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Origine : http://www.lexpansion.com/Pages/PrintArticle.asp?ArticleId=150020
Des investisseurs américains propriétaires d'entreprises
françaises « sensibles », comme Gemplus ou Synodys,
sont sous surveillance du fait de leurs liens supposés avec
le monde du renseignement.
L'idée peut paraître saugrenue mais, depuis «
l'affaire Gemplus », elle gagne progressivement les esprits
et s'impose pour certains comme une évidence. Des fonds d'investissement
particulièrement portés sur les technologies de pointe
françaises agiraient en poissons pilotes pour les services
de renseignements américains. Alain Juillet, ancien officier
dans les services français et ex-cadre dirigeant de grands
groupes privés, aujourd'hui chargé de l'intelligence
économique auprès du Premier ministre, reconnaît
s'interroger sur les intentions de ces investisseurs vautours.
Tout commence en 2000, quand le fonds Texas Pacific Group (TPG)
dépose 559 millions d'euros sur la table pour entrer au capital
du leader mondial de la carte à puce, Gemplus, et en devenir
le premier actionnaire. « Avec 26 % du capital, TPG se montrait
très insistant pour obtenir le maximum de postes au conseil
d'administration, quitte à nommer des "indépendants"
en fait très proches de lui », se souvient Thierry
Dassault, à l'époque administrateur de la société.
Le renvoi du président Marc Lassus et son remplacement par
un Américain sèmeront sérieusement le doute
sur les arrière-pensées de TPG. Transfert de l'équipe
dirigeante et des laboratoires de recherche aux Etats-Unis ? Les
salariés s'inquiètent mais, après tout, jusque-là,
rien de bien surprenant. Une information sur Alex Mandl, le nouveau
PDG, adoubé en 2002 par les actionnaires américains,
va mettre le feu aux poudres : l'homme siégeait au conseil
d'administration d'In-Q-Tel, un fonds technologique au service exclusif...
de la CIA et du renseignement américain. Un détail
qui ne figurait pas sur son CV. « Le cabinet de chasseurs
de têtes a fait circuler une ancienne version », se
défend Goeff Fink, administrateur de Gemplus, représentant
du fonds TPG.
Après cette « étourderie », un parfum
d'espionnage industriel va enivrer tous les acteurs de l'affaire.
« En ce temps-là, le téléphone grésillait
pas mal », sourit Thierry Dassault, certain d'avoir été
placé sur écoute. Marc Lassus prône la thèse
« conspirationniste » : « En 2003, au plus fort
de la polémique, le concierge de mon immeuble fouillait dans
ma poubelle. Sans parler des filatures. Les services secrets français
me conseillaient de ne pas appeler depuis mon portable et de ne
pas envoyer de courriels. » Un rapport parlementaire sur les
investissements des fonds étrangers dans le secteur de la
défense, publié en mars 2005, évoque même
des pressions commerciales exercées à mots couverts
par des hommes politiques américains sur le représentant
de Sagem, actionnaire « inconvenant » de Gemplus : «
Sa position pouvait avoir des conséquences négatives
pour l'activité de son entreprise aux Etats-Unis. »
Par la voix de Goeff Fink, TPG dénonce un procès en
sorcellerie : « Le fonds a une obligation claire vis-à-vis
de ses investisseurs d'utiliser au mieux l'argent qui lui a été
confié. C'est sa seule mission. » Finalement, l'histoire
de Gemplus se termine banalement par une fusion avec Axalto, son
concurrent... de droit néerlandais. « Aucune preuve
tangible de pillage technologique ne ressort de ce dossier. Ni de
transfert des laboratoires de l'autre côté de l'Atlantique.
Mais que serait-il arrivé sans la vigilance des Français
? » s'interroge Alain Juillet.
D'ailleurs, depuis, l'apparition des initiales TPG dans un dossier
suffit à faire réagir les autorités françaises.
Son arrivée au capital de l'opérateur européen
de satellites de télécommunications Eutelsat, en 2004,
suscite immédiatement une note du Quai d'Orsay et du ministère
de la Défense sur « la menace américaine ».
