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Origine : http://dupublicaucommun.blogspot.com/2012/01/contribution-de-la-seance-la-crise-de.html#more
Introduction
Le propos de cette intervention est de montrer de quelle manière
les institutions du Welfare sont un enjeu clé des luttes
qui se développent autour de la crise de la dette et contre
les politiques d’austérité menées au
nom de celle-ci. Dans cette démarche, j’articulerai
mon intervention en deux parties. Dans la première, je me
propose de caractériser certains éléments souvent
occultés qui contribuent à expliquer en même
temps la nature de la crise actuelle du capitalisme et l’enjeu
centrale que représentent les politiques d’expropriation
des institutions du commun du Welfare. Dans la seconde, je mettrai
en exergue la manière dont, autour des la place centrale
des institutions du Welfare, la crise fait émerger l’alternative
entre deux modèles antagoniques de société
et de régulation d’une économie fondée
sur le savoir et sur sa diffusion. Dans ce cadre, je présenterai
notamment quelques pistes de réflexion pour penser un autre
mode de développement fondé sur le passage du public
au commun, ou, plus précisément, sur une autre articulation
hiérarchique entre public, privé et commun.
Partie 1. Capitalisme cognitif et financiarisé versus
économie fondée sur la connaissance : l’enjeu
des institutions du Welfare
La crise de la dette exprime et exacerbe la contradiction structurelle
entre la logique rentière du capitalisme cognitif et financiarisé,
et les conditions à la base de la reproduction d’une
économie fondée sur la connaissance et les productions
de l’homme par l’homme. Au centre de cette contradiction
se trouve le système du Welfare-State qui, dans son double
aspect indissociable de mode de production et de distribution de
la richesse [1], constitue la cible principale des politiques d’austérité
et de libéralisation réclamées par les marchés
financiers et la célèbre Troïka (Commission européenne,
BCE, FMI). En ce sens aussi, François Chesnais a parfaitement
raison de rappeler dans son dernier ouvrage consacré à
la Dette Illégitime un document du FMI de 2010 dans lequel
il est clairement affirmé que la crise de la dette n’est
au fond que l’occasion rêvé pour « réussir
là où d’autres approches ont échouée
» (cité par Chenais, 2010, p. 8).
Face à cette logique prédatrice et dévastatrice
dont le capitalisme néolibérale est porteur, force
est pourtant de constater qu’y compris une grande partie de
la gauche et de ses économistes organiques se replie dans
l’acceptation fataliste des lois d’airain des marchés
financiers. Dans les meilleurs de cas, ils se cantonnent dans une
posture purement défensive des acquis sociaux du Welfare.
Cette attitude repose sur une approche qui a intériorisé
de facto la prémisse première de la théorie
économique mainstream selon laquelle nous « vivrions
au dessus de nos moyens ». Le système de Welfare y
est perçu essentiellement comme un coût pesant sur
la compétitivité des entreprises et son financement
dépendrait d’un prélèvement opéré
sur l’économie capitaliste marchande. Notons que même
un penseur marxiste profondément critique, comme David Harvey
semble partager au fond une vision très traditionnelle et
finalement assez semblable de l’enjeu représenté
par les politiques d’expropriation des institutions communes
du Welfare. C’est ainsi que dans la post-face à son
dernier ouvrage, The Enigma of Capital, il affirme que, malgré
l’ampleur de ces effets pervers sur la demande, l’objectif
essentiel de ces politiques n’est que de « dégager
le capital de la responsabilité de prendre en charge les
coûts de la reproduction sociale de la force de travail »
(Harvey, 2011, p. 269).
Or Harvey, comme bien d’économistes, oublie par là,
à mon sens, deux points clé et étroitement
imbriqués caractérisant le rôle de la reproduction
de la force de travail et du système de Welfare dans le nouveau
capitalisme :
- loin d’être un simple coût, les conditions
de reproduction de la force de travail sont désormais de
plus en plus directement productives ;
- les institutions du Welfare, dans leur double aspect de système
de distribution et de production, constituent la force productive
première qui a permis l’essor et la reproduction de
cette économie fondée sur la connaissance dont se
nourrit le capitalisme cognitif et financiarisé.
Bien qu’affaiblis par trente ans de néolibéralisme,
les services collectifs et les ressources mobilisées par
les institutions du Welfare (santé, éducation, recherche,
retraites etc.) obéissent encore pour l’essentiel à
une logique qui, du moins en Europe, échappe aux circuits
marchands et financiers du capital.
Sur ce plan, - et nous avons là l’un des enjeux clé
de la crise - le système de Welfare se présente comme
une sorte d’«extérieur» au capital. Il
s’agit pourtant d’un extérieur non pré-capitaliste,
au sens de Rosa Luxembourg, mais d’un nouvel extérieur
construit par les luttes au sein même du développement
du capitalisme, et qui en tant que tel dessine les termes d’une
alternative radicale.
D’une part, face à des tendances stagnationnistes
de plus en plus prononcées avant même l’éclatement
de la crise, la colonisation des institutions du Welfare constitue
l’une des dernières frontières à une
possible extension de l’emprise de la finance et des rapports
marchands. Plus encore, son internalisation de la part du capital
se présente comme une condition essentielle du contrôle
bio-politique de la population mais aussi de l’orientation
d’une économie fondée sur la connaissance. On
y reviendra.
