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Pour nous, parents de lycéens agressés le 8 mars,
ce qui s’est passé ce jour-là nous laisse un
goût amer. A la fois parce que ce sont nos enfants qui manifestaient
et qui ont été blessés et traumatisés
et parce que nous sommes depuis longtemps engagés dans le
combat contre les politiques de relégation dont ces violences
sont le résultat.
Mais ce désarroi est aussi redoublé par le silence
gêné que l’on observe chez nombre de nos amis
politiques, à gauche et à l’extrême gauche,
comme si voir et penser cette situation nouvelle dérangeait
le confort de leur représentation du monde. A la difficulté
de faire partager l’expérience des victimes s’ajoute
ainsi le déni de ceux qui devraient en être solidaires.
Nous sommes convaincus que refuser de penser cette réalité
revient seulement à laisser les démagogues de tous
bords s’en emparer, au risque de l’aggraver.
Ne nous y trompons pas : les violences du 8 mars, loin d’être
un incident isolé, sont révélatrices de la
crise qui traverse la société depuis de nombreuses
années et annoncent de nouveaux lendemains qui déchantent.
Si la présence des adultes et des services d’ordre
syndicaux, à la manifestation du 15 mars, a permis de contenir
de nouvelles agressions, elle n’est en rien une solution.
Nous qui avons fait nos premiers pas dans les luttes sociales à
la fin des années 1970 sommes bien placés pour savoir
que la jeunesse a besoin d’affirmer son autonomie politique
et que les lycéens n’ont pas les moyens de s’auto-organiser
efficacement pour affronter cette violence, sauf à se transformer
eux-mêmes en milices d’autodéfense, ce que nous
ne pouvons leur souhaiter. C’est donc la liberté même
de manifester qui est remise en question.
D’abord, il faut rappeler les faits. Ceux qui n’ont
pas assisté aux violences du 8 mars ou qui ne sont pas parents
de victimes ont du mal à mesurer l’ampleur et la gravité
de ce qui s’est passé ce jour-là. Contrairement
aux années 1990, il ne s’agit pas d’actes isolés
débordant la colère incontrôlée de «
casseurs » révoltés, mais d’une violence
massive (on parle d’un millier de « casseurs »
pour 9 000 manifestants) et dirigée de façon exclusive
et systématique contre les manifestants. Visages ensanglantés,
filles traînées par les cheveux, lycéens en
pleine crise de nerfs, bandes s’acharnant à dix, à
coups de pied et de bâton, sur des gamins à terre.
Tous les témoignages décrivent ces scènes
de cauchemar. Ce sont des centaines d’agressions qui ont eu
lieu le 8 mars et des dizaines de gamins qui se sont retrouvés
à l’hôpital, blessés et traumatisés.
Sans parler des effets de cette violence sur l’imaginaire
social de la jeunesse et de la terreur qu’elle a durablement
installée dans l’esprit des plus tièdes. Ce
qui a été cassé le 8 mars, c’est la manifestation
lycéenne, contrainte de se disperser à mi-parcours,
et avec elle la mobilisation des jeunes contre la loi Fillon et
une éducation toujours plus inégalitaire.
Ces violences n’auraient pu avoir lieu sans la complicité
passive des forces de l’ordre, qui ont assisté aux
scènes de lynchage, souvent à quelques mètres,
sans intervenir. Tout indique que le gouvernement a laissé
faire, dans le but de briser la mobilisation lycéenne, au
risque de nombreux dégâts collatéraux. C’est
pourquoi nous demandons à ce qu’une enquête parlementaire
soit menée pour faire le bilan de ces agressions (nombre
d’admissions dans les hôpitaux et gravité des
blessures, nombre de plaintes déposées) et la lumière
sur le comportement des autorités.
Au-delà de cette question essentielle, il nous faut nous
interroger pour comprendre comment des jeunes exclus du système
scolaire, pour la plupart issus de l’immigration, en sont
arrivés à considérer comme leurs ennemis d’autres
jeunes manifestant pour l’égalité des chances.
Or, à de rares exceptions près, les analyses proposées
par les commentateurs sont incapables d’appréhender
la nouveauté de cette situation. Ainsi Esther Benbassa se
demande, dans Libération des 26 et 27 mars, si « dans
les violences commises à l’égard des manifestants
lycéens, il n’y a pas plutôt l’ancienne
opposition bourgeois-prolétaires. »
Cette lecture est doublement erronée. D’abord parce
que les lycéens qui manifestaient le 8 mars n’étaient
pas des « bourgeois », mais venaient essentiellement
des couches moyennes et des classes populaires. Les lycéens
de banlieue étaient d’ailleurs fortement représentés
durant la manifestation et ont eux aussi été victimes
des violences. A l’inverse, les écoles d’élite,
publiques ou privées, où se reproduit la bourgeoisie,
étaient évidemment absentes de la mobilisation.
Les agresseurs ne sont pas plus proches du prolétariat que
les agressés de la bourgeoisie. Ils appartiennent plutôt
à cette couche d’exclus née de la délocalisation
massive du travail ouvrier à partir des années 1970
et de l’éclatement des anciennes solidarités
qui y étaient liées. Discriminés par leurs
origines sociales et ethniques, relégués dans des
ghettos, orientés malgré eux dans des filières
sans avenir, certains de ces jeunes plongent dans les mirages de
l’économie parallèle et assouvissent leur fantasme
de toute-puissance dans l’hyperviolence à la Orange
mécanique, dernier réceptacle d’un capital corporel
qui ne trouve plus à s’employer.
