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Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/31-59.asp
Rien de plus évident, en apparence, que la question impliquée par
ce titre. Quoi de plus immédiat, en effet, pour ceux qui se pensent
vivre dans une société démocratique, que de s'interroger sur la place
de la culture dans leur société - et ce d'autant plus que nous assistons,
apparemment, à une diffusion sans précédent de ce qu'on appelle culture,
en même temps qu'à l'intensification des questions et des critiques
portant sur ce qui est ainsi diffusé et sur ses modes de diffusion
?
Il y a une manière de répondre à cette interrogation, qui est en vérité
une manière d'y échapper. Elle a consisté, depuis bientôt deux siècles,
à affirmer que la spécificité de la place de la culture dans une société
démocratique - par opposition à ce qui était le cas dans les sociétés
non démocratiques - consiste uniquement en ceci, qu'ici la culture
est pour tous et non pas pour une élite définie ainsi ou autrement.
Ce « pour tous », à son tour, peut être pris dans un sens simplement
quantitatif : la culture chaque fois existante doit être mise à la
disposition de tous, non seulement « juridiquement » (ce qui n'était
pas, par exemple, le cas en Égypte pharaonique), mais sociologiquement,
au sens de son accessibilité effective - ce à quoi sont supposés servir
aussi aujourd'hui l'instruction universelle, gratuite et obligatoire,
comme encore les musées, concerts publics, etc.
Mais on peut aussi prendre ce « pour tous » sociologique dans un autre
sens, plus fort : considérer que la culture existante est un produit
de classe, fait par et/ou pour les couches dominantes de la société
et exiger une « culture pour les masses ». Cela a été, on le sait,
la théorie et la pratique du proletkult en Russie lors des premières
années après la révolution de 1917 et, dans la mystification et l'horreur,
la théorie et la pratique stalinienne et jdanovienne du « réalisme
socialiste » quelques décennies plus tard.
Je ne discuterai pas ici cette dernière conception, ressuscitée aujourd'hui
par différents mouvements (féministe, noir, etc.) qui condamnent la
totalité de l'héritage gréco-européen comme produit de « mâles blancs
morts ». Je me demande pourquoi ne condamne-t-on pas, sur le même
principe, l'héritage chinois, islamique ou aztèque, produits par des
mâles morts, respectivement jaunes, blancs ou « rouges ». Le fond
de la question se ramène à une vieille interrogation philosophique
: est-ce que les conditions effectives de genèse d'une œuvre
(d'une idée, d'un raisonnement, etc.) décident, sans plus, de sa validité
? Répondre oui, c'est tomber dans la vieille contradiction autoréférentielle,
puisque cela revient à porter implicitement un jugement de validité
sur ce même énoncé, jugement qui se veut indépendant des conditions
effectives de sa genèse - à moins de se placer arbitrairement en position
prophétique ou messianique, ce que faisaient effectivement, pour le
compte du « prolétariat » et en se mettant à sa place avec une honnête
naïveté, les partisans du proletkult et avec une infâme effronterie
les staliniens.
Que l'» assignation à l'origine » n'est pas simplement absurde est
évident. Mais les attitudes du proletkult, des féministes fanatiques,
etc., ou simplement la « généalogie » à la Nietzsche, retraitée à
la sauce parisienne en « archéologie » un siècle plus tard, veulent
éliminer la question inéliminable de la validité de droit (Que Jefferson
ait possédé des esclaves n'invalide pas ipso facto la Déclaration
d'indépendance.) Et dans leur insondable confusion, elles « oublient
» purement et simplement la question abyssale : comment des phrases
et des œuvres d'autrefois et d'ailleurs peuvent-elles nous parler
et, parfois, nous faire trembler ?
Aussi bien le terme culture que celui de démocratie soulèvent immédiatement
des questions interminables. Contentons-nous ici d'un repérage provisoire.
