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Origine : http://mattam.ath.cx:81/IMG/doc/castoriadis_et_la_technique-2.doc
Sur Castoriadis et la technique
Castoriadis est difficilement classable dans une discipline. Il
parle de philosophie, d’histoire, d’anthropologie, de
logique, de mathématique, de psychanalyse, etc. Nous l’envisagerons
comme un penseur à la jointure de multiples disciplines,
pour lequel la question de ce qu’il fait précisément
ne se pose pas vraiment. C’est un penseur de la modernité.
Pour lui, celle-ci est inséparable de la technique, qui en
constitue une dimension centrale et particulièrement structurante.
Castoriadis souhaite en finir avec le mythe du progrès et
d’une Technique qui se développerait d’elle-même,
tel un processus inéluctable. Selon lui, l’enjeu est
vital : la technologie occidentale détruit le monde et domine
nos vies, nos institutions, nous enlevant la capacité d’être
les maîtres de notre propre devenir. Je vais tenter ici de
vous introduire cet auteur en prenant l’entrée de la
technique –qui n’est pas la moindre des entrées.
Mais avant de penser la technique dans la modernité, ce qui
est notre principal enjeu, il nous faut passer par les détours
qui sont les siens. Ce « détour » est celui de
la différence et du décentrement. Il s’agira
par là de comprendre que notre institution de la technique
et de son rôle n’est qu’une institution particulière
& qu’elle ne peut être érigée en modèle.
Je ne souhaite pas faire un exposé au sens propre du terme
: donner la thèse d’un auteur concernant un thème
spécifique. J’essaierai plutôt, dans la mesure
du possible, de montrer le chemin qui mène à ses hypothèses,
de vous mettre dans le mouvement de ce faire pensant qui est le
sien. Pour cela, il va falloir que nous nous interrogions sur le
triptyque nature-technique-société qui est au cœur
de sa réflexion. Si l’on pense ces trois termes comme
des objets biens délimités et indépendants,
nous arrivons, comme nous le verrons, à l’hypothèse
d’une autonomie réelle de la Technique, corrélative
d’un grand rapport de l’Homme à une Nature objective.
Il faut pourtant les penser dans leurs imbrications, dans leurs
rapports sui generis : le « système castoriadien »
nous montre à quel point il est difficile de penser une extériorité
de la Technique vis-à-vis du Social. Mais, paradoxalement,
nous avons bien à faire, aujourd’hui, à une
certaine autonomie de la technique, autonomie qu’il faut comprendre
comme une institution social-historique.
1
Le problème de la technique se donne à première
vue, dans le sens commun, dans un triptyque nature-technique-société.
Une articulation possible serait la suivante : « C’est
par la Technique que la société exerce son emprise
sur la Nature ». Nous pourrions continuer sur cette voie :
la Technique médiatise le rapport de l’Homme à
la Nature, & donc celui de la société. Dans ce
cadre, la Technique est une interface, un certain mode du rapport
de la société à la Nature. La pensée
de la technique dont nous héritons sépare la Technique,
la Nature, la société. On les sépare pour tenter
de les articuler ensemble, pour comprendre comment chacune, avec
leurs déterminations internes, peuvent influer sur les autres.
Le fonctionnalisme et le marxisme (mais aussi la philosophie héritée
en général) sont symptomatiques d’une telle
démarche. Castoriadis souhaite débattre avec ces courants,
alors dominants, & les soumettre à la critique. C’est
de ce point que débute son questionnement sur la technique.
Le fonctionnalisme pose, schématiquement, que les institutions
d’une société, ses coutumes, ses usages, ses
techniques ont une fonction relativement aux besoins vitaux de la
société envisagée : assurer sa reproduction
& sa subsistance. On fera par exemple de telle pratique religieuse
une pratique de soin relative à un sens « inconscient
» de la santé et de l’hygiène. On dira
aussi de tel tabou rituel et périodique qu’il permet
la régénération de l’écosystème.
Dans cette optique, on le voit, les institutions sociales sont en
fait le produit du rapport de l’Homme à la Nature.
Il serait possible, à l’extrême, de rapporter
les formes spécifiques de société aux divers
environnements naturels dans lequel elles émergent. La Technique
ne peut alors être pensée que sous la forme du pur
et simple instrument, voire de l’arme de la lutte de cette
société contre une Nature qui ne cesse de vouloir
la résorber.