De l’autre, le système de Welfare contient aussi in
nuce la possibilité d’évoluer vers un mode de
développement alternatif fondé sur la logique du commun,
et ce tant pour ce qui concerne les normes de production et de consommation
que celles de la répartition.
Pour illustrer ces thèses, je partirai de l’interprétation
d’un fait stylisé souvent évoqué par
la théorie économique pour caractériser l’avènement
d’une EFC. Je fais référence à la dynamique
historique à travers laquelle la part du capital nommé
intangible (R&D mais surtout Education, formation et santé,)
aurait dépassé, depuis le milieu des années
70 aux Etats-Unis, celle du capital matériel dans le stock
réel du capital et serait devenu l’élément
déterminant de la croissance et de la compétitivité
[2]. L’interprétation de ce fait stylisé a plusieurs
sens majeurs et étroitement articulés, mais systématiquement
occultés par les économistes mainstream. Ces sens
sont pourtant essentiels pour comprendre le rôle des institutions
du Welfare et le sens profond et somme toute dissimulé des
politiques qui visent à leur démantèlement
et à leur privatisation.
Le premier sens, sur le plan conceptuel, est que ce que l’on
nomme capital immatériel et/intellectuel est en réalité
incorporé pour l’essentiel dans les hommes et correspond
de ce fait essentiellement aux facultés intellectuelles et
créatrices de la force travail. Autrement dit, pour utiliser
la méthode marxienne de la critique de l’économie
politique, le concept lui-même de capital immatériel
(qui aujourd’hui représente la partie la plus importante
de la capitalisation boursière) est un véritable oxymore.
On pourrait affirmer, pour utiliser toujours le langage de Marx,
que cette notion n’exprime en réalité que de
manière déformée, la manière dont les
savoirs vivants incorporés et mobilisés par le travail
jouent désormais, dans l’organisation sociale de la
production, un rôle prépondérant par rapport
aux savoirs morts incorporés dans le capital constant et
l’organisation managériale des firmes.
Le deuxième sens est que la tendance à la hausse
de la part du capital nommé immatériel est étroitement
liée au développement des institutions du salaire
socialisé et des services collectifs du Welfare, et cela
avec une forte accélération impulsée par les
conflits sociaux qui entre la fin des années soixante et
les années soixante-dix ont déterminé la crise
du fordisme, puis donnée lieu à la contre-offensive
monétariste. Ce sont en particulier les services collectifs
du Welfare qui ont permis le déploiement de la scolarisation
de masse et joué un rôle clé dans la formation
d’une intellectualité diffuse ou d’une intelligence
collective : c’est cette dernière qui rend en effet
compte de la partie la plus significative de la hausse du capital
nommé intangible, capital intangible qui, comme nous l’avons
souligné, représente aujourd’hui l’élément
essentiel de la croissance et de la compétitivité
d’un territoire.
Le troisième sens est que l’expansion du salaire socialisé
(retraite, indemnité de chômage, etc.) a favorisé
l’atténuation de la contrainte au rapport salarial
et l’accès à une mobilité choisies entre
différentes formes d’activités, de formation
et de travail créatrice de richesse (même si cette
tendance tend à être de plus en plus remise en cause
par les politiques néolibérales du workfare). En somme,
l’expansion du salaire socialisé a correspondu à
une libération de temps qui du point de vue du développement
d’une économie fondée sur le savoir se présente,
pour le dire avec le Marx du general intellect, comme une force
productive immédiate. Il faut noter que de ce point de vue,
Bernard Friot (2010) n’a ainsi pas tort de défendre
les principes du système de retraite par répartition
dans les termes de ce que nous appellerions une institution du commun
et d’aller jusqu’à affirmer que finalement c’est
le travail libre des retraités qui paye leur retraites.
Le quatrième sens est que, contrairement à une idée
répandue, les conditions sociales et les véritables
secteurs moteurs d’une économie fondée sur la
connaissance ne se trouvent pas dans les laboratoires privés
de R&D de grandes firmes. Ces conditions sociales et ces secteurs
moteurs correspondent au contraire aux productions collectives de
l’homme pour et par l’homme assurées traditionnellement
par les institutions communes du Welfare State (santé, éducation,
recherche publique et universitaire, etc.), selon une logique non
marchande. Cette conclusion est par ailleurs confirmée par
une analyse comparative à l’échelle internationale.
A l’encontre du paradigme néolibéral, elle nous
permet justement de mettre en évidence une corrélation
positive forte entre le niveau de développement des services
non marchands et des institutions du Welfare, d’une part et
celui des principaux indicateurs de développement et de performance
économique et sociale d’une EFC, d’autre part.
Un corollaire de ce constat est aussi qu’un faible degré
d’inégalités sociales, de revenu et de genre
va de pair avec une diffusion beaucoup plus importante des formes
d’organisation du travail les plus avancées (Vercellone,
2010) et, partant, à une moindre vulnérabilité
du système économique à la concurrence internationale
des pays émergents (Lundvall et Lorenz, 2009).
Un cinquième sens de ce fait stylisé est que dans
une EFC les facteurs principaux de la croissance et de la compétitivité
d’un territoire dépendent toujours davantage, comme
le souligne Aglietta (1997), de ce que les économistes appellent
les facteurs collectifs de la productivité (niveau général
d’éducation et de formation de la force de travail,
de ses interactions sur un territoire, de la qualité des
infrastructures et de la recherche, etc). Sur le plan macro-économique,
cela signifie que les conditions de la formation et de la reproduction
de la force de travail sont désormais directement productives
et (pour paraphraser Smith, mais en parvenant à une conclusion
opposée) que la source de la « richesse des nations
» repose aujourd’hui de plus en plus sur une coopération
productive située en amont des enceintes des firmes.