Appelons culture tout ce qui, dans le domaine public d'une société,
va au-delà du simplement fonctionnel ou instrumental et qui présente
une dimension invisible, ou mieux impercevable, positivement investie
par les individus de cette société. Autrement dit, ce qui, dans cette
société, a trait à l'imaginaire stricto sensu, à l'imaginaire poiétique,
tel que celui-ci s'incarne dans des œuvres et des conduites dépassant
le fonctionnel. Il va sans dire que la distinction du fonctionnel
et du poiétique n'est pas matérielle [n'est pas dans les « choses
»].
Le terme de démocratie se prête évidemment à infiniment plus de discussion,
par sa nature même et parce qu'il a été depuis longtemps l'enjeu de
débats et de luttes politiques. Dans notre siècle, tout le monde,
y compris les tyrans les plus sanglants, nazis et fascistes exceptés,
s'en réclame. Nous pouvons tenter de sortir de cette cacophonie en
revenant à l'étymologie : démocratie, le kratos du démos, le pouvoir
du peuple. Certes la philologie ne peut pas trancher des conflits
politiques. Qu'elle nous incite au moins à nous demander : où, dans
quel pays, voit-on aujourd'hui réalisé le pouvoir du peuple ?
Ce pouvoir, nous le voyons pourtant affirmé, sous le titre de souveraineté
du peuple, dans les constitutions contemporaines de tous les pays
dits « démocratiques ». Laissant pour l'instant de côté l'éventuelle
duplicité de cette affirmation, prenons appui sur sa lettre pour dégager
une signification que peu de gens oseraient contester : dans une démocratie,
le peuple est souverain, à savoir il fait les lois et la loi, à savoir
encore la société fait ses institutions et son institution, elle est
autonome, elle s'auto-institue. Mais, comme toute société en fait
s'auto-institue, nous devons ajouter : elle s'auto-institue, du moins
en partie, explicitement et réflexivement. Je reviendrai sur ce dernier
terme. En tout cas, elle reconnaît ses propres créations, délibérées
ou non, dans ses règles, ses normes, ses valeurs, ses significations.
Cette autonomie, cette liberté, implique à la fois et présuppose l'autonomie,
la liberté des individus, elle est impossible sans cette dernière.
Mais celle-ci, affirmée et assurée par la loi, la constitution, les
déclarations des droits de l'homme et du citoyen, repose en dernière
analyse, de jure et de facto, sur la loi collective, formelle aussi
bien qu'informelle. La liberté individuelle effective - je ne parle
pas de la liberté philosophique ou psychique - doit être décidée par
une loi - même si celle-ci s'appelle « Déclaration des droits » -
qu'aucun individu ne saurait poser ou sanctionner. Et dans le cadre
de cette loi, l’individu peut à son tour définir pour lui-même
les normes, les valeurs, les significations moyennant lesquelles il
essaiera d'ordonner sa vie propre et de lui donner un sens.
Cette autonomie, ou auto-institution explicite, qui émerge pour la
première fois dans les cités démocratiques grecques et reémerge, beaucoup
plus amplement, dans le monde occidental moderne, marque la rupture
qu'entraîne la création de la démocratie avec tous les régimes social-historiques
antérieurs1. Dans ceux-ci, régimes d'hétéronomie instituée, la source
et le fondement de la loi, comme toute norme, valeur et signification,
sont posés comme transcendants à la société ; transcendants dans l'absolu,
comme dans les sociétés monothéistes, transcendants en tout cas relativement
à l'actualité effective de la société vivante, comme dans les sociétés
archaïques. L'assignation de cette source et de ce fondement vont
de pair avec une clôture de la signification ; la parole de Dieu,
les dispositions établies par les ancêtres sont indiscutables et établies
une fois pour toutes.
