Table
Introduction
1) Homme et société, tous les possibles
2) Qu’est-ce que l’autorité ?
3) Démocratie : “ acte-pouvoir ” et “ vouloir
de création ”
L'homme dans la société
4) Crise de l’autorité, la modernité en marche
5) Rôle de l’école
Education : Autorité et démocratie
6) Relation maître-élève : Une spécificité
de l’enseignement spécialisé de la musique
Un monde qui s’entretient lui-même
7) Un monde clos dans le monde…La modernité s’en
mêle
Conclusion
Introduction :
Pour bien comprendre ce qui est en jeu dans la relation du maître
et de l’élève, que ce soit dans n’importe
quelle action éducative, générale ou spécialisée,
il faut comprendre de façon plus globale quelles sont les finalités
de l’enseignement qu’une société propose à
ses membres.
Cela sous entend que la société en question a un projet
pour elle-même et pour les nouveaux venus que sont les enfants
qu’elle se prépare à accueillir. Ce projet déterminera
en premier chef la nature de la relation éducative, qui aura
une importance au moins égale au contenu de cette éducation.
Mais avant d’élucider ce projet, nous reviendrons en amont
sur ce qui fait que l’homme se construit en société,
et la manière dont il va se servir de ses valeurs pour construire
de toutes pièces la société qu’il va habiter,
créant ainsi les conditions de son développement.
De par sa très grande fragilité et dépendance physiologique,
l’enfant qui naît doit sa survie à un rapport d’autorité
entre sa mère et lui. Ce rapport est le signe de l’introduction
de cet être nouveau dans la communauté des hommes, via
la famille et les institutions. L’enfant, en grandissant, va petit
à petit chercher à se défaire de cette dépendance.
L’adulte aura un rôle déterminant à jouer
vis-à-vis du développement de l’enfant, selon la
nature de la relation, éducative ou narcissique, qu’il
va créer avec lui. Le rapport d’autorité, signe
de sécurité, peut être recherché tout au
long de la vie, ou laissé au profit d’autres types de relations
qui permettront à l’individu de se construire lui-même,
avec un rapport “ en actes ” dans la société.
Nous regarderons en détail ce qu’autorité et démocratie
convoquent pour l’individu et pour la société, tout
en tenant compte de la “ crise de l’autorité ”
qui secoue les sphères politiques et pré-politiques (les
institutions, dont l’école, et la famille).
Nous ferons un bref historique sur l’effritement de l’autorité
de la société moderne, et l’inexorabilité
de celle-ci.
Nous verrons enfin quelle solution la démocratie peut apporter
au citoyen et à la société, et ce qu’elle
requiert en termes d’éducation.
Nous ferons ensuite le point sur l’état actuel de la relation
maître élève, les finalités que cette relation
suppose et les conséquences qu’elle peut avoir sur les
élèves. Nous analyserons à cette occasion l’expérience
démocratique de Summerhill, pour enfin conclure, si c’est
possible, sur le rôle que l’éducation peut jouer
dans la transformation de la société et le rétablissement
des liens sociaux et intergénérationnels. Nous verrons
quelles finalités l’école peut revendiquer notamment
dans la gestion de la “ crise de l’autorité ”
à laquelle elle doit faire face.
1 / Homme et société, tous les possibles ?
“ L’homme sans la société des hommes ne
peut être qu’un monstre parce qu’il n’est pas
d’état préculturel qui puisse réapparaître
alors par régression. ” Lucien Malson
Une société humaine est une construction faite de toutes
pièces par ses membres, et en perpétuelle évolution.
C’est ce que déduit Lucien Malson après son étude
des cas des enfants sauvages, (“ Les enfants sauvages ”
L.Malson, 1983) lorsqu’il constate qu’un enfant livré
à lui-même n’a d’humain que son corps, son
hérédité biologique, et sa quasi-absence de caractéristiques
liées à l’espèce.
Privé du contact de leurs semblables, ces enfants (et c’est
une caractéristique systématique) ne développent
entre autres ni la station debout, ni le langage. L’isolement
les maintiendra dans un fonctionnement ni tout à fait bestial,
ni tout à fait humain, s’adaptant pour le mieux aux conditions
de leur vie sauvage.