C’est dans un même cadre (ou un cadre similaire) que
se comprend la technique chez Marx. Castoriadis lui reconnaît
le mérite d’avoir, pour la première fois, «
posé explicitement la technique comme moment central et créateur
du monde social-historique » (p.297, 1973). Pour Marx, on
ne peut comprendre l’évolution historique sans tenir
compte de ce qui constitue les moyens de production & de reproduction
de sa vie matérielle. On connaît par exemple, la célèbre
équivalence qu’il pose d’une part, entre le moulin
& la société féodale &, d’autre
part, entre la machine à vapeur & la société
capitaliste. Nous pourrions aussi le citer : « L’histoire
de l’industrie (…) est le livre ouvert des facultés
humaines » (Manuscrits de 1844). Chez Marx, c’est par
le travail & donc la technique que l’homme se fait homme
et crée un monde humain. La Technique est l’incarnation
du déploiement des facultés de l’Homme en rapport
avec la Nature. La Nature, pour Marx, est ce dans quoi l’Homme
et la société émergent & l’évolution
humaine est corrélée à celle d’une appropriation
toujours plus grande & plus rationnelle du monde. La Nature,
face à nous, est rationnelle dans son être-ainsi (même
si nous en avons eu pendant longtemps une vision mystifiée).
Cette rationalité de la Nature nous permet de faire de ses
régularités des lois grâce au progrès
de l’esprit scientifique guidé par la Raison. En comprenant
ces lois, nous pouvons accentuer notre emprise technique et rationnelle
sur elle. Ce progressionnisme se dévoile aussi dans la tableau
historique qu’il nous propose. Les premiers temps seraient
ceux de la pénible et fragile autosubsistance, de la lutte
perpétuelle contre une Nature d’une humanité
qui ne dispose pas des moyens techniques de s’imposer. Les
temps futurs, à l’inverse, seraient marqués
par le règne de l’abondance : c’est le communisme.
La maîtrise technique aidant, l’Homme est sorti de ce
qui ne constituait finalement qu’une préhistoire, celle
de la lutte de l’Homme face aux éléments. A
chacun selon ses besoins : la société technicienne
sans classe est celle où la question de la subsistance n’est
plus centrale & dans laquelle la liberté peut enfin se
déployer. La Nature est rationnelle & les besoins sont
fixes & simples : survivre. Dès lors, nous pouvons affirmer
que cela à des conséquences sur la perception de la
technique : « L’histoire devient progression réelle
dans la rationalité, & la technique médiation
instrumentale entre deux points fixes : la nature rationnelle, domptable,
façonnable, & les besoins humains qui définissent
le vers-quoi et le pour-quoi de cette domination » (p.299,
1973).
La Technique, en tant que médiation instrumentale, est neutre,
menée par les besoins humains, que ce soit dans le fonctionnalisme
ou dans la pensée marxienne. Posée comme le produit
du face à face nécessaire & quotidien de l’Homme
(& de la société) & de la Nature, elle semble
devoir détenir sa propre histoire, dans une forte indépendance
vis-à-vis de la société qui en use. En d’autres
termes, la technique serait autonome, se donnerait à elle-même
ses propres lois. Si la Technique est neutre, elle n’est ni
bonne, ni mauvaise ; c’est pour quoi l’on repère
chez Marx un manque flagrant de critique de la technique (comme
Engels affirmait sans cynisme que l’esclavage pouvait finalement
être envisagé comme une bonne chose dans l’Antiquité).
Le « problème de la technique » est avant tout,
chez Marx, le problème de celui qui la détient.
Mais ces deux conceptions posent de nombreux problèmes.