Finalement, malgré leur importance, ces faits sont systématiquement
occultés par les économistes mainstream, et cela alors
que l’on assiste à une pression extraordinaire pour
les privatiser. L’explication de cette occultation se trouve
dans l’enjeu stratégique que représente pour
le capital le contrôle bio-politique et la colonisation marchande
des institutions du Welfare. En effet, santé, recherche,
éducation, formation et culture forment non seulement les
modes de vie, mais ils régissent aussi les mécanismes
de transmission et de production des connaissances. Ces secteurs
représentent également une part croissante de la production
et de la demande sociale qui, jusqu’à présent,
du moins en Europe, a été principalement assurée
en dehors de la logique du marché et à travers l’emploi
d’un travail improductif de capital, c’est-à-dire
improductif de plus-value. Mieux encore et y compris dans le contexte
de la crise actuelle, les productions de l’homme par l’homme
(santé, éducation, etc.) comptent parmi les rares
secteurs où l’on continue à enregistrer une
croissance de la demande sociale et qui échappent aux tendances
stagnationnistes affectant l’ensemble des économies
des pays de l’OCDE. [3]
Tous ces facteurs et les intérêts bien matériels
qu’ils suscitent permettent d’expliquer la pression
extraordinaire exercée par le capital pour privatiser ou
en tout cas soumettre à la rationalité du capital
ces services collectifs en y introduisant, par exemple, dans l’esprit
du New Public Management, la logique de la concurrence et du résultat
quantifiée, prélude à l’affirmation pure
et simple de la logique de la valeur [4]. Contrairement au discours
idéologique dominant qui stigmatise les coûts et la
prétendue improductivité des services collectifs du
Welfare, l’objectif du capital est donc moins la réduction
du montant absolu de ces dépenses que leur réintégration
dans les circuits marchands et financiers. La crise de la dette
a été et reste le prétexte pour accélérer
ces tendances, tout en exacerbant les contradictions économiques
et sociales qu’elles engendrent. Nous avons là sans
doute l’une des explications les plus logiques de l’irrationalité
des politiques pro-cycliques et des plans d’austérité
réclamés par les marchés financiers et la célèbre
Troika (FMI, UE, BCE).
Certes, l’extension de la logique marchande dans ces secteurs
est théoriquement possible. Notons cependant que santé,
éducation, recherche etc. correspondent à des activités
qui ne peuvent être soumises à la rationalité
économique du capital sinon au prix d’un rationnement
des ressources, d’inégalités sociales profondes
et finalement d’une baisse drastique de l’efficacité
sociales de ces productions, ce qui risquerait à terme de
saper les ressorts mêmes de cette économie fondée
sur la connaissance dont se nourrit le capitalisme cognitif et financiarisé
[5].
Plusieurs arguments plaident pour cette thèse.
Un premier argument est lié au caractère intrinsèquement
cognitif, interactif et communicationnel de ces activités
où le travail ne consiste pas à agir sur la matière
inanimée, mais sur l’homme lui-même dans une
relation de coproduction de services. En effet, sur le plan de l’organisation
de la production et des critères d’efficacité,
ces activités échappent à la rationalité
économique du capital qui, elle, repose sur une conception
essentiellement quantitative de la productivité, une conception
qui peut être résumée par une formule lapidaire,
à savoir : produire toujours plus avec moins de travail et
de capital afin de réduire de cette manière les coûts
et d’accroître les profits. Or, ce type de rationalité
a pu tant bien que mal faire preuve d’une certaine efficacité
dans la production de marchandises standardisées reproductibles,
au sens de Ricardo. Dans ce cadre, elle a permis, comme ce fut le
cas dans le fordisme, de produire une masse croissante de biens
avec toujours moins de travail et donc des coûts et des prix
décroissants, en rendant possible de cette manière
la satisfaction d’une masse croissante de besoins, peu importe
s’ils furent vrais ou superflus. Cependant, comme le suggérait
déjà Marx dans les passages du chapitre VI inédit
du Capital dédiés à la production immatérielle,
ce que nous appelons « les productions de l’homme par
l’homme » relèvent d’une rationalité
productive autre que celle du capitalisme industriel. Plus précisément,
deux éléments principaux différencient la logique
de la production (ou reproduction) de l’homme par l’homme
et celle de la fabrication de biens matériels reproductibles.
D’une part, ni l’activité du travail ni le produit
(qui correspond à l’homme lui-même dans la singularité
de chaque individu) ne sont véritablement standardisables
(à la différence de la plupart des marchandises matérielles
ou des services industrialisés), et la subjectivité
des travailleurs comme « le produit est inséparable
de l’acte producteur » (Marx, 1867, p. 98). D’autre
part, dans ces activités, l’efficacité en termes
de résultats repose sur un ensemble de variables qualitatives
liées à la communication, à la densité
des relations humaines, au souci et donc à la disponibilité
de temps pour l’autre, que la comptabilité analytique
des entreprises n’est capable d’intégrer qu’en
tant que coûts et temps morts improductifs. La tentative d’élever
la productivité et la rentabilité de ces activités
(mesurées à travers les critères essentiellement
quantitatifs propres au management des entreprises), ne peut donc
se faire qu’au détriment de la qualité et de
ce fait de l’efficacité sociale de ces activités.
