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Date: Mon, 07 Jun 2004 20:01:33 +0000
Subject: Transfert
From: "Anne Vernet" Voici un texte (entretien avec) de
C. Castoriadis que je trouve intéressant - bien qu'il date
de 6 ans.
Bonne lecture
Amitiés à tous,
Anne
Corneille dissident essentiel
Il manque la voix de Cornelius Castoriadis, il manque cette jubilation
dans sa voix en répétant Nous qui désirons
ou nous qui délirons ?, il manque par la fenêtre le
pont Bir Hakeim et le métro aérien, il manque la lumière
sur la Seine ce matin de novembre 1996.
Ce qu'il disait tombe à pic en ces temps "trotsko-balladuriens",
lui qui renvoyait dos-à-dos le "communisme anti révolutionnaire",
et le néolibéralisme avec sa pensée unique,
sa "non-pensée".
Pas question d'abdiquer pour autant. Il n'a pas sombré dans
le renoncement esthète, ni dans le cynisme mitterrandien,
ni dans cette apathie repue qui dit: tout se vaut, tout est vu,
tout est vain.
Cette montée de l'insignifiance, il la voit dans une élite
politique réduite à appliquer l'intégrisme
néolibéral, mais aussi -voie de conséquence-
du côté du "citoyen" que le chômage
et la précarité généralisée désengagent
de la vie de la Cité. Le chômage qui entraîne
la désinsertion, la précarité qui entraîne
la soumission. D'où la dislocation de la communauté
de destin. Silencieusement, nous avons consenti, nous avons "collaboré"
à cette formidable régression, une non-pensée
produisant cette non-société, cette montée
de l'insignifiance, ce racisme social. Le problème majeur
n'est pas le chômage, c'est d'abord et toujours le profit,
répétait Corneille.
Face aux brouilleurs de piste et à la fausse complexité,
espérant tout de l'imaginaire social, jusqu'au bout il recherche
une radicalité. Je suis un révolutionnaire favorable
à des changements radicaux disait-il quelques semaines avant
sa mort.(1) Je ne pense pas que l'on puisse faire marcher d'une
manière libre, égalitaire et juste le système
français capitaliste tel qu'il est. Révolutionnaire
qui sa vie durant allait répétant : nous ne philosophons
pas pour sauver la Révolution mais pour sauver notre pensée
et notre cohérence.
Mais on ne peut réduire Cornelius Castoriadis à un
seul registre.
Philosophe, sociologue, historien, il fut aussi économiste
et psychanalyste. Un titan de la pensée, énorme, hors-norme,
dit Edgar Morin.
Une pensée encyclopédique, une jubilation de vivre
et de lutter, lutte charnelle, spirituelle, infinie, mais en mouvement
et qui nous laisse du grain à moudre et du pain sur la planche...
Daniel Mermet (7 février 1998)
-Cornelius Castoriadis est mort le 25 décembre dernier.
Né en Grèce, il s'installe en 1945 à Paris
où il crée la revue, aujourd'hui mythique, Socialisme
ou barbarie". En 1968, avec Edgar Morin et Claude Lefort, il
publie "Mai 68 la Brèche.. En 1975, il publie L'institution
imaginaire de la société, sans doute son ouvrage le
plus important. En 1978, il entreprend la série Les carrefours
du labyrinthe.
C'est à la suite de cette publication sur La montée
de l'insignifiance, qu'il nous a reçus en novembre 1996.
Nl DIEU Nl CESAR Nl TRIBUN !...
(Cet entretien a eu lieu en Novembre 1996)
Daniel Mermet - Pourquoi la Montée de l'insignifiance ?
Cornélius Castoriadis - Ce qui caractérise le monde
contemporain, c'est bien sûr les crises, les contradictions,
les oppositions, les fractures, etc... mais ce qui me frappe surtout,
c'est l'insignifiance. Prenons la querelle entre la droite et la
gauche. Actuellement elle a perdu son sens.
