|
Il est une définition de la science économique ressassée dans tous
les manuels d’économie, c’est bien celle qui fait de cette discipline
la « science des choix rationnels dans un univers de rareté ». La
rareté existe, les hommes l’ont rencontrée. Telle est la croyance
de tous les grands prêtres de l’économie. Un livre récent de Bruno
Ventelou Au-delà de la rareté essaie de lui apporter un démenti1.
L’intention de l’auteur est de réfuter l’idée que la nature soit
avare et de proposer celle selon laquelle « la théorie peut finir
par, effectivement, rendre rare le monde ou par créer la crise »
(p. 14-15). La rareté est une pure invention des économistes classiques
qui finit par produire ce qu’elle annonce : « La relation s’est
inversée : la théorie produit le réel, on dira qu’elle l’autoréalise.
» (p. 15).
Les rendements, qu’est que ça rend ?
L’économie politique s’était bâtie sur l’hypothèse des rendements
décroissants. Et, à l’image de ce qui se passe dans l’agriculture
où l’on est obligé de mettre en culture des terres de moins en moins
fertiles au fur et à mesure que les besoins augmentent, au grand
dam de Ricardo et de Malthus, toute l’activité économique serait
conditionnée par cette loi d’airain. La science économique néo-classique
moderne confortera l’hypothèse : « Il s’agit clairement de l’extension
principale de la rareté des ressources naturelles au monde de la
production transformée. » (p. 42-43). À cette « loi » des rendements
décroissants frappant chaque unité économique prise séparément,
s’ajoute un deuxième malheur si l’on peut dire : les unités sont
complètement indépendantes les unes des autres et aucune interaction
positive ne peut naître de leurs relations qui se bornent à de purs
échanges marchands non coopératifs. « Le tour de magie pourtant
est opéré : sans plus de discussion, l’idéologie classique prolonge
son domaine de validité du monde physique au monde des relations
sociales. » (p. 48-49).
Bruno Ventelou trouve chez Keynes les outils intellectuels pour
déconstruire cette idéologie de la rareté. Investissement et consommation
ne sont pas rivaux. L’investissement est le fruit d’un pari optimiste
sur l’avenir et le taux d’intérêt ne récompense pas la non consommation
mais mesure la préférence du présent par rapport au futur. Plus
il est bas, plus il traduit la confiance en l’avenir. Plus il est
au contraire élevé, plus la rareté est organisée par la réticence
à créer de la monnaie indispensable à la dynamique économique :
c’est le scénario privilégié par les politiques monétaristes d’austérité
des décennies 1980-90 en Europe.
Mais l’originalité du livre de Bruno Ventelou ne réside pas dans
la réécriture de ce message keynésien le plus connu. Elle se situe
dans l’affirmation que la réalité finit par se conformer aux prédic(a)tions
les plus pessimistes. La rareté découle de l’autoréalisation de
la théorie de la rareté. Là où la théorie classique naturalise tout
et amène un équilibre social bas, la théorie keynésienne construit
un équilibre social haut. La croissance économique est donc une
construction sociale qui résulte de l’interaction entre les agents
donnant naissance à des externalités positives. Dès lors qu’ils
adoptent une stratégie de coopération, la bonne prophétie s’autoréalise
et la croissance dite endogène s’enclenche, c’est-à-dire celle qui
s’autoentretient du seul fait que la coordination est préférée à
la solution individualiste utilitariste et faussement rationnelle.
Les rendements décroissants sont le résultat d’une construction
négative, les rendements croissants naissent d’une construction
positive.
L’auteur accumule les simulations pour étayer sa thèse. Robinson,
propriétaire du capital matériel, et Vendredi, propriétaire de son
capital humain, ont intérêt tous les deux à ce que l’autre investisse,
c’est-à-dire choisisse la branche haute de l’alternative. L’ensemble
y gagnera car plus l’équipement de Robinson sera perfectionné, plus
il sera nécessaire d’avoir un Vendredi bien formé. Dans l’autre
sens, mieux Vendredi sera formé, plus le rendement de l’équipement
de Robinson sera élevé.
