Préambule : la difficile transition au capitalisme cognitif
Les différents indices boursiers (Nasdaq, Dow Jones) peuvent monter
ou descendre un peu, beaucoup, passionnément à la folie ou pas du tout,
mais les transformations du capitalisme historique, elles, vont bon
train. En témoigne la liste impressionnante des affrontements récents
sur le domaine d'extension des brevets (le génome humain, le vivant
naturel, le vivant modifié, les médicaments pour les trithérapies),
sur les droits de la propriété intellectuelle (droit d'auteur versus
copyright), sur le droit de copier les logiciels, les données, les informations
de caractère "privé" ou non, sur le droit de lire gratuitement dans
les bibliothèques. Nous sommes en pleine bataille des nouvelles enclosures
(nom qu'on a donné en Angleterre à la suppression par le Parlement des
droits de propriété collective sur les terres communes ). Pourquoi ?
Parce nous assistons à une mutation profonde du capitalisme que nous
résumons par le terme de capitalisme cognitif. Le capitalisme immatériel,
sans poids (weightless economy selon l'expression de D. Quah), la "société
de l'information", la net-economy, la "Nouvelle économie", la Knowledge-based
Economy (OCDE), la révolution technologique des NTIC sont autant de
façons de nommer cette transformation et d'en saisir certains aspects
partiels.
Notre thèse principale est que la nature même de la valeur, sa forme,
le lieu et les modalités de son extraction sont remodelés de fond en
comble. Il s'agit pour nous de situer la transformation en amont d'un
changement de régime de croissance ou d'un paradigme technique ou régime
sociotechnique (Perez, Freeman et Soete). Quelque part entre un changement
de régime de l'accumulation capitaliste (école de la régulation) et
un changement des rapports de production proprement dit c'est-à-dire
l'esquisse d'une transition à l'intérieur du capitalisme, transition
comportant des mutations aussi radicales que celles qui ont marqué le
passage du capitalisme marchand esclavagiste et absolutiste, au capitalisme
industriel salarié et "démocratique". Transition qui suppose probablement
une métamorphose du salariat. La division verticale du travail, le caractère
presque universel de la loi des rendements décroissants, la séparation
de la force de travail de la personne du travailleur, le paradigme de
la valeur comme transformation et dépense d'énergie musculaire, la rareté
et l'usure des biens et services, la divisibilité des facteurs, la loi
de l'entropie généralisée et de l'usure des biens par leur usage, le
caractère subalterne ou marginal des externalités en particulier les
exigences de les solder à un niveau systémique écologique, tous ces
traits qui façonnaient l'horizon de l'économie politique classique et
néo-classique se trouvent aujourd'hui remis en cause . C'est cette question
fondamentale qui se profile derrière le débat : y a-t-il des lois
nouvelles pour la nouvelle économie (en matière de cycle de la conjoncture,
de "fondamentaux" à respecter) ou les lois de la vieille économie valent-elles
encore ? Naturellement l'effondrement boursier du Nasdaq et des
valeurs de la e-economy fait que ces questions reçoivent le plus souvent
depuis six mois une réponse négative : finalement la nouvelle économie
est critiquée du côté "radical", soit comme une opération libérale allant
de pair avec la financiarisation, soit comme une "nouvelle ruée vers
l'or", aussi éphémère que les précédentes et redistribuant finalement
les droits de propriétés en faveur des investisseurs capitalistes au
détriment des pigeons qui avaient caressé un moment le rêve de faire
fortune vite. Des visions moins âprement critiques (par exemple celle
de P. N. Giraud) notent l'extension de la sphère marchande aux diverses
formes de transactions virtuelles (les produits dérivés) destinées à
résoudre le problème de l'incertitude et d'un risque proprement systémique.
Je crois qu'il ne faut pas confondre, dans le débat sur la nouvelle
économie, l'expansion débridée de l'économie de l'information et du
Net avec une transformation de longue durée pourtant apparue très rapidement.
Cette métamorphose traduit la tentative capitaliste de subsumer réellement
l'économie de l'immatériel et son potentiel gigantesque de coordination
et d'interaction de l'action humaine. Une telle opération devient envisageable
grâce à la numérisation de l'information et de la connaissance, par
son traitement informatique, en profitant des capacités presque illimitées
de stockage, de calcul, qui se combinent dorénavant avec la révolution
de l'acheminement quasi instantané des données. Ajoutons un dernier
facteur essentiel : la réduction quasiment à zéro du coût de reproduction
de la connaissance. Mais si cette révolution technologique et sociétale
(la diffusion de l'ordinateur personnel et de l'accès au Net) ouvre
de gigantesques possibilités, bref un nouveau continent, le continent
connaissance, à l'expansion qualitative du capitalisme, elle ouvre également
de prodigieuses contradictions nouvelles. Nous les résumerons ainsi :
il devient très difficile de justifier les droits de propriété tels
qu'ils ont été mis en place au début du capitalisme industriel. La reproductibilité
indéfinie à un coût quasiment nul de la connaissance rend très inopérantes
(voire inapplicables) les règles et les sanctions prévues pour contraindre
les consommateurs à payer. Autrement dit, la net economy comme entreprise
pionnière, y compris dans ses bulles destinées à crever, vient d'arpenter
en grandeur nature, dans l'échec du e-business, ou dans son caractère
décevant sur le plan de la profitabilité, les véritables obstacles que
le capitalisme devra résoudre. Par exemple les règles de comptabilité
des actifs, dont le classement des salaires dans le passif du bilan
des entreprises n'a plus de sens dans une économie dominée d'une part
par le capital humain immatériel (individuel, wetware, ou collectif
netware) et des investissements matériels de réseau largement financés
par l'intervention publique ou par des transferts. Elle fausse totalement
l'appréciation de la valeur quand elle applique les critères de rentabilité
des capitaux investis.
