Origine :
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=41
Cornelius Castoriadis est un de nos plus grands penseurs
par Florence GIUST-DESPRAIRIES
Nous présentons ici l'article que nous avons écrit
pour le tout nouveau "Dictionnaire de psychosociologie"
(2002, ERES) qui fait le point pour la première fois sur
les grandes notions de cette discipline.
Né à Constantinople en 1922, Cornélius Castoriadis
mène des études de droit, d'économie et de
philosophie à Athènes.
Militant dès l'âge de 15 ans dans l'Organisation des
Jeunesses Communistes, illégale sous le régime de
la dictature, il rompt, quelques années plus tard, avec un
parti communiste qu'il découvre chauvin et bureaucratique
pour se rallier au parti trotskiste.
Se sentant menacé à la fois par les fascistes et
les communistes qui, dit-on, veulent sa liquidation physique, il
décide, en décembre 1945, de s'installer en France
pour faire sa thèse de philosophie.
Tenant pour insuffisante la critique du stalinisme proposée
par le courant trotskiste, il décide avec Claude Lefort de
créer le groupe et la revue " Socialisme ou barbarie
" qui allie l'engagement à la réflexion politique
et philosophique.
Sans cesser l'analyse critique du monde capitaliste, il dénonce
" le présent d'une illusion " dans les régimes
qui font dériver de la pensée marxiste des idéologies
réactionnaires.
Il est un des premiers à démonter la logique des
pouvoirs totalitaires.
1 Parallèlement à la rédaction de nombreux
articles qu'il publie sur la société bureaucratique
et l'expérience du mouvement ouvrier il est fonctionnaire
international à l'O. C. D. E. en qualité d'expert
aux questions économiques.
En 1975, il publie " L'institution imaginaire de la société
" où l'idée politico-sociale d'autogestion s'approfondit
dans une pensée de l'autonomie qui conduit Castoriadis à
poser l'imaginaire au centre de la création sociale comme
surgissement d'une nouveauté radicale.
Développement d'une pensée philosophique de l'imaginaire
qui induit de nouveaux contenus de connaissance, dans le cadre d'une
conception originale du social-historique et du rapport entre psyché
et société.
En 1977, il fonde une nouvelle revue avec Claude Lefort2, Marcel
Gauchet, Miguel Abensour, Pierre Clastres et Maurice Luciani, "
Libre ", qui ne comptera que quelques numéros.
Désireux de dégager une intelligibilité des
relations, entre logiques de société et mécanismes
psychiques, il entreprend une lecture approfondie de la théorie
freudienne.
Il quitte, alors, l'O. C. D. E. pour s'installer comme psychanalyste
1 Sous les noms d'emprunt de Chaulieu, Coudray, Cardan.
2 Une rupture était intervenue entre les deux hommes en
1958, l'un et l'autre poursuivant par des voies propres leur réflexion
sur la démocratie.
2 s'installer comme psychanalyste.
1 Il occupe, à partir de 1980, un poste de directeur de
recherches à l'Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales
où il anime un séminaire intitulé : "
Institution de la société et création historique
" jusqu'au printemps 1995.
Il décède le 26 Décembre 1997, au moment où
il termine un article pour la Revue Internationale de Psychosociologie
" La Rationalité du capitalisme " qui reste son
dernier article.
L'œuvre de Castoriadis est d'essence philosophique, même
si elle ne s'inscrit pas dans un champ disciplinaire particulier,
mais fait communiquer, entre elles, différentes disciplines
(philosophie, psychanalyse, économie, sciences politiques,
histoire.) ce qui permet à l'auteur de déployer sa
pensée autour de ce qu'il nommait ses " idées-mères
".
Nous prendrons comme fil conducteur pour exposer celles-ci, la
question centrale du lien social comme construction active qui est
aussi celle des psychosociologues, continûment confrontés,
dans leur pratique, aux avatars de la rencontre entre réalité
interne et réalité externe, aux différents
niveaux de l'individu, des groupes et des organisations.
" Nous avons à penser le monde des significations sociales
non pas comme un double irréel d'un monde réel (...)
nous avons à le penser comme position première, inaugurale,
irréductible du social-historique et de l'imaginaire social
tels qu'ils se manifestent chaque fois dans une société
donnée ; position qui se présentifie et se figure
dans et par l'institution, comme institution du monde et de la société
elle-même.
C'est cette institution des significations – instrumentée
toujours dans les institutions du legein et du tekhein – qui
pour chaque société, pose ce qui est et ce qui n'est
pas, ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. . .
C'est elle qui instaure des positions et des orientations communes
du faisable et du représentable, et par là tient ensemble,
d'avance et par construction si l'on peut dire, la foule indéfinie
et essentiellement " ouverte " d'individus, d'actes, d'objets,
de fonctions, d'institutions au sens second et courant du terme
qu'est chaque fois, concrètement, une société.
...
L'imaginaire radical est comme social-historique et comme psyché/soma.
" (1975) La Création social-historique Les institutions*
remplissent des fonctions vitales sans lesquelles une société
est inconcevable, mais elles ne se réduisent pas à
cela puisqu'à la fois on constate que des fonctions considérées
comme vitales ne sont pas remplies par des institutions et qu'a
contrario les sociétés s'inventent et se définissent
aussi bien de nouveaux modes de réponses à leurs besoins
que de nouveaux besoins.
Une vue fonctionnaliste ne peut ainsi accomplir son programme qu'en
s'octroyant un critère de la réalité des besoins.
Par ailleurs, tout ce qui se présente à nous dans
le monde social-historique est indissociablement tissé de
symbolique**.
Nous rencontrons le symbolique dans le langage 1 Marié à
Piéra Aulagnier, il participe en arrière-plan à
la création du 4ème groupe en 1969 et publie dans
la revue Topique en particulier deux articles critiques sur les
positions de Lacan concernant la formation, sur le 3 mais également
dans les institutions : une organisation donnée de l'économie,
un système de droit, une religion sont des systèmes
symboliques sanctionnés dans la mesure où ils attachent
à des symboles (des signifiants) des signifiés (représentations,
ordres, incitations, injonctions, significations).
