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Origine : http://perso.wanadoo.fr/marxiens/philo/castoria.htm
Cornélius Castoriadis : Le projet d'autonomie
Gérard David, Michalon, 2000
Note de lecture par Jean Zin
Ce livre, sorti l'année dernière constitue une précieuse
introduction à l'oeuvre éclatée de Cornélius
Castoriadis riche d'articles brillants et de rapprochements suggestifs
mais souvent lourde et tâtonnante. Ainsi ce qui est considéré
comme son oeuvre principale "L'institution imaginaire de la
société" est assez indigeste. Il suffit, à
mon avis, de lire les 20 premières et dernières pages,
qui valent le détour, le reste n'apporte pas grand chose
sinon une certaine confusion. On ne peut en tout cas négliger
Castoriadis comme écologiste et théoricien de l'autonomie,
aussi le livre de Gérard David est le bienvenu pour nous
permettre de réinterroger un projet d'autonomie et de radicalisation
de la démocratie qui est le nôtre même si nous
devons aussi en dévoiler les paradoxes et critiquer les illusions
d'une démocratie directe.
Avec Claude Lefort et depuis Socialisme ou Barbarie, Cornélius
Castoriadis a construit son projet révolutionnaire sur l'anti-totalitarisme
et la critique de la bureaucratie. Il s'est ensuite éloigné
de plus en plus du marxisme au nom de la révolution elle-même
qui est, pour lui, le moment de la conscience de soi de la société,
de l'institution imaginaire de la société, de son
auto-fondation qui constitue la véritable auto-nomie. L'auto-nomie
ne consiste pas à faire n'importe quoi, ni même à
laisser faire n'importe qui, mais bien plutôt à se
donner (auto) sa propre loi (nomos), où se nouent liberté
individuelle et collective. C'est pour Castoriadis la définition
de la démocratie (alors que pour Lefort, c'est le conflit,
la non-coïncidence de l'individu et du collectif). L'autonomie
comprise comme autolimitation, contrainte intériorisée
répond à ce qui pour Hegel est la liberté objective
du Droit mais pour Hegel l'auto-nomos se confond avec la conformité
à la raison, force qui ne s'impose pas de l'extérieur,
alors que l'auto-législation est pour Castoriadis une procédure
de décision, une participation, un acte. Est-ce qu'il n'y
a pas contradiction même entre la rationalité de la
Loi, son efficacité, et l'exigence de participation de tous
comme seule fondation d'une démocratie radicale ? C'est une
question qu'on ne peut éviter face aux menaces écologiques,
des limites de la démocratie et de l'autonomie. En tout cas,
la conséquence directe de cette valorisation de la participation
et du consentement est, comme nous le verrons, la substitution de
l'éducation, des habitudes, du dressage du citoyen enfin,
au lieu de l'appel à sa raison.
Posant comme exigence de l'autonomie de "se donner soi-même
ses lois, sachant qu'on le fait" 13, il s'agit ensuite de trouver
un sujet pour devenir cette société autonome qui resterait
société instituante ne restant pas figée dans
la "pensée héritée", "auto-institution
explicite et permanente de la société". Il faut
remarquer pourtant que même si cette absence de fondement
théologique exige une autolimitation celle-ci ne s'impose
pas aux suivants ni ne peut fonder leurs institutions. C'est un
monde sans engagements ni promesses afin de laisser l'autonomie
dans la superbe indépendance d'une indécision du sens,
ne laissant du même coup aucune prise sur l'avenir. Plus la
matière sociale est molle, moins on peut construire durablement.
L'institution imaginaire de la société est donc bien
nécessaire mais comment se fondrait-elle dans la durée
puisque jamais soumise à son passé et toujours suspendue
à nos actes ? C'est la question de la fin des révolutions,
peut-on maintenir un régime révolutionnaire, une remise
en question permanente ou veut-on fonder un ordre plus durable ?