Cela vaut aussi pour les individus : le sens de leur vie est donné,
réglé d'avance, de ce fait assuré. Pas de discussion possible sur
les institutions - donc aussi, pas de discussion possible sur les
croyances sociales, sur ce qui vaut ou ne vaut pas, sur le bien et
le mal. Dans une société hétéronome - ou simplement traditionnelle
- la clôture de la signification fait que non seulement la question
politique comme la question philosophique sont fermées d'avance, mais
que le sont tout aussi bien les questions éthiques ou esthétiques.
En toute circonstance, ce que l'on doit faire est dicté sans appel
par la loi et les mœurs collectives ; rien n'y change lorsque
apparaissent des commentaires interminables ou une casuistique subtile,
comme avec le Talmud, les docteurs chrétiens ou les théologiens islamiques.
Il en va de même pour la culture. Aucun doute, les sociétés hétéronomes
ont créé des œuvres immortelles ou tout simplement une foule
innombrable de beaux objets. Et déjà cette constatation montre le
caractère intenable, dans une perspective démocratique précisément,
des proscriptions historiques auxquelles veulent se livrer les nouveaux
fanatiques d'aujourd'hui. (Suivant la logique de certains féministes,
par exemple, je devrais jeter aux orties La Passion selon saint Jean
non seulement en tant que produit mâle blanc et mort, mais en tant
qu'expression d'une foi religieuse à mes yeux aliénante.) Mais ces
œuvres immortelles restent toujours inscrites dans un contexte
et un horizon social-historiques donnés. Elles incarnent toujours
aussi les significations imaginaires chaque fois instituées. C'est
pourquoi les œuvres sont, dans leur immense majorité, coordonnées
au sacré tout court, ou au sacré politique, elles confortent les significations
instituées : adoration du divin, culte des héros, éloge des grands
rois, exaltation de la bravoure guerrière, de la piété, des autres
vertus consacrées par la tradition. Je brosse, évidemment, à très
gros traits. Mais telle est la source où puisent les grandes œuvres
que nous ont léguées les sociétés archaïques, les grandes monarchies
traditionnelles, le vrai Moyen-Age européen du Ve au XIe siècle, ou
l'Islam.
Si les œuvres et leurs créateurs sont, pour ainsi dire, au service
des significations instituées, le public de ces sociétés y retrouve
la confirmation et l'illustration des significations et des valeurs
collectives et traditionnelles. Et cela consonne avec le mode spécifique
de la temporalité culturelle dans ces sociétés - à savoir, l'extrême
lenteur et le caractère enfoui, souterrain de l'altération des styles
et des contenus, parallèle et presque synchrone à celle de la langue
elle-même comme aussi avec l'impossibilité d'individuer, ex post,
les créateurs, impossibilité nullement due à notre information insuffisante.
C'est ainsi et pas autrement que l'on peint sous les Tang ou que l'on
sculpte ou bâtit sous la XXe dynastie pharaonique, et il faut être
un spécialiste pour pouvoir distinguer ces œuvres de celles qui
les précèdent ou les suivent de quelques siècles. De sorte, par exemple,
qu'il y a une forme canonique ecclésiastiquement réglée, jusqu'aux
moindres détails, d'une icône byzantine de tel saint ou de tel moment
de la vie de la Vierge. Alors que, disons-le par anticipation, il
est impossible de confondre un fragment de Sapho avec un fragment
d'Archiloque, un morceau de Bach avec un morceau de Haendel, et que
l'on peut s'écrier, en écoutant certains passages de Mozart, « mais
c'est déjà du Beethoven ! ».
La création de la démocratie, même comme simple germe fragile, altère
radicalement cette situation. Une brève digression philosophique est
ici indispensable, digression qui élucidera, j'espère, la question
de la validité transhistorique laissée ouverte plus haut2.
