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Origine : http://uneheuredepeine.blogspot.com/2008/03/le-capitalisme-peut-dormir-tranquille.html
A l’approche de l’anniversaire de Mai 68, les publications
sur le thème se multiplient, que ce soit dans la presse ou
dans l’édition, souvent en rapport avec le discours
de Nicolas Sarkozy sur la nécessité de « liquider
» l’héritage de Mai 68. Révolution ayant
libéré une société rigide et oppressante
pour les uns, catastrophe morale ayant entraîné tout
un pays dans un laisser-aller général pour les autres,
ce qui fait débat demeure le caractère positif ou
négatif de l’événement, beaucoup plus
que son importance réelle.
Or, finalement, la question la plus légitime est peut-être
celle-là : que doit-on, en bien ou en mal, à Mai 68
?
Qu’est-ce que cet épisode de notre histoire
a véritablement changé ?
Loin de moi l’idée de vouloir répondre définitivement
à la question. Il faudra encore du temps et bien des sociologues
et des historiens (et probablement quelques socio-historiens ou
quelques sociologues historiques) pour fixer les choses en la matière.
En outre, je ne prétends pas être spécialiste
de la question. Je voudrais, cependant, faire part de quelques réflexions
en la matière qui pourraient, du moins je l’espère,
éclairer mes honorables lecteurs en la matière.
L’une des choses qui a été le plus reproché
à Mai 68 est d’avoir dévalorisé le travail,
l’initiative individuelle, l’entreprise, et, plus généralement
encore, le capitalisme ou l’économie de marché.
Lorsqu’il s’agit d’expliquer les problèmes
économiques de la France par une mauvaise culture économique,
c’est souvent dans Mai 68 que l’on va en chercher l’origine
– oubliant ainsi que la vague contestataire ne touchait pas
que la France, loin de là. La critique du travail et du capitalisme
fut bien présente lors de Mai 68, et souvent sous des formes
radicales.
Cette critique du travail se poursuivra jusqu’au milieu des
années 1970 [1], avec des slogans comme « produire,
c’est mourir un peu » ou « cesser de perdre sa
vie à la gagner ». Il s’agissait donc d’une
tendance plus générale, dont les événements
du mois de mai ne furent que l’une des formes d’expression.
La crise économique, la montée du chômage et
de la précarité lui porteront cependant un sérieux
coup, mais sans la disqualifier totalement. Certains de ces éléments,
comme la critique d’un travail abrutissant et inintéressant,
vont subsister.
Ce que je propose ici, c’est de réexaminer les relations
entre la critique du capitalisme et le capitalisme lui-même.
Ceci permettra peut-être de mieux comprendre la portée
des transformations sociales dont Mai 68 n’a été
qu’une expression spectaculaire.
1. La critique « artiste » du capitalisme
La critique du travail et plus généralement du capitalisme
a une longue histoire que je n’essaierai pas de retracer ici.
Concentrons-nous plutôt sur un aspect de celle-ci. Il a souvent
été reproché au capitalisme de ne fournir qu’un
travail abrutissant, peu épanouissant, menant à une
certaine négation de l’individu. Karl Marx était
en partie dans cette vaine là : le travail, dans le système
capitaliste, est une forme d’aliénation, car l’homme
se soumet à celui-ci au lieu d’en faire un outil de
sa propre transformation. Dans la société idéale
qu’il désigne, le travail est loin d’être
absent – il n’est pas juste de faire de Marx un ennemi
du travail en tant que tel – c’est la domination et
l’aliénation qui disparaissent.
« Dans la société communiste, personne n’est
enfermé dans un cercle exclusif d’activités
et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de
son choix ; c’est la société qui règle
la production générale et qui me permet ainsi de faire
aujourd’hui telle chose et demain telle autre, de chasser
le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper
d’élevage le soir et de m’adonner à la
critique littéraire après le repas, selon que j’en
ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou
critique » [2]
Le travail n’est donc pas critiqué en tant que tel,
mais dans sa forme, peu apte à permettre un épanouissement
satisfaisant de l’individu – critique qui n’a
pas tout à fait disparu, même si elle s’est orienté
vers les emplois qui ne donnent pas assez de stabilité pour
prendre en main sa propre vie [3].
