Origine Ecorev : http://ecorev.org/article.php3?id_article=299
Les biotechnologies génétiques sont devenues un objet
politique comme en témoigne le débat sur les OGM agricoles.
A l’inverse, le statut des innovations médicales issues
de la recherche génétique semble peu questionné.
Pourtant, une médecine du risque génétique
pointe à l’horizon. Elle se développe, comme
les biotechnologies agricoles au cœur des marchés et
en relations étroites avec la remise en cause des dispositifs
de santé de l’Etat-providence. Parce que la nouvelle
médecine du gène est grosse de formes de gestion de
la maladie à la fois inégalitaires et inefficaces,
Jean-Paul Gaudillière, historien et sociologue des sciences
à l’INSERM, plaide pour qu’elle entre, elle aussi,
"en démocratie".
La révolution génétique
La "révolution génétique" en médecine
doit être resituée dans le contexte de trois transformations
profondes du régime médical caractéristique
des Trente Glorieuses :
1) une transformation du dispositif de recherche avec la transition
d’un système dominé par les investissements
étatiques et la pratique universitaire des sciences fondamentales
vers un régime dit "hybride", plus proche des applications,
en lien étroit avec les marchés, et dont une figure
emblématique est celle de la start-up de génomique
;
2) une transformation des systèmes de soins marquée
par une tendance à l’individualisation des protections
et la montée en puissance de l’optimisation économique,
le "managed care" des grandes organisations médicales
privées (mais qui n’épargne pas l’hôpital
public) :
3) une transformation des dynamiques de débat public sur
les questions scientifiques, techniques et médicales marquée
par la mobilisation d’organisations d’usagers ou de
patients qui mettent en avant la nécessité d’une
démocratisation des choix, pratiquent la contre-expertise
et investissent le champ de la recherche.
Aujourd’hui la révolution génétique
signifie d’abord un développement rapide des tests
génétiques. Les thérapies géniques n’ont
en effet amélioré qu’un nombre infime de patients
et les artisans des essais en cours s’accordent à considérer
qu’il faudra des années et beaucoup de changements
avant de disposer de procédures de traitement utilisables
de façon courante.
Quel est l’horizon d’attente du développement
des pratiques de tests génétiques ? Il peut s’agir
du "bébé parfait". Mais il s’agit
aussi du dépistage des risques génétiques de
maladies graves. Au début des années 90, Leroy Hood,
spécialiste du séquençage au California Institute
of Technology, défendait le projet génome humain avec
une grande promesse : "Peut être que dans vingt ans il
sera possible de prélever l’ADN des nouveaux nés
et de rechercher pour 50 gènes ou plus les mutations susceptibles
de prédisposer l’enfant à des maladies courantes
comme les pathologies cardiovasculaires, le cancer, les maladies
auto-immunes, les désordres métaboliques. Pour chaque
gène défectueux, il y aura un régime thérapeutique
qui en neutralisera les effets. La médecine évoluera
ainsi d’un mode réactif (on soigne des patients déjà
malades) vers un mode préventif (on garde les gens en bonne
santé). Cette médecine préventive devrait permettre
à la plupart des individus de vivre une vie normale, en bonne
santé, et intellectuellement alerte." Aujourd’hui,
on est loin du compte. Mais la génomique a déjà
créé une nouvelle configuration médicale et
politique.
Myriad Genetics : un nouveau Monsanto du test génétique
?
Pour éclairer la façon dont le marché des
tests de prédisposition se développe, on peut prendre
l’exemple de la prise en charge du cancer et visiter le site
d’une firme de biotechnologie appelée Myriad Genetics.
Là on trouve une offre de détection des mutations
prédisposant aux formes familiales de cancer du sein. Les
femmes utilisatrices potentielles du service offert par Myriad peuvent
y suivre un parcours en cinq étapes débutant par l’évaluation,
en fonction de l’histoire médicale de leurs proches,
de la possibilité qu’elles appartiennent à une
famille à risque de cancer héréditaire. Le
résultat final du parcours peut être une demande de
test passant par l’envoi d’un prélèvement
sanguin à Salt Lake City où se trouve localisée
l’usine à tests génétiques créée
par Myriad.
Comme pour n’importe quelle analyse biologique, du type dosage
de glucose ou de cholestérol, cet envoi devra être
accompagné d’une prescription d’un praticien,
cancérologue ou généraliste. Aux Etats-Unis,
les tests génétiques constituent un marché
où l’analyse d’ADN est pratiquée par des
firmes spécialisées qui n’ont aucunement à
se préoccuper des conditions de prise en charge des personnes
qu’elles identifient comme "à risque".