De même que, lorsque tout a été considéré et dit, l'être est Chaos,
Abîme, Sans Fond - mais aussi création, vis formandi non prédéterminée
qui superpose au Chaos un Cosmos, un Monde tant bien que mal organisé
et ordonné, de même l'humain est Abîme, Chaos, Sans Fond non seulement
en tant qu'il participe de l'être en général (par exemple, en tant
qu'il est matière et matière vivante) mais en tant qu'être d'imagination
et d'imaginaire, déterminations dont l'émergence manifeste elle-même
la création et la vis formandi appartenant à l'être comme tel, mais
qui réalisent aussi le mode d'être de la création et de la vis formandi
spécifique à l'humain. Nous pouvons ici seulement constater que cette
vis formandi s'accompagne chez l'humain d'une libido formandi : à
la puissance de création caractéristique de l'être en général, l'humain
ajoute un désir de formation. J'appelle cette puissance et ce désir
l'élément poiétique de l'humain, dont la raison elle-même, en tant
que raison spécifiquement humaine (et non pas rationalité animale,
par exemple), est un rejeton.
Le « sens » dont l'humain veut, et doit, toujours investir le monde,
sa société, sa personne et sa propre vie n'est rien d'autre que cette
formation, cette Bildung, cette mise en ordre, essai perpétuel, et
perpétuellement en danger, de prendre ensemble dans un ordre, une
organisation, un Cosmos, tout ce qui se présente et tout ce qu'il
fait lui-même surgir. Lorsque l'homme organise rationnellement –
ensidiquement -, il ne fait que reproduire, répéter ou prolonger des
formes déjà existantes. Mais lorsqu'il organise poiétiquement, il
donne forme au Chaos, et ce donner forme au Chaos (de ce qui est et
de lui-même), qui est, peut-être, la meilleure définition de la culture,
se manifeste avec une clarté éclatante dans le cas de l'art3. Cette
forme est le sens ou la signification. Signification qui n'est pas
simple affaire d'idées ou de représentations, mais qui doit prendre
ensemble, lier dans une forme, représentation, désir et affect.
C'est évidemment ce qu'a merveilleusement réussi, aussi longtemps
qu'elle a tenu, la religion - toute religion. Par parenthèse, nous
trouvons ici le plein sens du fameux religere : lier non seulement
les membres de la collectivité, mais tout, absolument tout ce qui
se présente, et celui-ci avec ceux-là.
Mais la religion ne réussit ce stupéfiant tour de force qu'en accouplant
les significations qu'elle crée avec une garantie transcendante -
garantie dont les humains ont, de toute évidence, un besoin éperdu
- et avec une clôture, qui semble, mais semble seulement, consubstantielle
à l'idée même de sens, mais en vérité résulte de cette garantie transcendante
elle-même. Garantie et clôture qu'elle établit en déniant à l'humanité
vivante la possibilité de création du sens : tout sens et tout non-sens,
a été créé une fois pour toutes. La vis formandi est ainsi réduite
et strictement canalisée, et la libido formandi ramenée à jouir de
ses produits passés sans savoir qu'ils sont les siens.
Or, la création démocratique abolit toute source transcendante de
la signification, en tout cas dans le domaine public, mais en fait
aussi, si elle est poussée à ses conséquences, pour l'individu « privé
». Car la création démocratique est la création d'une interrogation
illimitée dans tous les domaines : qu'est-ce que le vrai et le faux,
le juste et l'injuste, le bien et le mal, le beau et le laid ? C'est
en cela que réside sa réflexivité. Elle rompt la clôture de la signification
et restaure ainsi à la société vivante sa vis formandi et sa libido
formandi. Elle fait, en réalité, la même chose dans la vie privée,
puisqu'elle prétend donner à chacun la possibilité de créer le sens
de sa vie. Cela présuppose l'acceptation de ce fait qu'il n'y a pas,
comme trésor caché et à trouver, de « signification » dans l'être,
le monde, l'histoire, notre vie : que nous créons la signification
sur fond de sans fond, le sens sur fond de a-sens, que nous aussi
nous donnons forme au Chaos par notre pensée, notre action, notre
travail, nos œuvres, que donc cette signification n'a aucune
« garantie » extérieure à elle.