L’histoire de la Technique que nous propose Marx est celle
d’une progression continue de la maîtrise de la nature,
par le biais notamment de la science, & ceci en fonction de
besoins humains qui ne changent pas substantiellement. Nous serions
pris dans un processus d’accumulation quantitative de techniques
toujours plus performantes & efficaces. Pourtant, cette accumulation
ne se donne à voir que sur une échelle bien courte
; & si elle semble criante au XIXème siècle, c’est
plutôt le calme plat auparavant. Ce qui se donne plutôt
à voir, c’est un saut qualitatif : le XIXème
siècle est celui de la Révolution Industrielle &
le début d’une extraordinaire accumulation de nouveaux
moyens techniques. En outre, et ceci va plutôt à l’encontre
du fonctionnalisme, pourquoi dans les mêmes conditions climatiques
et à « possibilités techniques » égales
une technique n’est-elle pas utilisée ? Mauss, dans
son « Essai sur les variations saisonnières des sociétés
eskimos » (pp.398-471, 1905 (1950)), montre bien qu’il
existe de nombreux cas dans lesquels une technique qui devrait «
rationnellement » s’imposer ne s’impose pas. Pour
parler de choses plus contemporaines, il nous suffirait de penser
aux « transferts technologiques » vers les pays du Sud
qui rencontrent des réticences bien au-delà de problèmes
de « connaissance » (voir, i.e. les écrits de
S. Latouche).
Il nous faut donc reprendre ce qui constituait les postulats de
base du fonctionnalisme et de la pensée marxienne. Pour les
uns comme pour l’autre, la Technique répond à
un besoin, celui de la subsistance. On a des outils pour chasser,
pour pêcher, pour pratiquer l’agriculture, etc., ceci
afin de survivre. L’Homme est cet être qui dépasse
son animalité par la Technique. La Nature, en outre, se donne
comme un terrain offert à notre maîtrise. Régie
par un ordre rationnel que nous pouvons explorer par la science,
la Nature est un terrain pour notre emprise rationnelle. Nous serions
lancés dans la conquête de la rationalité technique
sur un ordre rationnel.
Cependant, avons-nous effectivement à faire à un
milieu objectif et naturel qui se donnerait à nous toujours
de la même manière, comme simple objet d’exploitation
? De même, pouvons-nous vraiment déterminer un besoin
qui orienterait partout et toujours les techniques & l’usage
de telle ou telle technique ?
Ces questions rhétoriques ont toutes deux, bien évidemment,
des réponses négatives. Chaque société
institue une « nature », une « réalité
objective » qui lui est propre. A l’inverse de la conception
marxienne de la nature, nous pourrions la concevoir –mais
bien évidemment, avec d’immenses difficultés–
comme un espace totalement sacré que nous devrions domestiquer
et dominer le moins possible. Faire exister un monde humain en gardant
le souci de ne rien détruire ou de ne pas prendre au-delà
de la mesure. Entre ces deux extrêmes (espace sacré
et espace « profane »), ce sera la terre qui sera inviolable,
les arbres qui seront habités par des esprits, etc. Tenant
compte de cela, pouvons-nous vraiment arguer d’un même
besoin guidant toutes les réalisations techniques ? Ne pas
mourir de froid ou de chaud, pouvoir se nourrir et se reproduire
sont-ils des besoins suffisants pour l’explication ? Que toute
société doive tenir compte de ces éléments
n’explique aucunement la diversité des choix techniques.
Le besoin physique est socialement repris et résolu par la
technique & des besoins apparaissent que ne légitiment
nulle nécessité de survie.
2
Tenons ces deux points : il n’y a pas une nature de la nature
qui pourrait potentiellement être reconnue comme valide par
toutes les sociétés (hors uniformisation totale).
D’autre part, on ne peut concevoir un besoin ou un ensemble
de besoins qui pourrait guider toutes les réalisations techniques.
Par conséquent, il nous est impossible de concevoir une autonomie
réelle de la technique. Il n’y a pas de « grand
rapport de l’Homme à la Nature » ou de la société
à la Nature qui déterminerait comme à l’extérieur
de Social un quelconque progrès technique. Nous allons voir
qu’il vaut mieux considérer l’imbrication des
trois termes du triptyque nature-technique-société,
en terminer avec la Nature, la Technique, la Société
–ou plutôt, d’ailleurs, l’Homme. Nous allons,
avec Castoriadis, penser l’activité technique comme
une activité sociale.
Il nous faut tout d’abord nous entendre sur ce que nous entendons
par « activité sociale ». Imaginons, par exemple,
une multitude d’usagers de techniques qui inventent &
utilisent les techniques qu’ils souhaitent. L’usage
commun de techniques fait de l’activité technique une
activité socialement partagée. Cependant, nous nous
imaginons ici une humanité sérielle composée
d’individus qui sont comme autant de modèle de «
l’Homme » auquel font référence les fonctionnalistes
ou la pensée marxienne. Chacun de ces individus peut-il vraiment
inventer une technique et en faire usage ? Il faudrait d’abord
se demander « pourquoi inventer ? ». Il faudrait un
mécontentement sur une technique existante, le moyen d’arrêter
de l’utiliser & la possibilité de poser un nouvel
outil & une nouvelle façon de faire. Ce serait le règne
de la multiplicité des inventions, de la perpétuelle
recherche. Or, l’histoire des techniques est plutôt
celle d’une lente accumulation. Si nous souhaitons penser
l’activité technique comme une activité sociale,
il ne faut pas que nous reconduisions le modèle anthropologique
de l’Homme (rationnel) en le replaçant simplement dans
le cadre d’une société comme collection sérielle
d’individus. Si nous souhaitons, par exemple, penser l’invention
d’une technique, il faut remarquer qu’il faut généralement
quelque chose comme une nécessité collective de la
nouvelle technique. Il faut, fréquemment, que cette technique
n’entre pas en contradiction avec la perception existante
du monde, de la nature & du rapport socialement entretenu avec
elle. Il ne faut pas, par exemple, que cette technique puisse rompre
l’équilibre communautaire (voir, i.e. l’article
de Kirkpatrick Sale, « Une brève histoire des Luddites
», L’Ecologiste, n°5, automne 2001) ou rompre l’ordre
du monde (Mauss, op.cit.), etc. En outre, il faut des individus
qui correspondent à cette technique, qui soient aptes techniquement
à les faire fonctionner, qui en voient la nécessité,
qui ne soient pas effrayés devant elle.