Cette étude nous montre en premier lieu à quel point la
constitution d’une communauté, puis d’une société,
est une nécessité pour l’homme. En effet pour que
l’homme ait la possibilité de développer son potentiel,
il doit créer pour lui et ses semblables une communauté
et réunir ainsi les conditions de son développement.
C’est à l’intérieur de celle-ci qu’il
va construire, dans sa confrontation avec l’autre et le jeu des
relations, une image de lui-même, de l’autre et du monde.
La modicité des instincts innés de l’espèce
humaine se double d’un potentiel d’apprentissage et d’adaptation
extraordinaires, et cette confrontation à l’autre va amener
l’homme à construire cette autre partie de lui-même
qu’est “ l’être social ”. (Émile
Durkheim “ Education et sociologie ” 1922). Les représentations,
les structures sociales, les règles, les institutions, mais aussi
le langage, le goût, les plaisirs culturels, la nature des relations
des membres de cette société… sont autant de constructions,
qui n’ont aucun lien “ naturel ” avec l’homme,
si ce n’est qu’elles sont sa propre création.
Elles émanent cependant d’un système de valeurs
qui garantira une certaine cohérence essentielle à l’élaboration
d’une communauté.
En fondant une société, les hommes concernés construisent
ensemble une forme d’idée d’ “ homme idéal
” ( “ Education et sociologie ” E. Durkheim), qui
réunit un système de valeurs qui régira l’édifice
social, les règles communautaires, et l’ensemble des rapports
humains. Cette forme “ d’accord ”, conscient ou non,
est le ciment social qui permet la constitution de chaque société.
Aucune communauté ne peut voir le jour sans qu’un système
de valeurs soit posé par ses membres fondateurs.
Ces valeurs peuvent être extrêmement différentes,
d’une société à une autre. Une observation
minutieuse de chacune d’entre elles permet de faire émerger,
selon Lucien Malson (Les enfants sauvages, 1983) l’absence de
“ nature ” que l’homme aurait en commun avec lui-même,
sinon cette nécessité de se construire en société.
“Nous revenons à nos propositions initiales : Il y
a une constante humaine sociale, il n’y a pas de nature humaine,
laquelle devrait être présociale au même titre que
les natures animales. ” (Les enfants sauvages, 1983)
Il n’en reste pas moins qu’une fois créée,
la société des hommes ne peut résister aux changements
dus au temps et à l’usure. Cette faculté qu’auront
les hommes d’adapter leur société à ces changements
sera la garantie de sa survie. C’est ainsi qu’Hannah Arendt
(“ La crise de la culture ” H. Arendt1989) place l’éducation
comme la condition primordiale à la survie du monde :
“ Le propre de la condition humaine, (est) que le monde soit
créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour
un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels,
il s’use ; et parce que ses habitants changent continuellement,
il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver
le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants,
il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout
simplement d’éduquer de façon telle qu’une
remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne
peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir
réside toujours dans l’élément de nouveauté
que chaque génération apporte avec elle. ”
On le voit, l’homme n’a la possibilité d’être
pleinement lui-même qu’en société, dans laquelle
il se place en acteur ; soit en tant que fondateur, soit en tant qu’élément
nouveau dont la charge sera le réajustement du monde sur les
valeurs fondatrices, ou sur de nouvelles valeurs.
Cette société sera le terrain à l’intérieur
duquel l’individu pourra échanger et se confronter à
l’autre, et ainsi se construire personnellement, tout en construisant
la société. Celle-ci sera par ailleurs indispensable à
la structuration de l’homme, en posant autour de lui un cadre
fait de limites, lui permettant “ (d’) apprivoiser quelque
peu la passion et la mort, (et) l’angoisse devant l’infini
(…) ” (Philippe Meirieu “ Frankenstein pédagogue).
2) Qu’est-ce que l’autorité ?
“ Toute vie, et non seulement la vie végétative,
émerge de l’obscurité, et si forte que soit sa tendance
naturelle à se mettre en lumière, a néanmoins besoin
de la sécurité de l’obscurité pour parvenir
à maturité. ” Hannah Arendt.