L'échec de la net economy traduit donc à mon sens, non pas l'absence
de changement réel du capitalisme mais la difficulté que celui-ci éprouve
à prendre réellement le contrôle de la sphère de l'information, de la
connaissance avec les outils dont il dispose (c'est-à-dire les droits
de propriété et les institutions répressives ou incitatives chargées
de le faire respecter), et l'expérience pluriséculaire qu'il a désormais
de l'économie de rareté. Dans une économie de l'abondance où persiste
déjà le scandale d'une inégalité plus vertigineuse que jamais entre
les pauvres et les autres, entre le Sud et le Nord, les péages à l'accès
à la connaissance, au réseau de la Toile, sont reçus encore plus mal
que les octrois sous l'Ancien Régime.
Un tel optimisme pourrait sembler assez paradoxal étant donné la constitution
de pôles monopolistes mondiaux dans le domaine des médias, des tubes
et des réseaux qui acheminent l'information, et l'accroissement du rôle
des laboratoires des grandes multinationales pharmaceutiques dans le
domaine de la santé. Mais l'établissement de nouvelles règles à l'échelle
mondiale, bref du "nouvel ordre économique mondial" sous hégémonie américaine,
y compris dans le domaine des services, de la propriété intellectuelle
et artistique soulèvent non seulement des oppositions considérables,
mais aussi des problèmes théoriques de fond. Cela en raison de l'outillage
de la discipline reine de la mondialisation, l'économie orthodoxe. L'agitation
et la mobilisation en cours depuis une bonne quarantaine d'année dorénavant
(Coase, Demsetz, Pozner comme points de départ, sans oublier Arrow,
Becker et Stigler, puis Williamson, North), autour de l'économie de
l'information imparfaite, des coûts de transaction, des interactions,
des externalités etc. désigne clairement le lieu de l'obstacle. C'est
à mon sens celui de l'établissement des nouveaux droits de propriété
permettant l'absorption non chaotique ou révolutionnaire sous la règle
du marché, de l'activité cognitive humaine dans ce qu'elle a de libérateur
et en même temps de possibilité de réaliser du profit.
Les nouvelles "enclosures" du capitalisme cognitif
Pour que les vagues de progrès technique (encore largement à venir) se
consolident en un régime de croissance, il faudra une série de transformations
institutionnelles et constitutionnelles majeures. Le capitalisme cognitif
est dans sa phase d'accumulation primitive au sens où l'ensemble des droits
de propriété mis en place entre le XVII° et le XIX° siècle à partir desquels
a raisonné l'économie politique classique (et qu'elle a, à son tour, contribué
largement à perfectionner et à légitimer) constitue une limite infranchissable
à l'inscription du potentiel de développement des forces productives de
l'activité humaine dans une trajectoire de croissance régulière et dans
un compromis institutionnel avec les forces de l'ancienne économie . Sans
ce considérable "investissement de forme" (L. Thevenot), l'instabilité
du troisième capitalisme devient dangereuse et sa profitabilité trop aléatoire.
Quand nous parlons des droits de propriété, cela vise en premier les droits
de propriété conçus essentiellement comme le mouvement des clôtures, (l'appropriation
et expropriation), donc la délimitation stricte de ce dont l'usage (usus),
la mise en valeur (le fructus ou revenu qu'on peut en tirer) et l'aliénation
(l'abusus) peuvent être réunifiés et constituer le préalable indispensable
d'un recours aux mécanismes de marché et de prix. Rappelons la définition
d'Harold Demsetz, l'un des grands initiateurs néo-classiques d'une refonte
de la théorie de la propriété : la propriété explique-t-il est "la
liberté d'exercer un choix sur un biens ou un service". Le caractère absolu,
totalitaire, de la propriété dans le libéralisme, tient à ce que cette
liberté (évidemment limitée par les lois du pays où elle est exercée)
doit porter sans aucune entrave sur les trois dimensions d'un bien ou
d'un service (l'usage, le fruit que l'on peut en tirer directement ou
par délégation, la cession totale ou conditionnelle). L'accumulation primitive
est avant toute une accumulation de nouveaux droits, souvent durement
inculqués aux couches populaires récalcitrantes et aux couches sociales
dominantes menacées elles aussi d'expropriation ou de dévaluation de leurs
titres. Cette optique correspond pour faire vite, à la grande tradition
bourgeoise et libérale de l'économie constitutionnelle réelle de l'individualisme
possessif (avant de retomber dans la vulgarisation médiocre de l'individualisme
méthodologique), bref la tradition qui va de Locke à Hayek. Richesse,
propriété, liberté et individu s'y génèrent les uns à partir des autres.
