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Origine :
http://www.lire.fr/entretien.asp ?idC=44380&idR=201&idTC=4&idG=
Clément Rosset par Jean Blain
Lire, décembre 1999 / janvier 2000
Comment s'annoncent les décennies futures ? Peut-on croire
encore à un progrès de l'humanité ? Doit-on
craindre la naissance d'utopies nouvelles ? La globalisation et la
standardisation du monde sont-elles inéluctables ?
Deux vigies de notre société, deux philosophes, ont
accepté de répondre à nos questions. L'un pessimiste,
Paul Virilio; l'autre, Clément Rosset, optimiste malgré
sa vision tragique de l'existence.
Né en 1939, normalien et agrégé de philosophie,
Clément Rosset poursuit en marge des modes et de l'académisme
une œuvre originale, jubilatoire et pleine d'humour. Contre
les miroirs et les doubles que nous inventons pour fuir une réalité
insupportable, le philosophe, dont la pensée s'inscrit dans
la tradition de Spinoza et de Nietzsche, défend une vision
tragique de l'existence selon laquelle la sagesse consiste dans
l'acceptation du réel, y compris dans ce qu'il a de cruel.
La critique de l'illusion va de pair chez Rosset avec la joie et
l'affirmation de la vie. Il publie chez Gallimard Route de nuit,
le journal d'une dépression, et chez Minuit Loin de moi,
consacré à l'identité personnelle.
Nous sommes à la veille de l'an 2000. Avez-vous des prédictions ?
C.R. J'ai envie de répondre à la manière de
Swift dans un texte qui s'appelle, je crois, Prédictions
pour l'année 1786. Telle une Madame Soleil imperturbable,
Swift dit: le 7, trois rats traverseront telle rue, le 9, le roi
de France mourra mais je n'ai pu déterminer de quoi, etc.
C'est aussi absurde que du Beckett. Pour ma part, j'aurais envie
de répondre: Chirac aura une chiasse épouvantable
à trois heures de l'après-midi pendant son discours
devant l'Académie française, Clinton manquera son
érection à 11 h 55.
Comment voyez-vous le monde de demain ?
C.R. Je ne vois pas un monde de demain différent du monde
d'aujourd'hui. Il y a eu une accélération des techniques,
mais je ne suis pas sûr que cette accélération
continue au même rythme, il est bien possible qu'elle se ralentisse
et que nous ayons vu des changements plus spectaculaires que ceux
du prochain millénaire. Je ne suis, personnellement, pas
inquiet de cette accélération des techniques. Je suis
persuadé que l'homme s'y accoutumera. L'homme a des ressources,
même si je crois que les choses sont allées un peu
vite et que l'accommodation n'est pas encore faite.
De manière générale, croyez-vous au progrès ?
C.R. Il y a des domaines où il n'y aura jamais de progrès:
l'homme sera toujours mortel, il sera toujours soumis à la
maladie. Quant au progrès historique, c'est-à-dire
la diminution de la violence, je ne le nie pas tout à fait
mais j'aurai un peu la prudence de Kant sur ce point: les choses
n'iront pas vite. Quand je pense au progrès, je pense surtout
aux progrès scientifiques qui, eux, peuvent apporter des
biens immédiats et tangibles. Ne plus souffrir chez le dentiste,
il est sûr que c'est mieux. Mais je ne crois guère
à un progrès de l'humanité au sens où
pourraient en parler Rousseau et Voltaire. Je crois en revanche
à un progrès de la légalité; il est
possible que l'appareil juridique soit de plus en plus efficace
et diminue une part de l'injustice. Mais c'est un progrès
qui sera long et qui me semble devoir toucher plutôt les mœurs
que la nature humaine elle-même. C'est peut-être un
peu pessimiste, mais je suis bien obligé de constater les
dégâts qu'a produits au XXe siècle la croyance
en la bonté de l'homme et au progrès de l'humanité,
et cela ne m'incline pas à un grand optimisme.
Seriez-vous un pessimiste ?
C.R. Non. Je serais peut-être classé comme pessimiste
au regard des optimistes ou de gens qui ont plus de dispositions
que moi à l'utopie - à ce que j'appelle utopie et
qu'ils appellent le progrès -, mais je ne me considère
pas comme pessimiste dans la mesure où un pessimiste, comme
Schopenhauer par exemple, est un contempteur, un homme qui décrie
la vie humaine et considère que c'est un drame sans justification
aucune. En ce qui me concerne, j'oppose pessimisme et tragique.
