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Origine : http://www.humanite.fr/journal/1999-11-29/1999-11-29-300315
Il faut imaginer la suite de l’histoire...
Dans Figures du pensable, le philosophe Cornélius Castoriadis,
disparu en 1997, s’attachait à montrer en quoi le capitalisme
contemporain a partie liée avec la conception d’un
individu " sans histoire et sans lien avec les autres ".
Disparu en 1997, Cornélius Castoriadis plaça son
travail au centre de la complication du monde et des disciplines
vouées à en rendre compte, tout à la fois philosophe,
psychanalyste et économiste. Il entreprit, il y a vingt ans,
de rassembler ces diverses approches dans la série des Carrefours
du labyrinthe, dont le sixième et dernier volume paraît
aujourd’hui (1). Il fut aussi celui qui fonda avec Claude
Lefort une revue au nom destiné à devenir célèbre,
Socialisme ou Barbarie, qui, jusqu’à son interruption
en 1967, s’efforça de contester une certaine orthodoxie
des interprétations de Marx. Il ne renia toutefois jamais
l’influence originelle de l’idée de transformation
politique de la société.
Ainsi, au-delà de ce qu’il appela " la pulvérisation
du marxisme-léninisme ", il n’eut de cesse d’inviter
à dresser un bilan critique de la triple sphère attachée
à Marx, celle de ses écrits, celle de ses prolongements
théoriques et, enfin, celle des systèmes politiques
qui s’en réclamèrent. Comme il le souligne avec
malice dans ce recueil, " on jette aujourd’hui Marx par-dessus
bord, ce que d’une certaine façon il fallait faire,
et que pour mon compte j’avais fait depuis 1960, mais en même
temps, avec l’eau sale de la baignoire, on jette non seulement
le bébé, mais la baignoire, la salle de bains elle-même
et, finalement la maison tout entière ". Pour Castoriadis,
savoir où l’on en est avec Marx est la condition de
possibilité d’une critique politique pertinente.
Cette critique doit selon lui commencer par repérer les
caractéristiques des démocraties modernes. Définie
comme régime de l’autonomie et de l’autoinstitution,
qui se donne à lui-même ses propres lois, la démocratie
est inexistante tant qu’elle est sous la coupe d’une
oligarchie politique, d’autant que cette absence de toute
" philosophie de la représentation " laisse s’imposer
la norme de l’argent. Autre trou noir de la pensée
politique actuelle, le leurre de l’individualisme libéral,
selon lequel l’individu serait sans histoire et sans lien
avec les autres : " On ignore purement et simplement l’imaginaire
social dominant à partir duquel est structuré l’individu
contemporain ", dit-il. Par " imaginaire social ",
Cornélius Castoriadis entendait désigner l’ensemble
des " significations imaginaires sociales " partagées
par les membres d’une société. Exposée
dans la grande ouvre de l’auteur paru en 1977, l’Institution
imaginaire de la société, cette conception permet
de rendre compte de la nouveauté en histoire, autrement dit
de l’" Événement " : elle est synonyme
de " faculté de novation radicale ", de "
puissance de création des collectivités humaines ".
L’imaginaire capitaliste est l’imaginaire social de
notre époque, son sens profond étant du côté
de " l’expansion illimitée de la soi-disant maîtrise
soi-disant rationnelle ". La " rationalité "
revendiquée par le capitalisme est en fait " réduite
à une rationalité économique, définie
de façon purement quantitative " au sein d’une
soi-disant science économique utilisant les mathématiques
de façon dérisoire et abusive. Contre l’"
insignifiance " de cet imaginaire du progrès et de l’expansion
matérielle, Cornélius Castoriadis invite à
retrouver le sens de la novation politique par le réveil
de l’imaginaire de tous. Pour aller dans ce sens, il propose
une sorte de morale provisoire, avec le souci constant d’"
augmenter millimétriquement les espaces de liberté
". L’histoire n’est pas finie : il appartient à
chacun, à l’heure d’une mondialisation uniformisante,
d’en imaginer la suite...
Nicolas Mathey
(1) Cornélius Castoriadis, Figures du pensable. Les Carrefours
du labyrinthe, volume VI, Éditions Le Seuil, 320 pages, 130
francs.
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