On a affaire à une structure articulée par un contrat, ou des conglomérats
de contrats à tous les niveaux (de la firme nœud de contrats, au calcul
du consensus de l'école des choix publics).
Leur cohérence est garantie par le marché généralisé, depuis la main invisible
jusqu'aux raffinements de l'équilibre général : marché des biens,
des services, mais aussi des hommes (esclavage, salariat), et surtout
marché des droits (dont celui des libertés politiques), aujourd'hui enfin,
marché des promesses et des risques (la finance), marché des nouveaux
droits de propriété émettables sur l'environnement, le vivant etc. Mais
il faut aussi ne pas oublier dans ce tableau, deux autres traditions :
la première, bien repéré par l'institutionnalisme américain est surtout
juridique (et très absente de l'économie politique classique entre Cantillon
et Keynes sauf à titre minoritaire dans l'école historique allemande),
celle de la propriété publique qui intervient à la fois comme instrument
de limitation du contrat (droit d'expropriation des propriétaires d'esclaves
par exemple, des propriétaires terriens etc..) mais surtout l'émergence
du droit social, du droit du travail, du droit public économique qui encastrent
( Polanyi), "régulent" le marché, l'individu, l'exercice de la liberté
et le jouissance de la propriété. C'est à l'Etat que cette tâche incombe,
par la loi qu'il émet et dont il garantit l'exécution d'un côté et par
des compromis institutionnels (conventions collectives) dont il favorise
l'émergence. Ces compromis se construisent entre la totalité sociale représentée
par le bloc (holos) étatique et les individus qui sont à la fois des propriétaires
libres (et donc par complément des exclus de la propriété et ou de la
liberté), et les citoyens égaux, des statuts conciliateurs, hybrides,
mixtes. Ces compromis déterminent ce qui est soumis aux transactions monétaires
et ce qui est mis en dehors des échanges marchands. Ils peuvent être pensés
comme des conditions indispensables du marché ou bien comme des compromis
temporaires. La détermination des droits de propriété intellectuelle épouse
d'autant plus cette logique que leur caractère de bien collectif, reconnu
dès le XVI° avec le "privilège royal" accordé aux imprimeurs, tarit l'espace
du marché qui devient autophage. La marchandisation prédatrice épuise
les possibilités de reproduction de la création. Les possibilités de reproduction
des manuscrits sous la forme imprimée découverte par Gutenberg, jointe
à l'inexistence d'un appareil de coercition capable de faire respecter
la propriété commerciale du support imprimé conduisirent les imprimeurs
à accepter la tutelle du privilège royal donc étatique. Celui-ci comportait
la tutelle de la censure, mais il reconnaissait également le caractère
limité dans le temps de la cession des droits . On aura reconnu dans ces
deux premiers filons, le face à face classique du contrat face à la loi,
du marché face à l'Etat, de l'individu-propriétaire et bourgeois ou marchand
face aux groupes sociaux sans propriété ni qualité, les pauvres ou prolétaires,
possesseurs seulement de leur travail puis d'un statut de salarié (R.
Castel et C. Haroche) . Mais en fait il manque une troisième tradition
qui complique un peu ce schéma et qui est particulièrement d'actualité
dans les périodes de redéfinition des clôtures, des barrières. Nous voulons
parler des figures hybrides, insaisissables, fuyantes à tous les sens
du terme qui précèdent la mise en forme des relations marchandes, et celles
de rapports de production. Citons l'esclave détenteur de pécule, le demi-prolétaire,
le serf détenteur d'un titre d'occupation ou d'un bail verbal, le squatteur
rural ou urbain, le bourgeois dans une ville libre au Moyen Age. Bref,
toutes les formes de détention de droit sur un bien, sur un service, dont
j'ai essayé de montrer ailleurs qu'elles avaient inventé quelques-uns
des traits les plus essentiels du marché. Bref les formes constitutives
et constituantes du marché de la liberté, bien avant que ne s'installe
l'ordre de la liberté du marché. J'ai essayé de suivre cet étrange processus
de constitution dans le cas du travail salarié, et du type de contrat
parfaitement singulier que représente le contrat à durée indéterminée.
Ces hybrides ou formes mixtes, généralement plus complexes que la
forme marchande simple (qui elle réunit sur le même titulaire de la
propriété, les trois principales fonctions), sont inventées par des
agents économiques quand ils cherchent à échapper aux servitudes ou
aux contraintes d'un ordre juridique. Un ordre qui entrave leur mobilité,
leur possibilité d'action (on dirait de façon spinoziste qui diminue
leur conatus ou leur puissance d'agir) ou leurs droits déjà constitués.