Toutefois, le symbolique n'est ni neutre ni adéquat.
L'individu, par exemple, rencontre toujours devant lui un langage**
déjà constitué et s'il charge tel mot ou telle
expression d'un sens privé, il n'en doit pas moins s'emparer
de quelque chose qui se trouve là.
La société également constitue chaque fois
son ordre symbolique en prenant matière de ce qui se trouve
déjà là.
Une chose est de dire que l'on ne peut choisir un langage dans
une liberté absolue et que " chaque langage empiète
sur ce qui est à dire " ; autre chose est de se croire
fatalement dominé par le langage dans l'impossibilité
de dire ce qu'il nous amène à dire.
La maîtrise du symbolique des institutions se pose de la
même manière que celle de la maîtrise du langage.
Le symbolique est en quelque sorte un arrangement du sens.
Les relations sociales sont toujours instituées parce qu'elles
sont posées comme façons de faire symbolisées
et sanctionnées.
Mais ce qui dépasse le simple progrès de la rationalité,
ce qui permet au symbolisme institutionnel de s'autonomiser, ce
qui, enfin, lui fournit son supplément de détermination
et de signification ne relève pas du symbolique.
Il reste pour Castoriadis une composante essentielle et pour son
propos, décisive : la composante imaginaire.
L'imaginaire* se réfère à quelque chose d'inventé
qu'il s'agisse d'invention absolue ou d'un glissement de sens.
Il se sépare du réel**, qu'il prétende ou
non se mettre à sa place.
L'imaginaire doit utiliser le symbolique, non seulement pour s'exprimer
mais pour exister.
Ainsi le délire le plus élaboré comme le fantasme
le plus secret sont le fait d'images ; ces images représentent
autre chose, elles ont pour fonction de symboliser.
Inversement le symbolique présuppose la capacité
imaginaire : voir dans une chose ce qu'elle n'est pas, dans la mesure
où l'imaginaire revient finalement à " la faculté
originaire de poser ou de se donner sous le mode de la représentation
une chose et une relation qui ne sont pas données dans la
perception ou ne l'ont jamais été ".
(1975) C'est à partir donc d'une conception des sociétés
comme auto-créations qui se déploient dans l'histoire
que Castoriadis fonde le social-historique sur un imaginaire dernier
ou radical compris comme capacité élémentaire
et irréductible de faire surgir comme image ce qui n'est
pas là et n'a jamais été : "L'imaginaire
radical et ce qui chaque fois institue, ce qui lacanisme et à
partir de là sur l'ancrage social et historique de la psychanalyse.
4 est à l'œuvre dans l'histoire se faisant, ce qui
simultanément et chaque fois surgissement du nouveau et capacité
d'exister dans et par la position des images " (1975).
L'auteur pose que le symbolique présuppose l'imaginaire
radical mais cela ne signifie pas qu'il ne soit que de l'imaginaire
effectif dans son contenu.
Le symbolique comporte presque toujours une composante " rationnelle-réelle
" mais cette composante est tissée inextricablement
avec la composante imaginaire effective.
Les institutions ont ainsi trouvé leur source dans l'imaginaire
social.
Cet imaginaire s'entrecroise avec le symbolique, sinon la société
n'aurait pu se rassembler, et avec l'économique et le fonctionnel,
sinon elle n'aurait pu survivre.
L'institution se définit alors pour l'auteur comme "
un réseau symbolique, socialement sanctionné, où
se combinent en proportions et en relations variables une composante
fonctionnelle et une composante imaginaire.
L'aliénation c'est l'autonomisation et la dominance du moment
imaginaire dans l'institution qui entraîne l'autonomisation
et la dominance de l'institution relative à la société.
" Cette autonomisation de l'institution s'exprime et s'incarne
dans la matérialité de la vie sociale, mais suppose
toujours aussi que la société vit ses rapports avec
ses institutions sur le mode de l'imaginaire autrement dit, "
ne reconnaît pas dans l'imaginaire des institutions son propre
produit ".
C'est pourquoi l'émergence de nouvelles institutions et
de nouvelles façons de vivre n'est pas le fait d'une découverte,
mais d'une " constitution active ".
De même, l'imaginaire ne joue pas un rôle dans les
institutions du fait des problèmes réels rencontrés
par les hommes mais parce que ces problèmes ne se constituent
comme tels, dans une époque et une société
données, qu'en fonction d'un imaginaire central de l'époque
ou de la société considérée.
Toute société essaie en effet de donner une réponse
à quelques questions fondamentales, réponse lui permettant
de définir son identité.
Le rôle des significations imaginaires est de fournir cette
réponse aux questions.
Ainsi, chaque société élabore-t-elle une image
du monde naturel, de l'univers où elle vit, en essayant chaque
fois d'en faire un ensemble signifiant dans lequel doivent trouver
leur place les objets et les êtres naturels qui importent
à la vie de la collectivité, mais aussi cette collectivité
elle-même et finalement un certain ordre du monde.
Cette vision du monde plus ou moins structurée ne relève
pas pour Castoriadis du rationnel mais de l'imaginaire ; cet imaginaire
se présente comme " réel rationnel " à
l'intérieur d'un monde social donné.
Mais lorsqu'on prend en compte la dimension historique, on s'aperçoit
que chaque société institue son réel ; institution
d'un monde qui n'est pas réductible à ce qui était
déjà là ni à des facteurs réels
ou rationnels extérieurs à la société
considérée.
Elle est création d'un monde propre 5 " œuvre
de l'imaginaire radical social-historique ".
Il faut comprendre le social-historique comme " le collectif
anonyme, l'humain impersonnel qui remplit toute formation sociale
donnée mais l'englobe aussi, qui enserre chaque société
parmi les autres et les inscrit toutes dans une continuité
où d'une certaine façon sont présents ceux
qui ne sont plus, ceux qui sont ailleurs, et même ceux qui
sont à naître.