Il nous est impossible de penser l’activité technique
à un niveau individuel ou interindividuel. Penser l’activité
technique comme une activité sociale, c’est la penser
comme enchâssée (embedded, pour reprendre l’expression
de K. Polanyi dans la Grande Transformation) dans le Social. Il
faut concevoir que ce soit plutôt le Social, la totalité
qui détermine si oui ou non une technique peut être
appropriée. En prenant l’angle de l’invention,
on peut voir ce qui constitue en négatif la technique dans
une société. Elle relève du naturel (au sens
figuré), de ce qui s’impose à soi comme par
évidence. En même temps, elle n’est pas naturelle
(au sens propre), c’est pourquoi, ainsi que le note Castoriadis,
on lui donne souvent une origine « extra- ou surhumaine »
: elle vient d’un ailleurs qui s’impose à nous
comme la nature. Par ailleurs, elle s’inscrit dans une institution
spécifique du monde naturel et de notre rapport à
la nature. Dès lors, on voit bien que cela dépasse
le simple acteur, que la société porte en elle un
« faire précis », une façon d’agir
dans le monde. Castoriadis parle souvent d’un « faire
collectif & anonyme » institué en fonction, ou
plutôt corrélativement à ses valeurs, ses représentations,
ses besoins chaque fois spécifiques. Nous avons précisé
: « corrélativement à ». On ne peut, en
effet, ainsi que nous serions tentés de le faire, penser
la technique après les valeurs, les besoins, les représentations.
Une technique n’est technique qu’à partir du
moment où elle est instituée, à partir du moment
où elle s’inscrit dans les habitudes, à partir
du moment où elle est posée par la société
comme valable en vue de… en fonction de… Il faut que
l’objet –prenons par exemple un galet– soit posé
comme signe d’un faire possible, qu’il soit posé
comme outil valable pour faire quelque chose. En d’autres
termes, il faut que le galet soit construit, institué par
le Social & donc extrait de la « nature », qu’il
ne soit plus simple caillou ou larme de Dieu. Dans cet acte d’institution,
la société pose de nouvelles valeurs (en l’occurrence,
d’usage), comme elle pose des besoins, une nouvelle représentation
de la nature et d’elle-même (la nature est ce dans quoi
il y a des galets que nous pouvons utiliser ; nous sommes cette
société qui utilise des galets pour écrase
des noix). En ce sens, nous sommes obligés de penser une
co-institution de la technique, de la nature et de la société,
les trois se déterminant mutuellement, s’il est encore
possible de parler de détermination.
Il nous faut peut-être aller plus loin que le simple constat
que chaque société dispose d’un faire spécifique
& affirmer que chaque société est ce faire spécifique,
elle est cette manière spécifique d’entamer
le monde & de l’instituer. Castoriadis voit dans le faire
un acte essentiel, central, de l’institution de chaque société.
Ce faire est nommé « teukhein » pour signifier
à la fois « assembler-ajuster-fabriquer-construire
». Toute société, dans son institution, assemble
des éléments, les ajuste entre eux, fabrique des outils,
construit un monde habitable : nous avons ici la technique au sens
courant du terme. Mais une société, aussi, assemble
des individus (institue des modes de co-existence), ajuste leurs
rôles, les fabrique pour que la société «
fonctionne » (tautologie) & construit des liens, des représentations,
des valeurs qui les lient & la cimentent comme société.
C’est pourquoi il parle de teukhein & secondairement de
technique : la société est aussi construite, assemblée,
faite : elle s’institue, s’élabore comme société.
En ce sens, le teukhein est originaire, il est l’une des deux
faces du procès. La société construit &
se construit de manière totalement indissociable.
Arrêtons-nous un instant Nous sommes sortis de l’idée
de l’autonomie de la technique. Nous avons fait valoir que
chaque société institue son monde & que le teukhein
& secondairement la technique est indissociable de cette institution.
En d’autres termes, chaque société est dans
cette nature spécifique, utilise ses techniques. On ne peut
ni penser une évolution générale de l’appréhension
de la Nature (de plus en plus « rationnelle », par exemple),
ni une évolution indépendante de la Technique, ni
un quelconque « destin » de toutes les sociétés.