Le tragique est dionysiaque et affirmateur de vie. Je ne suis donc
pas un pessimiste dans le sens de Schopenhauer ou de Cioran - du
moins des écrits de Cioran, car l'homme, que j'ai assez bien
connu, était un peu différent de ce qu'il écrivait:
c'était un homme très drôle et plein de vitalité.
A vous lire, on a en effet le sentiment d'une certaine allégresse
en dépit de votre conception tragique de l'existence, voire
en raison même de cette conception.
C.R. Je suis le mot de Tertullien: " Credo quia absurdum ",
" Je crois parce que c'est absurde ". Aussi paradoxal
que cela puisse paraître, la conception tragique de la vie
peut nourrir le pessimisme mais peut aussi attiser la joie de vivre,
en ce que celle-ci peut entendre les raisons de condamner la vie,
de maudire toutes les tristesses et les misères qui lui sont
attachées, et cependant résister à toutes les
raisons qui lui sont contraires. C'est une expérience ultime
de la joie.
L'expérience de la dépression a-t-elle modifié
en quoi que ce soit cette conception de l'existence ?
C.R. Non. C'est comme lorsque vous avez les oreillons. Je considère
que la dépression est une maladie comme la grippe ou comme
les oreillons, et une maladie ne peut pas remettre en cause une
philosophie, à plus forte raison une philosophie qui prétend
accepter toute la cruauté du monde. Dans le pire des moments,
jamais je n'ai pensé: " La vie est horrible. "
Dans ces conditions, quelles leçons tirez-vous de la dépression ?
C.R. J'ai parfois imaginé que la déesse grecque qui
punit l'outrecuidance des hommes avait mis le nez dans mon dossier
et m'avait renvoyé ma philosophie dans la gueule pour que
j'aille voir un peu ce que c'est que la douleur. J'avais toujours
pensé sottement que la dépression nerveuse était
un terme inventé pour exprimer une espèce de faiblesse
psychologique, un manque d'énergie. Maintenant, je suis persuadé
du contraire, et je l'explique dans mon livre en montrant que c'est
le corps qui commande et qu'il n'y a aucune énergie à
opposer aux décisions du corps dépressif. La première
leçon, c'est donc que la dépression nerveuse peut
arriver à tout le monde. Perdre le sens de la joie de vivre
pour quelqu'un qui n'a parlé que de ça dans toute
son œuvre et toute sa vie, c'est tout de même un peu
vexant, mais cela prouve que personne n'est à l'abri de cet
ouragan. La deuxième leçon est plutôt rassérénante,
nietzschéenne: si l'on arrive, non pas à triompher
de la dépression, mais à vivre avec elle, quand ça
ne va pas avaler un comprimé d'anxiolytique, quand ça
va encore plus mal prendre un petit verre de whisky, c'est d'une
certaine façon une fortification de la joie, puisqu'elle
a été capable de résister au mal et on rejoint
la formule de Nietzsche: " Tout ce qui ne me tue pas me fortifie.
"
Vous publiez en même temps un autre livre, Loin de moi, consacré
au problème de l'identité personnelle. Y a-t-il un
rapport entre les deux livres ?
C.R. Il y a bien trouble identitaire dans les deux cas, mais le
problème de Loin de moi c'est d'essayer de montrer que le
trouble identitaire n'implique pas que nous ayons derrière
notre identité officielle, visible, et pour le dire d'un
mot, sociale, une identité cachée, intime, une espèce
de moi secret qui ne se révélerait à personne
et même pas à moi. Je crois que cette idée d'un
moi secret qui se cache derrière le moi visible est une illusion
d'origine notamment romantique, comme c'est le cas chez Rousseau,
et ma critique s'inscrit dans la ligne générale de
ma critique de l'illusion. Si perte d'identité il y a, tant
dans un livre que dans l'autre, c'est dans mon esprit toujours une
perte de ce moi réel que j'appelle le moi social pour l'opposer
à l'illusion ou à la fantasmagorie d'un moi intime,
à ce que j'appelle la hantise du soi, comme si on était
hanté par un autre moi qui serait le vrai moi. Je raconte
à ce sujet dans Loin de moi une anecdote que je trouve tout
à fait fascinante. C'est l'histoire d'un imprimeur qui a
repris l'affaire de son père, qui est mort. Au lendemain
des funérailles, il trouve une enveloppe qui porte de la
main de son père la mention " à ne pas ouvrir
". Après avoir résisté six ans, il finit
par violer le secret, et dans l'enveloppe il trouve trois cents
petites étiquettes destinées à la clientèle
avec " à ne pas ouvrir ". Je trouve que cette histoire
illustre de façon saisissante la déception qu'il y
a toujours à vouloir percer ce qu'on s'imagine être
la personnalité secrète d'autrui, car je crois que
cette personnalité secrète n'existe pas. C'est ce
que j'ai voulu dire dans mon livre. D'où le titre: Loin de
moi.