Non pas parce qu'il n'y a pas de quoi nourrir une querelle politique
et même une très grande querelle politique, mais parce
que les uns et les autres disent la même chose. Depuis 1983,
les socialistes ont fait une politique, puis Balladur est venu,
il a fait la même politique, puis les socialistes sont revenus,
ils ont fait avec Bérégovoy la même politique,
Balladur est revenu, il a fait la même politique, Chirac a
gagné les élections en disant : "Je vais faire
autre chose" et il fait la même politique.
D.M. - Par quels mécanismes cette classe politique est-elle
réduite à cette impuissance ? C'est le grand mot aujourd'hui,
impuissance.
C.C. - Ils sont impuissants, ça c'est certain. La seule
chose qu'ils peuvent faire c'est suivre le courant, c'est-à-dire
appliquer la politique ultra libérale qui est à la
mode. Les socialistes n'ont pas fait autre chose et je ne crois
pas qu'ils feraient autre chose s'ils étaient au pouvoir.
Ce ne sont pas des politiques à mon avis, mais des politiciens
au sens de micropoliticiens. Des gens qui chassent les suffrages
par n'importe quel moyen.
D.M. - Le marketing politique ?
C.C. - Le marketing, oui. Ils n'ont aucun programme. Leur but est
de rester au pouvoir ou de revenir au pouvoir et pour ça
ils sont capables de tout. Clinton a fait sa campagne électorale
en suivant uniquement les sondages : "Si je dis ceci, est-ce
que ça va passer ?". En prenant à chaque fois
l'option gagnante pour l'opinion publique. Comme disait l'autre
: "Je suis leur chef, DONC je les suis". Il y a un lien
intrinsèque entre cette espèce de nullité de
la politique, ce devenir nul de la politique et cette insignifiance
dans les autres domaines, dans les arts, dans la philosophie ou
dans la littérature. C'est ça l'esprit du temps. Tout
conspire dans le même sens, pour les mêmes résultats,
c'est-à-dire l'insignifiance.
D.M. - Comment faire de la politique ?
C.C - La politique est un métier bizarre. Même cette
politique-là.
Pourquoi ? Parce qu'elle présuppose deux capacités
qui n'ont aucun rapport intrinsèque. La première,
c'est d'accéder au pouvoir. Si on n'accède pas au
pouvoir, on peut avoir les meilleures idées du monde ça
ne sert à rien, ce qui implique donc un art de l'accession
au pouvoir. La deuxième capacité, c'est une fois qu'on
est au pouvoir, d'en faire quelque chose, c'est-à-dire de
gouverner. Napoléon savait gouverner, Clemenceau savait gouverner,
Churchill savait gouverner, des personnes qui ne sont pas dans mes
cordes politiques, mais je décris là un type historique.
Rien ne garantit que quelqu'un qui sache gouverner, sache pour autant
accéder au pouvoir. Dans la monarchie absolue, accéder
au pouvoir c'était quoi ?
C'était flatter le roi, c'était être dans les
bonnes grâces de Madame Pompadour. Aujourd'hui dans notre
pseudo-démocratie, accéder au pouvoir signifie être
télégénique, flairer l'opinion publique...
D.M. -Vous dites pseudo-démocratie ?
C.C. - J'ai toujours pensé que la démocratie dite
représentative n'est pas une vraie démocratie. Ses
représentants ne représentent que très peu
les gens qui les élisent. D'abord, ils se représentent
eux-mêmes ou représentent des intérêts
particuliers, les lobbies, etc... Et, même si cela n'était
pas le cas, dire : quelqu'un va me représenter pendant cinq
ans de façon irrévocable, ça revient à
dire que je me dévêts de ma souveraineté en
tant que peuple. Rousseau le disait déjà : les Anglais
croient qu'ils sont libres parce qu'ils élisent des représentants
tous les cinq ans mais, disait-il, ils sont libres un jour pendant
cinq ans, le jour de l'élection, c'est tout. Non pas que
l'élection soit pipée, non pas qu'on triche dans les
urnes. Elle est pipée parce que les options sont définies
d'avance. Personne n'a demandé au peuple sur quoi il veut
voter. On lui dit Votez pour ou contre Maastricht" par exemple.
Mais qui a fait Maastricht ? C'est pas nous qui avons fait Maastricht.