" Ce sont d'un côté des structures données,
des institutions et des oeuvres " matérialisées
" qu'elles soient matérielles ou non ; et d'un autre
côté, ce qui structure, institue, matérialise.
C'est " l'union et la tension de la société
instituante et de la société instituée, de
l'histoire faite et de l'histoire se faisant.
" (1975) Dire que le social-historique est auto-création
implique que celui-ci échappe à toute explication
causaliste et déterministe et signifie que la société
est à l'origine d'elle-même.
Droit, économie, politique, sont des créations sociales
qui présupposent la société qu'ils font être,
de même que celle-ci les fait être.
Dans cette perspective, la société est à elle-même
son propre commencement et ses présupposés ; origine
qui lui échappe mais qui pourtant n'est ni extra-sociale
ni imputable à une transcendance.
" Avant la création sociale historique il y avait déjà
ces présupposés c'est-à-dire encore une fois
le social-historique.
" (1975) Castoriadis nous convie à penser l'institution
de la société comme un espace circulaire que qualifie
un monde marqué par le sens.
* " Les significations imaginaires sociales " (1975)
appartiennent à l'institution socialhistorique et se borne
à celle-ci précisément parce que le mode d'être
du social-historique est avant tout imaginaire.
Cet univers de significations instituées " comme créations
immotivées d'images " se dérobe à une
conception de la détermination au sens où l'institution
n'est ni nécessaire ni contingente mais émergence,
c'est-à-dire ce à partir de quoi, dans quoi et moyennant
quoi, du déterminé existe.
Ainsi, seule l'institution social-historique peut énoncer,
formuler, expliciter l'idée, le schème et l'effectivité
de l'identité.
Il nous faut là entrer dans une proposition centrale pour
Castoriadis concernant une caractéristique intrinsèque
à l'organisation de la société : l'institution
de la société et ses significations imaginaires sociales
se déploient toujours dans deux dimensions indissociables,
la dimension ensemblisteidentitaire ou ensidique, et la dimension
strictement imaginaire.
Dans la dimension ensembliste-identitaire, la société
opère avec/et, par des éléments, des classes,
des propriétés et des relations posés comme
distincts et définis.
Le schème souverain est ici celui de la détermination
(déterminité ou déterminabilité).
L'exigence est que tout le concevable soit soumis à la détermination
et les implications ou conséquences qui en découlent.
Du point de vue de cette dimension, l'existence est la déterminité.
6 Dans la dimension proprement imaginaire l'existence est signification.
** Les significations peuvent être repérables mais
ne sont pas déterminées.
Toute signification renvoie à un nombre indéfini
d'autres significations qui ne sont pas reliées par des conditions
nécessaires ou suffisantes.
Cette relation de renvoi opère essentiellement moyennant
un " quid pro quo qui est la relation entre le signe et ce
dont le signe est signe " est au fondement du langage.
L'ensidique constitue la construction instrumentale indispensable
et l'instauration d'une identité et d'une déterminité.
Elle s'étaye sur la strate naturelle mais ne se bornant
pas à la réfléchir ou à l'accueillir
passivement, elle la recrée du fait même de l'étayage.
La dimension ensidique c'est par exemple que deux et deux font
quatre ; que les vaches engendrent des vaches, que les hommes doivent
se nourrir, etc...
Elle est ce sur quoi s'étaye l'imaginaire social et ce dont
toutes les sociétés doivent tenir compte invariablement.
Le tissage, chaque fois singulier, de ces deux dimensions, forme
les significations imaginaires sociales qui dans chaque société
présentent un type d'organisation particulier.
Ces significations imaginaires-sociales relèvent de la logique
des " magmas ".
Dans la théorie castoriadienne un magma " est ce dont
on peut extraire des organisations ensemblistes en nombre indéfini
mais qui ne peut jamais être reconstitué (idéalement)
par compositions ensemblistes (finies ou infinies) de ces organisations.
" (1975 ;1986) Ces magmas sont ainsi des " multiplicités
inconsistantes " desquelles les sociétés tirent
une infinité de représentations* et de modes d'organisation.
L'analyse de ces significations imaginaires sociales ne suffit
pas à recomposer l'ensemble d'un magma dans lequel une société
peut toujours aller puiser de quoi s'instituer.
Parce qu'il est possible d'en extraire un nombre indéfini
d'organisations ensidiques, le " mode d'être " du
magma signifie qu'il n'est ni réductible à ces organisations
ni épuisable par elles.
Au niveau individuel, le magma, loin d'être une " argile
amorphe " (1990) correspond à la plasticité illimitée
de la psyché.
Le temps comme source ou horizon de la création L'institution
du monde des significations qui est inscription et incarnation dans
le monde sensible à partir de quoi il est son " être
ainsi ", dessine une conception du temps : " création,
être, temps vont ensemble ; être signifie à être,
temps et création s'exigent l'un l'autre " (1975).
La temporalité** est donc source ou horizon de la création
qui est 7 manifestation ininterrompue de ce qui a le plus souvent
été nommé transcendance et que Castoriadis
nomme " Chaos, Abîme, Sans Fond ".
Gangue matricielle et mortifère, source créatrice
et destructrice qui envahit constamment l'empirique, le familier,
l'immanent, il est l'envers insondable de toutes choses, origine
qui n'est pas hors temps ou à un moment de mise en marche
du temps, mais altération toujours imminente constamment
présente dans et par le temps.
Les significations sociales continuent, prolongent, recréent
le Sans Fond duquel elles émergent.
Pour faire face au Chaos l'humanité ne se contente pas de
créer l'institution et ses significations, elle lie ensemble
l'hétérogénéité radicale de l'être
et le Chaos dont elle provient.
C'est cette liaison qui permet de comprendre que les institutions,
bien que productions de l'homme, se présentent comme création
aveugle, ce qui n'est autre qu'un processus d'aliénation.
* " L'aliénation c'est l'autonomisation et la dominance
du moment imaginaire dans l'institution qui entraîne l'autonomisation
et la dominance de l'institution relativement à la société.
" (1975).