L’autorité est notre dernier mot magique, qui balaye d’un
revers de main la complexité, et se fait la promesse d’un
retour à l’ordre.
C’est notre dernier mot sacré, selon Gérard Mendel
(Télérama 06/04/2002), qui recouvre pour nos contemporains
une grande étendue de comportements relationnels : il est souvent
confondu avec le charisme, le prestige, la répression, voire
le sens pédagogique… Pourtant le mot “ autorité
” trouve sa place aux côtés d’autres mots comme
le totalitarisme, la tyrannie, la démocratie… Et désigne
un type particulier de relations interpersonnelles, ou d’une personne
particulière à un groupe.
La définition d’Hannah Arendt a le mérite d’en
dessiner les contours, en spécifiant ce que l’autorité
n’est pas.
“ Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance,
on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant
l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs
de coercition ; là où la force est employée, l’autorité
proprement dite a échoué.
L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la
persuasion qui présuppose l’égalité et opère
par un processus d’argumentation. Là où on a recours
à des arguments, l’autorité est laissée de
côté.
Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient
l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique. S’il
faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit
être en l’opposant à la fois à la contrainte
et à la persuasion par arguments. (La relation autoritaire entre
celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison
commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils ont
en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun
reconnaît la justesse et la légitimité, et où
tous deux ont d’avance leur place fixée.) ”
(Hannah Arendt “ La crise de la culture ”)
La relation autoritaire doit sa raison première à l’absence
d’hérédité de l’espèce humaine
décrite plus haut, qui rend l’enfant dépendant de
sa mère pendant une longue période, due à sa progressive
maturation physiologique et sa lente appréhension du réel.
Pour Gérard Mendel, l’obéissance est liée
au fait que le subordonné à l’autorité craint
la perte de l’amour de l’être autoritaire. Cette situation
de pouvoir est inhérente aux premières années de
la vie de l’homme. Elle répond au besoin de sécurité
et de soins sans lesquels un enfant ne peut se développer.
Dans ses premières années, si l’enfant n’obtient
pas ce dont il a besoin (manger, être soigné), sa vie est
en danger. Il est dépendant de l’attitude de ses parents
ou de son entourage à son égard. Par la suite, lorsque
l’enfant acquiert une certaine autonomie, sa dépendance
à ses parents est de moins en moins liée à sa survie.
Il n’en reste pas moins que l’enfant a besoin d’un
lieu privé dans lequel il puisse grandir et se construire avant
de se confronter à la société.
Cette dépendance va exiger de lui qu’il se conforme à
la vie familiale sans laquelle il ne peut survivre. L’enfant sera
sous l’autorité de ses parents, dans une relation de toute
puissance, selon des représentations transcendantales (la Mère,
la Famille) coupées de la réalité, et qui ne seront
pas remises en cause.
Hannah Arendt évoque la nécessité pour l’enfant
de grandir dans un endroit “ obscur ”, à l’abri
du monde. L’autorité, même si l’auteur n’y
fait pas directement allusion, crée ce type de monde, où
les valeurs et les règles sont celles de la communauté
familiale, à l’intérieur de laquelle l’enfant
est en sécurité. La relation autoritaire, on l’a
vu en début de chapitre, n’est relié à aucune
violence ou obligation. Elle repose sur des droits et des devoirs, exactement
comme pour les lois qui régissent une communauté familiale.
Chaque membre de cette communauté accepte sa place, et la relation
est stabilisée et légitime.
Mais cette relation autoritaire première est appelée à
se transformer, afin d’accompagner le développement de
l’enfant dans sa construction progressive du réel, la construction
de sa personnalité et de son autonomie. En effet, une mère
qui ne veut pas que son enfant grandisse provoque chez ce dernier la
révolte d’être nié en tant que futur homme
(individu) et dans le même temps l’angoisse de rompre l’amour
et la sécurité s’il s’insurge et fait connaître
son désarroi.
Cette transformation de la relation prend son sens avec les notions
de droits et de devoirs cités plus haut. L’homme, en tant
qu’adulte et membre de la société doit faire le
travail de l’aide à l’introduction des nouveaux venus
que sont les enfants dans la société. Dans ce cadre, la
relation autoritaire fait partie de la responsabilité que prend
l’adulte vis-à-vis de l’enfant, pour lui-même,
pour l’enfant et pour la société.