Pour ma part, il me semble que les révolutions ne durent
pas toujours et sont même assez brèves, on n'évitera
pas la dialectique des institutions qui s'usent et des mobilisations
qui fondent. "Ce n'est donc, par principe, que dans quelques
moments privilégiés que la négativité
descend vraiment dans l'histoire, devient un mode de vie. Le reste
du temps, elle est représentée par des fonctionnaires"
(129, Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique). Surtout,
je pense que la question n'est plus tant aujourd'hui celle d'une
hétéronomie à détruire (maintenant que
l'économie perd sa légitimité) mais à
retrouver plutôt, celle d'une Loi plus haute que nous, des
conditions sociales et vitales d'une véritable autonomie,
et qui nous engage envers les générations futures.
Nous ne pouvons pas décider de tout. Il n'y a pas d'autonomie
sans limite et sans lois. Là nous retrouvons Castoriadis.
On aura compris que nous ne devons pas le suivre dans son idéalisation
d'une démocratie véritable, d'un conséillisme
autogestionnaire surestimant "la capacité des hommes
à prendre en charge leurs problèmes eux-mêmes"42.
Cette démocratie totale ne peut exister qu'aux moments des
luttes sociales et représente une situation limite plutôt.
Il faut être plus modeste dans l'organisation d'une démocratie
participative qui se heurte inévitablement à la passivité
et l'inertie. C'est même la question actuelle, celle d'une
demande paradoxale d'autonomie (double bind), la contradiction d'une
autonomie devenue norme sociale. Nous le suivrons donc plutôt
dans son exigence d'une démocratie qui se donne l'autonomie
individuelle non comme réalité mais comme projet,
où l'on retrouve son anti-totalitarisme originaire, qui se
confond d'ailleurs pour lui avec l'anti-capitalisme (rationalisation
technique).
La dégénérescence bureaucratique du Mouvement
ouvrier est incompréhensible hors la résurgence en
son sein des modèles d'organisation capitalistes. Au final,
du reste, la "déchéance du marxisme" apparaît
bel et bien comme "l'équivalent idéologique de
la dégénérescence bureaucratique du mouvement
ouvrier", et elles expriment toutes deux la dominance et la
capacité d'absorption du capitalisme. 35
De plus en plus, c'est la complicité du marxisme et du capitalisme
qu'il dénoncera avec leur scientisme progressiste productiviste
et autoritaire. Abandonnant le matérialisme mécanique
du marxisme dogmatique, d'un sens et d'une fin de l'histoire déjà
donnés, il maintient par contre l'exigence révolutionnaire
qui décide du sens de l'histoire. C'est pour maintenir la
liberté dans l'histoire, la possibilité d'une révolution
qui en change le cours, qu'il récuse un sens donné,
comme d'un pièce déjà jouée, mais c'est
pour y lire malgré tout l'histoire de la liberté.
L'histoire a bien un sens et un but, l'autonomie du sujet. Il s'agirait
donc plutôt d'une reformulation du sens de l'histoire à
partir du sujet et non plus de ses conditions objectives. La division
n'est plus entre classes mais entre "ceux qui acceptent le
système et ceux qui le combattent". Ce qui compte ainsi,
c'est l'attitude subjective du révolutionnaire, qui réalise
déjà son autonomie en acte et lui permet de comprendre
le monde, plutôt que sa transformation objective.
Sont pertinents les faits qui on trait au projet révolutionnaire,
conçu comme une transformation radicale de la société
créée par l'activité autonome des gens. C'est
donc cette activité autonome - ou bien son absence -, ses
formes et son contenu, passés et présents, effectifs
et potentiels, qui devient la catégorie centrale, le point
archimédien de l'interprétation. 45
Prenant appui sur la psychanalyse, qu'il pratiquait, Cornélius
Castoriadis définit "le sujet de l'autonomie comme instance
active et lucide, rendant par là possible une politique de
la liberté fondée sur la responsabilité des
individus"53. Il ne s'agit pas de réduire l'individu
à sa conscience, puisque la prise de conscience des conflits
inconscients est essentielle au contraire. C'est dire plutôt
que le sujet de la politique est un devenir conscient de soi, un
devenir public de la sphère publique, inséparable
de l'autonomie individuelle comme conscience de soi et responsabilité
constituant le citoyen, l'homme public. Cette autonomie politique
(construite) s'oppose à l'hétéronomie des institutions
devenues "autonomes" et qui s'imposent à nous sans
nous demander notre avis. L'hétéronomie, c'est l'autonomie
de l'Autre. Il ne faut pas confondre l'autonomie des individus et
l'autonomie de l'économie notamment.