Cela signifie que nous sommes seuls dans l'être - seuls, mais non
solipsistes. Seuls, déjà du fait que nous parlons et nous nous parlons
- alors que l'être ne parle pas, même pas pour énoncer l'énigme du
Sphinx. Mais non solipsistes, puisque notre création et déjà notre
parole s'étaie sur l'être, qu'elle est constamment relancée par notre
confrontation avec lui, et maintenue dans son mouvement par l'effort
de donner forme à ce qui ne s'y prête que partiellement et fugitivement
- que ce soit le monde visible ou audible, notre être en commun ou
notre vie la plus intime -, et qu'ainsi cette création est généralement
éphémère, parfois durable, toujours risquée et, à la fin des fins,
prise dans l'horizon de la destruction qui est l'autre face de la
création de l'être.
Mais les conditions de la création culturelle apparaissent alors changées
du tout au tout - et nous arrivons au fond de notre question. Brièvement
parlant, dans une société démocratique, l'œuvre de culture ne
s'inscrit pas nécessairement dans un champ de significations instituées
et collectivement acceptées. Elle n'y trouve pas ses canons de forme
et de contenu, pas plus que l'auteur ne peut y puiser sa matière et
les procédés de son travail, ou le public l'étayage de son adhésion.
La collectivité crée elle-même, ouvertement, ses normes et ses significations
- et l'individu est appelé, du moins en droit, à créer dans des cadres
formellement amples le sens de sa vie et, par exemple, à juger vraiment
par lui-même des œuvres de culture qu'on lui présente.
Certes, il faut se garder de présenter ce passage de façon absolue.
Il y a toujours un champ social de la signification, qui est loin
d'être simplement formel, et auquel personne, fût-il l'artiste le
plus original, ne peut échapper : il peut simplement contribuer à
son altération. Nous sommes des êtres essentiellement sociaux et historiques
; la tradition est toujours présente, même si elle n'est pas explicitement
contraignante, et la création et la sanction des significations sont
toujours sociales, même lorsque celles-ci, comme dans le cas de la
culture proprement dite, ne sont pas formellement instituées.
Ce sont les caractères essentiels de ce champ qui s'altèrent lors
de l'instauration de la société démocratique. On peut le constater
dans le cas de la Grèce antique, dont je ne parlerai pas, comme dans
le cas de l'Europe moderne.
Considérons la phase proprement moderne du monde occidental, à partir
des grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle, démocratiques
et en fait déchristianisatrices, jusqu'à environ 1950, date approximative
à partir de laquelle je crois constater une situation nouvelle. Quel
est le champ de significations qui sous-tendent la création culturelle
inouïe qui a lieu pendant ce siècle et demi ? Répondre à cette question
exigerait certes une immense enquête social-historique, à laquelle
il n'est pas question de se livrer ici. Je me bornerai à quelques
notations, concernant essentiellement la face subjective, la traduction
personnelle de ces significations nouvelles.
Du côté du créateur, on peut sans doute parler d'un sentiment intense
de liberté et d'une ivresse lucide l'accompagnant. Ivresse de l'exploration
de nouvelles formes, de la liberté de les créer. Ces formes nouvelles
sont désormais recherchées explicitement pour elles-mêmes, elles ne
surgissent pas par surcroît comme toutes les périodes précédentes.