Depuis l'effritement de la cohérence du salariat canonique (à durée
indéterminée) on assiste à une multiplication des statuts mixtes, mais
surtout à des formes nouvelles de nomadisme dans les statuts . Mais
sur le plan des droits de propriété, il faut faire le même constat.
Des formes nouvelles émergent. Le terrain des logiciels libres largement
analysé offre un exemple de cette nouvelle frontière juridique. C'est
précisément parce qu'elle ne se contente pas d'ouvrir l'accès aux codes
sources d'un logiciel, que la licence GPL (copyleft) mise en place par
la fondation pour le Freesoftware de Richard Stallman innove. Elle produit
de la propriété sociale et collective en utilisant le droit commercial.
Le copyleft n'est pas un régime d'ouverture du code source (open source)
mais un droit de propriété particulier, un droit qui installe au coeur
du droit privé, en utilisant les prérogatives que confère ce droit,
un élément crucial du droit public : l'interdiction de privatiser
à usage marchand les produits dérivés d'un logiciel laissé en copie
libre. Ceci peut s'interpréter comme l'invention dans le domaine du
copyright et du brevet, d'un équivalent du droit moral de suite. La
marchandisation d'un produit construit à partir du logiciel dont l'architecture
et les codes de programmation ont été livrés, est jugée contraire à
la nature profonde de l'œuvre et le détenteur du copyright s'il affaiblit
ce dernier en acceptant de renoncer aux produits patrimoniaux de son
œuvre, le renforce en le dotant d'un droit moral reconnu dans le copyleft,
parce qu'il est aussi très précisément spécifié.
Mais on peut faire la même analyse pour le rapport juridique qui s'établit
entre l'usage et l'échange en général en particulier l'affranchissement
du droit d'aliénation (acheter, vendre, transmettre) vis-à-vis de la
réalité matérielle de l'actif concerné par la transaction aussi bien
dans sa dimension d'usage, de reproduction (fructus) que dans son image
virtuelle.
Quel est le problème central de l'échange marchand dans l'économie
du capitalisme cognitif ?
Elle tient à notre sens au poids croissant des externalités positives,
c'est-à-dire aux effets productifs positifs et gratuits des multiples
interactions dans une société reposant sur la connaissance. (Dans le
cas des externalités négatives, c'est-à-dire d'effets négatifs au détriment
de la population, de l'environnement, de la terre en général, la compensation
des dommages pousse les associations écologiques, les Comités d'Hygiène
et de sécurité dans les entreprises, à réclamer leur inclusion dans
le calcul marchand. C'est le principe : faire payer les pollueurs).
Pour revenir aux externalités positives, leur multiplication et leur
caractère indispensable à des procédures de coordination dans un univers
incertain rendent le recours à un mécanisme de prix déterminés par le
marché à la fois irréalisable techniquement et surtout impossible. S'il
fallait tout faire passer par l'échange marchand en recourant au mécanisme
des prix, la société se priverait d'une des sources essentielles de
productivité des agents économiques. L'activité gratuite contenue en
amont et en aval de ce qui est considéré par l'économie politique traditionnelle
(toutes écoles comprises) comme le seul travail méritant rémunération,
est la source principale de la valeur. Ainsi les biens et les services
présentent de moins en moins les conditions canoniques d'une appropriation
privative et d'une monétisation marchande sauf dans un système de prix
en réalité administrés dès que l'on prend en compte l'importance des
transferts incorporés en amont et en aval de leur production.` Les biens
savoir et information ne présentent plus les caractères d'exclusivité,
de rivalité, de divisibilité, de cessibilité, de difficulté de reproduction
et de rareté qui permettaient de marchandiser leur usage, leur fruit
et leur reproduction et donc de rendre applicables effectivement les
droits de propriété (Brad DeLong et Michael Fromkin 2000). Il ne s'agit
donc pas d'un problème d'efficacité de l'allocation des biens et services,
entendu au sens du choix entre tel ou tel prix pour l'usufruit ou la
nue-propriété de tel ou tel bien de façon à satisfaire le mieux les
agents concernés. Il s'agit plus trivialement de la possibilité même
de classer tels ou tels biens ou services, dans la catégorie des biens
exclusifs, rivaux, donc privatisables. Au moment où le marché semble
avoir conforté son assise, éliminant historiquement le socialisme en
tant qu'alternative à la production de biens matériels en dehors du
marché, le nombre de biens information et de savoirs qui présentent
toutes les caractéristiques des biens collectifs devient tellement important
que la justification essentielle de l'appropriation privative devient
de plus en plus acrobatique et largement inopérante. Sans appropriation
privative possible techniquement, aucun agent économique ne voudra produire
pour et sur le marché car les solutions de compromis établies sous le
capitalisme industriel pour les inventions, les biens artistiques et
intellectuels (le système des brevets et des licences d'un côté, celui
des droits d'auteurs de l'autre) entre la propriété privative pour un
temps donné et le besoin collectif de leur diffusion gratuite, source
indispensable d'externalités positives, se trouvent menacées. Et cela
par la nature même du bien savoir dans un capitalisme cognitif opérant
avec les NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication).