Si tout doit être pensé ensemble (nature-technique-société),
comment penser ce qui les relie, oriente les institutions de chaque
sociétés (institution de la nature, de pratiques,
d’une langue, de techniques) ? Nous avons présenté
le modèle castoriadien de manière à montrer
l’insistance qui est la sienne sur l’aspect systémique
de toute institution sociale, en mettant en avant la cohérence
de la totalité sociale. Mais ce modèle est fluide,
ouvert. « Institution », chez lui, ne doit pas s’entendre
comme dispositif de pouvoir ou d’enseignement –ou seulement
de manière secondaire : l’Etat est une « institution
seconde ». L’institution est avant tout un procès
par lequel des choses, actes, individus sont mis en relation &
ceci de manière relativement stable. Une société
n’est qu’en s’instituant perpétuellement,
en faisant exister les relations qui la structure. Une société
se trouve toujours orientée : elle vient toujours de quelque
chose & va toujours vers quelque chose. Pour Castoriadis, «
[les sociétés] ne peuvent être ni décrites,
ni comprises dans leur fonctionnalité même [souligné
par l’auteur] que relativement à des visées,
des orientations, des chaînes de signification qui non seulement
échappent à la fonctionnalité, mais auxquelles
la fonctionnalité se trouve pour une bonne partie asservie.
» (p.205, 1964-1965 (1975)). Il y a quelque chose qui anime
chaque société, les fait tenir, donne sens aux actes
et aux choses. Si la société est fonctionnelle, &
donc à chaque instant cohérente, elle l’est
en fonction de quelque chose qui n’est pas que le besoin vital.
Ce qui l’oriente, fait que chaque société est
une création spécifique & la fait tenir, c’est
ce que Castoriadis nomme les significations imaginaires sociales
(SIS).
La question qui nous importe donc est : comment une société
tient-elle ? & en second lieu : comment penser l’eccéité
(ce qui fait sa spécificité, son identité propre)
de chaque société ? Avec Castoriadis, il faut répondre
à ces deux questions ensemble. C’est par ce biais que
nous pourrons savoir, dans un premier temps, ce qui oriente la technique
dans chaque société au-delà de la stricte dimension
utilitaire ou vitale.
Prenons « Dieu » chez les chrétiens. C’est
une signification sans référent précis, une
création qui ne peut être suggérée par
la nature. Mais c’est une signification qui, socialement convoyée
et sanctionnée, a plus d’être que de nombreuses
autres choses. On se tue où l’on s’est tué
pour Dieu, c’est lui qui a orienté de nombreuses vies,
amené à la construction de bâtiments, d’ouvrages,
c’est en son nom aujourd’hui que l’on se bat contre
l’avortement, le clonage, le communisme. Des pans entiers
de notre histoire, et notamment celle de nos institutions secondes
(Etat, instruction publique, organismes d’assistance, etc.),
ont été orientés, structurés par cette
« création imaginaire » –au point même
que nous ne pouvons comprendre leur logique sans tenir compte de
cette croyance. Il faut bien voir que c’est autour de telles
significations, créations sociales, que sont orientées
toutes les sociétés. « Dieu » est, selon
l’expression de Castoriadis, une signification imaginaire
centrale qui connote ou a connoté toutes nos institutions,
nos pratiques, nos actes. Tous peuvent –ou ont pu– être
pensés comme dirigés par la volonté divine.
C’est une signification qui, matérialisée dans
des institutions omniprésentes, a réussi à
donner un sens (un « pourquoi ? »), un ethos («
que faire et comment ? ») à de nombreuses vies et pratiques.
Organisant le monde humain occidental, elle a offert aux individus
une « chair du monde » (je reprends ici une expression
de Merleau-Ponty que Castoriadis n’utilise pas), plongeant
tout dans une totalité signifiante. Je ne mangeais pas parce
que j’avais travaillé mais parce que « Dieu »
me l’offrait…
Nous vivons dans un monde « rempli » de significations
imaginaires sociales qui lui donnent une orientation & le font
tenir. Toute société vit dans un monde de signification,
ce monde de signification est son monde, il est le monde pour elle.
Notre monde est celui que nous a donné Dieu, celui qui a
vu naître mes ancêtres, celui qui est peuplé
d’esprit… Mon but est d’avoir un bon karma, d’avoir
une voiture, de comprendre l’harmonie universelle du monde…
Les SIS, avons-nous dit, sont des créations imaginaires :
création par qui, par quoi ? Castoriadis pose l’hypothèse
d’un imaginaire social immanent au collectif anonyme. Cet
imaginaire social n’est pas une sorte de sujet collectif.