Un quiproquo
Cette thèse est stimulante, mais d’où vient ce malaise qui s’installe
au fil des pages ? Du glissement progressif de l’idée certainement
juste que la réalité sociale est construite à l’idée sans doute
erronée que la réalité est autoréalisée. On passe alors hâtivement
de l’efficacité de la coopération bien mise en évidence par la théorie
des jeux à la généralisation sans limite du mécanisme autoréférentiel
qui n’a plus d’autre attache avec la réalité que celle qu’il est
seul à déterminer.
Autant Keynes a raison de souligner l’importance des phénomènes
de coordination qui, par le biais de conventions résultant le plus
souvent de rapports de forces, permettent au marché d’exister, autant
certains de ses épigones ont tort de tout ramener aux croyances
ne reposant que sur les croyances des autres, par un jeu de miroirs
régressant à l’infini. On voit se développer aujourd’hui l’idée
selon laquelle l’ensemble de la réalité sociale serait semblable
à ce qui se passe à la Bourse : le mimétisme des moutons de Panurge.
Or, pas même la Bourse n’obéit entièrement à ce mécanisme. Les économistes
dits de l’école des conventions prétendent que les cours boursiers
ne reflètent plus l’évolution des profits extirpés de l’activité
productive réelle2. Pourquoi alors ces cours montent-ils brusquement
à l’annonce des plans de licenciements, sinon pour enregistrer ou
anticiper l’augmentation du taux d’exploitation de la force de travail
? La croyance en un monde autonome de croyances rencontre ici sa
limite : cette croyance est un mythe et elle présente maints aspects
d’une foi religieuse dont le plus étonnant est que le gain boursier
apparaisse comme le fruit d’un miracle3. Ainsi, peut-on par exemple
justifier aux yeux d’une population inquiète le recours à des fonds
de pension ou à des fonds d’épargne salariale pour garantir des
retraites qui seraient financées par la multiplication des petits
pains dans la corbeille boursière, nouvelle source miraculeuse jaillie
de l’autoréalisation ! Autre exemple : Bruno Ventelou affirme que
si le PIB n’enregistre pas la qualité de la vie (comme l’air pur,
les bonnes relations sociales), c’est « faute d’entrer imparfaitement
dans la théorie » (p. 119). Enorme contresens : le PIB n’enregistre
pas la qualité de la vie parce qu’heureusement celle-ci ne fait
pas partie de la sphère monétaire4. Pourrait-elle en faire partie
? C’est ce qui nous pend au nez si le capitalisme réussit à marchandiser
le vivant. Mais cela n’a rien à voir avec une théorie, dût-elle,
cette dernière, en donner une pseudo justification a posteriori.
La problématique des conventions que Bruno Ventelou mène jusqu’au
bout montre ici ses limites. À force de ne concevoir les rapports
sociaux que comme un jeu coopératif, on perd de vue les rapports
de forces justement. Autrement dit, on veut s’éloigner d’une démarche
méthodologique individualiste et on y retombe, comme si une force
irrésistible vous attirait du côté où vous penchez. Mieux encore,
cet individualisme habillé de conventions sociales purement coopératives
est une nouvelle figure de l’idéalisme philosophique puisque la
réalité matérielle n’existe pas en soi sinon comme le produit exclusif
des représentations idéologiques préalables. « L’idéologie de la
rareté engendre la rareté. » (p. 163-164). Une question alors :
d’où vient l’idéologie ? Réponse des conventionnalistes : de l’idéologie.
L’idéologie, c’est l’idéologie ! Plus fort qu’une tautologie, une
redondance ! Quelle est la cause des crises que le capitalisme engendre
périodiquement ? La théorie ! Même les philosophes grecs imprégnés
d’idéalisme il y a 2500 ans ne s’étaient pas autant fourvoyés.
