi été "terroriste intellectuel" et fanatique: même après
le rapport Kroutchev, les croyants liégeois restaient fidèles au
"petit père". Il ne faut cependant pas tomber dans le jeu excommuniant
des sectaires car, à côté des fanatiques, il y a des gens de conviction,
des justes.
Il y eut de grande exception dans cette gauche autoritaire,
telle Maria-Antonietta Macciocchi, une grande dame, inspirée par
Gramsci, et avec qui j'ai eu l'honneur de me battre avec des gens
de terrain pour la reconnaissance d'un droit de l'homme : le droit
à l'objection de conscience reconnu au Parlement Européen de Strasbourg
dans les années 80. Hélas cette égérie a été exclue de parti communiste
italien (pourtant, depuis Berlinguer, un des plus humains), elle
fut donc un transfuge vers l'option libertaire et après avoir écrit
sa thèse de La Sorbonne Les femmes et leurs maîtres (la fascination
fasciste orchestrée par Mussolini, un essai sur la psychologie des
foules... féminines), elle écrivit son pamphlet humoristique Après
Marx, avril !, un clin d'œil pour l'espoir.
Le système totalitariste communiste est tombé, il faut à présent
reconstruire une gauche sociale et humaniste et ne plus exclure
l'homme de la structure.
.
L'utopie et l'inconscient
.
Notre société, dit Castoriadis, est un mélange d'une part
de rationalité, de logique et de sciences et d'autre part d'imaginaire
et de symbolique. Pour vivre ensemble, en civilisation, nous avons
besoin de sciences mais aussi d'existence, de culture et de valeurs.
Tout système socio-politique repose pour partie sur le rêve, l'imaginaire,
l'utopie. Nier cette dimension, c'est la laisser surgir de façon
sauvage (obscurantisme, astrologie, sectes, spiritisme...) et socio-perturbatrice
(les grands prêtres récupérateurs) ; il nous faut la prendre en
compte pour d'une façon anthropologique la canaliser et l'inscrire
dans nos systèmes socio-politiques démocratiques. L'utopie n'est
pas une erreur mais au contraire une condition pour élaborer un
système social humain, plus juste, moins contraignant et toujours
provisoire.
Au déterminisme des lois de l'histoire de Marx, il oppose
l'imaginaire radical: l'histoire est toujours une création indéterminée
résultant du jeu conflictuel des acteurs-citoyens. Dans les années
70, une époque où l'on dit que l'autogestion n'est pas possible
dans le système capitaliste, lui parle d'autonomie.
La prise en compte de l'inconscient (particulièrement la pulsion
de domination) est nécessaire pour construire une société humaine
autonome faite d'individus autonomes. Créons un autre rapport à
l'inconscient de façon à ne pas être totalement dominés par lui.
Les anarchistes qui arrivent à ne pas se plier à la normativité
de l'État font en fait du "castoriadisme" (sic) car pour réussir
à faire front de façon sereine à l'autorité étatique, il ne faut
pas oublier que le premier patron que nous avons eu tous était papa
; il s'agit donc toujours d'une "révolte contre le père" (Mendel,
le socianalyste non le trotskiste) ou, comme l'explique Freud dans
Totem et Tabou, de l'alliance des frères pour renverser le "nom-du-père",
qu'il soit le tyran ou un État pseudo-démocratique.
Avec l'œuvre de Castoriadis, s'établit une continuation
créative des amoureux de la liberté et du social non autoritaire
: de l'anarchisme de Proudhon à la dialogique systémique de Morin
en passant par l'analyse institutionnelle, l'École de Francfort
et la sociologie de l'action.
La démocratie devient de plus en plus une illusion, nos représentants
nous dirigent mais ne nous représentent plus ; il est urgent de
se réveiller, de créer des synergies politiques et de redevenir
des citoyens responsables, résistants et critiques en créant des
structures qui empêcheraient la confiscation du pouvoir social par
des politiciens arrivistes. Comme le dit Adorno: « Les grandes œuvres
attendent », c'est-à-dire plus le citoyen sera acteur et créateur
de nouveaux possibles, moins il sera dépendant de son passé, de
sa culture du profit et de ses normes aliénantes.
Jean-Marie Lange .
Bibliographie de référence
• CASTORIADIS C., La société bureaucratique, 2 tomes, Paris,
UGE, 1973.
• CASTORIADIS C., L'institution imaginaire de la société,
3°ed., Paris, 1975.
• CASTORIADIS C., Les carrefours de labyrinthe, Paris, Seuil,
1978.
• CASTORIADIS C., Les carrefours du labyrinthe II, Domaines
de l'homme, Paris, Seuil, 1986.
• CASTORIADIS C., Les carrefours du labyrinthe III, Le monde
morcelé, Paris, Seuil, 1990.
• CASTORIADIS C., Les carrefours du labyrinthe IV, La montée
de l'insignifiance, Paris, Seuil, 1996.
• CASTORIADIS C., Fait et à faire, Les carrefours du labyrinthe
V, Paris, Seuil, 1997.
• CASTORIADIS C. & COHN-BENDIT D., De l'écologie à l'autonomie,
Paris, Seuil, 1981.
Articles parus dans LIBRE politique-anthropologie-philosophie, Paris,
pbp.
• CASTORIADIS C. Hongrie 56: Quelle révolution ? La source
hongroise, N°1, p. 51 à 85, 1977.
• CASTORIADIS C., La découverte de l'imagination, N°3, p.151
à 189, 1978.
• CASTORIADIS C., Positions: Mai 68, l'Anti-Utopie, Druon,
Althusser. Les crises d'Althusser, De la langue de bois à la langue
de caoutchouc,p N°4, p.239 à 254, 1978.
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