Cette critique marque les années 1970, à la suite,
donc, de Mai 68. Elle se manifeste pas des grèves nombreuses
(4 millions de journées de grève par entre 1971 et
1975), parfois violentes et illégales, concernant tous les
niveaux hiérarchiques, des OS aux cadres, une baisse de la
qualité du travail et de la productivité, un turn-over
en hausse, etc.
C’est sur ce terreau que va se développer ce que Luc
Boltanski et Eve Chiapello appellent la « critique artiste
» du capitalisme [4] : l’idée que l’on
bride la créativité des salariés, qu’on
les empêche de s’exprimer, que le contrôle des
chefs est trop fort, trop pesant, et même dommageable à
la dignité humaine. Cette critique artiste va peu à
peu être reprise par le capitalisme lui-même, par le
patronat et les entreprises, en accord avec une tendance syndicale
tournée vers l’autogestion,
Les deux sociologues reprennent ici un cadre théorique développé
par Boltanski et Laurent Thévenot dans un précédent
ouvrage [5] : celui des « économies de la grandeur
». Ils y proposaient une analyse des modes de justification
en vigueur dans la société contemporaine, c’est-à-dire
les différents principes auxquels peuvent se référer
les acteurs pour expliquer leur action, en ayant à cœur
de paraître « grands » (c’est-à-dire
de se référer à un principe positif). Ils en
définissaient alors six, rassemblés en différentes
« cités » : cité inspirée (justification
par des valeurs transcendantes : l’Art, le Sacré),
cité domestique (justification par la solidarité avec
un groupe : la famille, etc.), cité de renom (justification
par la reconnaissance publique), cité civique (justification
par le bien commun), cité marchande (justification par le
marché), cité industrielle (justification par l’efficacité).
Le nombre de cité n’est cependant pas fixe : certaines
peuvent apparaître, d’autres disparaître [6].
Et c’est justement à l’apparition d’une
nouvelle cité que l’on va repérer l’intégration
par le capitalisme de cette critique artiste.
A partir d’une analyse des discours de management, Boltanski
et Chiapello mettent en avant l’apparition de la « cité
par projet » qui constitue le « nouvel esprit du capitalisme
». Dans celui-ci, la réalisation de soi au travers
du travail, l’épanouissement personnel, les qualités
individuelles du travailleur jusqu’alors méprisées,
constituent autant de principes positifs. En un mot l’individualisme,
pris comme valorisation de l’individu autonome, poursuit son
développement dans le cœur même de l’activité
productive.
En effet, qu’est-ce qui est valorisé dans les nouveaux
modes d’organisation de la production qui se développent
à la suite du toyotisme ? L’autonomie du travailleur,
sa créativité, sa polyvalence, sa capacité
à mener à terme un projet, ses qualités relationnelles.
Même chez les « équipiers » de Mac Donald,
ce genre de qualité – ou de « compétences
» - sont mises en avant, réclamées par l’employeur
(il y aurait une fascinante analyse à faire à partir
des publicités de recrutement de Mac Donald). Michel Lallement
montre que si le travail répétitif a tendance à
devenir plus courant au cours des années 1990, ce n’est
pas le cas du travail prescrit qui, lui, diminue, et ce pour tout
les niveaux hiérarchique :
« Aujourd’hui, le travail est bien moins prescrit
qu’hier. Autrement dit, avec les années 80 et 90, toutes
les catégories de salariés ont gagné en autonomie.
Le diagnostic ne fait guère de doute tant convergent les
indications : la polyvalence progresse, l’imposition d’un
mode opératoire est moins fréquente, l’application
stricte de consignes est une manière de faire en recul, l’appel
à d’autres pour régler un incident diminue tout
comme la proportion de salariés qui ne peuvent pas faire
varier leurs délais… » [7]
S’il y a bien sûr des explications strictement économiques
à ces transformations, celles-ci ne peuvent être découplées
des transformations des modes de justification qui à la fois
en découlent et les légitiment. Ainsi, selon Boltanski
et Chiapello, les salariés ont accepté de troquer
la sécurité contre l’autonomie : ils ont obtenus
plus de liberté et de possibilités, au moins apparentes,
de s’épanouir dans leur travail en échange de
la stabilité et de la durée de celui-ci.