Cette relation autoritaire est fondée sur deux aspects : d’une
part, la nécessité pour l’enfant d’évoluer
et de se développer en société, et d’autre
part, la nécessité pour la société d’être
régénérée en membres nouveaux et idées
nouvelles. L’adulte, en agissant selon ces deux propositions,
se place dans la position à la fois d’être humain
et de citoyen, sans qu’il y ait d’opposition entre les deux,
puisque l’intérêt est le même. Cette attitude
peut être également celle de la société lorsqu’elle
impose à tous les enfants la scolarité obligatoire. Cette
obligation, même si elle peut prendre un caractère différent
(voir §“ le rôle de l’école ”),
signifie que la société ne peut faire l’économie
de l’introduction des nouveaux dans la société,
et qu’elle prend la responsabilité, de manière autoritaire
et via l’école, de l’éducation.
L’autorité, relation non contesté, hiérarchique
et légitimée par les deux parties, peut donc se décliner
selon deux nuances de sa définition : elles se distinguent en
fonction de leur finalité.
Lorsque l’adulte s’inscrit dans une relation autoritaire
basée sur sa responsabilité d’homme et de citoyen,
il agit pour le bien de l’individu particulier et de l’ensemble
de la communauté.
Cette finalité place l’adulte et l’enfant dans le
contexte de la société, et dans un processus global de
développement. L’enfant grandit, son besoin de protection
diminue, et ses relations aux adultes changent. L’adulte, de son
côté, accepte que la relation autoritaire soit éducative
et passagère, et saura y renoncer au profit d’un autre
type de relation, lorsque qu’elle ne servira plus sa finalité
éducative.
Par contre, il se peut que la relation autoritaire première,
celle du petit enfant et de sa mère, soit “ gelée
” dans un système de dépendance et de non-appréhension
du réel. Dans ce cas, la finalité de la relation n’est
plus l’autonomie de l’enfant (et de l’adulte) mais
bien le maintien de la dépendance, par la peur de la perte de
l’amour de l’être autoritaire et la menace d’exclusion.
C’est la thèse défendue par Gérard Mendel,
lorsqu’il observe que derrière la relation autoritaire,
sa cache effectivement une punition qui menace la prise d’indépendance
de l’enfant. Dans cette relation fusionnelle, où il tremblera
d’être exclu, l’enfant n’aura pas l’occasion
de se développer et de construire ses propres valeurs, ainsi
que son individualité. Il va renoncer à sa rencontre avec
la réalité du monde, à son sens critique et à
agir en tant qu’individu nouveau et responsable de la société.
En un mot, pour ne pas perdre cette relation fusionnée, il l’entretient
et renonce à son développement.
Lorsque l’autorité, sous cette forme, est maintenue à
l’âge adulte, c’est que celui-ci ne fait pas face
à sa solitude et au risque de la perte de la sécurité
affective. L’élément passionnel de cette relation
abolit le sens critique de la raison, ce qui renforce la légitimation
de l’être autoritaire. L’adulte se place alors dans
une situation de non-négociation (celle de l’enfant démuni)
et accepte d’obéir sans contestation.
Dans ce type de relation, la dépendance est vécue (le
plus souvent inconsciemment) par les deux composantes de la relation
autoritaire. On a vu celle du sujet soumis, mais l’on peut penser
que cette relation en “ monde fixe ” est une dépendance
également pour le sujet dominant, dans la mesure où celle-ci
n’est pas vécue comme un intermédiaire à
un autre type de relation (qui serait la relation égalitaire
et démocratique). Si le sujet dominant s’identifie à
la relation autoritaire, il ne peut changer cette dernière sans
perdre cette identité. Dans le cas où son identité
est construite rationnellement, sans cette dépendance liée
au fantasme, la relation autoritaire ne sera qu’un état
temporel, exigé par une situation (la venue d’un enfant,
une relation éducative particulière), et non une condition
de survie de l’individu.