Votre critique de l'illusion est aussi une critique du moralisme.
C.R. Ce que je reproche au moralisme c'est de favoriser le goût
de l'utopie, le goût du double, de l'illusion, et d'écarter
de la sagesse qui est l'acceptation du réel tel qu'il est,
avec ses misères, ses injustices et ses crimes. L'indignation
me paraît impuissante. L'indignation morale ne lutte pas contre
le mal au sens concret du terme. La légalité seule
permet de sanctionner, c'est pourquoi je prétends que le
plus sage, si l'on veut réduire les maux terrestres, consiste,
comme le disait Kant, à favoriser un progrès de la
légalité: la moralité suivra et non le contraire.
Je suis né en 1939 et j'ai entendu à la table paternelle
un discours culpabilisant et un peu pétainiste: nous ne méritions
pas le pain, nous ne méritions pas le charbon, nous n'avions
pas encore expié toutes nos fautes, toute la musique que
connaît bien la psychiatrie et qu'elle regroupe sous le nom
de névrose obsessionnelle. Si l'on mangeait de bon appétit,
alors nous étions des goinfres. J'étais responsable
de la défaite de 1940. C'est la raison pour laquelle j'ai
été également très hostile à
Sartre, parce que j'ai estimé qu'il prônait un discours
de culpabilité et que, pour dire quelque chose qui peut paraître
une monstruosité, il avait repris le flambeau de la chanson
triste qui consiste à dire que nous sommes des salauds. Je
suis persuadé que les historiens du prochain millénaire
reconnaîtront qu'il y a eu filiation, non pas politique mais
philosophique, intellectuelle et morale, entre Pétain et
Sartre, qui lui a d'ailleurs immédiatement succédé,
en quelque manière, comme autorité morale. Tout ceci
fait que je ne supporte pas les propos d'indignation morale, je
suis vraiment immoraliste d'éducation, d'éducation
trop morale.
Vous n'avez donc pas beaucoup de goût pour Sartre. Quels
sont les auteurs dont vous vous sentez le plus proche ?
C.R. Tous les auteurs qui ont dénié le platonisme.
On a dit: " La philosophie se résume à des notes
au bas de Platon. " Pour moi, c'est le contraire: la philosophie
se résume à tout ce qui réfute le platonisme
et j'ai été enthousiasmé par Nietzsche parce
que, pour la première fois, je voyais un auteur qui disait
noir sur blanc que Socrate c'est l'homme du ressentiment! Je me
suis dit: il n'y a pas que moi, et après je me suis aperçu
que quelqu'un l'avait dit beaucoup mieux que moi, bien sûr,
et même que Nietzsche, c'était Spinoza. Platon est
un très grand philosophe, mais Aristote m'est beaucoup plus
sympathique: il a dit qu'il y avait tout de même des choses
qui se passent sur terre.
Si vous deviez résumer l'idée fondamentale de votre
philosophie ?
C.R. C'est le mystère de l'adhésion au réel
ou à la vie.
Pourquoi " mystère " ?
C.R. C'est très simple de vivre quand on n'est pas instruit
du tout. C'est pour ça que nos frères animaux supérieurs,
comme les grands singes, ont une vie au fond très heureuse
parce qu'ils ignorent le temps, ils ignorent leur condition éphémère,
tandis que l'homme a un savoir en trop, les dieux lui ont donné
la vie et, en plus, la conscience. Ainsi la vie est la plus difficile
des tâches, et l'amour de la vie le plus difficile des amours
mais aussi le plus gratifiant. La philosophie est donc l'amour de
la vie quand même, de sorte que je dis ce qu'ont dit tous
les bons philosophes: pour les mêmes raisons que Montaigne
intitule un chapitre " que philosopher c'est apprendre à
mourir ", il est tout aussi vrai que philosopher c'est apprendre
à vivre. La philosophie, c'est le savoir-vivre dans tous
les sens du terme.
Route de nuit
Clément Rosset
Gallimard
Clément Rosset
Critique
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