Il y a la merveilleuse phrase d'Aristote : "Qui est citoyen
? Est citoyen quelqu'un qui est capable de gouverner et d'être
gouverné". Il y a 60 millions de citoyens en France
en ce moment. Pourquoi ne seraient ils pas capables de gouverner
? Parce que toute la vie politique vise précisément
à leur désapprendre à gouverner. Elle vise
à les convaincre qu'il y a des experts à qui il faut
confier les affaires. Il y a donc une contre-éducation politique.
Alors que les gens devraient s'habituer à exercer toutes
sortes de responsabilités et à prendre des initiatives
ils s'habituent à suivre ou à voter pour des options
que d'autres leur présentent. Et comme les gens sont loin
d'être idiots, le résultat, c'est qu'ils y croient
de moins en moins et qu'ils deviennent cyniques.
D.M. - Responsabilité citoyenne, exercice démocratique,
est-ce que vous pensez qu'autrefois c'était mieux ? Qu'ailleurs,
aujourd'hui, c'est mieux par rapport à la France ?
C.C. - Non, ailleurs, aujourd'hui, ce n'est certainement pas mieux,
ça peut même être pire. Encore une fois les élections
américaines le montrent.
Mais autrefois c'était mieux de deux points de vue. Dans
les sociétés modernes, disons à partir des
révolutions américaine et française jusqu'à
la deuxième guerre mondiale environ, il y avait un conflit
social et politique vivant. Les gens s'opposaient. Les gens manifestaient.
Ils ne manifestaient pas pour telle ligne de la SNCF. Je ne dis
pas que c'est méprisable, c'est quand même un objectif,
mais ils manifestaient pour des causes politiques où les
ouvriers faisaient grève. Ils ne faisaient pas toujours grève
pour des petits intérêts corporatistes. Il y avait
des grandes questions qui concernaient tous les salariés.
Ces luttes ont marqué ces deux derniers siècles. Or
ce qu'on observe maintenant, c'est un recul de l'activité
des gens. Et, voilà un cercle vicieux. Plus les gens se retirent
de l'activité, plus quelques bureaucrates, politiciens, soi-disant
responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification :
"Je prends l'initiative parce que les gens ne font rien".
Et plus ces gens-là dominent, plus les autres se disent :
"C'est pas la peine de se mêler, il y en a assez qui
s'en occupent et puis, de toute façon, on n'y peut rien".
Ca, c'est la première raison. La deuxième raison,
qui est liée à la première, c'est la dissolution
des grandes idéologies politiques. Idéologies soit
révolutionnaires, soit réformistes, qui voulaient
vraiment changer des choses dans la société. Pour
mille et une raisons, ces idéologies ont été
déconsidérées, elles ont cessé de correspondre
au temps, de correspondre aux aspirations des gens, à la
situation de la société, à l'expérience
historique. Il y a eu cet énorme événement
qui est l'effondrement de l'URSS et du communisme. Est-ce que vous
pouvez me donner une seule personne parmi les politiciens -pour
ne pas dire les politicards- de gauche, qui a vraiment réfléchi
sur ce qui s'est passé, pourquoi ça s'est passé
et qui a, comme on dit bêtement, tiré des leçons
?. Alors qu'une évolution de ce type, d'abord dans sa première
phase -I'accession à la monstruosité, le totalitarisme,
le goulag, etc...- et ensuite dans l'effondrement, méritait
une réflexion très approfondie et une conclusion sur
ce qu'un mouvement qui veut changer la société peut
faire, doit faire, ne doit pas faire, ne peut pas faire. Or, zéro
! Bien sûr, ce qu'on appelle le peuple, les masses, tire les
conclusions qu'il peut tirer mais il n'est pas vraiment éclairé.
Vous me parliez du rôle des intellectuels : que font ces intellectuels
? Qu'est-ce qu'ils ont fait avec Reagan, Thatcher et avec le socialisme
français ? Ils ont ressorti le libéralisme pur et
dur du début du XlXème siècle qu'on avait combattu
pendant cent cinquante ans et qui aurait conduit la société
à la catastrophe parce que, finalement, le vieux Marx n'avait
pas entièrement tort. Si le capitalisme avait été
laissé à lui-même, il se serait effondré
cent fois. Il y aurait eu une crise de surproduction tous les ans.