3) Démocratie : “ acte-pouvoir ”, “
vouloir de création ”
“ Parce que notre régime sert les intérêts
de la masse des citoyens, et pas seulement d’une minorité,
on lui donne le nom de démocrate. Nous sommes en effet les seuls
à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique
mérite de passer non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen
inutile. ” Périclès
L’attitude d’un citoyen vis-à-vis des lois peut être
de deux natures : celle de ne pas les remettre en cause, tout en les
contournant en secret le jour où elles sont gênantes (relation
autoritaire) ; celle de les accepter en comprenant le sens qu’elles
ont pour la communauté, et les remettre publiquement en cause
le jour où elles ne sont plus adaptées (relation démocratique).
La relation démocratique s’oppose à la relation
autoritaire. Elle s’établit lorsqu’il y a rapport
d’égalité et que la négociation, l’argumentation
et l’écoute à double sens s’instaurent. Dans
cette situation, les compétences et la réflexion de chacun
sont indispensables. Il se crée alors un lien social basé
sur l’égalité, qui est consubstantiel à la
démocratie.
Lorsque tout ce qui touche à la société est discuté,
contesté, qu’il est demandé justification et argumentation,
alors le monde fantasmé de l’autorité vole en éclats,
et le raisonnement prend le pas sur l’illusion. Un ensemble de
lois ancrées dans la réalité peuvent alors êtres
élaborés à partir des valeurs partagées
et négociées par l’ensemble des citoyens et peuvent
ainsi offrir à la société la stabilité nécessaire
à son développement. Ces valeurs nommées et articulées
en règles et procédures pourront être distinguées
et intégrées par les nouveaux venus.
L’homme dans la société
Dans la sphère publique d’une société démocratique,
l’homme est sans cesse appelé à se déterminer
par rapport aux valeurs qui fondent la société à
laquelle il appartient. S’il veut tenir un rôle dans cette
société -et c’est le statut et la fonction de chacun-
il doit faire un constant aller-retour entre ses propres valeurs et
les valeurs communautaires, et accepter le compromis du vote majoritaire
pour le bien de l’ensemble. Les propres valeurs de l’individu
particulier auront, bien entendu, quelque chose à voir avec les
valeurs de sa famille, lesquelles ne pourront jamais être dissociées
des valeurs fondatrices de la société dont cette famille
est partie intégrante, sous peine d’être à
ce point marginalisé qu’elle ne puisse introduire ces membres
dans cette société.
Il n’en est pas moins vrai que chaque homme doit pouvoir construire
ses propres valeurs, pour pouvoir ensuite les partager, les remettre
en cause ou les défendre, avec les autres membres de la société.
La reconnaissance des valeurs de l’autre engage l’homme
dans un rapport égalitaire de discussion et de négociation.
Cette position du citoyen, si elle est impossible en dehors d’une
démocratie, demande la mise en place de procédures strictes
et régulées garantissant les valeurs de ce régime.
Ces procédures, elles-mêmes soumises à la régulation
démocratique, font en sorte que le droit à la parole,
l’expression publique des conflits, la reconnaissance de la différence,
l’égalité politique et la redistribution des richesses
(garantissant une certaine homogénéité sociale)
soient le fondement des valeurs de cette société.
Gérard Mendel réunit ces procédures et le pouvoir
qu’elles donnent au citoyen sous deux concepts : le premier est
celui d’ “ acte pouvoir ”, qui donne à chacun
l’occasion de “ s’approprier le pouvoir de ses actes
” ; “ Je ” est en action, et cette action a des conséquences
dont il est responsable, pour l’ensemble de la communauté.
Le deuxième concept relatif à la démocratie est
celui de “ vouloir de création ”. Le changement,
et avec lui l’adaptation, est le moteur de la vie économique,
artistique et scientifique de la société. Dans cette dynamique,
la capacité de création des individus est sollicitée
en permanence.
Périclès, gouvernant la cité d’Athènes
après Clisthène, lors de la grande période démocratique
grecque cinq siècles avant J.C., illustre ce concept : “
Un homme de chez nous sait trouver en lui suffisamment de ressources
pour s’adapter aux formes d’activités les plus variées,
et cela avec une puissance de séduction et une aisance sans égales.