Il est plutôt la société envisagée sous
un certain angle. L’imaginaire social est aussi nommé
société instituante : c’est « ce qui,
dans le social-historique, est position, création, faire
être » (p.533, 1975). L’imaginaire social, ou
société instituante, c’est la société
prise comme se faisant, source bouillonnante en perpétuelle
élaboration, flux général constitué
de positions de significations, de pratiques cherchant à
être repris, à trouver leur place dans l’institution
imaginaire de la société. L’imaginaire social,
qui est présentifié/figuré/actualisé
dans & par les SIS, est une réponse à «
l’énigme du monde » (p.534, 1975), au problème
toujours posé du pourquoi du monde & une solution pour
recouvrir le vide, « l’Abîme » (p.455, 1982)
duquel la société émerge. Réponse qui
est perpétuellement remise en doute et constamment re-construite,
ré-élaborée à travers le faire et le
dire de la société. L’imaginaire social tente
perpétuellement de recouvrir l’Abîme –figure
de l’Altérité radicale, présence perpétuelle
du non-sens au cœur du sens, de l’imprévu absolu
dans le prévisible– d’asseoir son mode d’être,
ses usages, ses significations… C’est dans le cadre
de ce face-à-face avec l’Abîme, l’irreprésentable,
que se comprend la création des SIS qui visent à faire
tenir le monde de chaque société. La notion d’imaginaire
permet de comprendre comment, dans un face-à-face qui est
finalement toujours le même, chaque société
institue des SIS spécifiques. Figuration de cet imaginaire
social, le monde de significations chaque fois institué est
pour chaque société son propre accès à
la « réalité ». Il est aussi ce qui la
fait tenir : ce qui fait tenir chaque société est
le tenir-ensemble de son monde de signification. A travers les deux
notions d’Imaginaire social et de Monde de signification (ou
institution imaginaire de la société), Castoriadis
nous aide à penser la perpétuelle institution de la
société, sa perpétuelle auto-altération/auto-création
qui fait que chaque société est à penser comme
spécifique.
Que l’on tienne en main cette hypothèse de l’Imaginaire
social, & l’on comprend ce qui oriente chaque fois la
technique. Il faut rapporter chaque fois les techniques au noyaux
imaginaires qui organisent le monde & le sens de la société
considérée. Nous pouvons alors imaginer deux scénarios
pouvant expliquer une évolution significative des techniques
dans une société :
-Une rupture de la société considérée,
une nouvelle institution de la société ayant émergée
avec de nouvelles techniques corrélatives. Dans ce cas, il
faut concevoir l’évolution technique comme corrélative
au changement du paradigme organisant la société considéré.
-L’institution par la société d’un cadre
imaginaire instituant la possibilité d’une remise en
cause permanente des techniques existantes.
C’est sur cette seconde hypothèse que nous allons
particulièrement nous attarder afin de comprendre l’institution
occidentale de la technique.
3
Nous avons vu que la technique ne pouvait être pensée
hors de la totalité sociale, dont elle est une dimension
essentielle. Comme l’affirme Castoriadis : « Ni idéalement,
ni réellement on ne peut séparer le système
technologique d’une société de ce que cette
société est » (p.181, 1974). Mais il constate
également « la fantastique autonomisation de la techno-science
» & décrit la technique comme une « hypermégamachine
» que personne ne contrôle ni ne domine (p.120, 1987).
Comment pouvons-nous comprendre un tel paradoxe ?
Ce paradoxe est résolu & dépassé si l’on
comprend que l’autonomisation de la technique n’est
pas dans la nature de celle-ci, mais qu’une société
peut créer des conditions favorables à une relative
autonomisation de la technique, & c’est ce qui s’est
produit dans nos sociétés. Nous avons évidemment
à faire à un phénomène complexe, qu’il
serait malaisé, ici, d’expliquer en profondeur.
Nous sommes dans une société qui a vu émergé,
qui a institué une certaine nature. Cette nature est celle
de la régularité & du déterminé.
Prenant acte d’une régularité au moins locale
du monde & de l’étant naturel, nous avons présupposé
sa régularité totale. L’acte fondateur du legein,
opérateur fondamental du représenter/dire social (l’autre
face du faire social) est de construire des ensembles, de séparer,
de diviser & de déterminer, bref, d’ordonner. Telle
chose relève de telle classe car elle relève de tel
prédicat commun ; puisqu’elle relève de telle
classe, elle est donc voué à… en fonction de…
C’est sur cette opération nécessaire de tout
dire social –il faut toujours pouvoir séparer, diviser
& déterminer quant à… ; c’est ce que
Castoriadis nomme « la dimension ensembliste-identitaire »
du dire social– que se fonde la logique & la mathématique
occidentale. Concevant une adéquation, une conjonction entre
ces deux mondes, celui, forcément vrai, des étants
rationnels reliés par des relations nécessaires, &
celui, régulier, des étants naturels, nous avons tenté
& tentons toujours de réduire le second aux mêmes
relations que le premier. D’une rationalité relative
& partielle nous avons posé une rationalité complète
& totale du monde. Nous tenons ici l’institution de la
nature opérée par la société occidentale,
corrélative de l’émergence de la science occidentale.