Nous avons en somme une contradiction aiguë entre la conception
capitaliste de la productivité et la conception sociale de
la productivité qui, elle, résulte immédiatement
de la nature intrinsèquement commune et coproduite de ces
activités et de leur résultat matériel et immatériel.
Un deuxième argument est lié aux distorsions profondes
que l’application du principe de la demande solvable introduirait
dans l’allocation des ressources et dans le droit à
l’accès à ces biens communs, en déterminant
des pratiques discriminatoires et une logique de rationnement affectant
tout autant la quantité que la qualité des prestations
fournies. Par essence, la production du commun doit donc se fonder
sur la gratuité et sur le libre accès. Le financement
des productions de l’homme par l’homme ne peut ainsi
être basé sur le principe de la demande privée
solvable, mais doit reposer sur le prix collectif et politique représenté
par l’impôt, la cotisation sociale ou d’autres
formes de mutualisation réelle des ressources.
Un troisième argument concerne, lui, la manière dont
dans la santé et dans le système d’enseignement,
encore moins qu’ailleurs, il n’existe en réalité
pas de figure mythique du consommateur rationnel qui effectuerait
ses choix sur la base d’un calcul rationnel coûts/bénéfices
afin de maximiser le rendement de l’investissement dans son
capital humain. Ce n’est sûrement pas là le critère
principal qui anime l’étudiant dans sa quête
de savoir. C’est est encore moins le critère pour une
personne atteinte d’une maladie. Celle-ci, dans bien des cas,
est au contraire prisonnière d’un état d’angoisse
qui la rend vulnérable à tous les pièges d’une
logique marchande dans laquelle vendre espoir et illusions devient
aussi l’un des moyens pour réaliser des profits.
Enfin, et cet argument concerne en particulier l’activité
de recherche, la logique de privatisation et de marchandisation
des savoirs s’oppose aux conditions susceptibles de garantir
les mécanismes les plus efficaces de la production de connaissances.
Pour comprendre cet enjeu crucial, il faut souligner la manière
dont la connaissance a des propriétés particulières
qui la différencient radicalement des autres biens et en
font un bien commun difficilement réductible au statut de
marchandise et de capital. Ces propriétés particulières
correspondent notamment à ce que la théorie économique
appelle le caractère non rival, non contrôlable et
cumulatif de la connaissance. Autrement dit, la connaissance, à
la différence d’un stylo par exemple, ne se détruit
pas dans la consommation. Chacun d’entre nous peut donc l’utiliser
librement et dans le même temps ne pas en priver un autre
de la possibilité de s’en servir. Mieux encore : la
connaissance s’enrichit lorsqu’elle circule librement
entre les individus, dans la mesure même ou chaque nouvelle
connaissance naît d’une autre connaissance, selon un
processus autoentretenu et cumulatif. La consommation de la connaissance
est donc productive. C’est pourquoi l’appropriation
privée de la connaissance n’est réalisable qu’au
moyen de l’établissement de barrières artificielles
à son accès et d’un cloisonnement de l’activité
de recherche qui va à l’encontre de deux règles
fondamentales qui, selon Paul David (2000), assurent l’efficacité
de la production d’idées nouvelles, à savoir:
la coopération de tous ceux qui recherchent la solution à
un même problème, puis, une fois le problème
résolu , le libre usage par tous de ses applications. La
tentative de transformer la connaissance en un capital et en une
marchandise fictives engendre en somme une situation paradoxale,
une situation dans laquelle plus la valeur d’échange
de la connaissance augmente artificiellement plus sa valeur d’usage
sociale baisse du fait même de sa privatisation et de sa raréfaction.
Finalement, qu’il s’agisse de la privatisation de la
connaissance ou de celle des services collectifs du Welfare, tout
semble se passer comme si le capitalisme cognitif ne pouvait se
reproduire qu’à travers des pratiques prédatrices
qui entravent les conditions objectives et les facultés créatrices
des agents à la base du développement d’une
économie fondée sur le savoir et sa diffusion.
Il existe en somme une incompatibilité substantielle entre
le capitalisme cognitif et financiarisé, d’une part
et une économie fondée sur la connaissance et les
productions collectives de l’homme par l’homme qui «contient
en son fond une négation de l’économie capitaliste
marchande» (Gorz, 2003) avec la possibilité de son
dépassement, d’autre part.
II. Deux modèles opposés de société
et de régulation d’une économie fondée
sur le savoir et sa diffusion.
Dans un contexte exacerbé par l’approfondissement
de la crise, on peut affirmer qu’autour de la question centrale
des institutions du Welfare, se dessine à terme l’alternative
entre deux modèles opposés de société
et de régulation d’une économie fondée
sur la connaissance.
Le premier modèle on ne le connaît malheureusement
que trop bien.
Il correspond à l’accentuation des politiques néolibérales
d’austérité et de démantèlement
du Welfare, sous l’égide du pouvoir de la rente et
d’une collusion ainsi que d’une hybridation de plus
en plus prononcées des logiques du public et du privé,
comme en témoignent la mise en oeuvre des principes du New
Public Management ou encore les critères des politiques de
sauvetage et de recapitalisation sans conditions dont a bénéficié
le système bancaire.
Notons pourtant que ce régime « d’accumulation
par dépossession » et le mode de régulation
sur lequel il repose, se heurte à des contradictions majeures,
et ce aussi bien à court qu’à moyen-long terme.