Pourquoi il ne s'est pas effondré ? Parce que les travailleurs
ont lutté. Ils ont imposé des augmentations de salaire,
donc ils ont créé d'énormes marchés
de consommation interne. Ils ont imposé des réductions
du temps de travail, ce qui a absorbé tout le chômage
technologique. On s'étonne maintenant qu'il y ait du chômage.
Mais depuis 1940 le temps de travail n'a pas diminué. On
dit "trente neuf heures", "trente huit et demie",
"trente sept trois quarts", c'est grotesque ! ...
Donc il y a eu ce retour du libéralisme, je ne vois pas comment
l'Europe pourra sortir de cette crise. Les libéraux nous
disent : "Il faut faire confiance aux marchés".
Mais ce que disent aujourd'hui ces néo-libéraux, les
économistes académiques eux-mêmes l'ont réfuté
dans les années trente. Ils ont montré qu'il ne peut
pas y avoir d'équilibre dans les sociétés capitalistes.
Ces économistes n'étaient pas des révolutionnaires,
ni des marxistes ! Ils ont montré que tout ce que racontent
les libéraux sur les vertus du marché qui garantirait
une allocation, la meilleure allocation possible, qui garantirait
des ressources, la distribution des revenus la plus équitable
possible, c'est des foutaises ! Tout ça, ça a été
démontré, ça n'a jamais été réfuté.
Mais il y a cette grande offensive économico-politique des
couches gouvernantes et dominantes qu'on peut symboliser par les
noms de Reagan, et de Thatcher, et même de Mitterrand, d'ailleurs
! Il a dit : "Bon, vous avez assez rigolé. Maintenant,
on va vous licencier, on va dégraisser l'industrie -on va
éliminer la "mauvaise graisse", comme dit monsieur
Juppé !- et puis vous verrez que le marché à
la longue vous garantit le bien-être". A la longue. En
attendant il y a 12,5% de chômage officiel en France !
D.M. - Pourquoi n'y a-t-il pas d'opposition à ce libéralisme-là
?
C.C. - Je ne sais pas, c'est extraordinaire. On a parlé
d'une sorte de terrorisme de la pensée unique, c'est-à-dire
une non-pensée. Elle est unique en ce sens que c'est la première
pensée qui est une non-pensée intégrale. Pensée
unique libérale à laquelle personne n'ose s'opposer.
Qu'était l'idéologie libérale à sa grande
époque ? Vers 1850, c'était une grande idéologie
parce qu'on croyait au progrès. Ces libéraux-là
pensaient qu'avec le progrès il y aurait l'élévation
du bien-être économique. Mais, même quand on
ne s'enrichissait pas, dans les classes exploitées, on allait
vers moins de travail, vers des travaux moins pénibles, on
serait moins abruti par l'industrie : c'était le grand thème
de l'époque. Benjamin Constant le dit : Les ouvriers ne peuvent
pas voter parce qu'ils sont abrutis par l'industrie (il le dit carrément,
les gens étaient honnêtes à l'époque
!), donc il faut un suffrage censitaire. Mais par la suite, le temps
de travail a diminué, il y a eu l'alphabétisation,
il y a eu l'éducation, il y a eu des espèces de lumières
qui ne sont plus les lumières subversives du XVlIIème
siècle mais des lumières qui se diffusent tout de
même dans la société. La science se développe,
l'humanité s'humanise, les sociétés se civilisent
et petit à petit, asymptotiquement, on arrivera à
une société où il n'y aura pratiquement plus
d'exploitation, où cette démocratie représentative
tendra à devenir une vraie démocratie.
D.M. - Pas mal ?
C.C. - Pas mal. Sauf que ça n'a pas marché ! Le reste
s'est réalisé mais les hommes ne se sont pas humanisés,
la société ne s'est pas civilisée pour autant,
les capitalistes ne se sont pas adoucis, on le voit maintenant.