L'autonomie est signification imaginaire, mais surtout ce "qui
est à la fois présupposition de notre pensée
et notre faire (parler, réfléchir, délibérer,
mettre en question) et visée devant nous"61. C'est l'ouverture,
la mise en question de soi, l'absence de fondement qui n'est pas
comme pour Lefort la spécificité de la démocratie
mais bien du sujet lui-même comme liberté (errance).
Cela ne veut pas dire que l'autonomie n'est pas tout autant une
question collective et politique, l'agir collectif devant tenir
compte de l'autonomie de tous mais surtout la produire. Tout ceci
débouche sur une valorisation de la créativité
et du nouveau qui semble un peu vide pourtant. Le nouveau "bouche
la vue" comme dit Lefort, c'est le contraire d'un projet d'avenir.
Bien plus intéressant semble ce qu'il appelle praxis comme
activités orientées vers l'autonomie (psychanalyse,
pédagogie, politique) où c'est l'autonomie de l'individu
comme objectif social qui fonde la démocratie comme auto-institution
et participation de tous aux affaires publiques. La psychanalyse
sert ici de modèle à ces "professions impossibles"
de la production de l'homme par l'homme et à une conception
de l'autonomie comme négativité, autotransformation
et autolimitation.
La praxis se trouve également au coeur de la politique révolutionnaire,
qui vise l'autotransformation de la société en vue
de l'autonomie de tous, et cela au moyen de l'activité autonome
de tous. 63
D'un côté, l'objectif est de libérer la créativité
/ créer la liberté, en créant "les institutions
qui, intériorisées par les individus, facilitent le
plus possible leur accession à leur autonomie individuelle
et leur possibilité de participation effective à tout
pouvoir explicite existant dans la société".
Mais de l'autre, l'autonomie est par définition autolimitation.67
La société autonome a pour condition de possibilité
absolument primordiale l'activité des individus et de la
collectivité qui la font être à mesure même
qu'ils se mobilisent vers l'autonomie. Ce qui implique un vaste
ensemble de médiations pratiques, de processus créateurs
étayés sur des institutions (matérielles et
immatérielles), qui fournissent un cadre propice au déploiement
de l'activité autonome... Mais aucune société
autonome n'est concevable sans une éthique socialement et
politiquement partagée. 73
La liberté ne peut exister que comme liberté effective,
sociale, concrète : à savoir, sous un premier aspect,
espace de mouvement et d'activité le plus large possible
assuré à l'individu par l'institution de la société.
95
Dans le cas précis du régime démocratique,
où l'objectif de la politique n'est pas le bonheur, affaire
privée, mais la liberté, une composante du bien commun
démocratique est que la cité doit faire tout ce qui
est possible pour aider les citoyens à devenir effectivement
autonomes. 112
On peut être un peu sceptique sur les vertus qu'il prête
à la formation (paideia) de produire "un être
autonome capable de gouverner et d'être gouverné"120.
Il n'est pas sûr que les vertus républicaines viennent
de l'éducation, d'un dressage rigide, plutôt de certains
moments de consensus, d'une situation donnée, des institutions.
Comme c'est un élément central de son projet d'autonomie,
il n'est pas sans conséquences d'abandonner ces prétendues
"bonnes habitudes" qu'on voudrait nous inculquer. Il est
logique que la plupart des anarchistes croient tellement à
la toute puissance du pouvoir qu'ils veulent l'utiliser pour former
un "homme bon". Mais c'est très dangereux et totalement
illusoire, les exemples fourmillent. Il faut compter sur l'éducation
certes, mais comme formation intellectuelle plutôt, où
la raison se réintroduit en chacun. Si la formation reste
essentielle aux capacités objectives des individus, il faut
trouver un autre opérateur de la socialisation à l'autonomie.