Pourquoi ? D’une part, sur le plan de la gestion macro de
court terme de la crise, il accentue les tendances stagnationnistes
des économies de l’UE avec pour résultat de
creuser davantage, au lieu de les réduire, les déficits
et la dette des Etats et partant, le risque d’une crise simultanée
d’insolvabilité des Etats et du système bancaire
[6]. D’autre part, parce que le démantèlement
des institutions et des services du Welfare risque aussi et surtout
d’éroder les ressorts de la croissance et de la compétitivité
à long terme. Nous avons là – portée
par la crise actuelle à son paroxysme – l’une
des expressions les plus claires du paradoxe propre à la
logique rentière du capitalisme cognitif et financiarisé,
un paradoxe qui pourrait le conduire de manière endogène,
s’il suit jusqu’au bout sa pulsion prédatrice,
au bord de l’autodestruction.
Je m’explique. La tentative de s’assurer un prélèvement
maximal de valeur dans le court terme repose, ou de toute manière
a pour conséquence, une raréfaction progressive des
ressorts de la croissance sur laquelle ce même prélèvement
rentier peut s’opérer et se renouveler au fil du temps
[7]. Nous avons là aussi – bien que pour une cause
opposée à celle suggérée par le célèbre
article de Hardin – ce que nous pouvons appeler la nouvelle
« tragédie des Commons » provoquée par
la dynamique du capitalisme cognitif et financiarisé, tragédie
des Commons qui – il ne faut pas l’oublier – se
double de celle des anti-commons liée à la privatisation
de la connaissance. Cette logique dévastatrice recèle
pourtant une bonne nouvelle, un élément en quelque
sorte positif : ce mode d’accumulation n’est ni économiquement
ni socialement viable et devient de plus en plus, au sens de Gramsci,
un pur système de coercition dépourvu de tout élément
d’hégémonie véritable. Plus encore, ce
modèle pourrait même imploser assez rapidement bien
avant d’avoir porté à terme son entreprise d’expropriation
du commun et des conditions sociales et institutionnelles d’une
économie fondée sur la connaissance. La raison en
est que la dette que la finance prétend combattre, est en
réalité, comme on le sait, l’un des piliers
structurels de sa logique de valorisation et du contrôle biopolitique
qu’elle exerce sur la société. Le pouvoir de
la finance ne peut pas se reproduire sans créer les conditions
d’un endettement généralisé, qu’il
s’agisse des institutions financières (effet de levier),
des Etats, des ménages, des étudiants etc.
Nous avons là une logique aveugle et autoréférentielle
du pouvoir de la finance qui poussée jusqu’à
son paroxysme en constitue aussi la limite structurelle. Ainsi –
pour faire bref – la crise de la dette publique sur laquelle
spécule allègrement la finance n’a point effacé
la crise de la dette privée et du système bancaire
dont elle est née. Au contraire, elle en a renforcé
les interdépendances et le potentiel systémique en
cas de crise. Il est en effet faux d’affirmer qu’à
une crise de la dette privée aurait tout simplement succédé
une crise de la dette publique. Nous sommes aujourd’hui confronté
en 2011, et sur le fond d’une nouvelle récession générale,
à l’éclatement d’une double crise, de
la dette publique et bancaire, une double crise qui risque de conduire
non seulement à l’effondrement de la zone Euro mais
aussi, comme en 2008, à celui du système de crédit,
à un Lemham Brothers à la puissance n. Ce risque systémique
est par ailleurs aggravé par une autre différence
fondamentale par rapport à 2008 : les Etats, cette fois-ci,
ne disposent plus des ressources et d’un contexte politique
permettant de sauver les banques sans conditions. Preuve en est
que Moody’s, par exemple, a déjà baissé
la note de certaines banques britanniques au motif que l’Etat
ne pourrait plus leur venir en aide. Cette évolution est
déjà en train de mettre sous tension la base matérielle
du bloc historique néolibérale entre public et privé,
entre Etats et finance, qui s’était constitué
au début des années 1980 et, cette fois-ci, dans l’hypothèse
probable d’une nouvelle crise bancaire, la question de la
socialisation du système de crédit ne pourra plus
être aussi facilement contournée qu’en 2008.
C’est aussi pourquoi il devient plus que jamais nécessaire
d’essayer de comprendre la manière dont le concept
de commun peut nous aider à penser les piliers d’un
autre mode de développement [8]. Dans cette perspective,
je vais ébaucher quelques pistes de réflexion concernant
ce que l’on pourrait appeler un modèle de common-fare
fondé sur la réappropriation démocratique du
Welfare-State et la re-socialisation de la monnaie et du crédit.
Un modèle de « commonfare » et de «
communisation » du système de crédit
Un modèle autre serait, lui, centré sur une politique
de renforcement et de démocratisation des institutions du
Welfare, pensé dans son double aspect de système de
production et de système de distribution du revenu.
Trois axes principaux pourraient en constituer l’ossature
et poser les jalons d’un mode de développement alternatif.