Ca fait que de l'intérieur, les gens ne croient plus à
cette idée. Aujourd'hui ce qui domine c'est la résignation
même chez les représentants du libéralisme.
Quel est le grand argument, en ce moment ? C'est peut-être
mauvais mais l'autre terme de l'alternative était pire .
Ca se résume à ça.
Et c'est vrai que ça a glacé pas mal les gens. Ils
se disent : si on bouge trop, on va vers un nouveau goulag. Voilà
ce qu'il y a derrière cet épuisement idéologique
de notre époque et je crois qu'on n'en sortira que si vraiment,
il y a... il faut attendre. il faut espérer il faut travailler
pour une résurgence d'une critique puissante du système
et aussi d'une renaissance de l'activité des gens, d'une
participation des gens.
D.M. - Elite politique réduite à servir de larbin
à la World Company, intellos chiens de garde, médias
qui ont trahi leur rôle de contre pouvoir, voilà quelques
causes et quelques symptômes de cette "montée
de l'insignifiance".
C.C. - Mais en ce moment, on sent frémir un regain d'activité
civique. "à et là, on commence quand même
à comprendre que la "crise" n'est pas une fatalité
de la modernité à laquelle il faudrait se soumettre,
"s'adapter" sous peine d'archaÔsme. Alors se pose
le problème du rôle des citoyens et de la compétence
de chacun pour exercer les droits et les devoirs démocratiques
dans le but -douce et belle utopie- de sortir du conformisme généralisé.
D.M. - Votre confrère et compère Edgar Morin parle
du généraliste et du spécialiste. La politique
exige les deux. Le généraliste qui sait à peu
près rien sur un peu tout et le spécialiste qui sait
tout sur une seule chose mais pas le reste. Comment faire un bon
citoyen ?
C.C.- Ce dilemme est posé depuis Platon. Platon disait que
les philosophes doivent régner, eux qui sont au-dessus des
spécialistes. Dans la théorie de Platon, ils ont une
vue du tout. L'autre terme de l'alternative c'était la démocratie
athénienne. Qu'est-ce qu'ils faisaient, les Athéniens
? Voilà quelque chose de très intéressant.
Ce sont les Grecs qui ont inventé les élections. Ca
c'est un fait historiquement attesté. Ils ont peut-être
eu tort, mais ils ont inventé les élections ! Qui
est-ce qu'on élisait à Athènes ? On n'élisait
pas les magistrats. Les magistrats étaient désignés
par tirage au sort ou par rotation. Pour Aristote, souvenez-vous,
un citoyen c'est celui qui est capable de gouverner et d'être
gouverné. Tout le monde est capable de gouverner donc on
tire au sort. Pourquoi ? Parce que la politique n'est pas une affaire
de spécialiste. Il n'y a pas de science de la politique.
Il y a une opinion, la doxa (1) des Grecs, il n'y a pas d'épistémè
(2)
Je vous fais remarquer d'ailleurs que l'idée qu'il n'y a
pas de spécialiste de la politique et que les opinions se
valent c'est la seule justification raisonnable du principe majoritaire.
Donc chez les Grecs le peuple décide et les magistrats sont
tirés au sort ou désignés par rotation. Il
y a des activités spécialisées parce que les
athéniens n'étaient pas fous, ils ont quand même
fait des choses assez considérables, ils ont fait le Parthénon,
etc... Pour ces activités spécialisées, la
construction des chantiers navals, la construction des temples,
la conduite de la guerre, il faut des spécialistes. Donc,
ceux-là, on les élit. C'est ça, l'élection.
Parce que l'élection, ça veut dire l'élection
des meilleurs. Et sur quoi on se base pour élire les meilleurs
? Eh bien là, intervient l'éducation du peuple car
il est amené à choisir. On fait une première
élection, on se trompe, on constate que par exemple Périclès
est un déplorable stratège, eh bien on ne le réélit
pas, ou même on le révoque. Mais cette doxa, cette
opinion dont on peut postuler qu'elle est également partagée,
c'est bien sûr un postulat tout à fait théorique.
Pour qu'il ait un peu de chair il faut que cette doxa soit cultivée.