Ce n'est donc pas la nature de l'institution mais le rapport qu'une
société entretient à ses institutions qui est
décisif.
Castoriadis distingue deux modes d'auto-constitution sociale :
– L'hétéronomie qui repose sur la dénégation
et l'occultation de sa propre autoconstitution par laquelle les
hommes imputent à une source extra-sociale l'origine et le
fondement de l'institution.
Elle est asservissement des hommes à leurs créations
imaginaires, résorption immédiate de la collectivité
dans ses institutions.
– L'autonomie qui pose une auto-constitution explicite, lucide,
réfléchie et délibérée impliquant
une mise en question illimité de l'institution établie
de la société, questionnement fondé sur le
savoir que l'institution est l'œuvre et le produit des hommes.
Cette autonomie n'est pas une donnée mais un projet, et
l'articulation entre la pensée du social-historique et du
projet d'autonomie est au centre de l'œuvre de Castoriadis
comme théoricien et militant.
Dans son ouvrage " L'Institution imaginaire de la société
", il tente une élucidation du social-historique par
une analyse de la constitution des sociétés inscrites
dans l'espace et dans le temps en s'attachant aux processus d'émergence
comme autodéploiements.
8 Le philosophe est amené à dégager deux périodes
décisives de la création socialhistorique, deux périodes
de rupture de l'hétéronomie, œuvre du "
collectif anonyme " : la Grèce antique du VIIIème
au IVème siècles avant Jésus-Christ, et l'Europe
post-médiévale.
L'émergence de la polis athénienne et la naissance
de l'Europe occidentale sont en effet, pour Castoriadis deux exemples
de l'aptitude des hommes et des sociétés à
rompre avec leurs traditions et à s'auto-instituer.
Elle constitue des mises en question de l'institution, exceptionnelles
dans l'histoire de l'humanité.
Cette rupture implique que ces mêmes individus qui ont été
fabriqués par leur société, qui en sont les
" fragments ambulants " ont pu changer, mettre en cause
les institutions dont ils avaient hérité et qui les
avaient formés eux-mêmes.
Ce changement essentiel du champ social institué s'est traduit
à la fois par la naissance d'un espace politique public et
par la création de l'interrogation illimitée.
Il crée la possibilité d'une pensée et d'une
élucidation de l'institution dans les discours et dans les
faits et signe la naissance de la démocratie et de la philosophie.
Dans la démocratie apparaît pour la première
fois une institutionnalisation du façonnement collectif des
institutions, et dans la philosophie apparaît le questionnement
de la vérité et de la justesse morale des représentations
traditionnelles.
Ainsi le lieu de la rupture de l'hétéronomie est-il
le projet d'autonomie de la société qui implique le
projet d'auto-création d'une subjectivité véritable
comme instance réflexive et délibérante.
Cette rupture est, pour Castoriadis, création social-historique,
œuvre du collectif anonyme imputable à l'imagination
radicale.
L'institution imaginaire de la société se distingue
en une institution première qui se crée elle-même
comme société en se donnant chaque fois des institutions
animées par des significations imaginaires spécifiques
(sociétés égyptienne, hébraïque,
grecque, etc...).
Cette institution s'articule sur des institutions secondes divisées
en deux catégories : les institutions trans-historiques comme
le langage, l'individu et la famille (il n'y a pas de société
sans langage, sans création d'un type d'individu, sans contenu
spécifique de la famille), et des institutions spécifiques
à des sociétés données qui constituent
ce qui est vital pour chaque société considérée,
à savoir ces significations particulières.
Toute société crée ainsi son monde propre
dans l'émergence de S. I. S.
spécifiques dont la fonction est triple :
1. – Ce sont elles qui structurent chaque fois spécifiquement
les représentations du monde en général.
2. – Elles désignent les finalités de l'action
et imposent ce qui est bon et ce qui n'est pas bon à faire.
9 3. – Elles établissement un type d'affect caractéristique.
L'instauration de ces trois dimensions : représentation,
finalité, affect, va de pair avec toutes sortes d'institutions
particulières médiatrices.
Parmi ces significations instituées pour chaque société
la plus importante est celle qui la concerne elle-même.
" Toute société a une représentation
de soi comme quelque chose. A cette représentation est indissociablement
lié un se vouloir comme cette société là
et à s'aimer comme cette société là,
c'est-à-dire un investissement à la fois de la collectivité
concrète et des lois moyennant lesquelles cette collectivité
est ce qu'elle est." (1996).
La collectivité n'est idéalement impérissable
que si les significations qu'elle institue sont investies comme
impérissables par les membres de la société,
sens qui concerne l'autoreprésentation de la société
et qui permet aux individus de monnayer, pour leur compte personnel,
un sens du monde, un sens de la vie et un sens de la mort.
C'est ainsi que Castoriadis voit dans la crise* de la société
contemporaine une crise du processus identificatoire caractérisée
par l'effondrement de l'auto-représentation de la société
et la montée de l'insignifiance.
De la monade psychique au sujet réflexif et délibérant
C'est en se référant à la théorie freudienne
de l'inconscient que Castoriadis pose une psyché singulière
où l'imaginaire se déploie comme imagination radicale,
constituant ainsi une première rupture de la fonctionnalité
biologique et psychologique du simple vivant.
Cette imagination conduit à ce trait humain unique dans
toutes les espèces vivantes : le remplacement du plaisir
d'organe par le plaisir de représentation.
L'imagination radicale qui caractérise l'homme, ce "
vivant constituant " (1999) est capacité de poser comme
réel ce qui ne l'est pas, capacité de former des représentations
à partir d'un rien de représentation, faculté
de poser un objet et de faire être cet objet.
(1986) Si pour Freud la représentation ne peut être
informée que sur instruction de la pulsion, cette dernière
n'a pas, au départ, de représentant (de délégué)
dans la psyché et doit s'y trouver condamnée au mutisme.