La cité par projet qui se développe s’appuie
ainsi sur le critère de l’économie : y est grand
celui qui est autonome. Il est ainsi demandé aux salariés
de gérer non seulement leur travail salarié, mais
aussi leur capital humain (formation continue, innovation personnelle,
etc.), et ce de façon individuelle. Celui qui y parvint s’en
trouvera fortement valorisé. Il faut également faire
preuve d’enthousiasme, de mobilisation, d’implication
dans son travail, autant de choses qui montrent à la fois
une autonomie et un épanouissement personnel. Ce nouvel esprit
du capitalisme est celui de la domination de l’individu libre
et entrepreneur, et ce à tous les niveaux hiérarchiques.
2. De l’artiste comme nouvelle figure idéale
du capitalisme
Nous voilà donc destiné à tous être
des artistes, c’est-à-dire autonome (l’artiste
moderne ne refuse-t-il pas toute contrainte ?) et créatif
(l’art n’exprime-t-il pas la puissance créative
de l’homme ?). Il se pourrait bien en effet qu’en portant
le regard vers les artistes, leur façon de travailler et
de produire, nous puissions avoir un aperçu à la fois
du présent et de l’avenir du capitalisme. C’est
du moins la thèse de Pierre-Michel Menger dans son Portrait
de l’artiste en travailleur [8] : l’artiste est un travailleur
et tout travailleur va devenir un artiste.
Qu’est-ce qui caractérise les artistes d’aujourd’hui
comme travailleurs ? Leurs fortes qualifications, leur manipulation
de la connaissance, du savoir et des idées, et, d’une
façon plus générale, leurs « actifs spécifiques
» [9] : ils sont les seuls à pouvoir produire ce qu’il
produise. Un film de Stanley Kubrick ne peut guère être
réalisé par Max Pecas. D’un point de vue économique,
les artistes ont toutes les caractéristiques codées
positivement dans le nouvel esprit du capitalisme.
Surtout, l’artiste est on ne peut plus flexible, qualité
encore plus positive dans le contexte considérée.
En effet, il travaille quasi-exclusivement par projet : porteur
de sa spécificité créative, de ses compétences
uniques, il rejoint une équipe le temps d’une création
spécifique (une installation, une pièce, un film,
une exposition, un album, etc.) formant avec eux un réseau
qui assure la production. Une fois ce projet terminé, il
quitte le réseau et va en rejoindre un autre. Dans cette
activité, les capacités relationnelles sont essentielles
: il faut savoir rassembler autour de soi ou s’assembler avec
les autres, maintenir les contacts, travailler son capital social,
etc. Ce que Boltanski et Chiapello appellent les compétences
« rhizomiques », celles qui permettent la constitution
et l’entretient de réseaux. Celles-ci sont au cœur
du capitalisme qui se déploie actuellement.
Dans ces conditions, on le comprend bien, l’emploi en CDI
traditionnel, la condition salariale dont Robert Castel a patiemment
rendu compte de la construction [3], n’est pas envisageable.
Il faut être flexible, très flexible. Les auteurs de
bande dessinée actuels fournissent, je pense, un exemple
assez fort de ce comportement : parmi les plus jeunes, peu nombreux
sont ceux qui se contentent d’une seule série, beaucoup,
au contraire, les multiplient, font des one-shot, des illustrations,
etc. L’excellente série Donjon, lancée par Sfar
et Trondheim, mériterait d’être analysée
dans cette optique : sa qualité doit beaucoup aux croisements
entre les auteurs, scénaristes et dessinateurs, aux changements,
aux échanges entre eux, etc. Bref, à la formation
et à la mobilisation de réseaux de mise en commun
des apports et compétences spécifiques de chacun.
L’avenir du salarié dans une économie qui exige
de plus en plus de qualification et de travail par projet est peut-être,
c’est du moins la thèse forte que défend Menger,
celui d’intermittent : travaillant sur un projet, puis sur
un autre, parfaitement flexible et rhizomique. Le monde artistique
pourrait bien être le laboratoire de la précarisation
du salariat. Et cet avenir est fait de profondes inégalités.
En effet, le milieu artistique est caractérisées par
de profondes inégalités intracatégorielles
: loin d’être des inégalités entre différentes
catégories – comme il peut exister des inégalités
entre ouvriers et cadres – celles-ci se marquent entre artistes
en fonction de leurs compétences et/ou de leurs réputations.