Il n'est pas question de moraliser, de s'imaginer venir à
bout des rivalités, des jalousies qui travaillent l'histoire
depuis tant de temps. Il faut savoir limiter ses prétentions.
On pourrait comparer cette folle volonté de manipulation
de l'homme à celle de nos généticiens modernes
qui voudraient nous rendre résistants à tout alors
qu'il nous faudrait surtout une société plus douce.
La démocratie, comme "devenir vraiment public de la
sphère publique", garde encore une valeur subversive
bien qu'il ne suffise pas de reconnaître que le projet d'autonomie
soit un produit historique pour garantir sa victoire face au projet
capitaliste d'hétéronomie marchande et de rationalisation.
Castoriadis diagnostique pourtant une "décomposition
des mécanismes de direction" et "l'évanescence
du conflit social et politique"151 qui se traduisent en crise
de la culture et l'absence de tout projet. Il pronostique la fin
de la société de marché, un désenchantement
du progrès libéral après celui du progrès
communiste et des religions d'Etat dont parle Marcel Gauchet. Un
effondrement interne plutôt qu'une défaite, qui s'exprime
dans un certain épuisement de la modernité, manifeste
avec l'émergence du "post-modernisme" (défini
par l'éclectisme et l'imitation), et qui se trouve en profonde
résonance avec l'évanescence du conflit socio-politique
(l'époque du conformisme généralisé,
de l'insignifiance), la crise des valeurs 154. On ne le suivra pas
dans la croyance d'un déclin de l'autonomie qui peut être
momentané en politique mais n'est sans doute qu'un changement
de formes, une redistribution des enjeux.
Il est difficile par contre de ne pas lui donner raison quand il
pense que "les prétendues démocraties occidentales
sont en réalité des oligarchies libérales pseudo-représentative"
160 et qu'il faut dépasser la forme parti. Il voudrait marginaliser
les partis par la création d'organes collectifs autonomes
refusant la division du travail politique. Il faut bien avouer que
c'est plus facile à dire qu'à faire.
Toutes les fois où, à quelque niveau que ce soit,
il est possible d'avoir le corps concerné, la collectivité
concernée, délibérant et décidant, il
faut que ce soit le corps concerné, la collectivité
concernée qui délibère et décide. 169
La réflexion sur la sphère productive est minimale,
du moins assure-t-il que "l'autogouvernement signifie évidemment
autogestion au plan de la production et du travail"171. L'autogestion
étant la démocratie dans la production. S'il pense
utile un véritable marché (inexistant à ce
jour selon lui), par contre l'allocation globale des ressources
doit se décider démocratiquement car nous devons procéder
à une réappropriation de l'économie par la
politique démocratique. Voilà encore qui est vite
dit. Il voudrait aussi supprimer toute hiérarchie en égalisant
tous les revenus ce qui semble excessif, n'est même qu'une
vue de l'esprit (qui peut vouloir faire violence à la réalité).
Plutôt que de prétendre avoir supprimé toute
hiérarchie, comme notre déclaration des droits de
l'homme, il vaut mieux réduire les inégalités
réelles. L'autonomie n'exige pas la suppression de toute
autorité et hiérarchie qui sont des principes organisationnels
productifs, en fonction d'une finalité collective. Ce ne
sont pas seulement des symboles de domination et l'autogestion ne
supprime pas toute domination. Il faut savoir se limiter aussi dans
la passion égalitaire, mais, s'il serait dangereux d'aller
à ces violentes extrémités, on peut se guider
malgré tout de ces principes :
Un véritable devenir public de la sphère publique/publique,
une réappropriation du pouvoir par la collectivité,
l'abolition de la division du travail politique, la circulation
sans entrave de l'information politiquement pertinente, l'abolition
de la bureaucratie, le principe : pas d'exécution des décisions
sans participation à la prise des décisions, la souveraineté
des consommateurs, l'auto-gouvernement des producteurs - accompagnés
d'une participation universelle aux décisions engageant la
collectivité, et d'une auto-limitation. 173
Le prix à payer pour la liberté, c'est la destruction
de l'économique comme valeur centrale et, en fait, unique.