Castoriadis en déduit la nécessité de postuler
que la représentation n'est pas seulement par et dans le
psychisme mais que la psyché est cela-même " émergence
de représentations accompagnées d'un affect et insérées
dans un procès intentionnel " (1975) L'imagination radicale,
comme création d'une première représentation
est donc aussi instauration énigmatique de cette relation
qui préside à toute organisation de la pulsion.
10 Castoriadis insiste sur le fait qu'il est impossible de comprendre
la problématique de la représentation en cherchant
son origine en dehors d'elle-même.
C'est à un fond de représentations originaires que
la pulsion emprunte au départ sa délégation,
imagination radicale, auto-altération, émergence incessante
de l'autre dans et par la création d'images, de figures de
toutes sortes (virtuelles, acoustiques, verbales) qui font être
et actualisent constamment, ce qui apparaît, rétrospectivement
à l'analyse réflexive, comme des conditions de possibilités
préexistantes, temporalité, spacialisation, différenciation,
altération.
Ainsi la pensée est-elle la mise en mouvement de ces représentations.
Le psychisme, qui signe la sortie de la pure animalité et
de ses besoins purement fonctionnels, se présente à
l'origine comme défonctionnalisé, capable par son
désir de poser et de faire être du nouveau.
La construction psychique se caractérise en effet par le
registre de la signification que Castoriadis nous convie à
distinguer du sens qui organise les phénomènes organiques.
Ces derniers s'insèrent dans des relations ordonnées,
fonctionnelles, finalisées et catégorisantes.
Ils combinent causalité et finalité.
Si l'organisme, le vivant, se créent un monde propre et
qui a du sens qui correspond à la finalité d'une logique
qui lui permet de fonctionner, les phénomènes psychiques,
eux, ont un sens, mais ce sens est essentiellement non fonctionnel
ou au-delà du fonctionnel physiologique, car il peut aller
jusqu'à la destruction de la fonctionnalité.
L'imagination radicale est précisément ce qui fait
la différence entre le monde biophysique et le monde social-historique.
Ainsi le désir humain s'origine-t-il d'un noyau originaire,
un sans fond insondable et inépuisable, source de toute création,
que Castoriadis nomme la " monade psychique ", comprise
comme rupture de l'organisation régulée du vivant.
Mû par ce noyau monadique originaire qui tend à tout
rapporter à lui-même, le sujet sombrerait dans la folie
ou dans la mort sans l'institution social-historique, comme "
flux ouvert du collectif ", qui lui permet de survivre, en
imposant la forme sociale de l'individu et en le faisant passer
de son monde propre au monde public des significations sociales,
condition de la socialisation (1975).
La liaison entre psyché et société est une
tension conflictuelle entre l'institution de l'individu social et
la tendance irrésistible de la monade psychique à
se refermer sur soi, à se rêver comme toute puissante
et centre du monde.
La monade est rétive à toute socialisation et l'ouverture
à l'autre, à la société est une violence**
exercée et vécue, " violence de l'interprétation
" et " du discours de l'ensemble " pour reprendre
les formulations faites de ce processus par Piéra Aulagnier.
11 Castoriadis insiste sur l'importance de cette violence qui est
à la fois condition de la socialisation et tension constitutive
du processus lui-même.
Parce que dans ses couches profondes, inconscientes, la psyché
est amorale et asociale, elle ne réussit à vivre que
dans la mesure où la société et ses institutions
l'arrachent de force à son monde propre.
Elle est alors obligée d'abandonner son sens en échange
de la possibilité-nécessité d'intérioriser
et d'investir les significations imaginaires sociales que lui offre
la société.
La conséquence en est que la psyché est alors habitée
par une éradicable négativité, contre la société,
contre les autres, contre la réalité, contre elle-même
en tant que personne sociale.
D'où le caractère non éradicable (au niveau
du noyau dur psychique) de la haine, des tendances agressives et
destructives et/ou du masochisme fondamental.
(1999) Cependant cette négativité radicable si elle
pousseleJeà se replier sur son monde propre elle préside
aussi au mouvement qui fait du sujet un possible créateur
d'histoire.
Construction du monde et de l'image propre de soi sont corrélatives.
Elles doivent trouver leurs correspondances autrement ni l'une
ni l'autre ne ferait sens.
" Quel sens ferait pour le sujet un monde dans lequel il n'aurait
pas de place et quel sens pourrait avoir l'être sujet dans
un monde a-sensé " (1986).
C'est pourquoi si tout individu naît hétéronome
dans une société hétéronome il n'existe
pas moins une tension constitutive, un écart qui est potentialité
d'autonomisation à la fois du sujet et de cette société
elle-même.
La société fournit des objets d'investissement, des
modèles identificatoires, des personnes substitutives.
La socialisation ne peut se faire sans au moins un individu au
moins socialisé, lequel devient objet d'investissements**
et voie d'accès au monde social chaque fois institué.
La mère comme premier délégué du monde
humain social c'est, selon la formule de Castoriadis : " la
société plus trois millions d'hominisation "
(1997).
En créant sa forme d'institution et ce qu'est l'individu
pour elle, la société crée l'humanité
en tant qu'humanité.
Elle quitte alors l'univers du sens total et totalisant et instaure
l'univers des significations.
L'homme se crée par cette restauration et tout discours
sur l'origine ne peut être compris que comme une création
mythique.
Dans cette perspective, la socialisation n'est pas une mise en
forme sociale variable du potentiel pulsionnel mais un processus
conflictuel entre les représentations des individus et les
institutions en tant qu'incarnation des représentations collectives
; processus au résultat non anticipable car s'il y a étayage
de la psyché sur la création social-historique, il
y a aussi étayage de la création social-historique
sur la psyché par la " scène psychique constamment
apportée " (1975).
Du point de vue de la dynamique de l'intégration sociale,
l'institution de la société doit ménager ou
plutôt ne peut pas ne pas ménager à l'individu
la possibilité de trouver et de 12 faire être pour
lui un sens dans les significations sociales instituées,
mais elle doit aussi lui ménager un monde privé en
tant que monde de la représentation dont l'individu reste
toujours et à jamais le centre pour lui-même.