Le premier axe renvoie à la priorité donnée
à l’investissement dans les services collectifs non
marchands et les productions de l’homme par l’homme
qui assurent en même temps la satisfaction des besoins essentiels,
la reproduction d’une économie fondée sur la
connaissance et un modèle de développement socialement
et écologiquement soutenable. La mise en place de ce modèle
implique bien évidemment la remise en cause du paradigme
économique dominant et selon lequel les dépenses et
les services collectifs du Welfare représenteraient exclusivement
un coût dont le financement dépendrait d’une
ponction effectuée, via les prélèvements obligatoires,
sur la valeur et la pluvalue crées par le secteur privée
marchand (pensé à tort comme le seul secteur producteur
de richesse). Dépenses et services collectifs du Welfare
devraient être en revanche considérés comme
les facteurs moteurs d’une économie intensive en connaissance
et des investissements productifs qui par leur propre activité
engendrent une richesse monétaire non marchande « qui
n’est pas détournée mais directement produite
» (Harribey, 2004). Pour mieux comprendre cette affirmation,
il faut prolonger le raisonnement qui avait conduit à se
débarrasser de l’idée selon laquelle l’investissement
présuppose l’accumulation d’une épargne
préalable, et ce justement grâce à la création
monétaire par le crédit [9]. Autrement dit, il faut
considérer que les dépenses et les investissements
sociaux du Welfare ne font en réalité qu’anticiper
et ante-valider la création d’une richesse non marchande
produite pour satisfaire des besoins collectifs dont l’impôt
sera après-coup la contrepartie, ou si l’on veut le
prix collectif [10].
Ce point, bien évidemment, renvoie à deux autres
questions essentielles pour penser le passage du public au commun
: la question plus générale de la socialisation de
l’investissement et de la monnaie sur laquelle nous reviendrons
en conclusion de cet exposé [11] ; la question des modes
de gestions et d’organisation permettant une véritable
réappropriation démocratique des institutions du Welfare.
Il me semble essentiel de noter à ce dernier propos que les
productions de l’homme par l’homme constituent aussi
un gisement d’emploi à haute qualification dans des
activités où la dimension cognitive et relationnelle
du travail est dominante. Les productions de l’homme par l’homme
sont en somme toujours, presque par définition, une co-production
de services. Dans ce cadre, il est alors possible d’envisager
l’expérimentation de formes démocratiques et
inédites d’autogestion de la production impliquant
étroitement les usagers, et ce selon un modèle qui
pourrait s’étendre progressivement aux autres secteurs
et activités économique. Nous avons là –
me semble-t-il - un champ de recherche fondamental pour notre séminaire
afin de penser le mode de production du commun sur la base d’une
rupture radicale avec les principes de la privatisation de la connaissance
et du New Public management qui combine aujourd’hui en quelque
sorte, ce qu’il y a de pire dans la logique bureaucratique
du public et dans la logique du résultat et de la productivité
débit du privé.
2) Le deuxième axe reposerait, lui, sur le renforcement
de la logique du salaire socialisé au moyen de l’extension
de formes d’accès à un revenu garanti fondées
sur des droits objectifs et une logique opposée à
celle de la dépendance économique et subjective façonnée
par la dette.
Dans cette perspective, à terme, la mise en place d’un
véritable Salaire ou Revenu Social Garanti (RSG) inconditionnel
et indépendant de l’emploi pourrait s’inscrire.
Ce revenu de base pourrait se présenter comme étant
à la fois une institution du commun et un revenu primaire
pour les individus, c’est-à-dire un revenu résultant
directement de la production et non de la redistribution. Notons
que ces deux dimensions, revenu primaire et institution du commun,
sont par ailleurs étroitement imbriquées. En effet
notre approche du commun, au singulier, se fonde historiquement
sur le caractère de plus en plus social et cognitif du travail
et repose sur la critique de la conception naturaliste propre à
une grande partie de la théorie économique des biens
communs.
Une institution du commun donc, car le RSG ne relève pas
de la sphère publique mais, correspond "en fin de compte,
à la mise en commun d'une partie de ce qui est produit en
commun, délibérément ou non" (Gorz, 2003,
p. 101) et cela en dehors de toute logique contributive qui rechercherait
un rapport de mesure et proportionnalité entre effort individuel
et droit au revenu.
Un revenu primaire car la proposition du RSG comme institution
du commun repose sur un réexamen et une extension de la notion
de travail productif menée d’un double point de vue
[12].
Le premier a trait au concept de travail productif, conçu
selon la tradition dominante au sein de l’économie
politique, comme le travail qui engendre un profit et/ou participe
à la création de valeur. Il s’agit là
du constat selon lequel nous assistons aujourd’hui à
une extension importante des temps de travail, hors journée
officielle du travail, qui sont directement ou indirectement impliqués
dans la formation de la valeur captée par les entreprises.
Le RSG, en tant que salaire social, correspondrait, de ce point
de vue, à la rémunération collective de cette
dimension de plus en plus collective d’une activité
créatrice de valeur qui s’étend sur l’ensemble
des temps sociaux en donnant lieu à une énorme masse
de travail non reconnue et non rétribuée. En poussant
ce raisonnement encore plus loin, on pourrait même suggérer
que, à partir d’un socle incompressible, la progression
de cette première composante du RSG pourrait faire périodiquement
l’objet d’une négociation collective rassemblant
l’ensemble de la force de travail face au capital et à
l’Etat.
Le second point de vue renvoie, lui, au concept de travail productif
pensé comme le travail producteur de valeurs d’usage,
source d’une richesse échappant à la logique
marchande et du travail salarié subordonné. Il s’agit
en somme d’affirmer que le travail peut être improductif
de capital tout en étant productif de richesses et partant,
trouver sa contrepartie dans un revenu. C'est par ailleurs déjà
le cas, d'un point de vue strictement théorique, pour les
activités réalisées au sein des services publics
non marchands qui produisent de la richesse et non de la valeur.