Et comment peut être cultivée une doxa concernant le
gouvernement ? Eh bien en gouvernant. Donc la démocratie
-c'est ça l'important- est une affaire éducationnelle
des citoyens, ce qui n'existe pas du tout aujourd'hui.
Récemment, un magazine a publié une statistique indiquant
que 60% des députés avouent qu'ils ne comprennent
rien à l'économie. Des députés en France
qui vont décider, qui décident tout le temps ! Ils
votent, ils augmentent les impôts, ils les diminuent, etc..
En vérité, ces députés, tout comme les
ministres, sont asservis à leurs techniciens. Ils ont leurs
experts mais ils ont aussi des préjugés ou des préférences.
Et si vous suivez de près le fonctionnement d'un gouvernement,
d'une grande bureaucratie -moi je l'ai suivi dans d'autres circonstances-
vous voyez que ceux qui dirigent se fient aux experts, mais ils
choisissent les experts qui partagent leurs opinions. Vous trouverez
toujours un économiste pour vous dire : "Oui, oui, il
faut faire ça". Ou un expert militaire qui vous dira
: "Oui, il faut l'armement nucléaire" ou "il
ne faut pas d'armement nucléaire". N'importe quoi. C'est
un jeu complètement stupide et c'est ainsi que nous sommes
gouvernés actuellement. Donc dilemme de Morin et de Platon,
spécialiste ou généraliste. Les spécialistes
au service des gens, c'est ça la question. Pas au service
de quelques politiciens. Et les gens apprenant à gouverner
en gouvernant.
D.M. - Educationnel , vous avez dit et vous dites : Ce n'est pas
le cas aujourd'hui. Plus généralement, quel mode d'éducation
vous voyez ? Quel mode de partage de la connaissance ?
C.C. - Il y a beaucoup de choses qu'il faudrait changer avant qu'on
puisse parler de véritable activité éducatrice
sur le plan politique. La principale éducation dans la politique
c'est la participation active aux affaires ce qui implique une transformation
des institutions qui permette et qui incite à cette participation
alors que les institutions actuelles repoussent, éloignent,
dissuadent les gens de participer aux affaires. Mais cela ne suffit
pas. Il faut que les gens soient éduqués et soient
éduqués pour le gouvernement de la société.
Il faut qu'ils soient éduqués dans la chose publique.
Or si vous prenez l'éducation actuelle, ça n'a strictement
rien à voir avec ça. On apprend des choses spécialisées.
Certes on apprend à lire et à écrire. C'est
très bien, il faut que tout le monde sache lire et écrire,
d'ailleurs chez les Athéniens, il n'y avait pas d'analphabètes.
A peu près tous savaient lire et c'est pour ça qu'on
inscrivait les lois sur le marbre. Tout le monde pouvait les lire
et donc le fameux adage, "personne n'est censé ignorer
la loi", avait un sens. Aujourd'hui on peut vous condamner
parce que vous avez commis une infraction alors que vous ne connaissez
pas la loi alors qu'on vous dit : vous êtes censé ne
pas l'ignorer". Donc l'éducation devrait être
beaucoup plus axée vers la chose commune. Il faudrait comprendre
les mécanismes de l'économie, les mécanismes
de la société, de la politique, etc... On n'est pas
capable d'enseigner l'histoire. Les enfants s'emmerdent en apprenant
l'histoire alors que c'est passionnant. Il faudrait enseigner une
véritable anatomie de la société contemporaine,
comment elle est, comment elle fonctionne.
D.M. - Vous avez beaucoup parlé et écrit autour du
mouvement de mai 68, qu'avec Edgar Morin et Claude Lefort vous avez
appelé "la Brèche".
Aujourd'hui, cette période est un âge d'or pour les
jeunes qui regrettent de ne l'avoir pas vécue. Si on repense
à cette époque, on est frappé par l'aveuglement.
Ces comportements révolutionnaires, romantiques, absolus,
doctrinaires, sans aucune base, dans une ignorance totale par exemple
de ce qui se passait réellement dans la Chine de Mao, choses
qu'on pouvait savoir. Mais on préfère croire que savoir...