Ces biens savoir présentent une double difficulté à une marchandisation
classique et à la mise en œuvre des droits de propriété privative. D'un
côté ils sont de plus en plus inutilisables sans l'activité humaine
vivante qui seule peut opérer le travail de contextualisation et qui
profite de sa singularité (comme autrefois le travail très qualifié,
pour renforcer des conditions d'échange idiosyncrasiques (ce qui veut
dire que chaque personne est irremplaçable, elle est une bibliothèque,
et surtout la clé de classement de ladite bibliothèque borgésienne).
D'autre part, la numérisation informatique des données qui permettrait
de banaliser, déqualifier ce travail cognitif, bref de le rendre substituable
facilement, rend reproductibles très facilement et à un coût très bas
ces mêmes données. Il en résulte deux choses : a) le caractère
de plus en plus public ou collectif de ces biens information ;
b) la fin du monopole de détention des données comme biens de production
et instrument de travail par le capital en raison de la disparition
des difficultés de copie de ces données ou de coût de leur duplication.
Le monopole de la propriété de la science n'est plus assuré face au
cognitariat (le prolétariat du travail cognitif, qui peut largement
se réapproprier des instruments de travail et s'évader dans des activités
non marchandes ou contrôlées par lui. Cette situation s'est fortement
amplifiée avec l'introduction du format MP3 de compression musicale
(Naptser, Gnutella) qui utilise déjà la procédure P to P", c'est-à-dire
directement de l'ordinateur d'un utilisateur à l'ordinateur d'un autre
utilisateur. La défaite de Napster dans son procès avec les Majors du
disque est due au passage obligé des information par son serveur central.
La question de la reproduction de l'image va également se trouver posée
avec l'arrivée imminente de logiciels de compression sasn dégradation
du degré de résolution de l'image. Les stratégies de capture des marchands
émergeants de l'image par Microsoft qui a racheté des agences de photos,
risquent alors d'être réduites à néant. C'est surtout le développement
de FreeNet comme alternative au Web actuel et aux serveurs centralisateurs
qui rendra impossibles à mettre en oeuvre les mesures de contrôle de
la Toile (les règles de dépôts des clés de cryptage, la répression de
la copie, du piratage). En effet, s'il existe déjà des sites qui permettent
d'anonymiser les connexions (www.anonymiser.com) et ce, gratuitement
(www.safeweb.com, www.triangleboy.com) , le prinjcipe de centralisation
de la connexion demeure et la traçabilité avec. FreeNet représente une
révolution : celle de la décentralisation et d'une véritable l'horizontalisation
du réseau. Un procès de type de celui qui vient d'être gagné par les
majors contre Napster deviendra impossible. La liberté du réseau s'avère
prodigieusement inventive et coriace aux différentes opérations de régulation
extérieure . Il était beaucoup plus facile pour le capitalisme marchand
ou industriel de procéder à l'accumulation primitive des clôtures matérielle
que pour le capitalisme cognitif de cloisonner le Réseau.
C'est pourquoi les rumeurs persistantes d'effondrement de l'e-business
sont directement liées à cet échec prévisible désormais de la première
tentative sérieuse de plier le WEB aux nouvelles clôtures des nouveaux
droits de propriété. Cet échec en lui-même aurait fâcheux. Mais il a
été accompagné de surcroît quasi simultanément de l'échec de l'AMI,
de l'arrêt provisoire du projet Terminator qui visait en manipulant
la propriété reproductive ( le "privilège des agriculteurs" ) à rendre
impossible aux paysans de fuir le marché des semences (le renouvellement
annuel de leurs semences sur des plants hybrides ou génétiquement modifiés)
. Pour finir, les deux pays les plus "libéraux" le Royaume-Uni et les
États-Unis, ont été contraints de reculer sur la brevetabilité du génome
humain ( et pas sur les OGM jusqu'à présent). Certes l'arrivée d'un
Président américain beaucoup plus conservateur risque de remettre en
cause ces débuts de victoire. En attendant la bourse a parfaitement
compris que la clôture était une passoire et surtout qu'aucune relation
répressive (comme on temps où la soldatesque britannique occupait militairement
le Pale irlandais et détruisait les maisons des tenanciers catholiques)
ne pourrait en venir à bout. Bien creusé petite souris (et non plus
vieille taupe) !
La liberté des internautes se défend bien. Et cette liberté décuple
le pouvoir d'innovation de la coopération pour la production de savoir,
donc les gisements potentiels de profit. Mais comment cette liberté
peut-elle se consolider, rester l'échange non marchand de la liberté
et non pas finir dans les défenses de la liberté du marché ? Le
débat juridique autour de Napster fait apparaître un point très intéressant
aussi bien dans des régimes de copyright anglo-saxon que dans des régimes
latins de droit d'auteurs : la question de la compatibilité entre
la liberté, la gratuité des utilisateurs et les conditions de reproduction
de cette liberté. Pour que le savoir se reproduise et s'accroisse, il
faut que les cerveaux qui le produisent vivent et vivent libres.