Mais cette institution de la nature reste encore sans relais tant
qu’elle n’est pas instrumentée à travers
la technique, le faire occidental. C’est à travers
cette reprise, qui aurait pu ne pas survenir, que la nature donnée
par la science devient la « nature » du monde occidentale.
La signification imaginaire sociale d’une expansion illimitée
de la maîtrise rationnelle du monde naît avec la corrélation
entre science & technique. Cette SIS oriente désormais
la société occidentale sous la forme d’un «
projet » : asseoir son pouvoir sur le monde & les hommes,
construire un monde entièrement prévisible (rationnel)
& transparent. Pour Castoriadis, ce projet est aujourd’hui
immanent dans notre société. C’est lui qui oriente
le faire, dans nos institutions, dans nos techniques. La bureaucratie,
symptomatique de la modernité, relève de ce projet.
Le monde humain est réduit à des quantités
: de bouches à nourrir, de travail, de soins, etc. La bureaucratie
s’épanouit dans son monde de chiffre, d’experts,
de recensements, d’enquêtes. Elle se taille des êtres
humains à sa mesure : des comportements machiniques, de la
prévention des déviances, la construction de consommateurs
& de « citoyens » en position de dépendance.
On « rationalise » le monde social, les relations, pour
accéder à une maîtrise rationnelle –la
boucle est bouclée, de l’institution sociale à
l’individu. Maîtrise rationnelle de la nature aussi
: exploitation des sols, mise des ressources vitales dans un système
technique complexe, spécialisation & expertisation des
tâches ; la nature est jeu de forces, quantité de ressource,
objet d’appropriation & d’exploitation totale.
Est-il possible, toutefois, de parler d’une « maîtrise
rationnelle » ? Castoriadis parle plutôt d’une
« pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle ». «
Pseudo-rationnelle » car la rationalité totale est
impossible : les hommes luttent toujours contre leur réification,
leur machinisation &, d’autre part, l’étant
naturel ne peut être entièrement compris sous le mode
de la déterminité : que l’on pense à
la physique quantique, le vivant ou la psyché freudienne.
Surtout, il s’agit d’une pseudo-maîtrise. Je citerais
Castoriadis : « Avec la techno-science, l’homme moderne
croît s’être donné la maîtrise. En
réalité, s’il exerce un nombre grandissant de
“maîtrises” ponctuelles, il est moins puissant
que jamais devant la totalité des effets de ses actions,
précisément parce que celles-ci se sont tellement
multipliées, & parce qu’elles atteignent des strates
de l’étant physique & biologique sur lesquelles
il ne sait rien. » (p.121, 1987). Plus loin, il parle de «
maîtrise impersonnelle » & d’« impouvoir
» (p.122, 1987). Voilà pourquoi nous pouvons parler
d’autonomisation : nous n’avons plus le pouvoir sur
notre création, le contrôle sur notre puissance. La
technique, sans maître, s’emballe : tout ce qui peut
s’inventer s’invente, la demande sera créée
plus tard.
Autonomisation, certes, mais toute relative. Aux machines &
à la technologie moderne, correspondent les hommes modernes.
Chacun s’accommode, travaille avec les machines, vit dans
un monde de plus en plus artificialisé, technicisé.
Les techniques, affirme Castoriadis, sont liées à
des « méthodes spécifiques », des «
porteurs humains spécialisés », elles sont «
investies dans la totalité des installations, des routines,
du savoir-faire » (pp.306-307, 1973). L’autonomisation
est à penser comme un processus qui nous entraîne,
qui nous domine mais aussi que nous faisons, que nous acceptons,
que nous reproduisons. Arrêtons-nous un instant : pouvons-nous
vraiment imaginer un avenir autre que celui proposé par la
technique ? Nous vivons dans une société hétéronome
: nous sommes agis par notre institution de la technique, nous agissons
pour elle, elle ne nous sert pas (au sens fort), nous domine. Nous
vivons dans une société hétéronome par
opposition à une « société autonome »,
selon l’expression récurrente de Castoriadis. Société
autonome : société d’individus autonomes qui
ne sont pas au service de leurs institutions & les remettent
sans cesse en cause : société qui affronte l’Abîme.