” La démocratie est un contexte mouvant, en perpétuel
changement, qui est soumis à la contestation et au pouvoir de
tous. Elle demande aux citoyens la capacité de s’adapter
et de créer continuellement des solutions pour la bonne marche
du fonctionnement de la société. En contrepartie, elle
assure à l’individu un cadre construit et réel qui
s’impose de manière argumentée et raisonnée
comme limite aux actes des hommes.
C’est ainsi que s’instaurent des limites ; contre la fusion,
limite identitaire entre soi et les autres ; limite du pouvoir de ses
actes, contre la toute puissance ; limite des droits et des devoirs
contre l’arbitraire ; limite du discours argumenté contre
les débordements émotionnels et limite de la coopération
contre la compétition narcissique. Ces limites ne signifient
en rien un monde clos et fini, puisqu’elles permettent à
l’individu de s’engager dans des interactions incessantes
avec le monde (G. Mendel).
4) Crise de l’autorité, la modernité en
marche
“ On pourrait résumer l’esprit des Lumières
dans l’image selon laquelle, en effet, il suffirait de “
faire la lumière ” pour résoudre par la raison les
problèmes de quelque ordre qu’ils soient. La vérité
est immédiatement accessible pour peu qu’on écarte
obscurantisme et fanatisme. Il faut découvrir les lois de la
société, scientifiques au même titre que les lois
de la nature que viennent de “ dévoiler ” Galilée
et Newton.
Nous sommes rentrés dans le siècle de la mécanique.
” Gérard Mendel
“ La mécanique devint la religion nouvelle et elle
donna au monde un nouveau messie : la machine ” Lewis Mumford
Depuis la démocratie de Périclès, cinq siècles
avant Jésus-Christ, l’autorité et la tradition perdent
petit à petit du terrain en faveur de la modernité. Pour
Gérard Mendel, la modernité s’oppose à l’autorité
et à la tradition. En instaurant la démocratie, Clisthène
puis Périclès posent la première pierre de la modernité
en s’opposant au familialisme, qu’il soit idéologique,
politique, religieux ou psychologique. La modernité va s’annoncer
avec le retournement des valeurs sur lesquelles étaient assises
la tradition et l’autorité.
Selon Hannah Arendt, la modernité se définit dans le basculement
des valeurs transcendantales du bien et du mal en valeurs tangibles
qui peuvent être échangées avec d’autres valeurs,
telles que les convenances ou le pouvoir. Une incompatibilité
naît alors entre les “ idées ” platoniciennes,
qui ont servi à mesurer les pensées et les actions humaines,
et la société moderne, qui rend ses normes “ fonctionnelles
” à l’intérieur des relations humaines.
Par exemple, lorsque Marx écrit “ Le travail a créé
l’homme ”, il défie le Dieu traditionnel (c’est
le travail et non Dieu qui à crée l’homme), l’appréciation
traditionnelle du travail (l’homme se crée lui-même,
il est le fruit de sa propre activité), et la traditionnelle
glorification de la raison (ce qui différencie l’homme
de l’animal, c’est son travail et non plus sa raison).
Lors du siècle des Lumières, la raison s’introduit
dans les affaires des hommes (la raison pratique et comptable, manipulée
pour et par l’économie) et dans la logique formelle des
philosophes. C’est l’avantage de la pratique sur la théorie,
ou la mise en opposition des deux terme. Pour Gérard Mendel,
c’est “ la rationalité instrumentale (qui est)
devenue, avec le culte de l’efficacité technique et la
productivité marchande, la valeur hégémonique de
nos sociétés. ” D’autres évènements
comme ceux-ci vont entériner la modernité et renverser
les valeurs anciennes. Par exemple, la recherche d’égalité
entre les races, les classes sociales, les hommes et les femmes, parfois
même entre les enfants et les adultes, s’oppose à
la hiérarchie instituée dans la relation autoritaire.
La question des valeurs s’est alors posée en ces termes
: Où trouver une valeur qui serve à mesurer toutes les
autres ? Il s’ensuit l’effritement général
et inexorable de ce qui constituait les fondations du monde. Avec la
modernité, l’ère du doute, de la défiance
et de la relativité s’instaure, et détrône
du même coup les valeurs traditionnelles qui auraient pu incarner
la permanence du monde et précisément, faire autorité.