Mais cette liberté reste liée à un objet ; elle est recherche et instauration
d'un sens dans la forme, ou mieux recherche explicite d'une forme
pouvant porter un sens nouveau. Certes, il y a aussi un retour du
kleos et du kudos anciens - de la gloire et de la renommée. Mais Proust
a déjà dit ce qu'il en est : l'acte lui-même nous modifie assez profondément
pour que nous n'attachions plus d'importance à ses mobiles, comme
l'artiste « qui s'est mis au travail pour la gloire et s'est du même
coup détaché du désir de la gloire 4 ». L'actualisation de la liberté
ici est la liberté de création de normes, création exemplaire (comme
le dit Kant dans la Critique de la faculté de juger), et, de ce fait,
destinée à durer. C'est par excellence le cas de l'art moderne (au
sens de la période désignée plus haut), qui explore et crée des formes
au sens fort. Par là, même s'il est accepté avec difficulté par ses
destinataires, et même s'il ne correspond pas au « goût populaire
», il est démocratique, c'est-à-dire libérateur. Et il est démocratique
alors même que ses représentants peuvent être politiquement réactionnaires,
comme l'ont été Chateaubriand, Balzac, Dostoïevski, Degas et tant
d'autres.
Mais, surtout, il reste lié à un objet. S'il a cessé d'être religieux,
l'art moderne est « philo-sophique » - il est exploration de couches
toujours nouvelles du psychique et du social, du visible et de l'audible,
pour, dans et par cette exploration, et à sa façon unique, donner
forme au Chaos. Cela ne veut pas dire qu'il est philosophie ; mais
qu'il ne peut être qu'en mettant en question le sens chaque fois établi
et en en créant d'autres formes. On peut rappeler ici que c'est là
le thème de la longue méditation que constitue Le Temps retrouvé,
où finalement Proust se propose comme objet de « trouver l'essence
des choses ».
Ici encore Kant avait vu la chose, bien qu'il l'ait travestie, lorsqu'il
disait que l'œuvre d'art est « présentation dans l'intuition
des Idées de la Raison ». Car ce que l'art présente, ce ne sont pas
les Idées de la Raison, mais le Chaos, l'Abîme, le Sans Fond, à quoi
il donne forme. Et par cette présentation, il est fenêtre sur le Chaos,
il abolit l'assurance tranquillement stupide de notre vie quotidienne,
il nous rappelle que nous vivons toujours au bord de l'Abîme - ce
qui est le principal savoir d'un être autonome et qui ne l'empêche
pas de vivre, comme, pour citer encore une fois Proust, « l'artiste
athée... [qui] se croit obligé de recommencer vingt fois un morceau
dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps rongé par
les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science
et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous
le nom de Ver Meer5 ».
Le public de son côté participe « par procuration », de manière vicariante,
par le truchement de l'artiste, à cette liberté. Surtout, il est pris
par le sens nouveau de l'œuvre - et ne peut l'être que parce
que, malgré les inerties, les retards, les résistances et les réactions,
c'est un public lui-même créateur. La réception d'une grande œuvre
nouvelle n'est jamais et ne peut jamais être simple acceptation passive,
elle est toujours aussi re-création. Et les publics occidentaux, de
la fin du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du XXe, ont été des publics
authentiquement créateurs. Autrement dit, la liberté du créateur et
ses produits sont, en eux-mêmes, socialement investis.
Vivons-nous encore cette situation ? Question risquée, dangereuse,
à laquelle je n'essaierai pas cependant de me soustraire.
Je pense que, malgré les apparences, la rupture de la clôture du sens
instaurée par les grands mouvements démocratiques est en danger de
recouvrement6. Sur le plan du fonctionnement social réel, le « pouvoir
du peuple » sert de paravent au pouvoir de l'argent, de la technoscience,
de la bureaucratie des partis et de l'État, des médias. Sur le plan
des individus, une nouvelle clôture est en train de s'établir, prenant
la forme d'un conformisme généralisé7. Je prétends que nous vivons
la phase la plus conformiste de l'histoire moderne. On dit : chaque
individu est « libre » - mais, en fait, tous reçoivent passivement
le seul sens que l'institution et le champ sociaux leur proposent
et leur imposent : la télé-consommation, faite de consommation, de
télévision, de consommation simulée via la télévision.