Le caractère inconditionnel du RSG se distingue cependant,
de manière radicale, du salaire versé aux travailleurs
de ces services car il ne se fonde ni sur un travail dépendant,
ni n'implique de la part des bénéficiaires une quelconque
démonstration de l'utilité sociale de leur activité.
Il présuppose la reconnaissance d’une activité
créatrice de richesses et d’une coopération
productive qui se développent en amont et de manière
autonome par rapport à la logique administrative de la sphère
publique et à la logique de la rentabilité marchande
du privé, et ce même lorsqu’elles les traversent
et contribuent à leur reproduction. Notons aussi à
cet égard le rapport à la fois d’antagonisme
et de complémentarité que ces deux formes contradictoires
de travail productif entretiennent dans le développement
du capitalisme cognitif. L’expansion du travail libre va en
fait de pair avec sa subordination au travail social producteur
de valeur en raison même des tendances qui poussent vers un
brouillage de la séparation entre travail et non travail,
sphère de la production et celle de la reproduction. La question
posée par le RSG reste donc non seulement celle de la reconnaissance
de cette deuxième dimension du travail productif, mais aussi
et surtout celle de son émancipation de la sphère
de la production de valeur et de plus-value. En ce sens, l’atténuation
de la contrainte au rapport salarial et la libération de
temps libre autorisée par le RSG constitueraient une condition
clé pour permettre au travail cognitif de se réapproprie
de la maîtrise de son temps de vie et d’utiliser le
temps et l’énergie psychiques ainsi libérées
dans le développement des diverses formes de production du
commun.
Finalement, le RSG se présente à la fois comme une
institution du commun, un revenu primaire pour les individus et
un investissement collectif de la société dans le
savoir permettant, à l’instar des dépenses et
des services collectifs du Welfare, l’essor d’un mode
de développement fondé sur la primauté du non
marchand et des formes de coopération alternative aussi bien
au public qu’au marché dans leurs principes d’organisation.
Enfin – et j’en viens au troisième axe –
il est impossible de nier que, s’il est une fonction dans
laquelle la finance n’est pas parasitaire c’est celle
du pilotage de l’accumulation et de l’allocation du
capital, voire même, et d’une manière de plus
en plus explicite, celle d’un véritable pouvoir qui
à travers ses institutions, ses agences de notation et ses
fonctionnaires publics détermine et gère l’orientation
des politiques économiques.
C’est pourquoi aucune alternative n’est véritablement
envisageable sans remettre en cause, en même temps que la
dette illégitime, cette fonction de coordination et je dirai
de planification économique assurée par la finance.
Nous avons là l’un des enjeux fondamentaux
des luttes autour de la question de la dette et de son annulation.
La question qui se pose est ici alors celle de penser la resocialisation
de la monnaie et du système de crédit et, au delà,
celle de penser la monnaie comme un véritable bien commun,
c'est-à-dire comme une construction sociale appartenant de
manière indivisible à la communauté politique
qui en fait usage et qui donc doit dicter les règles de son
fonctionnement et ses finalités, en empêchant aussi
bien son appropriation unilatérale par la logique du privé
que par celle du pouvoir de l’Etat. Il s’agit d’une
question cruciale et terriblement complexe à laquelle il
serait vraiment important de consacrer une réflexion approfondie
et plusieurs séances du séminaire. Compte tenu aussi
du temps à ma disposition, je me bornerai ici à faire
deux rapides remarques pour ouvrir le débat notamment pour
ce qui concerne la zone euro.
La première concerne la nécessité de rompre
avec le principe de la soi-disant autonomie de la banque centrale,
indépendance qui en réalité, comme on le sait,
ne correspond qu’à une constitutionnalisation du pouvoir
de la finance et une quasi privatisation de fait de la création
de monnaie. Pour ce faire, un premier pas indispensable consisterait
dans le rétablissement de mécanismes keynésiens
subordonnant la politique monétaire au pouvoir politique
exprimé par une communauté démocratique.
C’est une condition essentielle pour permettre, y compris
face à l’urgence de la crise, la monétisation
des déficits publiques et le financement hors-marché
de l’essentiel de la dette publique, en la soustrayant à
l’arbitrage des marchés. En effet seule la puissance
quasiment illimitée de création monétaire de
la Banque Centrale permettrait de juguler la spéculation,
tout en assurant à long terme le financement des investissements
collectifs nécessaires à la mise en place d’un
mode de développement fondé sur le commonfare et la
reconversion écologique de nos systèmes productifs.
La deuxième remarque concerne les modalités de resocialisation
du système bancaire qui, dans un scénario idéal,
pourraient aller de pair avec un changement du statut et des objectifs
assignées à la Banque Centrale. A ce propos, dans
le débat actuel il est possible de distinguer, notamment
en France, deux propositions ou du moins deux orientations principales.