Ce fait découle de la logique des « appariements sélectifs
» : pour faire le meilleur album rock, il ne suffit pas d’avoir
le meilleur groupe, mais aussi le meilleur producteur, le meilleur
ingénieur du son, les meilleurs choristes… Ceux-là,
bien qu’ils disposent sur le papier des mêmes qualifications
que leur semblable, recevront une rémunération plus
forte du fait de leur rareté nécessaire (les meilleurs
sont par définition rares…). Pas de statut collectif,
donc, mais des parcours individualisés.
« Loin des représentations romantiques, contestataires
ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais
regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau
travailleur, figure à travers laquelle se lisent des transformations
décisives que la fragmentation du continent salarial, la
poussée des professionnels autonomes, l’amplitude et
les ressorts des inégalités contemporaines, la mesure
et l’évaluation des compétences ou encore l’individualisation
des relations d’emploi » [8]
S’il est difficile de conclure sur l’avenir du salariat,
le laboratoire que propose le monde artistique a au moins le mérite
de montrer un avenir possible. Surtout, cela illustre bien la capacité
du capitalisme a absorbé les critiques qui lui sont adressées.
Le milieu artistique s’est toujours pensé et se pense
encore en grande partie comme un lieu de contestation et de refus
de la logique économique et capitaliste, et la production
artistique (en tant que résultat : les films, livres, œuvres,
etc.) exprime souvent cette volonté de révolte. Dans
le même temps, la condition d’artiste et le travail
artistique se sont considérablement bien acclimatés
au marché et à la logique capitaliste, générant
volontiers de très grandes richesses. L’emploi des
artistes se rapprochent ainsi de celui des cadres des services très
qualifiés : traders, gestionnaires, chercheurs, etc.
« L’ironie veut ainsi que les arts qui, depuis deux
siècles, ont cultivé une opposition farouche à
la toute puissance du marché, apparaissent comme des précurseurs
dans l’expérimentation de la flexibilité, voire
de l’hyperflexibilité. Or, aux Etats-Unis comme en
Europe, l’emploi sous forme de missions ou d’engagements
de courte durée se développe aussi, sur ce modèle,
dans les services très qualifiés – la gestion
des ressources humaines, l’éducation et la formation,
le droit, la médecine » [8]
Il ne faut donc pas s’étonner que les thèses
développés par Menger aient quelques difficultés
à être entendues par les artistes et les acteurs de
la culture : elles ne sont pas spécialement agréables
à entendre pour eux. Cela n’en réduit en rien
la portée scientifique (et cela ne la renforce pas non plus).
C’est ici la plasticité du capitalisme qu’il
faut souligner : sa capacité à se transformer (ou
plutôt à être transformé) par les critiques
pour finalement les absorber. De ce point de vue, le capitalisme
peut dormir tranquille : il est fort possible qu’il finisse
par survivre aux différents courants qui s’opposent
à lui. Le commerce équitable n’irait-il pas
dans ce sens ? Je laisse mes lecteurs en juger.
3. De la critique du travail à l’économie
de la connaissance
Voilà donc la critique d’un travail abrutissant, aliénant,
déshumanisant, intégrée par le capitalisme.
Certes, cela ne signifie en rien que tous les emplois deviennent
créatifs et épanouissant – les téléopérateurs
en témoignent [10], bien qu’il faille d’indéniables
talents d’acteurs – mais c’est au moins de cette
façon qu’ils peuvent être présenté,
afin d’obtenir une implication importante des salariés,
nécessaire à la réussite de l’entreprise.
Une transformation qui part de la critique de l’organisation
du travail tayloriste/fordiste, passe par le toyotisme et les autres
avatars du post-taylorisme [11], pour arriver finalement…
à l’économie de la connaissance !
Voilà un type d’économie qui a les faveurs
d’un grand nombre d’anti-Mai 68 qui y imputent l’origine
d’un refus ou d’une méfiance par rapport au travail.
Une économie tournée l’innovation, la créativité,
la manipulation des savoirs, le travail hautement qualifié,
la mobilisation de compétences spécifiques autour
de projets, etc. Cette économie n’est pas sans lien
avec la critique du travail que manifeste Mai 68, sans qu’il
y ait pour autant une causalité nette entre les deux. Il
vaut mieux reconnaître une « homologie » marquée
entre les deux, une ressemblance forte qui leur permet de fonctionner
avec une certaine symbiose. En témoigne par exemple l’utilisation
constante du terme de « réseau » qui valorise
à la fois l’économie de la connaissance d’un
point de vue technique et les qualités relationnelles du
travailleur autonome.