Pour comprendre cette autonomisation ainsi que le monopole de ces
compagnies, il faut revenir en arrière. Jusqu’au milieu
des années 80, l’hypothèse selon laquelle l’apparition
de cancers du sein humains serait facilitée par des facteurs
héréditaires était à la fois une banalité
et une question peu intéressante. Le statut des femmes ayant
une "histoire familiale" de cancer a commencé à
changer durant la seconde moitié des années 80 avec
des programmes de recherche sur le génome humain. En 1990,
un groupe de l’Université de Californie localisa un
gène de prédisposition sur le chromosome 5. La course
aux breast cancer genes (les futurs BRCA) était lancée.
En 1994, la première étape (l’isolement et le
séquençage du gène BRCA1) fut gagnée
par les chercheurs de Myriad Genetics.
La firme avait été créée en 1987 par
un généticien des populations recruté par l’université
de Salt Lake City pour diriger la constitution d’une banque
de données informatiques permettant l’exploitation
des arbres généalogiques assemblés (pour des
raisons religieuses) par les Mormons de l’Utah. La réussite
de Myriad tenait à deux dispositifs propriétaires.
L’un tacite et technique portait sur les savoir-faire nécessaires
au couplage entre exploitation informatique des données et
automation des analyses chimiques de l’ADN. L’autre
contractuel et légal consistait en un accord avec l’université
d’Utah. Celui-ci garantissait l’usage exclusif de la
banque de données généalogiques et du registre
des cancers de l’Etat. La combinaison des deux permit d’identifier
des familles à fort risque génétique qui étaient
à la fois de grande taille et accessibles au prélèvement.
Sur cette base, Myriad a pris le contrôle des gènes
BRCA. Ce monopole a pour origine les nouvelles pratiques de brevetage
du génome, et plus précisément la généralisation
de formes de propriété intellectuelle inimaginables
il y a quinze ans : les brevets de séquence. Ceux-ci constituent
le principal et parfois le seul actif des start-ups de génomique.
Pour celles-ci, ils constituent un outil de collecte de capital
risque et un produit négociable. Les brevets protégeant
les droits de Myriad sur les gènes BRCA reflètent
un déplacement très important des normes participant
à la définition du naturel et de l’artificiel,
de l’inventé et du découvert, du bien privé
et du bien commun. Ce sont des brevets qui portent sur la structure
même du gène et qui permettent un contrôle de
la quasi-totalité de leurs usages, depuis la réalisation
de tests de diagnostic jusqu’au développement éventuel
de thérapies. Ils contribuent à une appropriation
très précoce des données et participent au
développement d’un marché des savoirs et savoir-faire
de la génétique.
Mais Myriad n’est pas qu’une start-up vendant seulement
de la connaissance, il s’agit aussi d’une firme avancée
dans la mise sur le marché de produits spécifiques.
Emblématiques d’une nouvelle division du travail biotechnologique,
les accords signés par Myriad concernent, en plus du cancer,
l’obésité, l’asthme, l’ostéoporose,
ou encore la dépression. Ils réservent aux grands
de la pharmacie tous les droits à l’innovation thérapeutique
tandis que la start-up conserve la propriété de toutes
les applications diagnostiques. En 1996, cette stratégie
a été matérialisée par la construction
d’une "usine à test" destinée à
effectuer le diagnostique des mutations dans les gènes BRCA
1 et BRCA 2.
Modèle start-up contre santé publique
Le monopole de Myriad ainsi que le choix de créer un service
marchand de test visant une population large à partir d’un
accès quasi-direct aux tests, est caractéristique
de la nouvelle économie politique du gène. Celle-ci
obéit certes à une logique industrielle et commerciale
de maximisation des retours financiers. Mais tout ne se réduit
pas aux taux de profit. Les opérations des start-ups sont
justifiées par une vision spécifique des rapports
entre marché, autonomie des personnes et santé publique.
Cette nouvelle approche de la santé met en avant l’idée
selon laquelle l’optimisation des techniques et la qualité
du service sont fonction de la spécialisation et de la concurrence
des laboratoires. Comme le répète l’organisation
américaine des entrepreneurs de biotechnologie : les tests
génétiques doivent avoir le même statut qu’un
dosage de glucose.
L’économie politique du gène s’appuie
aussi sur des jugements qui veulent que :
a) l’accès à l’information génétique
est un droit fondamental des individus ;
b) la décision de procéder ou non à un test
est l’affaire des personnes correctement informées
et non des professionnels ;
c) la connaissance génétique est toujours bénéfique
puisqu’elle contribue à l’autonomie et à
la responsabilité des individus.
On peut appeler le modèle de développement de la
médecine prédictive révélé par
la pratique de Myriad un modèle "start-up". Il
a pour conséquence l’autonomisation du marché
des tests génétiques par rapport au travail des médecins
hospitaliers. Il a aussi pour effet de faire de la personne à
risque une cible privilégiée de l’action médicale.
La gestion du risque héréditaire de cancer
du sein fait ainsi apparaître :
1) la personne à risque du site Myriad, qui est une consommatrice
informée et éduquée, capable d’évaluer
le service qu’on lui offre, d’analyser sa situation
familiale, d’anticiper les effets d’une prise de risque
et de décider si elle a ou non besoin de cette information.