« Comme par hasard, Eutelsat s'apprêtait à passer
un accord avec le futur système de navigation par satellite
Galileo, le concurrent européen du GPS américain »,
fait malicieusement remarquer Christian Harbulot, directeur de l'Ecole
de guerre économique, barricadé derrière une
porte blindée et des stores baissés en permanence
dans un petit local du VIIe arrondissement de Paris. Finalement,
le fonds français Eurazeo, plus rassurant, montera en puissance
dans Eutelsat pour en devenir le premier actionnaire.
Le fonds américain Carlyle fait aussi figure d'épouvantail.
Il a été dirigé de 1993 à 2002 par un
ancien directeur de la CIA, Frank Carlucci. Depuis quatre ans, il
est devenu un véritable club d'anciens collaborateurs de
George Bush père. Carlyle limite en France son terrain de
chasse aux secteurs de l'industrie, de la presse ou de l'immobilier.
L'acquisition du cartonnier Otor a toutefois déclenché
une bataille juridico-financière avec les dirigeants français,
qui s'est terminée par une victoire des actionnaires américains.
D'autres fonds s'intéressent à des affaires plus
petites mais tout aussi stratégiques. Le fonds American Capital
Strategy, à la tête depuis deux ans de Synodys, un
groupe spécialisé dans la détection de risques
nucléaires, compte parmi ses vice-présidents Cydonii
Fairfax, qui a travaillé à la CIA. Détail troublant
révélé par le site Infoguerre. Dans une filiale
de Synodys, MGP Instruments, basée dans les Bouches-du-Rhône,
Kamel Amiri, délégué CFDT, s'inquiète
: « Malgré les nombreuses promesses de la direction,
le personnel redoute le transfert des sites de production aux Etats-Unis.
» Ces capitalistes de haut vol adopteraient la bonne vieille
méthode trotskiste de l'entrisme ? Difficile à croire.
« Il ne faut pas monter cette affaire en épingle. Cydonii
Fairfax travaille au service juridique et son passage à la
CIA se résume à un stage réalisé en
1990 », tempère Jean Eichenlaub, l'administrateur français
du fonds.
Pas de fantasme. Bien sûr, CIA, FBI ou Maison-Blanche n'intiment
pas à ces fonds l'ordre de racheter une société
propriétaire d'une technologie stratégique. Mais les
acteurs principaux de ces fonds ne perdent pas une occasion de faire
converger leurs intérêts économiques avec ceux
de l'Oncle Sam. La parade consiste à dresser des barrières
de protection. Un décret du 31 décembre 2005 soumet
à autorisation préalable tout investissement dans
des secteurs comme la défense, la recherche ou la cryptologie
(le codage-décodage des informations). Bruxelles voit pourtant
cette « ligne Maginot » d'un mauvais oeil. Réponse
d'Alain Juillet : « Les Etats-Unis disposent de tout un arsenal
de mesures pour défendre leur industrie liée de près
ou de loin à la défense et à la sécurité,
avec notamment la possibilité pour le président de
bloquer ou de réglementer une acquisition étrangère.
Il faudrait s'en inspirer, au nom d'une certaine réciprocité.
» En somme, copier le protectionnisme d'un pays... libéral.
Trois dirigeants passés par la nébuleuse de l'espionnage
Alex Mandl
En 2002, cet Américain devient président de Gemplus,
leader mondial de la carte à puce, avec la bénédiction
du principal actionnaire, le fonds américain TPG. Ancien
d'AT&T, il siégeait aussi au conseil d'administration
d'In-Q-Tel, un fonds technologique au service de la CIA.
Frank Carlucci
Président de Carlyle de 1993 à 2002, il fut directeur
de la CIA, puis secrétaire à la Défense de
Ronald Reagan. Aujourd'hui, avec à sa tête plusieurs
dirigeants proches de Bush père, le fonds continue de porter
l'empreinte de la Maison-Blanche.
Cydonii Fairfax
Elle est vice-présidente au service juridique d'American
Capital, un fonds qui a racheté en 2004 Synodys, un groupe
spécialisé dans la détection de risques nucléaires.
Son CV fait mention d'un passage à la CIA, « limité
à un stage », précise-t-on à American
Capital.
Franck Dedieu
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