Exclus du système éducatif, ils le sont aussi des
combats pour sa transformation et n’entretiennent plus avec
ceux qui luttent que ressentiment et jalousie sociale.
Loin de contester le système, les identités refuges
qu’ils se fabriquent au sein de leur sous-culture de ghetto
le reproduisent jusqu’à la caricature : conquête
de territoires, consommation effrénée de marques,
haine de la différence, machisme, cynisme, business, guerre
de tous contre tous. Plus que les « prolétaires »,
ces exclus des exclus rappellent le lumpenprolétariat, cette
« armée de réserve du capital » décrite
par Marx, qui constituait la « phalange de l’ordre »
de Bonaparte ou qui servait d’auxiliaire de choc aux troupes
d’Hitler et de Mussolini.
Comme on l’a vu le 8 mars, l’ordre néolibéral
se nourrit de cette forme contrôlée d’illégalisme.
Utilisée ponctuellement pour briser une manifestation parisienne,
cette violence est en général maintenue à la
périphérie, mais elle justifie en même temps
un quadrillage généralisé et elle est forcément
coupée des classes populaires puisque celles-ci en sont les
premières victimes. Elle est politiquement sans péril
et économiquement sans conséquences. Bouc émissaire
de toutes les inquiétudes sociales, elle permet de fabriquer
un « ennemi intérieur » face auquel l’Etat
peut se constituer comme garant de l’ordre et justifie d’autant
l’apartheid social et la logique sécuritaire qui en
est le corollaire.
Le racisme est évidemment une composante de ce ressentiment.
Tous les témoignages sur le 8 mars le corroborent et certains
des agresseurs le revendiquent. Si, et il est essentiel de le souligner,
nombre de manifestants étaient eux-mêmes issus de l’immigration,
les bandes qui les attaquaient étaient bien des bandes ethniques.
Elles traquaient surtout les « petits Blancs » et de
préférence les petits blonds, même si elles
ne se gênaient pas pour frapper les lycéens de couleur
qui s’interposaient, traités de « suceurs de
Blancs » pour l’occasion.
A défaut de nous plaire, ce constat ne devrait pas nous
surprendre. Pourquoi les Juifs, les Arabes ou les Noirs, qui subissent
l’explosion du racisme, comme viennent de le confirmer les
travaux de la Commission nationale consultative des droits de l’homme,
ne deviendraient-ils pas, pour certains, racistes à leur
tour à l’encontre de ces « petits Blancs »
érigés en victimes expiatoires de leur exclusion sociale
?
L’histoire nous démontre que la pulsion raciste, l’exclusion
de l’autre, et son contraire, le dépassement de l’altérité
par l’affirmation d’une société commune,
n’ont cessé de se livrer une lutte sans merci en tous
lieux et depuis l’aube de l’humanité. La bête
immonde sommeille en chacun et l’éclatement communautariste
qui accompagne la barbarie libérale lui prépare encore
de beaux jours.
Voir et penser ce racisme à l’envers est nécessaire
pour comprendre le degré de fracture au sein de la jeunesse.
Il ne s’agit en aucun cas de stigmatiser l’ensemble
des jeunes issus de l’immigration, qui dans leur immense majorité
ne le partagent pas. C’est pourquoi nous dénonçons
l’appel lancé il y a quelques jours contre le «
racisme et les ratonnades anti-Blancs », qui surfe sur le
traumatisme du 8 mars pour collecter des signatures auprès
des lycéens.
Comme le racisme est protéiforme, l’antiracisme est
indivisible. Contre les démagogues communautaristes qui cherchent
à mettre en concurrence la mémoire des crimes coloniaux
et des génocides, et qui tentent d’instrumentaliser
les souffrances du présent pour nous diviser, notre seule
force est la réaffirmation, ici et maintenant, d’une
communauté humaine possible.
Nous avons appris dans notre jeunesse que la notion de race n’avait
pas de fondement scientifique et nous avons éduqué
nos enfants pour en faire des citoyens du monde. Ni blancs, ni blacks,
ni beurs, notre identité n’est pas seulement faite
de nos origines, mais de ce que nous faisons de nos vies. Encore
faudrait-il que ce monde accueille des citoyens libres et égaux.
Pour l’heure, nous en sommes à la résistance,
et, comme le disait Jean-Luc Godard dans son Eloge de l’amour,
« il n’y a pas de résistance sans mémoire
et sans universalisme. »
Tribune publiée par le quotidien Le Monde du 1er avril 05
Post-scriptum - L’appel, publié à l’initiative
du mouvement sioniste Hachomer Hatzaïr et Radio Shalom, et
signé entre autres par Alain Finkielkraut, Jacques Julliard
et Bernard Kouchner, établit un parallèle entre l’agression
subie il y a deux ans, le 26 mars 2003, par quatre jeunes d’Hachomer
Hatzaïr, en marge d’une manifestation contre la guerre
en Irak et les violences du 8 mars. Or, si l’agression contre
les jeunes d’Hachomer Hatzaïr est ignoble et révélatrice
des dérives antisémites de certains militants pro-Palestiniens,
les violences du 8 mars expriment un « racisme social »
d’une toute autre nature. Cette tentative de récupération
communautariste ne peut que rajouter à la confusion.
Note - Ce post-scriptum n’a pas été publié
par le quotidien Le Monde...
Mis en ligne le vendredi 1er avril 2005.
Source : samizdat.net | webzine
http://infos.samizdat.net/article327.html
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