Un exemple pour aller dans ce sens : d’après Dominique
Foray [12], l’un des enjeux centraux de l’économie
de la connaissance pour les travailleurs réside dans les
capacités d’acquisition de la connaissance, de maîtrise
et d’adaptation au changement. Les artistes peuvent ici fournir
un modèle. Mais en outre, l’individualisme prôné
par la critique artiste du travail et du capitalisme rentre bien
en cohérence avec cet enjeu : c’est par ses capacités
individuelles que le travail va pouvoir relever ces défis,
s’épanouissant ainsi dans la pratique d’un travail
d’autant plus riche qu’il se conçoit comme une
série d’épreuves dont il faut se montrer digne.
Voilà comme l’individualisation croissante non seulement
des tâches mais aussi des rémunérations et des
statuts peut se trouver justifier non seulement par la rhétorique
sur les transformations constantes de l’économie, mais
aussi par les discours critiques d’un travail homogène
et sans perspective. Critique du travail et économie de la
connaissance vont de pair.
Conclusion : éloge de la plasticité ou de
la radicalité ?
Au final, que doit-on à Mai 68 et à la critique du
travail des années 1970 ? Il faut reconnaître que l’héritage
est ambigu : l’individualisme expressif qui donnait de la
voix dès 1968 a sans doute autant libérer l’individu
et sa capacité créativité – en promouvant
un travail moins abrutissant, plus riche – qu’il l’a
enfermé dans de nouvelles contraintes – celles de la
compétence ou de l’efficacité individuelle.
Comment ne pas penser ici à Georg Simmel et à la «
tragédie de la culture » [13] ? Celui-ci signale que
l’individu veut sans cesse sortir de la cage que créent
autour de lui la culture et la société. Mais à
chaque fois qu’il essaie, il crée en fait une nouvelle
cage, de nouvelles formes culturelles ou sociales (l’Etat,
la mode, etc.) qui finissent par s’imposer à lui. Nous
ne pouvons nous libérer qu’en construisant une nouvelle
prison… Ici, l’éthique libertaire créée
pour libérer l’individu de la contrainte du travail
devient une contrainte dans l’alliance qui se noue entre elle
et l’économie, selon l’analyse de Boltanski et
Chiapello.
Il existe alors deux façons polaires de se positionner par
rapport à ce raisonnement, selon sa sensibilité politique.
On pourra d’un côté louer les vertus d’un
système capitaliste ouvert, dont la plasticité permet
l’intégration des critiques et des transformations,
lui permettant de s’améliorer tout en se développant.
Au contraire, on pourra estimer que la critique de ce même
système doit se montrer plus radicale, plus profonde et plus
forte encore, qu’il ne faut pas refaire les erreurs des critiques
passées, mais poursuivre l’activité de remise
en cause et de contestations en évitant toute récupération.
Je laisse à mes lecteurs le soin de choisir leur camp, sachant
qu’entre les deux des positions intermédiaires sont
toujours possibles. Comme j’ai déjà eu l’occasion
de le dire, l’approche scientifique de la société
n’enferme en aucun cas l’action et le positionnement
politique.
Bibliographie :
[1] Voir l’introduction de Michel Lallement, Le travail.
Une sociologie contemporaine, 2007
[2] Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande,
1845
[3] Voir notamment Robert Castel, Les métamorphoses de la
question sociale, 1995
[4] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme,
1999
[5] Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Les économies
de la grandeur, 1994
[6] Voir par exemple Claudette Lafaye, Laurent Thévenot,
« Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagement
de la nature », Revue Française de Sociologie, 1993
[7] Michel Lallement, « Organisations et relations de travail
», in « Comprendre la société »,
Cahiers français n°326, Mai-Juin 2005
[8] Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur.
Métamorphoses du capitalisme, 2002
[9] Olivier Williamson, The economic institutions of capitalism,
1985
[10] Voir par exemple Rachel Beaujollin-Bellet (dir), Flexibilités
et performances. Stratégies d’entreprises, régulations,
transformations du travail, 2004
[11] Michel Lallement, Le travail. Une sociologie contemporaine,
2007
[12] Dominique Foray, L’économie de la connaissance,
2000
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