Droits d'auteur, propriété et revenu dans le capitalisme cognitif
Le salarié n'est pas rétribué par le fruit de son produit (dont il a cédé
la propriété à l'employeur, tout comme le commandement sur lui-même en
acceptant la relation de subordination dans l'exercice de son activité).
Il vit en louant l'usage de son service pour un temps limité pour une
rétribution forfaitaire. On admettra ici qu'il est légalement acquis pour
le travailleur dépendant libre (le salarié par oppposition à l'esclave)
qu'il ne peut transmettre ou vendre ce service ou le fruit de ce service
sous peine pour l'acheteur du délit d'esclavage ou pour l'interdmédiaire
du délit de marchandage. Les non salariés sont rétribués par la vente
du fruit de leur activité dont ils restent maîtres. Quand les non salariés
produisent des biens matériels ou des services liés à la production matérielle,
le caractère exclusif et rival de l'usage de ces produits ou services,
rend la procédure de leur vente sur et par le marché assez performant
(performant voulant dire ici à la fois l'efficacité technique et le caractère
prescriptif, normatif : le marché révèle les talents comme dit la
langue de bois, mais il dit aussi que ce qui n'est pas sur le marché ne
vaut rien, ce qui est une toute autre paire de manche). Mais que se passe-t-il
pour des non-salariés qui produisent ou créent par leur activité du savoir,
de la culture, de l'art ? Lorqu'ils vivent uniquement de leur art,
ils sont rétribués Mais à la différence des artisans leur revenu ne s'éteint
pas dans la vente du produit de leur activité (la toile originale, ou
le manuscrit livré à l'éditeur, le film libré au producteur) ils ont des
droits sur toutes les formes de reproductions qui sont tirées de leur
"oeuvres", le droit patrimonial. Ils conservent également un autre droit
(le droit moral) qui leur permet de s'opposer à des adaptations, à des
formes de reproductions qui dénatureraient le produit de leur art ou de
leur intelligence. L'interprétation ordinaire du droit moral tend souvent
à en faire une sorte de droit patrimonial renforcé, offrant des garanties
que le copyright américain n'offre pas. Maisil est plus intéressant,à
l'âge du capitalisme cognitif, de remarquer que l'oeuvre ou création n'est
pas séparable dans sa consommation (contrairement aux marchandises standard)
d'une activité de connaissance qui lui confère chaque fois son sens. Ce
qui décide du droit moral d'un créateur ou auteur à s'opposer à tel ou
tel usage de son activité, c'est la destination, l'intention patente de
l'oeuvre . Le droit matériel de propriété se trouve subordonné au droit
de savoir, de connaître. À la différence du brevet industriel qui marchandise
simplement la reproduction des procédés de fabrication ou des processus
originaux des inventeurs, le droit moral concédé aux créateurs leur laisse
un droit de suite indéfini de leur vivant (c'est-à-dire sans terme de
chute dans le domaine public) étendu ensuite à leurs héritiers. Et ce
quels que soient les abus manifestes lorsque le droit moral (qu'on peut
inférer de l'intention affichée par le créateur) est détourné au profit
du droit patrimonial (pour le bénéfice des ayant droits).
Les progrès technologiques de Gutenberg à la photocopieuse, jusqu'à
l'image numérisée, ont représenté des défis croissants pour l'exécution
des obligations contractuelles issues des droits de la propriété intellectuelle.
L'exigence de diffusion de ces biens, comme des biens publics a été
reconnue très tôt mais les moyens de rétribuer ces non- salariés en
les ramenant au cas des professions libérales, c'est-à-dire par la vente
du produit de leur activité sur un marché, s'est heurtée à la difficulté
croissante de mettre en oeuvre le recouvrement des droits patrimoniaux.
L'auteur ou le créateur, isolés, s'avèrent, à la différence de l'entreprise,
incapables de peser sur le marché. C'est là qu'apparaît l'intermédiation
de l'imprimeur, du galériste, du producteur. Ces institutions, véritables
entreprises marchandes, se proposent contre cession des droits d'exploitation,
de commercialisation de recouvrer les revenus découlant des droit patrimoniaux.
Les auteurs, créateurs sont donc rémunérés par une avance sur la vente
des produits de leur activité. Plus les facilités de reproduction de
ces oeuvres s'accroissent, plus il devient difficile pour les auteurs
de recouvrer ces revenus et plus ces derniers sont enclins de céder
systématiquement par contrat à l'agent qui a le pouvoir effectif de
faire appliquer la législation, la gestion des droits patrimoniaux.
Le producteur de cinéma devient l'agent, le manager de l'ensemble de
plus en plus complexe des droits patrimoniaux et le droit moral ne peut
plus s'opposer à lui, si son application met en péril l'entreprise elle-même.
Le réalisateur ne pourra pas s'opposer à la coloration des films , à
la diffusion hachée par la publicité, l'auteur de livre à des adaptations
"libres" de scénaristes. Lorsque le droit moral n'a pa été érigé formellement,
le détenteur effectif des droits de propriété qui peut agir juridiquement
est le détenteur du copyright et non plus l'auteur, créateur ou réalisateur.