Le projet d’autonomie est le second projet qui, avec celui
de l’expansion illimitée de la (pseudo-)maîtrise
(pseudo-)rationnelle, oriente la société occidentale.
Projet qui a émergé en Grèce quand des hommes
ont, sûrement pour la première fois, affirmé
qu’ils pouvaient instituer leur propre monde. Projet qui s’est
encore actualisé avec la Révolution Française
ou dans les luttes sociales du XIXème siècle. Projet
qui se trouve aujourd’hui mis en péril par la montée
en puissance de la technique, de la bureaucratie, de la privatisation
des individus, de la politique spectaculaire.
Par sa critique de la prétendue autonomie de la technique,
Castoriadis contribue à construire une image des techniques
occidentales comme ne pouvant être jugé selon un critère
universel d’efficacité. Il montre que l’autonomie
–ou ce qui se donne comme autonomie– de la technique
est une institution social-historique, une création qui a
émergé à un moment donné, dans un contexte
donné, après une histoire donnée. En tant qu’institution,
elle est de ce fait arbitraire –elle reste donc à refaire.
Le triptyque nature-technique-société ne peut être
pensé « en l’air », comme des entités
séparées. Ces trois termes doivent être pensés
ensemble afin de ne pas perdre l’être de chacun. Je
terminerais sur deux citations :
-« Ce que nous pouvons faire, c’est détruire
les mythes qui, plus que l’argent & les armes, constituent
l’obstacle le plus formidable sur la voie d’une reconstruction
de la société humaine. » (p.189, 1974)
-Et un petit dialogue imaginé : « –Que voulez-vous
donc ? Changer l’humanité ?
–Non, quelque chose d’infiniment plus modeste : que
l’humanité se change, comme elle l’a déjà
fait deux ou trois fois » (p.124, 1987)
Bibliographie :
Je vous donne ici ma bibliographie plus quelque pistes de lecture
pour en savoir plus sur certains aspects.
CASTORIADIS, Cornelius
-1964-1965 (1975), Marxisme & théorie révolutionnaire,
publié dans L’Institution imaginaire de la société
(1975, éd. Points Seuil). Voir notamment le chapitre «
L’institution & l’imaginaire : premier abord »
qui offre une bonne introduction à son œuvre, même
si des expressions disparaissent par la suite (« symbolique
», par exemple) ; le premier chapitre nous propose une bonne
critique de Marx & du fonctionnalisme.
-1973, « Technique », article de l’Encyclopaedia
Universalis, publié dans Les Carrefours du Labyrinthe 1 (1978,
éd. Points Seuil). Article qui revient sur la technique chez
les Grecs & chez Marx. Ce volume des Carrefours du Labyrinthe
(il y en six autres) contient également un article sur Merleau-Ponty
intitulé « Le dicible & l’indicible »
qui est intéressant pour comprendre la filiation de C.Castoriadis.
-1974, « Réflexions sur le “développement”
& la “rationalité” », article issu
d’un colloque sur le développement & publié
notamment dans Domaines de l’homme, Les Carrefours du Labyrinthe
2 (1986, éd. Points Seuil). Réflexion très
critique sur le « modèle » de développement
occidental imposé aux pays du Sud. La « préface
» de ce volume des CL contient un bon point récapitulatif
de ses concepts centraux.
-1975, L’Institution imaginaire de la société
(éd. Points Seuil). Considéré comme l’œuvre
maîtresse de Castoriadis. Il y renvoie presque toujours. Livre
assez difficile à lire, assez pesant. Mais il se révèle
très intéressant. Voir particulièrement : «
Le social-historique » & « Les significations imaginaires
sociales » sur notre sujet. Vous verrez qu’il faut lire
le chapitre « L’institution social-historique : legein
& teukhein » même s’il est assez pénible.
Je n’ai pas du tout parlé de l’importance de
la psychanalyse dans l’œuvre de Castoriadis : le chapitre
6 de IIS est une bonne introduction. Mais le mieux, à ce
propos est d’aller voir CL 6 (1999, posthume).
-1982, « Institution de la société & religion
», article publié dans CL 2 (op.cit.). Article qui
constitue une très bonne introduction à l’idée
du face-à-face de la société & de l’Abîme.
-1987, « Voie sans issue ?», article publié
dans Le monde morcelé, Les carrefours du Labyrinthe 3 (1990,
éd. Points Seuil). Article sur l’autonomisation de
la techno-science. Le point d’interrogation du titre de l’article
est là pour faire joli.
MAUSS, Marcel
-1905, « Essai sur les variations saisonnière des
sociétés eskimos. Etude de morphologie sociale »,
publié dans Sociologie & Anthropologie (1950 pour la
première éd., 2003 pour la 10è éd. PUF
Quadrige)
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