Il va de soi que cet acteur rationnel a de forte parenté
avec l’agent idéal de l’économie marginaliste
;
2) la personne à risque produite par les partenaires médicaux
de Myriad, en l’occurrence les cliniciens responsables des
"cliniques du risque" qui sont à l’origine
de la majorité des demandes de tests. L’identification
d’un "fort risque" y procède d’une
analyse épidémiologique qui combine hérédité,
statut reproductif, âge, histoire médicale. Aujourd’hui,
le produit de ces consultations est une prise en charge basée
sur des interventions expérimentales (dépistage précoce
des tumeurs par mammographie, mastectomie, administration de dérivés
hormonaux) dont l’utilité fait encore l’objet
de controverses ;
3) la population à risque élaborée par les
assurances et institutions de managed care qui passent contrat avec
Myriad. Par exemple, la compagnie Aetna qui assure et organise l’accès
aux soins pour plusieurs millions de personnes. Pour les gestionnaires
de ces systèmes de soins, l’intérêt du
dépistage est la possible constitution de collectifs de risque
pour lesquels on espère pouvoir plus facilement optimiser
le rapport coût/bénéfice de la prise en charge.
Cette optimisation peut prendre la forme d’une modulation
des primes d’assurance maladie en fonction du risque individuel
et des coûts prévisibles de traitements. La gestion
du risque pourrait aussi (et c’est ce dont parlent le plus
chercheurs et cliniciens) prendre la forme d’une rationalisation
des trajectoires thérapeutiques (le choix "optimal"
des méthodes de soins) en fonction du patrimoine génétique.
Quelles régulations ?
La nouvelle médecine prédictive est à l’origine
de controverses portant aussi bien sur le monopole commercial et
les conditions d’accès aux tests que sur les incertitudes
de la prévention et les effets des tests sur la santé
publique. Aux Etats-Unis, un trait important de la biopolitique
du gène est la forte implication des associations de patients
et/ou personnes intéressées. Il y a là des
linéaments de démocratie sanitaire qui font écho
aux thématiques d’un libéralisme politique plaidant
pour l’autonomie d’une société civile
mariant entrepreneurs et associations, professionnels et profanes.
Le fait le plus inattendu des débats américains est
cependant l’écho rencontré par les partisans
de l’intervention de l’Etat. La principale organisation
de femmes participant de cette discussion, la National Breast Cancer
Coalition, critique ainsi moins l’appropriation des gènes
que le fait que la commercialisation précoce amène
à créer une population croissante de femmes dites
à haut risque pour lesquelles on ne peut rien faire ou si
peu. La NBCC réclame en conséquence la mise sur pied
d’un système d’autorisation de mise sur le marché
des tests qui serait contrôlé par la Food and Drug
Administration, l’agence fédérale de contrôle
des médicaments. La situation américaine présente
de nombreuses différences avec la France. Ici, pour l’instant,
pas de marché des tests génétiques. Les recherches
de mutations sont réalisées sur des fonds publics
et sociaux dans une dizaine de centres anti-cancéreux, qui
mêlent étroitement la recherche et l’activité
clinique. Autrement dit, la "société civile",
qu’il s’agisse des industriels ou des profanes, ne joue
aucun rôle dans la définition des cadres de réalisation
et d’usage des tests : la régulation est affaire de
consensus professionnel sur les normes de bonnes pratiques.
La nouvelle biomédecine présente nombre de traits
de la "société du risque" décrite
par Ulrich Beck : depuis la constitution de groupes de personnes
définies par leur relation au risque jusqu’à
la contestation par les profanes des dispositifs d’expertise
et de régulation traditionnels. Cette configuration offre
certainement prise à l’intervention pour une innovation
médicale échappant au tout technologique comme au
paternalisme professionnel. Cependant, la démocratie du gène
peut aussi être une démocratie où l’alliance
entre consommateurs et savants opérant sur le marché
de la connaissance et de l’innovation contribue à transformer
les gènes en monopoles commerciaux et à coupler l’identification
des risques génétiques à la gestion actuarielle
des organisations de soins.
Comment aller dans la direction d’une régulation des
pratiques de tests qui ne soit ni marchande, ni professionnelle
? Une des difficultés est qu’une démocratisation
des choix suppose de peser à la fois sur l’appropriation
des connaissances, le jugement d’utilité sanitaire
et les dispositifs d’expertise.
Dans ce cadre, il nous semble qu’une politique verte devrait
articuler :
a) une réforme du droit de la propriété industrielle
qui rende impossible les brevets de séquence et introduise
une procédure de licence obligée pour raison de santé
publique ;
b) la création d’un système d’autorisation
des tests qui impose une évaluation de l’utilité
clinique ;
c) la mise sur pied de procédures de consultation citoyenne
et de contre-expertise contribuant au jugement d’utilité
en amont de la sanction par les demandes individuelles et le marché.
Jean-Paul Gaudillière
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