178
Il me faut témoigner ici de sentiments mêlés,
tellement je me sens proche de ses intentions, de nombre de ses
analyses que je reprends souvent, et tellement éloigné
du léger de ses solutions jusqu'à considérer
qu'il soit peu utilisable, voire dangereux dans son auto-affirmation
absolue (une façon de forcer le concept). Il y a bien sûr
la marque du temps. Le conséillisme, l'extension pure et
simple de la démocratie à l'économie comme
autogestion (qui ne va pas de soi, évacuant la question des
compétences et de l'efficacité qui régissent
ce champs, contaminant du même coup la politique qui ne doit
pas accepter, elle, l'autorité d'aucune compétence),
et restant enfermé enfin dans la gestion de l'existant (ce
sont les activités autonomes qu'il faut développer
au contraire). On ne peut accepter d'ériger l'inefficacité
en dogme jusqu'à paralyser toute instance décisionnelle
réduite à la représentation et la participation
de tous. Il faut dénoncer aussi les risques d'une absence
de séparation des pouvoirs ouverte à toutes les dérives
dans l'unité fusionnelle d'un corps instituant (auquel il
faut opposer les contre-pouvoirs d'une démocratie participative).
Je ne reviens pas sur l'éducation, ni sur la "révolution
permanente". La convergence qui reste presque totale des objectifs
peut du moins nous permettre d'argumenter sur la divergence des
moyens.
On retrouve là, en effet, une bonne part du programme écologiste,
à condition d'y ajouter le principe de précaution
qui modère les emportements et devrait nous prévenir
des dangers de l'extrémisme (à ne pas confondre avec
la volonté de transformer la réalité). Il faut
éviter dans l'application de ces principes toute brutalité,
tout simplisme, tout aveuglement aux difficultés d'une réalisation
de ces bonnes intentions. Il faut éviter de perdre notre
autonomie justement, notre faculté de corriger nos erreurs
devant les problèmes rencontrés. Ne pas traiter la
pensée de Cornélius Castoriadis en dogme hérité,
prendre sa suite, viser les mêmes objectifs mais rester capable
d'intégrer la nouveauté introduite par l'intervention
de notre liberté. La réalisation de l'autonomie nécessite
de prendre le programme de Castoriadis comme un point de départ
à corriger, à complexifier, à limiter dans
ses ambitions et surtout en tenant compte des contradictions apparues
entre le devoir-être et l'action réelle, entre les
différentes temporalités, les hauts et les bas de
l'activité politique. Nous ne pouvons nous en tenir à
une vision angélique d'une démocratie directe immédiate
et parfaite.
Il est intéressant d'éclairer les positions de Lefort
et Castoriadis par leurs oppositions et impasses respectives. tout
se passe comme s'ils s'étaient partagé les dépouilles
du marxisme pour l'un la "lutte des classes" et l'idéologie,
pour l'autre la révolution et l'autonomie Lefort n'est pas
dupe de l'institution d'un collectif qu'il ramène à
l'institution d'un lieu de conflit et de représentation de
la pluralité sociale. La loi peut être admise par tous
mais c'est la loi de la classe dominante que renforce son idéologie
unifiante (qui n'est qu'une idéologie). La division de la
société est primordiale, son unité restant
toujours problématique, usurpée, elle ne saurait plus
être un corps unifié désormais. S'il refuse
de voir dans cette société de marché réduite
à ses conflits la fin de l'histoire, c'est de se fier à
l'invention qui renvoie la réponse à plus tard, mais
on ne voit pas bien ce qui pourrait nous faire sortir de l'indétermination
du conflit social. Pour Castoriadis, au contraire, l'auto-nomos
exige la fiction, instituée, d'une unité véritable,
un sujet du collectif qui se donne sa propre loi, un corps constitué
mais qui ne prend vraiment consistance qu'à viser l'autonomie
des personnes. Toujours prêt à se remettre en cause,
le sujet collectif en tant qu'"instituant" peut s'élancer
soudain vers des avenirs lointains, mais s'en détourner tout
autant, dès le lendemain. Il faudrait donc compter sur sa
constance alors qu'on l'exhorte à une totale mobilité.