Mais dans le même temps, alors que l’autorité et
les valeurs traditionnelles s’évanouissent, des valeurs
marchandes basées sur l’économie vont prendre du
terrain. Elles vont tenter de gérer non seulement la politique,
mais aussi les esprits (tant il est désastreux socialement de
ne pas travailler), les rapports sociaux et l’éducation,
puisqu’il faut fournir en hommes ce dont l’économie
a besoin… Ces nouvelles valeurs deviennent pour l’autorité
un argument de manipulation. La dépendance est créée,
avec la menace faite d’exclure les membres de la société
qui n’adhèrent pas à ces valeurs économiques.
Dans l’entreprise, il est demandé aux employés non
plus de faire, mais d’ “ être l’entreprise ”.
L’employeur, tout puissant représentant des valeurs économiques,
et fort de la crise de l’emploi, exige de plus en plus de la part
de ses employés, tout en leur retirant “ l’acte-pouvoir
” de l’entreprise.
En ne permettant pas à l’individu de s’approprier
le travail global de l’entreprise, et en l’obligeant à
faire un travail “ en miettes ” sans avoir conscience de
la totalité de l’action, ni d’avoir d’emprise
sur elle, l’employeur retire à l’employé sa
responsabilité, sa créativité et son esprit d’initiative.
Il va placer l’employé dans la situation de l’enfant
démuni, dépendant de la sécurité trouvée
par le fait de travailler, mais tremblant de la perdre et dépossédé
de son pouvoir, de ses valeurs et de sa créativité.
Cette nouvelle forme d’autorité abusive a pu prendre la
place du terrain social non pas à cause de la démocratie,
mais parce que la démocratie n’était pas encore
réellement installée.
L’individualisme est une tendance qui se précise. La revendication
qui lui est inhérente étant l’autonomie, elle devrait
s’opposer à toute forme d’autorité. Mais les
liens sociaux nécessaires à la démocratie sont
pauvres, les syndicats peu puissants, et la solidarité sociale
bien fragile.
La conséquence de cet état des liens sociaux doublés
de la notion d’individualisme est une désécurisation
des individus face à la société dont ils ne sont
pas acteurs, dont ils ne veulent êtres exclus, et dans laquelle
ils ne se sentent pas représentés.
Leur développement en tant qu’homme social est stoppé,
et la recherche d’une protection (recherche de la sécurité
de l’autorité) ou le désir d’autodétermination
(actions antimondialistes) sont le signe d’une quête de
valeurs et de sens pour la société. L’homme ne peut
se développer sans mettre en action l’homme social qui
est en lui. La coupure et l’isolement d’avec ses semblables
et la société est une amputation dont il ne peut que souffrir.
L’éducation, dans cette société à
la recherche de valeurs, est aussi déstabilisée. C’est
l’actuelle “ crise de l’autorité ” à
laquelle l’école (et pas seulement elle) doit répondre
et faire face. Elle doit retrouver ses valeurs, être garante de
l’étanchéité du “ sas ” éducatif,
situé entre la famille et la société, pour se protéger
à la fois du monde, et de sa tentation de fabriquer les nouveaux
venus à sa convenance, et de la famille à l’intérieur
de laquelle l’enfant ne peut développer son “ être
social ”.
5) Le rôle de l’école
“ C’est également avec l’éducation
que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas
les rejeter du monde, ni les abandonner à euxmêmes, ni
leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf,
quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer
à la tâche de renouveler un monde commun. ”
Hannah Arendt
L’école est le lieu stabilisé de l’éducation
des enfants, futurs citoyens. Elle n’est ni la famille, ni la
société, et se situe comme un sas à l’intérieur
duquel les enfants pourront expérimenter en sécurité
les transformations relationnelles et la construction de leur identité
que leur état de citoyen va exiger d’eux et qui est inhérente
au développement de l’homme.
Selon Marcel Postic ( “ La relation éducative ”),
l’éducateur doit permettre à l’enfant de passer
du registre imaginaire (fantasmes) au registre symbolique (culture,
loi, langage), en d’autres termes, l’école doit être
le contexte à l’intérieur duquel l’enfant
va quitter un monde autoritaire et centré sur lui, pour découvrir
par le biais d’activités collectives ancrées dans
le réel, un monde démocratique et social.