Je m'attarderai brièvement sur le « plaisir » du télé-consommateur
contemporain. À l’opposé de celui du spectateur, auditeur ou
lecteur d'une œuvre d'art, ce plaisir ne comporte qu'un minimum
de subli-mation : il est satisfaction vicariante des pulsions par
un avatar de voyeurisme, « plaisir d'organe » bidimensionnel, accompagné
d'un maximum de passivité. Que ce que présente la télévision soit
en lui-même « beau » ou « laid », il est reçu dans la passivité, dans
l'inertie et le conformisme. Si je lis un grand roman comme un roman
policier de médiocre qualité, traversant les pages en diagonale pour
voir « comment ça va finir », à la fin de la soirée j'ai mal à la
tête. Si je le lis comme un grand roman, attentif au temps propre
des phrases et de la narration, je suis dans une étrange et multiple
activité psychique et mentale qui me stimule sans me fatiguer.
On a proclamé le triomphe de la démocratie comme triomphe de l' «
individualisme ». Mais cet « individualisme » n'est pas et ne peut
pas être forme vide où les individus « font ce qu'ils veulent » -
pas plus que la « démocratie » ne peut être simplement procédurale.
Les « procédures démocratiques » sont chaque fois remplies par le
caractère oligarchique de la structure sociale contemporaine - comme
la forme « individualiste » est remplie par l'imaginaire social dominant,
imaginaire capitaliste de l'expansion illimitée de la production et
de la consommation.
Sur le plan de la création culturelle, où certes les jugements sont
les plus incertains et les plus contestables, impossible de sous-estimer
la montée de l'éclectisme, du collage, du syncrétisme invertébré,
et, surtout, la perte de l’objet et la perte du sens, allant
de pair avec l'abandon de la recherche de la forme, la forme qui est
toujours infiniment plus que forme puisque, comme le disait Hugo,
elle est le fond qui monte à la surface.
Sont en train d'être réalisées les prophéties les plus pessimistes
- depuis Tocqueville et la « médiocrité » de l'individu « démocratique
», en passant par Nietzsche et le nihilisme (« Que signifie le nihilisme
? Que les valeurs supérieures se dévalorisent. Il manque le but ;
il manque la réponse à la question "pourquoi ?" 8 ») jusqu'à Spengler
et Heidegger et après. Elles sont même en train d'être théorisées
dans un contentement de soi arrogant autant que stupide dans le «
post-modernisme ».
Si ces constatations sont, ne serait-ce que partiellement, exactes,
la culture dans une telle société « démocratique » court les plus
grands dangers - non pas, certes, sous sa forme érudite, muséique
ou touristique, mais dans son essence créatrice. Et, la société formant
un tout, certes morcelé, certes hypercomplexe, certes énigmatique,
de même que l'évolution actuelle de la culture n'est pas sans rapport
avec l'inertie et la passivité sociale et politique qui caractérisent
notre monde, de même la renaissance de sa vitalité, si elle doit avoir
lieu, sera indissociable d'un nouveau grand mouvement social-historique,
qui réactivera la démocratie et lui donnera à la fois la forme et
les contenus que le projet d'autonomie exige.
Nous sommes troublés par l'impossibilité d'imaginer concrètement le
contenu d'une telle création - alors que c'est là le propre même d'une
création. Clisthène et ses compagnons ne pouvaient ni ne devaient
« prévoir » la tragédie et le Parthénon - pas plus que les Constituants
ou les Pères fondateurs n'auraient pu imaginer Stendhal, Balzac, Flaubert,
Rimbaud, Manet, Proust ou Poe, Melville, Whitman et Faulkner.