Ainsi le Je est, pour une part décisive, une fabrication
sociale construite pour préserver et reproduire les institutions
existantes.
Mais l'institution de la société ne peut jamais résorber
la psyché en tant qu'imagination radicale.
Cette double polarité constituante pose pour Castoriadis
la question centrale concernant les conditions par lesquelles faire
advenir un sujet* autonome.
Un sujet capable " d'établir un rapport renouvelé
entre l'instance réflexive et les autres instances psychiques
comme entre son passé et l'histoire moyennant laquelle il
s'est fait tel qu'il est, lui permettant d'échapper à
l'asservissement de la répétition, de se retourner
sur lui-même, sur les raisons de ses pensées et les
motifs de ses actes, guidé par la visée du vrai et
l'élucidation de son désir. " (1990 ; 1997).
Ces conditions de l'autonomie subjective sont indissociables pour
le philosophe de l'autonomie de la société, d'une
société qui non seulement a créé des
lois mais s'institue de manière à libérer son
imaginaire radical et développe sa capacité à
altérer ses institutions, moyennant sa propre capacité
collective de réflexion et de délibération.
Projet théorico-pratique chez Castoriadis d'une conception
de la démocratie, dans son principe, comme auto-institution
permanente de l'autonomie* des individus liée à l'autonomie
de la société par une réciprocité circulaire.
" Une société autonome n'est possible que si
elle est formée d'individus autonomes et des individus autonomes
ne peuvent exister que dans et par une société autonome
" (1999) Le projet d'autonomie : Castoriadis psychosociologue
? S'interroger sur l'orientation psychosociologique de la pensée
de Castoriadis ne va pas sans poser problème.
Premièrement parce qu'il pourrait sembler abusif de tirer
du côté de la psychosociologie la multidimentionalité
de l'œuvre d'un homme reconnu internationalement comme tout
à la fois philosophe, économiste, sociologue, politologue,
psychanalyste...
Pour autant le refus de se situer dans des clivages disciplinaires,
l'orientation qui fonde une pensée théorique et épistémologique
sur un projet de transformation sociale par l'engagement dans une
praxis** rejoint les fondements de l'histoire et de l'orientation
de la psychosociologie.
Deuxièmement, et nous touchons là au paradoxe, parce
que l'objet même de la psychosociologie, les structures intermédiaires
– groupes, organisations, institutions spécifiques
– ne constituent pas un axe de travail pour l'auteur, attaché
à dégager des 13 mécanismes et des significations
de la société globale d'un côté, de la
psyché de l'autre, et de leurs rapports.
Les travaux des psychosociologues ne nourrissent pas la pensée
de Castoriadis et celui-ci n'examine pas les processus qui adviennent
dans ces structures intermédiaires lorsqu'il analyse les
conditions ou les obstacles de la création d'un lien social
à visée d'autonomie.
Toutefois il convient de nuancer ce constat en rappelant l'importance
des analyses proposées sur l'expérience du mouvement
ouvrier.
Rappeler aussi une préoccupation concernant les niveaux
micro-sociaux quand dans " Fait et à faire " ,
un texte bilan programme, qu'il expose au cours du colloque organisé
en 1987 par Giovanni Busino sur son œuvre, Cornélius
Castoriadis se montre conscient de la nécessité de
la tâche.
Passant en revue les axes majeurs de son travail, il indique les
directions qui lui paraissent les plus urgentes à prendre
pour l'avenir : – L'articulation concrète de la société,
les corps intermédiaires, les significations particulières
qui s'y attachent et les identifications correspondantes.
– L'élucidation des modes de socialisation** spécifiques
instaurés chaque fois par des sociétés particulières.
– Et l'approfondissement des modes de passage de l'individu
social hétéronome à la subjectivité
réfléchissante et délibérante.
Tâches qui concernent le projet psychosociologique.
En quoi donc la lecture de l'œuvre de Castoriadis est-elle
significative pour le psychosociologue et dans quelle mesure enrichit-elle
sa pratique et sa réflexion théorique ? Nous dégagerons
quelques éléments centraux.
En premier lieu la prééminence accordée à
l'imaginaire dont il fait une catégorie " en dehors
de laquelle il est impossible de comprendre ce qu'a été
et ce qu'est l'histoire humaine " (1975), imaginaire radical
comme fondement à la fois du social-historique et de la psyché.
Dans une approche psychosociologique qui porte sur l'analyse des
modalités par lesquelles s'opère le passage entre
réalité psychique et monde extérieur, la notion
de signification imaginaire sociale (S. I. S.) est d'une portée
capitale.
Elle permet de resituer à un niveau macro-social les significations
qui se dégagent des structures intermédiaires.
Il importe de mesurer, par exemple, les conséquences sur
les formations organisationnelles et groupales, en termes de contenu
et de processus des S.I.S. qui caractérisent les sociétés
modernes : l'expansion illimitée d'une prétendue maîtrise
rationnelle sur le tout, nature et êtres humains ; la position
centrale de la rationalité comme projet à la 14 base
de la domination culturelle de la technique, de la science, de la
bureaucratie et de l'efficience économique.
Cette conception est féconde.
Elle convie à porter l'attention à ce qui des S.I.S
est institué et de l'ordre de la reproduction et à
ce qui s'ouvre comme potentialité instituante, et de voir
comment ces significations s'étayent ou reposent sur les
logiques ensemblistes identitaires.
Elle amène à comprendre comment les organisations*
et les groupes* pris dans des contraintes internes et externes s'inscrivent
dans une histoire qui est la leur à travers l'émergence
des significations auxquelles ils subordonnent leur fonctionnalité.
Dégageant le regard habituel qui fait de l'imaginaire un
constituant parmi d'autres de l'identité des groupes, l'approche
castoriadienne nous invite à poser l'identité* collective,
comme avant tout, un système d'interprétation d'un
monde propre.
La conséquence en est que les questions que se posent les
groupes, adressées aux consultants à travers le malaise,
la crise, les dysfonctionnements, les conflits exprimés,
sont des réponses de fait à ces questions dans la
mesure où elles apparaissent comme le sens incarné
de leur être ensemble et de leur faire ensemble.