Face à cette interprétation, une autre démarche est possible : celle
d’un matérialisme très dialectique, d’une méthode holiste qui voit
l’interaction de la réalité et des représentations collectives de
celle-ci, à la manière d’un Marx, d’un Durkheim ou d’un Bourdieu
remettant Weber sur ses pieds. L’homme ne vit pas dans un univers
sans contraintes : ainsi, certaines ressources naturelles sont limitées,
et le temps lui manque pour réaliser tous ses projets. Il lui faut
donc inévitablement être économe, des ressources pour ne pas les
gaspiller et en laisser pour ses descendants, et de son temps de
travail pour pouvoir jouir de la vie. Or le capitalisme, engagé
dans une course à l’accumulation sans fin, au lieu de nous éloigner
de la rareté en organisant la production en masse comme ses idéologues
le prétendent, nous en rapproche en surexploitant les deux choses
dont nous manquons : les ressources et notre temps. Le capitalisme
nous promet une certaine abondance et nous pousse vers une rareté
certaine. Mais il ne réussirait pas à embarquer l’humanité dans
cette impasse sans le mirage de la marchandise. L’intériorisation
des normes de compétition et de rentabilité, vertus auréolées des
promesses de prospérité et donc de bonheur, procure au système des
représentations collectives propres à le conforter et assurer sa
reproduction ainsi légitimée. C’est ainsi que l’homme, être de désir,
est transformé par le capitalisme en être de besoins. Ce coup de
force philosophique – assimiler désirs, indéfiniment renouvelés,
et besoins, tant physiologiques que sociaux et donc définissables
objectivement – n’est possible qu’en transformant les besoins bornés
en besoins illimités, c’est-à-dire en désirs insatiables. De ce
fait, la rareté peut être à la fois ou tour à tour réelle ou supposée,
fantasmée, et aussi vécue comme une contrainte subie ou au contraire
sublimée. Donner au fantasme l’apparence du réel fut la tâche historique
de l’économie politique afin que l’imaginaire du développement prenne
corps5.
De là vient le paradoxe suivant. Le capitalisme dans son ensemble
a intérêt à l’expansion infinie de la production marchande. Mais
chaque capitaliste pense tirer son épingle du jeu en gardant le
maximum pour lui, quitte à développer les inégalités et, en fin
de compte à ce qu’elles se retournent contre lui car le système
est alors moins dynamique, voire se dirige vers la pénurie. Bien
sûr, les capitalistes et leurs porte-parole se récrient contre cette
accusation et invoquent alors la théorie libérale qui fait l’éloge
du marché parfait garantissant la société optimale : la rationalité
de l’intérêt personnel ne peut pas être antinomique avec le bonheur
social.
Et bien si ! C’est le mérite du livre de Bruno Ventelou de le rappeler.
Mais qui a le tort de développer un quiproquo. Ce n’est pas la théorie
qui crée la rareté, c’est le capitalisme qui la crée ici et maintenant.
Mais le plus grave, c’est qu’il la transmet dans le temps. Aussi
faut-il être doublement vigilant vis-à-vis de certaines thèses en
vogue. Vis-à-vis de la croyance selon laquelle les richesses naîtraient
du virtuel de la « nouvelle économie » et de la « communication
»6 : suffirait-il que tous les affamés du monde soient connectés
à Internet pour qu’ils soient rassasiés ? Et vis-à-vis de cette
nouvelle utopie de l’abondance, fût-elle obtenue davantage par la
coopération que par la concurrence, en invoquant la bénédiction
de Keynes alors que celui-ci avait par avance pris ses distances
avec cette prétention dans son magnifique texte Perspectives économiques
pour nos petits-enfants7 ?
(1) B. Ventelou, Au-delà de la rareté, La croissance économique
comme construction sociale, Préface de B. Maris, Paris, A. Michel,
2001.
(2) A. Orléan, Le pouvoir de la finance, Paris, Ed. O. Jacob, 1999.
Pour une critique, voir J.M. Harribey, « La financiarisation du
capitalisme et la captation de valeur », in J.C. Delaunay, Capitalisme
contemporain : questions de fond, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 67-111.
(3) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Le miroir aux alouettes
», Le Passant Ordinaire, n°32, décembre 2000-janvier 2001 (disponible
sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(4) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Tout ce qui vaut n’est
pas argent », Le Passant Ordinaire, n°36, septembre-octobre 2001
(disponible sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(5) Voir J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable
par la réduction du temps de travail, L’Harmattan, 1997.
(6) Voir J.M. Harribey, « Nouvelle économie ou nouvelle idéologie
? », Le Passant Ordinaire, n°33, février-mars 2001 (disponible sur
notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(7) J.M. Keynes, « Perspectives économiques pour nos petits-enfants
», 1930, in Essais sur la monnaie et l’économie, Paris, Payot, 1971.
Jean-Marie Harribey
Origine : Passant N° 38 (janvier 2002 - février 2002) http://www.passant-ordinaire.com/revue/38-340.asp
|