Mais il serait abusif de voir dans le droit moral une muraille éfficace
contre le copyrightage généralisé. Comme l'exception culturelle, celui-ci
risque d'être une simple ligne Maginot : dans l'édition par exemple,
les auteurs français, tout détenteurs des droits moraux qu'ils soient,
sont largement ligotés par l'éditeur qui négocie pour eux, ou par un
agent littéraire, quand ils ont les moyens de s'en payer un.
Mais avec les NTIC et la diffusion exponentielles des savoirs, des textes,
des images, des vidéos, des partitions musicales, des morceaux de musique
sur le réseau du WEB, le compromis juridique qui visait à rémunérer le
créateur, l'inventeur se trouve lui aussi remis en question. Il existe
plusieurs solutions à ce problème de la rémunération de l'activité de
l'artiste ou du créateur en tant qu'il est producteur d'un bien de plus
en plus collectif ( non pas tant d'ailleurs de par la nature intrinsèque
du produit lui-même que par le mécanisme technologique de numérisation
sous forme de données de ces differents produits). Le premier est la salarisation
ou forfaitisation des artistes, écrivains, chercheurs pris en charge par
les galeries, les éditeurs, les producteurs, les firmes qui, en échange
d'un droit exclusif sur une oeuvre à venir, ou sur une suite d'oeuvres,
versent une revenu fixe (qui peut être concue comme un à valoir sur des
droits marchands ou bien comme une véritable salarisation). La deuxième
est l'émargement de l'artiste, du créateur ou inventeur à une pension,
ou une bourse qui doit subvenir à ses besoins pour services rendus ou
à rendre dans la production de biens publics. Le problème qui se trouve
posé aujourd'hui, c'est que la première de ces solutions ne constituait
que le minimum vital ou le revenu de base auquel vient s'ajouter les revenus
de l'œuvre conçue à long terme comme un patrimoine qui produit une rente.
Et si les droits patrimoniaux deviennent de plus en plus ardus à percevoir,
l'auteur aura le choix entre recevoir très peu parce que l'exécution du
contrat est inappliquée ou inapplicable et recevoir... très peu également.
Pourquoi ? Parce que les frais de recouvrement mangent l'essentiel
de la recette générée, et pire encore parce que la norme marchande (un
prix trop élevé par exemple) chasse la possibilité de conquérir un public
et à terme des clients. L'autre solution très répandue est le double métier :
le créateur ou l'artiste est par ailleurs un fonctionnaire, ou occupe
un emploi salarié dans le secteur privé qui lui garanti une régularité
de revenu, améliorée par la vente de ses produits.
Mais à partir du moment où le modèle du travail cognitif comprend de plus
en plus des éléments créatifs, des innovations, et que d'autre part, les
modèles du droit d'auteur, du copyright, quelles que soient les différences
entre ces deux formes juridiques, ne se trouvent plus applicables, plus
effectifs, comment déterminer le revenu de cette activité ? Le droit
d'auteur dans le capitalisme cognitif se transforme en droit au revenu
garanti en échange de l'activité humaine et non plus en droit au fruit
de son produit. Il s'agit d'une activité humaine qui fournit non plus
un bien ou un service vendable sur le marché et consommable, mais un bien
ou un service collectif. Comment cette reconnaissance du caractère collectif
d'un service ou d'un bien donné peut-elle se faire ? Il semble qu'il
existe deux modèles (la question demeure ouverte de savoir s'ils sont
alternatifs ou complémentaires) : Le premier est la reconnaissance
par le système des prix et par le marché qui permettra de relayer les
formes de revenus substitutifs jusqu'au point où l'artiste et le créateur
vivent de leur "industrie" comme un artisan, ou un industriel. Le second
est la reconnaissance par la gloire ou la renommée (validée par un prix,
une distinction dans la cité du renom) qui peut générer par surcroît une
rente, ou des occasions de gains marchands. En fait, contrairement à ce
que prétendent les défenseurs de l'introduction systématique du marché
dans la production des savoirs, par une notation reposant sur des indicateurs
aussi variés que le tirage, les publications dans des revues baptisées
scientifiques (comité de lecture), le premier ne conduit pas au second
mais c'est plutôt le second qui offre une sélection gratuite et non risquée
aux investisseurs dans l'art, la création, ou les savoirs. Cité marchande
et cité du renom (Boltanski et Chiapello) ont partie liée. Mais dans le
capitalisme cognitif, à l'ère du réseau et de la cité par projets, on
ne peut plus se contenter de vanter la liberté, la gratuité de la consommation
active de connaissance dans la production des savoirs, de la culture et
de l'innovation. Sauf à se faire les courtiers d'un système corsaire de
prédation des externalités positives pour le compte du marché, id est
de l'activité gratuite déployée dans la coopération. Renvoyer au marché
les auteurs, les créateurs, les compositeurs, les artistes, ce qui ne
vaut déjà que pour une toute petite partie d'entre eux (ceux qui vivent
uniquement de leur "art") est une fausse solution dramatiquement en crise
pour au moins deux raisons dont chacune suffit à elle seule. 1) C'est
oublier la part croissante d'invention mobilisée dans le travail en général
qui met en question à son tour la notion "d'auteur ayant droit". La production
de connaissance, de la culture dans le capitalisme cognitif est essentielle,
mais que dire de l'éducation des enfants ? 2) Les NTIC et les pratiques
des multitudes dans le réseau mettent de plus en plus en porte-à-faux
les stratégies de passage en force d'exécution des droits de propriétés
anciens. Sans redéfinition complète des droits de la nouvelle propriété
publique, on restera à un régime de pillage vampirisateur du marché sur
le corps des externalités positives jusqu'à ce corps soit exsangue, tempéré
çà et là de subventions se bornant à soigner les symptômes. Le web a créé
un marché non marchand de la connaissance et de la reconnaissance, ainsi
que de l'interaction mondialisée. Là encore et toujours, la coopération,
la coordination humaines se trouvent convoitées par la valorisation marchande.