L'image structurée de l'expérience utilise chaque
fois les normes rationnelles du donné mais les dispose selon
une organisation dont il convient de dégager leur subordination
à des significations qui ne relèvent pas du rationnel
mais de l'imaginaire.
Dire, avec Castoriadis, que les institutions sont des mises en
forme et en sens de l'imaginaire signifie qu'elles fournissent à
chaque fois un ordre au sein duquel certaines activités sont
pleines de sens et que ce sens ne peut seul être rapporté
aux circonstances extérieures.
La réalité sociale se caractérise par l'union
et la tension de l'instituant et de l'institué.
Le psychosociologue travaille sur l'imaginaire effectif, mais l'intervention
comme processus d'élaboration et d'élucidation peut
favoriser des dynamiques instituantes.
A travers les questions manifestes qui se posent dans l'intervention
psychosociologique concernant les projets, les statuts**, les rôles**,
les places, les fonctionnements, se posent d'autres questions qui
touche au sens de ces premières : Qui sommes-nous comme collectif
? Qui sommes-nous les uns par rapport aux autres et les uns pour
les autres ? Dans quoi sommes-nous ? Que désirons-nous ?
Qu'est-ce qui nous manque ? Ce questionnement touche aux significations
imaginaires auxquelles ni la réalité, ni la rationalité
ne peuvent seules répondre.
L'imaginaire n'est pas à comprendre comme représentation
mais comme présentation, création, production.
Il y a le choc du monde et chaque fois, pour la société
comme pour l'individu, un théâtre qui s'ouvre.
Dans le sens initié par la pensée de Castoriadis
qui pose la société comme " constitution active
" à partir de significations imaginaires sociales "
vécu plus réel que le 15 réel parce que non
su comme tel ", des psychosociologues ou sociologues ont été
amenés à prolonger la réflexion en proposant
leur propre acception de la notion d'imaginaire social dans les
organisations pour éclairer la construction dynamique des
représentations.
(P. Ansart, 1977 ; B. Baczo, 1984 ; E. Enriquez, 1967 ; F. Giust-Desprairies,
1986) Ou de proposer la notion d'imaginaire collectif (F. Giust-Desprairies,
1986) pour rendre compte de la construction d'un système
d'interprétation conjuguant les nécessités
affectives des individus aux logiques sociales des organisations
dans des groupes restreints institués.
Concernant la question de l'autonomie, le postulat d'une réalisation
possible, dans son principe, d'une société autonome
peut laisser interrogatif.
On a pu reprocher à Castoriadis de ne pas suffisamment mesurer
le poids déterminant de l'hétéronomie de l'institué
travaillé de l'intérieur par la pulsion de mort, porteuse
non seulement de la répétition et de l'autoperpétuation
mais aussi de la destructivité.
Ce qui apparaît nettement dans les groupes et qui n'a pas
fait l'objet d'une attention particulière pour Castoriadis,
alors même qu'elle est au centre de la préoccupation
des psychosociologues, c'est la conflictualité, la place
centrale du conflit* dans tout agencement humain.
La pratique de l'intervention* dans les organisations montre, en
effet, que les institutions et les organisations où se tisse
concrètement le lien social sont davantage dominées
par des processus de déliaisons liés aux conflits
d'intérêts, à la pluralité des orientations
normatives, à la diversité des étayages** et
à la concurrence des institutions dans leur tentative d'occuper
l'espace psychique des individus.
Par ailleurs les institutions trouvent davantage sens et cohérence
à travers l'appel à des processus d'idéalisation**
qu'à travers la reconnaissance des processus de sublimation.
** Intégrant ces objections il nous faut néanmoins
revenir aux textes de Castoriadis pour réexaminer le projet
d'autonomie inscrit dans une perspective démocratique qui,
rappelons-le, est aussi au cœur du projet psychosociologique.
De ses articles parus dans " Socialisme ou Barbarie "
jusqu'aux ouvrages les plus récents, on trouve l'idée
selon laquelle il ne s'agit pas pour Castoriadis de produire un
sujet autonome mais de le viser comme tel et de le considérer
comme l'agent principal du développement de son autonomie.
Ce point est pour nous central : seul l'exercice effectif de l'autonomie
développe l'autonomie.
Cette position pose directement la question des pratiques sociales,
en particulier celles qui visent le changement* car viser l'autre
autonome et le constituer comme sujet de son développement
oblige à questionner la conception même de ces pratiques.
Nombre d'entre elles qui affichent un projet d'autonomie s'inscrivent,
de fait, dans une logique de fabrication par le renforcement ou
l'équipement qui se révèle davantage 16 viser
l'assujettissement.
L'activité de celui qui vise l'autre autonome " n'est
pas l'application d'une technique mais une praxis, à savoir
l'action d'une personne qui se propose d'en aider une autre à
accéder à ses potentialités d'autonomie.
Et, dans la mesure où le contenu concret de ce but n'est
pas déterminé à l'avance et ne peut pas l'être,
puisqu'il implique aussi la libération des capacités
créatrices de l'imagination radicale chez le sujet, cette
activité est création, autrement dit poësis.
" (1999) Les limites de cette activité pratico-poëtique
ne peuvent être définies qu'en référence
aux exigences du développement par le sujet de son activité
sur lui-même.
C'est ainsi que Castoriadis définit les métiers que
Freud désignait comme impossibles : la psychanalyse, la pédagogie
et la politique.
Ajoutons que la clinique psychosociologique, qui se constitue comme
réponse sociale à une demande de sens, s'inscrit dans
cette définition d'une activité pratico-poëtique
dans la mesure où elle vise l'autre autonome au sens politique
que lui donne Castoriadis " lucide sur son désir et
la réalité et responsable de ses actes, c'est-à-dire
se tenant pour comptable de ce qu'il fait.
" (1999) Si l'instauration d'une société autonome
passe par la création " d'institutions qui intériorisées
par les individus, facilitent le plus possible leur accession à
leur autonomie individuelle et leur participation effective à
tout pouvoir explicite existant dans la société.