Avec Lefort comme avec Castoriadis, on ne voit pas ce qui pourrait
nous sortir de l'impuissance d'une discussion sans fin pour l'un
ou d'un monde sans promesses ni consistance pour l'autre. C'est
comme si la division du social bloquant toute tentative de refondation
pour l'un, se reportait pour l'autre en division temporelle (révolution),
division du sujet qui remet en cause son autonomie justement comme
fondation toujours éphémère. Il nous faudrait
attendre comme le messie l'invention ou la nouveauté qui
nous sauverait d'une société absente et d'un monde
qui n'est pas durable, mais on ne voit pas en quoi ils nous permettraient
de sortir de leurs postulats de base. Du moins, avec Castoriadis,
nous avons un contenu pour notre politique, le projet d'autonomie.
Tout ceci fait écho aux thèses de Marcel Gauchet
et, de ce point de vue, on peut ramener leurs oeuvres, et malgré
eux, à la délégitimation du politique dès
lors qu'ils ne débouchent pas sur une véritable alternative.
En prendre la suite, même avec un regard critique, c'est pourtant
bien donner crédit à leur prétention d'une
reprise du politique. On a là le passage d'une autonomie
comme délégitimation, à l'autonomie comme projet.
Saut qualitatif longtemps inaperçu de Marcel Gauchet, tout
comme la perte de légitimité du libéralisme
qui devrait permettre de fonder enfin une nouvelle politique délivrée
du religieux, fondée sur l'individu et ouverte à l'avenir.
C'est cette inversion de la dette et le déclin de la société
disciplinaire qu'Alain Ehrenberg enregistre dans ses manifestations
dépressives, l'insuffisance de l'individu autonome, la pression
sociale d'exigence d'autonomie, la contradiction d'une autonomie
subie, devenue norme. On ne peut nier que Cornélius Castoriadis
participe au renforcement de la norme sociale d'autonomie, Ehrenberg
le rejoint pourtant quand il met en évidence la nécessité
d'institutions de l'autonomie, d'un support de l'individu, d'une
articulation au politique de l'autonomie individuelle.
On doit retenir que ce n'est pas si simple qu'on pouvait le croire.
L'autonomie ne libère pas spontanément la créativité
comme un instinct puissant qui attendrait de se déployer
dès que ses liens seraient coupés. La lutte pour l'autonomie
n'est le plus souvent qu'une lutte contre des contraintes devenues
illégitimes. Il nous faut donc réélaborer notre
projet d'autonomie en tenant compte des acquis et leçons
de l'histoire, tout en profitant des nouvelles exigences d'autonomie
de l'économie cognitive. L'autonomie est désormais
plus réelle encore mais à cause de cela, notre projet
de démocratie participative doit tenir compte de la réalité
plus que de nos rêves. Par dessus tout, il faut se poser la
question de savoir si l'autonomie peut être un but en soi.
Il ne s'agit pas de remettre en cause sa nécessité,
ni qu'elle mesure les véritables richesses (A. Sen), ni qu'elle
doit être produite, projet social explicite, mais le fait
que l'autonomie pourrait être une fin dernière.
Il s'agit ainsi de reconnaître que l'autonomie n'est qu'un
moyen pour la reconnaissance sociale et pour s'inscrire dans l'histoire,
ce n'est pas être cause de soi. Bien au-delà de nous,
du futur même, nous vient une lourde responsabilité
envers les générations futures. Nous voyons ainsi
dans l'écologie le point d'archimède permettant de
dépasser les contradictions de l'autonomie en lui fournissant
un appui et une légitimité extérieure. C'est
bien plus qu'une éthique de la peur, c'est une histoire qui
incluerait son avenir, une continuité des générations
qui nous donne consistance sur le long terme et nous donne une limite
qui ne vient pas de nous, une raison qui nous traverse et nous dépasse.