Le web offre un modèle de confrontation d'une offre et d'une demande de
connaissances et d'informations en temps réels. La partie non marchande
de ce marché (au sens d'un échange) très particulier de la liberté, du
jeu, du savoir est largement dominante. Et à la différence des programmes
de radio ou de télévision, cet échange ne réclame pas d'être financé par
des revenus (de subvention ou de publicité). Les portails et divers moteurs
de recherche ont été mis sur pieds pour récupérer une information et un
savoir produit par une multitude d'agents coopérant sans manufactures,
ni entreprises, ni contremaîtres, ou employeurs. Ce savoir est une source
de valeur sans commune mesure avec les profits extorqués au travail humain
subordonné de plus en plus difficilement. Si Adam Smith revisitait la
société capitaliste actuelle, nul doute que la richesse nouvelle des nations
et leur nouvelle manufacture d'épingle se nommerait la toile immatérielle.
Les "ouvriers" qui y travaillent n'ont plus besoin de surveillants, et
pourvu qu'ils disposent d'un revenu moins compliqué et moins onéreux que
les stock-options, les primes à la productivité au demeurant incalculables,
ils sont capables de travailler des nuits entières pour chercher. La coopération
sociale déterminante dans ce qu'est devenue la production sous le régime
de capitalisme cognitif, incorpore une quantité considérable d'activité
qui n'est pas reconnue comme du travail donnant droit à rémunération,
sauf sous la forme de produits de la création artistique. Les créateurs,
les artistes, les inventeurs, mais aussi les soutiers du travail immatériel,
le cognitariat, qui inventent la société, et recrée le lien sous la forme
de réseau de la coopération gratuite, doivent-ils faire valoir leurs droits
de propriété et réclamer que le marché paye toutes consommations intermédiaires
cachées qu'il incorpore dans ses produits et dans ses institutions (un
produit stratégique celui-là) ? Cette voie largement encouragée par
le libéralisme hayékien, infiniment plus intelligent que le crétinisme
manufacturier et assurantiel du Medef, est à notre avis une réponse anachronique :
elle revient aux balbutiements du libéralisme du XIX siècle, quand l'art
n'était qu'une affaire des élites bourgeoises. Aujourd'hui, le véritable
sacre du capitalisme cognitif, c'est la dimension massive de la politique
culturelle, la grande industrie de la fabrique du social. Il existe une
autre voie : celle indiquée par le revenu universel La propriété
sociale qui doit être reconnue à ces actifs qui ne se retrouvent pas dans
les comptes du capitalisme industriel, et qui pourtant nourrissent le
marché, c'est celle de leur existence sociale libre. Pour passer des heures
sur le réseau, pour lire, pour inventer des emplois qui ne soient pas
des formes dégradantes d'esclavage déguisé, il faut être délivré de la
quête du pain quotidien, du loyer mensuel, des notes de téléphone . La
grande conquête du salariat qui en affaiblit largement le caractère esclavagiste
fut l'accès à la protection sociale et l'extension de cette protection
à la famille des titulaires d'emploi dans l'économie manufacturière. Seul
un nouvel affaiblissement du salariat par l'attribution inconditionnelle
d'un revenu d'existence à tous ceux qui en amont et en aval de la production
matérielle garantissent sa profitabilité, permettra : a) de vaincre
l'exclusion ; b) de développer une pression suffisante sur le marché
pour le conduire à un régime non pas de plein emploi mais d'emploi autre ;
c) de garantir le revenu des para-salariés de la société de l'information ;
d) de procurer aux auteurs une indépendance beaucoup plus forte vis-à-vis
des intermédiaires financiers et matériels qui gèrent aujourd'hui le système
inopérant et hémiplégique des droits de propriété. La véritable réponse
au nouveau mouvement des clôtures, c'est d'opérer sur le salariat le même
type d'innovation que la licence du copyleft a opéré sur le droit d'auteur
et sur le droit de reproduction des logiciels. Un beau chantier pour le
XXI siècle.
Yann Moulier Boutang
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Source ouverte : cet article a été publié dans la revue Multitudes
http://www.samizdat.net/multitudes" .
Lien d'origine :
http://www.i3c-asso.org/article.php3?id_article=316
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