" (1990) la question qui se pose est celle des rapports mutuels
entre autonomie subjective et autonomie sociale.
Exerçant une pratique clinique dans des groupes institués
à l'intérieur d'organisations sociales, le psychosociologue
est amené à s'interroger sur les processus de médiation
entre psyché et société.
" Le seul problème que l'institution de la société
doit résoudre partout et toujours c'est le problème
du sens : créer un monde investi de significations "
(1975).
Pour l'individu comme pour la société il y a donc
nécessité du sens non fonctionnel mais, souligne Castoriadis,
ce dernier n'est pas de même nature dans les deux cas : la
psyché demande du sens et la société lui fait
renoncer à ce qui pour la psyché est essence propre
en lui imposant de trouver celui-ci dans les significations imaginaires
sociales.
Il y a toujours du sens à faire ou à défaire.
L'expérience des unités sociales intermédiaires
que sont les groupes institués, dans lesquels il est possible
de saisir à l'œuvre une socialité effective,
nous montre que la médiation se faisant par les objets d'investissement
et les modèles identificatoires fait de cette imposition
à la psyché un processus complexe.
Le sujet, individuellement ou en groupe, éprouve comme coïncidant,
plus ou moins, par un glissement représentatif avec ses demandes
et son désir, des matériaux qui lui apparaissent à
découvrir ou proposés ou encore imposés par
les institutions sociales.
17 Situations, formulations, discours**, partenaires, pratiques
qui font l'objet d'un maniement par le sujet, sont des matériaux
offerts à l'investissement qui peuvent aussi bien apparaître
comme contraignants ou laisser place à la création.
Le sujet tente des choix d'objets sociaux, objets de substitution
aux objets internes inscrits dans un mouvement de projection, d'introjection
et de sublimation qui lui permettent de satisfaire sa tension vers
l'idéal qui, rappelons-le, est condition du lien.
Or cette tension n'est pas seulement processus d'idéalisation,
exaltation de l'objet resté inchangé, transformation
d'illusions en convictions, elle concerne aussi les processus de
sublimation et donc de création d'une autre nature qui opèrent
par décentrement, où le plaisir de la représentation
est associé au plaisir de la liberté de faire et de
penser.
Liberté qui est capacité pour le sujet de se sentir
vivant et désirant dans cet entre-deux indéterminé
indéterminable de l'espace psychique et de l'espace social
en intégrant les dérégulations internes et
externes.
A la question : pourquoi l'autonomie ? Castoriadis rappelle qu'il
n'y a pas de réponse en amont, qu'il y a simplement une condition
social-historique ; le projet d'autonomie, la réflexion,
la délibération, la raison ont déjà
été créés, ils sont déjà
là, ils appartiennent à notre tradition.
Mais cette condition n'est pas fondation.
Dans un texte intitulé " Voie sans impasse ? "
(1996) Castoriadis s'inquiète de l'effondrement des significations
imaginaires centrales, d'une crise de l'auto-représentation
de la société.
Cette crise actualise la question de l'alternative qui demeure
toujours possible entre socialisme ou barbarie, l'autonomie restant
une signification imaginaire historique " hautement improbable,
fragile et dépourvue de toute garantie " (1997).
La tâche, elle-même " hautement improbable "
du psychosociologue n'est-elle pas là, où s'éprouve
le vide de sens, de proposer des espaces suffisamment contenants,
pour élaborer ensemble les contenus intériorisés
de ces significations sociales qui ne permettent plus à l'imaginaire
d'exercer ses fonctions créatrices ? A partir d'une représentation
partagée de la société comme " constitution
active ", le psychosociologue se fait l'allié du désir
de coopération et de responsabilité collective des
activités de ceux qui lui adressent leur malaise dans les
organisations sociales.
Le développement de l'autonomie dans laquelle " les
autres sont toujours présents comme altérité
et comme ipséité du sujet " (1975) s'inscrit
dans un processus d'après-coup.
La praxis clinique est toujours remontée du temps de l'événement.
Des significations émergent de ce temps pris à rebours.
L'utopie psychosociologique est que cette co-construction du sens
participe à faire lever de nouvelles significations historiques.
Jeudi 12 décembre 2002, Florence GIUST-DESPRAIRIES Maître
de Conférence en Sciences de l'éducation (université
Paris 8)
Notes :
1 Sous les noms d'emprunt de Chaulieu, Coudray, Cardan.
2 Une rupture était intervenue entre les deux hommes en
1958, l'un et l'autre poursuivant par des voies propres leur réflexion
sur la démocratie.
3 Marié à Piéra Aulagnier, il participe en
arrière-plan à la création du 4ème groupe
en 1969 et publie dans la revue Topique en particulier deux articles
critiques sur les positions de Lacan concernant la formation, sur
le lacanisme et à partir de là sur l'ancrage social
et historique de la psychanalyse.
Bibliographie
Références bibliographiques de Cornelius Castoriadis
1975 L'Institution imaginaire de la Société, le Seuil.
1978 Les Carrefours du labyrinthe, le Seuil.
1986 Domaines de l'homme, le Seuil.
1990 Le Monde morcelé, le Seuil.
1996 La Montée de l'insignifiance, le Seuil.
1997 Fait et à faire, le Seuil.
1999 Figure du pensable, le Seuil.
Bibliographie complémentaire :
1973 La Société bureaucratique ", édit.
10/18.
1973 L'expérience du mouvement ouvrier ", édit.
10/18.
1979 Capitalisme moderne et Révolution, édit. 10/18.
1979 La Société française, édit. 10/18.
Autres références : Ansart, P. 1977 Idéologies,
conflits et pouvoir, Paris, PUF.
Baczko, B. 1984 Les Imaginaires sociaux, Paris, Payot.
Enriquez, E. 1997 Les Jeux du pouvoir et du désir dans l'entreprise.
Giust-Desprairies, F. 1989 L'Enfant rêvé - Significations
imaginaires de l'école nouvelle, Paris, A.Colin
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