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Origine : http://espacestemps.net/document5383.html
Philippe Artières et Matthieu Potte-Bonneville, D’après
Foucault. Gestes, luttes, programmes, 2008.
Il est frappant de relire aujourd’hui la traverse consacrée
à Michel Foucault par la revue EspacesTemps.net. Depuis sa
publication, en effet, le contexte a changé, mais aussi le
nombre des ouvrages rendus publics autour de cette figure de la
pensée moderne. Ces ouvrages donnent-ils raison ou tort à
nos réflexions, ce serait à examiner, surtout si nous
avions pu suivre pas à pas chacun de ceux qui sont sortis
en librairie. À notre grand regret, ce n’est pas le
cas. À défaut d’avoir pu en dresser la liste
complète, ou de les connaître tous (et de les avoir
tous lus), il nous est cependant arrivé de rendre compte
de tel ou tel d’entre eux.
Le contexte politique, qui s’avoue volontiers sécuritaire,
et l’occasion éditoriale de la publication de l’ouvrage
de Philippe Artières et Matthieu Potte-Bonneville, tous deux
professeurs de philosophie et maîtres d’œuvre de
la revue Vacarme, nous offrent une occasion de revenir sur un certain
nombre de points théoriques et de nous intéresser
à nouveau — brièvement, néanmoins, car
l’ouvrage est très riche et soulève de nombreuses
perspectives — à ce « technicien de l’actualité
» que Foucault a voulu être. Un théoricien de
l’actualité qui n’a pas eu besoin de dissoudre
la question politique dans une philosophie du droit, puisqu’il
a toujours refusé de soumettre sa réflexion à
la puissance de la juridicité, soumission que beaucoup imposent
comme une exigence philosophique préalable à toute
approche de la politique (Alain Renaut, Luc Ferry). Simultanément,
Foucault n’a effectivement jamais cherché à
défendre le statut d’un sujet de droit, puisqu’une
telle défense revient à accepter de placer en avant
du droit une norme de légitimité presque transcendante.
En réalité, Foucault n’écarte pas la
question du droit, dans ses rapports avec la politique, mais, refusant
de la sacraliser, il s’attache à la penser autrement.
Sa théorie du pouvoir n’écarte pas la nécessité
de penser le discours métajuridique, sous les espèces
notamment de la théorie de la souveraineté. Ce qui
revient à affirmer qu’autour du droit, il convient
de distinguer le juridique, le juridisme et la philosophie du droit.
En un mot, pour Foucault, le droit ne tire pas sa consistance de
l’objet qu’il prétend décrire, mais de
la fonction qu’il occupe dans l’exercice du pouvoir.
À aucun moment, Foucault ne dit que le droit est une dimension
négligeable ou inconsistante de l’expérience
sociale. Il y voit seulement un modèle impropre à
fournir des catégories à la réflexion politique.
La place de Foucault.
C’est en fin de compte pour reprendre ces problèmes
et les éclairer que cet ouvrage paraît, constitué
d’articles des deux auteurs, assemblés selon un jeu
d’alternance. Les choix opérés parmi les articles
qu’ils ont publiés dans des revues (Vacarme, Sociologie
et société) ou dans des ouvrages collectifs, conservent
au volume une certaine homogénéité. Encore
les styles des deux auteurs permettent-ils de repérer des
déplacements d’accent, des entrées en lice différentes
et des partis pris éloignés de l’un à
l’autre. Quoi qu’il en soit, la table des matières
distribue lesdits articles en trois moments : Gestes, Luttes, Programmes.
Autant dire qu’on reconnaît là une distribution
cohérente par rapport à l’œuvre de Foucault,
globalement prise. Au demeurant, cette distribution a le mérite
de refuser la facilité habituelle en cette matière,
laquelle consiste à répartir les thèmes d’étude
en fonction de l’ordre de publication des travaux de Foucault
(le savoir, le pouvoir et le sujet), suggérant que la chronologie
pourrait faire théorie et masquant, d’une certaine
façon, la question de savoir comment se réorientent
à chaque fois les pistes de travail du philosophe. Pour mieux
comprendre d’ailleurs le fonctionnement général
de cette pensée, dans cet ouvrage, un article prend la peine
de théoriser le rapport entre la production des articles
et des ouvrages dans l’écriture de Foucault, question
d’autant plus intéressante que le philosophe hiérarchise
très rigoureusement les genres, faisant de ses articles des
relais entre deux ouvrages.
Cela étant, au lieu de gloser longuement sur les divergences
d’approche entre les deux auteurs, remarquons qu’ils
sont d’accord sur de nombreux points, mais surtout sur celui-ci
: la pensée de Foucault se constitue comme exercice. On voit
par là ce que peuvent avoir de courtes les interprétations
de cette œuvre en termes d’architecture de concepts.