Dès qu'on se pense comme continuité, il semble bien
que plus aucune autonomie ne permet à une génération
de défaire tout ce que les autres ont construit. Si on peut
penser que l'attitude révolutionnaire est d'autant plus indispensable,
il ne peut s'agir que de négations partielles participant
à la construction d'une histoire commune. Dès lors
que nous défendons une autonomie partielle, le risque est
grand d'y être absorbée tout-à-fait sous le
poids de la tradition ou des contraintes écologiques, de
même que la prudence écologiste peut mener à
l'immobilisme. C'est tout l'intérêt d'insister sur
le projet d'autonomie et de revenir aux exigences révolutionnaires
de Castoriadis. Il s'agit de se situer entre ces deux extrêmes
d'une autonomie irresponsable et d'une responsabilité sans
autonomie. Il n'y a jamais d'autonomie totale. Avant toute institution,
nous partageons planète, langage et raison. La totalité
sociale n'est pas réellement absente et la totalité
climatique nous renvoit en catastrophes les effets de nos pollutions.
Il n'y a pas de contrat social, le monde nous précède
qui nous a produit. C'est dans l'idéologie, dans les institutions
que la société manque.
S'il fallait bien insister contre l'économisme sur le sujet
agissant, instituant, il ne faut pas oublier l'objet qui lui donne
toute sa consistance, sa matérialité. Il n'y a jamais
d'autonomie que partielle et située. Il ne faut pas tomber
dans l'idéalisme ou le scepticisme sous prétexte qu'il
n'y a pas de vérité absolue. Le principe de précaution,
tout comme la philo-sophie, nous invite au contraire à tenir
compte de notre ignorance pour s'approcher un peu plus d'une sagesse
inaccessible. Il est certes difficile de tenir la balance entre
sujet et objet pris dans une dialectique changeante mais la liberté
d'action ne se mesure qu'aux possibilités et contraintes
de la situation historique. Nous reprenons ainsi le projet d'autonomie
de Castoriadis mais nous l'inscrivons dans les limites d'une écologie
du futur et des équilibres présents, de la résistance
des choses et de l'inertie des gens, du réalisme vital d'un
processus de production d'autonomie enfin, avec toutes ses contradictions,
ses errances ; une démocratie participative contradictoire
plutôt qu'une démocratie totale rêvée,
un absolu inhumain de conscience et de liberté.
Nous avons besoin pour cela de l'esprit révolutionnaire
tout autant que de la prudence écologiste. Evitant tout point
de vue unilatéral, il nous faut savoir que nous ne sommes
pas des dieux mais ne pas se laisser faire, "se savoir mortel
et agir en immortel" dit Aristote. Si l'autonomie est nécessaire,
elle n'est pas suffisante. Nous avons un rôle à jouer.
Héritiers de l'histoire et solidaires de l'avenir, notre
autonomie mesure en fin de compte notre responsabilité devant
ce que le monde a d'insupportable, d'injuste et de destructeur,
elle mesure ce que nous pouvons faire.
Jean Zin
26/07/2001
Gérard David, Cornelius Castoriadis. Le projet d'autonomie,
éd. Michalon, 2001, 201 pages. - Cet ouvrage est l'un
des premiers consacrés à Castoriadis, disparu il y
a quatre ans. Il a le grand mérite de restituer à
ce penseur fécond - et à cet homme généreux
et au parcours atypique, en marge de l'université - la cohérence
d'une pensée et à montrer que, tout en centrant son
analyse sur sa doctrine politique, sa philosophie ne se résume
pas en un plaidoyer pour le " projet d'autonomie ", mais
a également une vocation heuristique, voire fondatrice. Au
centre du propos de Castoriadis, se situe la notion de " création
humaine " - il nourrissait le projet d'un livre portant ce
titre -, dont la possibilité est pour lui la question politique
centrale. En tant qu'analyste radical des démocraties modernes,
il retrouve une vision critique, en même temps qu'ouverte,
héritage de sa dénonciation du marxisme, des réalités
contemporaines, qui pourrait rappeler l'École de Francfort,
le dogmatisme en moins. Peut-être aura-t-il parfois cédé
à la tentation de l'utopie, mais ses indignations restent
les nôtres.
Revue le banquet http://www.revue-lebanquet.com/fr/pag/mie_16.htm#dav
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