La philosophie nous montre qu'il serait absurde de croire que nous
aurons jamais épuisé le pensable, le faisable, le formable, de même
qu'il serait absurde de poser des limites à la puissance de formation
qui gît toujours dans l'imagination psychique et l'imaginaire collectif
social-historique. Mais elle ne nous empêche pas de constater que
l'humanité a traversé des périodes d'affaissement et de léthargie,
d'autant plus insidieuses qu'elles ont été accompagnées de ce qu'il
est convenu d'appeler un « bien-être matériel ». Dans la mesure, faible
ou pas, où cela dépend de ceux qui ont un rapport direct et actif
à la culture, si leur travail reste fidèle à la liberté et à la responsabilité,
ils pourront contribuer à ce que cette phase de léthargie soit la
plus courte possible.
Cornélius Castoriadis
Les idées de ce texte ont été exposées lors de plusieurs conférences,
notamment à Paris (1991), à Ankara (1992), à Alexandroupolis (1993)
et à Madrid (1994). La version donnée ici correspond à la conférence
tenue à Madrid le 3 mars 1994, dans le cadre d'un colloque organisé
par la Fondation Ortega y Gasset, en collaboration avec le service
culturel de l'ambassade de France, sur la pensée politique française
aujourd'hui. Il a été publié aux éditions du Seuil dans le T. IV des
Carrefours du labyrinthe.
Un grand merci à Zoé Castoriadis et Jean-Claude Guillebaud qui ont
permis à celui-ci de figurer dans le Passant.
Né en 1922, décédé le 26 décembre 1997, Cornélius Castoriadis, philosophe
et analyste, était l’une des figures de la vie intellectuelle
européenne. Grec de naissance, il est arrivé en 1945 à Paris, où il
anime le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie. En 1968, il publie,
avec Edgar Morin et Claude Lefort, Mai 68, la brèche. A la fin des
années 70, il participe à la revue Libre. A côté de son maître ouvrage,
L’Institution imaginaire de la société (1975), il est l’auteur
d’autres livres fondamentaux regroupés en une série de quatre
tomes, commencés en 1978 : Les Carrefours du Labyrinthe.
Tous ces ouvrages sont publiés aux éditions du Seuil.
Cet homme et son œuvre ont une place toute particulière dans
les différents travaux du Passant depuis ses débuts.
(1) Voir par exemple « Pouvoir, politique, autonomie », Revue de métaphysique
et de morale, 1988, n°1 ; repris dans Le Monde morcelé, op. cit.,
p. 113-140.
(2) Sur ce qui suit, voir par exemple « Institution de la société
et religion », Esprit, mai 1982 ; repris dans Les Carrefours du labyrinthe,
II : Domaines de l'homme, op. cit., p. 364-384.
(3) Voir par exemple Devant la guerre, Paris, Fayard, 1981, p. 238-242
; aussi, « Transformation sociale et création culturelle », Sociologie
et Sociétés, Montréal, janvier 1979 ; repris dans Le Contenu du socialisme,
Paris, 10/18, 1979, p. 413-439.
(4) La Pléiade, III, 575-576.
(5) Idem, 188.
(6) J'ai abondamment écrit sur ce sujet depuis 1959. Par exemple,
« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne », Socialisme
ou Barbarie, nos 31-33, décembre 1960-décembre 1961 ; repris dans
Capitalisme moderne et Révolution, Paris, 10-18, 1979, vol. 2. - «
La crise des sociétés occidentales », Politique internationale, n°15,
printemps 1982, p. 131-148 ; repris ici, p.11 à 26. - « Le délabrement
de l'Occident », Esprit, décembre 1991 ; repris ici, p.58 à 81.
(7) Voir « L'époque du conformisme généralisé », conférence à la Boston
University, septembre 1989 ; repris dans Le Monde morcelé, op. cit.,
p. 11 -24.
(8) Wille zur Macht, § 2. Cf aussi ibid., § 12 : « Un but [Ziel] est
toujours un sens [Sinn] ».
La revue Lae passant ordinaire : http://www.passant-ordinaire.com/passantordinaire.asp
Origine : http://www.passant-ordinaire.com/revue/31-59.asp
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