Par exercice, il convient ici d’entendre une pratique de la
philosophie qui fait de l’auteur de l’œuvre non
une cause mécanique antérieure, mais un moment important
de son développement même. Exercice est à entendre
comme modification de soi, de son regard, comme attention à
ce qui peut être changé ou à ce qui se joue
dans le monde. Autour de cette idée, les auteurs précisent
d’ailleurs que la pensée de Foucault s’amplifie
d’une attention à l’écriture conçue
comme dimension autonome du travail philosophique. Ils insistent
sur l’articulation intime, tout au long de l’œuvre,
entre sa dimension conceptuelle et sa manière de mordre sur
les ébranlements sociaux en cours, ainsi que sur les prolongements
qu’elle autorise. De ce fait, il devient possible de conclure
que la politique n’est pas une dimension extérieure
de l’œuvre, qu’elle lui est intrinsèque.
Le corps de Foucault.
Parmi beaucoup d’autres articles de cet ouvrage, plus classiques
par rapport à ceux que nous venons de signaler ci-dessus,
notamment pour ceux qui ont déjà lu tout ou partie
de ceux-ci, on doit à cet ouvrage une excellente remarque
: le corps de Michel Foucault est présent dans toutes ses
œuvres, d’une façon ou d’une autre, le plus
souvent discrètement, parfois de manière un peu plus
flagrante. Présence réelle, efficace, dans des surgissements
qui ne sont pas accidentels, mais donnent de l’épaisseur
à l’écriture et unifient, de ce point de vue,
le corpus des œuvres, alors même que le style des ouvrages
— cette activité dynamique constituée de la
série d’expériences singulières que sont
chacun de ses livres ? change un peu (un article, d’ailleurs,
s’attache fort bien à l’étude de l’organisation
de l’écriture chez Foucault).
Comment ne pas observer, en fonction de ce point de vue, que Foucault
ne cesse, d’un ouvrage à l’autre, de signaler
ce qui le fait rire chaque fois qu’il lit un texte ou rencontre
telle ou telle chose ? Il rit devant un texte de J-L. Borgès
(un rire mêlé d’effroi et de stupéfaction),
il rit devant tel extrait de manuscrit retrouvé au fond d’une
bibliothèque (sur la vie des hommes infâmes), il rit
au souvenir de l’expérience de détention dont
il suggère pourtant la peine (à l’occasion des
actions du Gip, du Groupe d’action sur les prisons), il rit
dans la pratique même de l’écriture et face au
comportement du corps à telle occasion, comme si le rire
constituait un rituel moteur ou une gestuelle fondatrice dans la
genèse de l’écriture et de l’art d’enseigner.
Même dans les transcriptions des Séminaires du Collège
de France, le lecteur n’est pas sans remarquer que l’éditeur
souligne des rires dans son comportement, quand il ne transcrit
pas ces moments où Foucault pratique une ironie rieuse à
l’égard de tel ou tel phénomène (le trop
plein de la salle, les magnétophones sur la table). Certes,
il conviendrait de pratiquer une analyse sérieuse de ce rire
(à la manière de Démocrite, de Voltaire, de
Marx ou de tel autre ?). Il est vrai que Michel de Certeau comme
Arlette Farge donnent des indications en ce sens, reconnaissant
à Foucault une capacité à déstabiliser
les évidences à partir de son rire, reconnaissant
que le rire habite son oeuvre.
Les auteurs attirent aussi notre attention sur la pratique de la
prise de parole en public chez Michel Foucault, chose qui fut peu
commentée, mais qui mériterait aussi de l’être,
ne serait-ce que pour compléter ce que M. Potte-Bonneville
appelle une « audiographie » du philosophe. À
défaut de nous en offrir le répertoire complet, il
en propose la classification (cours publics, interventions, conférences,
émissions de radio, etc.).
Une philosophie de la politique.
Venons-en à la philosophie politique de Michel Foucault
assez largement explorée ici, pour ne pas dire exclusivement.
Précisons uniquement l’essentiel, après avoir
cependant établi que ce concept de « philosophie politique
» est délicat à utiliser dans ce cas, puisqu’il
s’agit d’une catégorie universitaire référant
essentiellement aux philosophies du droit que Foucault récuse.
Par cette expression, on désigne, en effet, habituellement,
une pensée de l’État et une défense et
illustration des concepts de la tradition philosophique (unité,
État, Cité,…). C’est avec évidence
que Foucault ne rentre pas dans ce cadre. Et si nous parlons, à
son endroit, de philosophe politique, c’est plutôt pour
orienter vers une perspective globale de référence
(la politique) que pour l’absorber dans les codes universitaires.