La première prône le rétablissement d’un
pôle public centralisé adossé à une politique
classique de nationalisation des principales banques, un modèle,
en somme, dans lequel la quasi totalité de la création
monétaire et du système de crédit serait contrôlé
et régenté par l’Etat et la propriété
publique. Ce modèle publique de régulation centralisé
du système bancaire et de la création monétaire
trouve sa référence historique première dans
le célèbre circuit du trésor qui a caractérisé,
par exemple, aussi bien la France que l’Italie, à l’âge
de la croissance fordiste. Par rapport au régime actuel de
privatisation de la monnaie, sa re-mise en place présenterait
d’indiscutables avantages, dont celui de rendre à nouveau
possible une resocialisation partielle et indirecte de la monnaie
à travers la monétisation étatique des conflits
sociaux, et ce n’est pas le moindre. Toutefois, ce modèle
contient aussi en son sein un ensemble de risques inhérents
à une autonomisation de la logique du pouvoir publique par
rapport à une gestion démocratique de la monnaie comme
bien commun. Il s’agit, par exemple, à un extrême
de la tentation de sélectionner le crédit en fonction
de critères de type clientéliste, et, à l’autre
extrême, celle d’un mimétisme par rapport aux
normes de gouvernance et de rentabilité financière
du privé, comme en témoignent, pour ne citer qu’un
cas bien connu, les déboires du Crédit Lyonnais en
France.
Consciente aussi de ces risques, la seconde orientation correspond
sur bien des aspects à ce que Frédéric Lordon
appelle la « communalisation » du système bancaire.
Cette orientation tout en prônant une déprivatisation
à grande échelle du système de crédit,
se propose en somme de renouer, sur des bases entièrement
nouvelles, avec la tradition du modèle bancaire mutualiste.
Il serait ainsi possible d’instaurer un compromis institutionnel
inédit entre les modèles polaires purs de la centralisation
et du fractionnement du système bancaire décrits par
Aglietta et Orléan (1982) dans « La violence de la
monnaie ». Un compromis inédit car l’instauration
d’un système socialisé de crédit n’aboutirait
pas au monopole monétaire de l’Etat (comme dans un
pôle public unifié) et s’articulerait à
des entités décentralisées disposant d’une
autonomie opérationnelle, mais de nature non « privée
» et dont le statut et les fonctions seraient régies
par un cahier de charge précis plaçant « explicitement
la concession [du pouvoir d’émission du crédit]
sous un principe de service public ». (Lordon, 2009).
Je n’ai plus le temps ici de m’attarder davantage sur
la contribution de Lordon et le débat passionnant qui est
en train de s’engager sur les modalités d’une
resocialisation du système de crédit et de la monnaie
pensée à travers le concept de commun. Je dirais seulement,
pour conclure sur une note optimiste, un optimisme, je crois, fondé
tout autant sur la « volonté » que sur la «
raison », que la richesse même de ce débat sur
un modèle de société alternatif allant jusqu’à
interroger et remettre en cause les institutions les plus essentielles
du capitalisme, comme la monnaie, montre toutes les potentialités
et la force constituante dont les luttes qui se développent
au cœur de la crise sont porteuses.
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Notes
[1] Pour cette définition du système du Welfare cf.
Monnier J.-M., Vercellone C. (2007).
[2] Cf. Kendrick J.W (1994).
[3] Sur ces points cf. Negri T., Vercellone C (2008), Le rapport
capital/travail dans le capitalisme cognitif, Multitudes, N°32,
2008, pp. 39-50
[4] Sur ce point cf. notamment Laval et alii (2011).
[5] Sur ce point cf. Vercellone C. 2010.
[6] Cette éventualité est d’autant plus élevée
pour les pays, comme par exemple la Grèce, le Portugal l’Espagne
et dans une moindre mesure l’Italie, qui ne peuvent pas compenser
la contraction de la demande intérieure par la croissance
des exportations. Si l’Allemagne a pu échapper à
ce cercle vicieux grâce à une politique néo-mercantiliste
et à un puissant appareil industriel, ses débouchés
extérieurs dépendent pourtant en grande partie de
la demande provenant des pays du Sud de l’Europe. Il en résulte
un jeu à somme négative à l’échelle
européenne dont pourrait bientôt faire les frais l’Allemagne
elle-même.
[7] Ce qui contribue aussi à expliquer les réactions
ambigües des marchés aux mesures d’austérité
qu’eux-mêmes ont demandé.
[8] Sans qu’il soit relégué dans des enclaves
économiques concernant des biens spécifiques comme
l’eau, par exemple, et dans une position subalterne de colmatage
des défaillances du binôme public-privé, comme
tend souvent à le faire la théorie économique
des biens communs inspirée par les travaux d’Elinor
Omstrom.
[9] C’est aussi pourquoi «l’investissement peut
être entravé par manque de monnaie, jamais par manque
d’épargne », comme le souligne Aglietta (2001,
p.70) en rappelant cet enseignement théorique essentiel de
Keynes.
[10] En somme, qu’il s’agisse de la production marchande
ou des services collectifs du Welfare-State, dans les deux cas,
comme le montre toujours Harribey (2004), c’est l’injection
de monnaie sous forme de salaires et investissements qui lance le
circuit économique et permet la distribution des revenus
qui vont ensuite être dépensé pour l’achet
de biens marchands ou bien pour le paiement de l’impôt.
[11] Sur ces questions, la suggestion de Negri (2010) me semble
aussi très pertinente lorsque dans sa contribution au premier
séminaire du Public au Commun il rappelait l’importance
de « recommencer à étudier la planification
– surtout celle de l’époque soviétique
– parce qu’il y vivait sans doute l’utopie d’une
approximation ou d’un voisinage avec le commun. Le thème
du commun en tant que « troisième genre » doit
en effet tenir compte de la crise du public et il faut que nous
insérions notre recherche précisément là
où la crise du public est la plus forte – or la planification
soviétique a représenté de ce point de vue
la pointe aiguë de la crise d’un public porté
à sa dimension extrême ».
[12] Sur ce point, cf. Monnier et Vercellone, (2007).
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