C.C. - Oui, vous avez raison d'un certain point de vue qui est
très important. Mais ce n'est pas tellement une question
de niveau de connaissance, je crois. C'est l'énorme domination
de l'idéologie au sens strict et, j'allais dire, au sens
mauvais du terme. Les maoistes, ce n'est pas qu'ils ne savaient
pas, on les avait endoctrinés ou ils s'endoctrinaient eux-mêmes.
Pourquoi acceptaient-ils l'endoctrinement ? Pourquoi s'endoctrinaient-ils
eux-mêmes ? Parce qu'ils avaient besoin d'être endoctrinés.
Ils avaient besoin de croire. Et ça, ça a été
la grande plaie du mouvement révolutionnaire depuis toujours.
D.M. - Mais l'homme est un animal religieux. C'est pas un compliment
mais...
C.C. - Pas du tout un compliment. Aristote que je n'arrête
pas de citer et que je vénère énormément
a dit une seule fois une chose qui est vraiment une grosse... bon
on ne peut pas dire bourde quand il s'agit d'Aristote, mais tout
de même. Quand il dit: L'homme est un animal qui désire
le savoir , c'est faux. L'homme n'est pas un animal qui désire
le savoir. L'homme est un animal qui désire la croyance,
qui désire la certitude d'une croyance, d'où l'emprise
des religions, d'où l'emprise des idéologies politiques.
Dans le mouvement ouvrier au départ, il y avait une attitude
très critique.
Quand vous prenez les deux premiers vers de l'internationale qui
est quand même le chant de la Commune, prenez le deuxième
couplet : "Il n'est pas de Sauveur suprême ni Dieu -exit
la religion- ni César ni tribun" -exit Lénine
!- Mais il y a ce besoin de croyance. Aujourd'hui, en quoi sommes-nous
plus sages qu'en Mai 1968 ? Je crois que peut-être le résultat,
à la fois des suites de Mai et de l'évolution dans
les pays de l'Est et de l'évolution en général
de la société font que les gens sont devenus, je pense,
beaucoup plus critiques.
Ca, c'est très important. Bien sûr il y a une frange
qui cherche toujours la foi. La scientologie, les sectes, ou le
fondamentalisme, ça c'est dans d'autres pays, pas chez nous,
pas tellement. Mais les gens sont devenus beaucoup plus critiques,
beaucoup plus sceptiques. Ce qui les inhibe aussi pour agir. Périclès
dans le discours aux Athéniens dit : Nous sommes les seuls
chez qui la réflexion n'inhibe pas l'action. C'est admirable
! Il ajoute : Les autres, ou bien ils ne réfléchissent
pas et ils sont téméraires, ils commettent des absurdités
ou bien, en réfléchissant, ils arrivent à ne
rien faire parce qu'ils se disent : il y a le discours et il y a
le discours contraire . Or actuellement on traverse aussi une phase
d'inhibition, c'est sûr. Mais il faut comprendre, chat échaudé
craint l'eau froide. Ils ont goûté tout ça,
ils se disent : les grands discours et tout le reste, bof !. Effectivement,
il ne faut pas de grands discours, mais il faut des discours vrais.
D.M. - Ce qui fait la richesse de votre pensée, c'est aussi
ce regard du psychanalyste sur le monde. Il n'est pas si fréquent
d'avoir ainsi plusieurs éclairages. Raoul Vaneigem a publié
un livre dont le titre est : Nous qui désirons sans fin.
C.C. - Nous qui délirons ? Oh ça, oui ! Nous qui délirons
! (rire)
D.M. - Qu'est-ce que vous pensez de cet irréductible désir
qui fait que l'histoire continue ?
C.C. - Mais, de toute façon il y a un irréductible
désir. Enfin et encore ! (silence) Là alors, vraiment
... c'est un gros chapitre. Si vous prenez les sociétés
archaÔques ou les sociétés traditionnelles,
il n'y a pas un irréductible désir. On ne parle pas
là du désir du point de vue psychanalytique. On parle
du désir tel qu'il est transformé par la socialisation.