D’ailleurs, remarquent les auteurs, cette « philosophie
politique » commence par rompre non seulement avec la politique
libérale, mais aussi avec le marxisme, tout en cherchant
à promouvoir autre chose à partir de ce dernier, auquel
elle reconnaît un rôle historique incontournable. Foucault
exerce son soupçon à l’égard du monopole
exercé par le marxisme sur la pensée critique, de
son hégémonie sur la politique et notamment la gauche
politique. Mais, c’est aussi à partir de lui qu’il
tente de convoquer de nouvelles perspectives (articulées
autour des concepts d’archive, de discursivité, de
discipline, de contrôle, de souci de soi,…) pour sortir
du marxisme sans renoncer à conduire une analyse du pouvoir,
de la domination et de l’assujettissement. Plus largement
même, Foucault poursuit le développement d’une
pensée critique dans le contexte de la mondialisation et
face aux menaces néo-libérales, sans s’inféoder
à un système de pensée sans doute périmé
et au travers d’outils conceptuels plus adéquats.
Au demeurant, ce récapitulatif se mue en prémisses
qui autorisent les auteurs de cet ouvrage à faire fructifier
leur propre pensée à partir de celle de Foucault.
Voilà à quoi nous devons son titre (« D’après…
»). Ils savent bien qu’une fois la lecture de l’œuvre
de Foucault terminée, le travail de penser notre temps, qui
n’est plus le sien, commence.
On sait d’autre part que de cette position découle
la manière si particulière à Foucault de poser
le problème du pouvoir, puis celui des disciplines, enfin
celui des diagnostics susceptibles de libérer l’action
politique. Il est certain, sur ce plan, que les diagnostics foucaldiens
contribuent à définir autant de manières de
subvertir les dispositifs de parole et les mises en scène
du pouvoir de la parole. Le philosophe ne cesse d’analyser
les modes sous lesquels on peut s’emparer de la parole à
partir d’une compréhension des usages sociaux et politiques
de celle-ci.
La valorisation des contre-expertises.
C’est dire aussi si le point d’aboutissement de la
politique tel qu’il est formulé par Foucault doit être
sans cesse rappelé : la production de contre-expertises et
la critique de l’autorité des intellectuels. Il y a
d’ailleurs enchaînement de ces deux plans. En ce qui
regarde le premier, la logique de la politique foucaldienne veut
que les gouvernés apprennent sans cesse à opposer
aux gouvernants leur capacité propre d’expertise. Chacun
doit pouvoir faire œuvre d’élucidation de la situation,
sans renoncer à prendre part aux événements,
par ailleurs. Il en est ainsi appelé à la multiplication
des formes militantes de contre-expertises en matière de
santé, prisons, écoles, etc. Sachant qu’une
contre-proposition constitue un réexamen critique de toute
proposition, une formation de savoir construite à partir
d’une expertise locale susceptible d’interpeller l’opinion
publique, liant par là même l’élucidation
des faits et la revendication de nouvelles valeurs.
Du coup, le second plan est directement lié à cette
idée. Ce n’est plus à l’intellectuel de
parler pour tous. Non seulement Foucault met à mal son propre
statut d’auteur — comme on le sait depuis un article
célèbre de 1964 — et les fonctions qui lui sont
assignées, mais il fait aussi voler en éclats l’idée
selon laquelle l’intellectuel devrait parler à la place
de tous. L’intellectuel, après tout, n’est pas
autre chose qu’un simple passeur, un transmetteur d’informations.
Le trait, au demeurant, est commun à Foucault, Gilles Deleuze,
Jacques Rancière, et un certain nombre d’autres désormais.
Comment dire autrement que cet ouvrage réjouira les lecteurs
de Foucault, dans la mesure où il leur offre, par petites
touches (chaque article), une traversée de l’œuvre
et les moyens de construire une vue d’ensemble d’un
travail qui a remis en question nos modes de pensée et qui
ne cesse de produire encore des effets novateurs ?
Philippe Artières et Matthieu Potte-Bonneville, D’après
Foucault. Gestes, luttes, programmes, Paris, Prairies ordinaires,
2008.
Christian Ruby
Philosophe, enseignant (Paris). Ses derniers ouvrages publiés
sont : Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art,
Paris, Félin, 2007 et L’âge du public et du spectateur.
Essai sur les dispositions esthétiques du public moderne,
Paris, Lettre volée, 2007.
Christian Ruby, "Produire des contre-expertises.", EspacesTemps.net,
Il paraît, 24.09.2008
mercredi 24 septembre 2008
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