Et ces sociétés sont des sociétés de
répétition. Or dans l'époque moderne, il y
a une libération dans tous les sens du terme, par rapport
aux contraintes de la socialisation des individus. On dit par exemple
: Tu prendras une femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu
auras une femme dans ta vie. Si tu en as deux, ou deux hommes, ce
sera en cachette, ce sera une transgression. Tu auras un statut
social, ce sera ça et pas autre chose". Mais aujourd'hui
on est entré dans une époque d'illimitation dans tous
les domaines et c'est en ça que nous avons le désir
d'infini. Or cette libération est en un sens une grande conquête.
Il n'est pas question de revenir aux sociétés de répétition.
Mais il faut aussi apprendre -et ça c'est un très
grand thème- apprendre à s'autolimiter, individuellement
et collectivement. Et la société capitaliste aujourd'hui
est une société qui à mes yeux court à
l'abîme à tous points de vue car c'est une société
qui ne sait pas s'autolimiter. Et une société vraiment
libre, une société autonome, doit savoir s'autolimiter.
D.M. - Limiter c'est interdire. Comment interdire ?
C.C. - Non, pas interdire au sens répressif. Mais savoir
qu'il y a des choses qu'on ne peut pas faire ou qu'il ne faut même
pas essayer de faire ou qu'il ne faut pas désirer. Par exemple
l'environnement. Nous vivons sur cette planète que nous sommes
en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je
songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense
aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique
depuis un coin d'Australie, je pense à Bali, aux Indes, à
la campagne française qu'on est en train de désertifier.
Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que
nous devrions être les jardiniers de cette planète.
Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même.
Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà
une énorme tâche. Et ça pourrait absorber une
grande partie des loisirs des gens, libérés d'un travail
stupide, productif, répétitif, etc... Or cela, évidemment,
c'est très loin non seulement du système actuel mais
de l'imagination dominante actuelle. L'imaginaire de notre époque,
c'est l'imaginaire de l'expansion illimitée, c'est l'accumulation
de la camelote... une télé dans chaque chambre, un
micro-ordinateur dans chaque chambre, c'est ça qu'il faut
détruire. Le système s'appuie sur cet imaginaire qui
est là et qui fonctionne.
D.M. - Ce dont vous parlez là, sans cesse, c'est de la liberté
?
C.C. - Oui.
D.M. - Derrière ça, il y a la liberté ?
C.C. - Oui.
D.M. - Difficile liberté ?
C.C. - Ah oui ! La liberté, c'est très difficile.
D.M. - Difficile démocratie ?
C.C. - Démocratie difficile parce que liberté, et
liberté difficile parce que démocratie, oui, absolument.
Parce que c'est très facile de se laisser aller, l'homme
est un animal paresseux, on l'a dit. Là encore je reviens
à mes ancêtres, il y a une phrase merveilleuse de Thucydide
: Il faut choisir se reposer ou être libre. Je crois que c'est
Périclès qui dit ça aux Athéniens: Si
vous voulez être libres, il faut travailler. Vous ne pouvez
pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé.
Vous n'êtes pas libres quand vous êtes devant la télé.
Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile,
vous n'êtes pas libres, c'est une fausse liberté. Ce
n'est pas seulement l'âne de Buridan qui choisit entre deux
tas de foin. La liberté, c'est l'activité. Et la liberté,
c'est une activité qui en même temps s'autolimite,
c'est-à-dire sait qu'elle peut tout faire mais qu'elle ne
doit pas tout faire. C'est ça le grand problème, pour
moi, de la démocratie et de l'individualisme.
D.M. - La liberté, c'est les limites ? Philosopher, c'est
établir les limites ?
C.C. - Non, la liberté, c'est l'activité et l'activité
qui sait poser ses propres limites. Philosopher, c'est la pensée.
C'est la pensée qui sait reconnaître qu'il y a des
choses que nous ne savons pas et que nous ne connaîtrons jamais...
Novembre 1996.
(1) Ensemble des opinions reçues sans discussion comme une
évidence naturelle dans une civilisation donnée.
2) Ensemble des connaissance réglées (conception
du monde, sciences et philosophie) propres à un groupe social
et à une époque.
Ce texte a été diffusé sur une mailing liste
d'un réseau libertaire, un réseau de recherche.
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