Pour mener à bien cette mission, l’école doit à
la fois être un contexte : une communauté formée
d’enfants d’âges différents et d’adultes
qui doivent apprendre à vivre ensemble, et à la fois un
contenu découlant de la finalité qui est l’introduction
des enfants dans la société.
En se référant aux attendus de la démocratie, on
peut attendre d’une école qu’elle mette en place
des procédures visant l’appréhension du réel
(projets communs, responsabilités à différents
niveaux, utilisation des compétences…) qui permettent à
l’enfant de poser des actes, de prendre position, de défendre
son point de vue, pour enfin petit à petit, construire et expérimenter
ses valeurs. Les apprentissages liés aux savoirs et aux savoirs
faire s’en trouveront plus efficaces et porteurs de sens pour
l’enfant.
L’expérience de l’école démocratique
d’A.S. Neil, décrite dans son livre “ Libres enfants
de Summerhill ” montre à quel point l’enfant est
capable d’autodétermination (une assemblée générale
a lieu chaque semaine, où chaque personne -enfant, adulte- représente
une voix), et de quelle façon il peut s’inscrire dans une
démarche de gestion du groupe. A.S. Neil constate que les enfants
en liberté (qui s’imposent leurs propres lois, et décident
de tout au vote majoritaire) développent leurs capacités
au maximum, sachant gérer la communauté et réunir
ce qu’il faut d’énergie pour réussir les études
qu’ils décident de faire.
Ils développent également une capacité d’invention
et de création sensiblement plus élevée que celle
que pourrait témoigner les élèves d’une école
traditionnelle, basée sur une relation autoritaire abusive et
rigide.
Nous retrouvons ici les concepts démocratiques de l’ “
acte pouvoir ” qui fait que le citoyen s’autodétermine
et se construit, et le “ pouvoir de création ”, qui
donne à ce dernier un esprit créatif et novateur, prêt
au changement.
Toujours selon A.S.Neil, l’enfant est appelé à s’épanouir.
Il veut apprendre et sa curiosité n’a pas de limites. Nous
pouvons penser que si la dépendance à l’autorité
est maintenue à l’âge adulte, c’est en grande
partie le fait de l’éducateur, qui n’a pas joué
son rôle “ d’introducteur ” attendu par la société.
Cependant, et c’est ici un point essentiel de ce chapitre, l’école
n’est pas la société.
Si elle se charge de créer les conditions optimales pour le développement
de l’enfant, l’école démocratique ne doit
pas sous entendre que l’adulte déroge à ses responsabilités.
L’enseignant ne doit pas faire croire à l’égalité
dans sa relation avec les enfants. La hiérarchie est là,
ne serait-ce que celle de l’âge, et cette posture va permettre
le lien entre les générations, la transmission culturelle
du passé, et une attitude pédagogique générale
responsable liée à l’introduction des enfants dans
la société.
Le mot “ responsabilité ” signifie être capable
de donner réponse. L’adulte doit être un pôle
ferme pour l’enfant, et doit pouvoir répondre de ses valeurs
et de ses engagements.
Dans le contexte éducatif, l’adulte peut choisir de se
mettre dans une position égalitaire, comme c’est le cas
par exemple, lorsque A.S. Neil vote, au même titre qu’un
enfant, dans l’assemblée générale de son
école. Par contre, si l’école prend feu, ou que
d’une façon ou d’une autre, l’intégrité
physique d’un enfant peut être mise à mal, l’adulte
sera le référent sécuritaire. Il doit être
garant de la sécurité de l’enfant, tout autant qu’il
est responsable de son intégration dans la société.
De ce point de vue, l’obligation scolaire peut être vécue
de deux manières : Comme une obligation, sans remise en cause
du contenu et du contexte, et ce sera le cadre d’un enseignement
autoritaire abusif et rigide, ou comme la garantie faite à l’enfant
que l’adulte prend la responsabilité, quoi qu’il
arrive, d’introduire l’enfant dans la société
et de veiller à son intégrité physique.
Cet aspect de la responsabilité pose la question de l’exclusion.
Si un cadre scolaire ne peut garantir à l’enfant la sécurité
d’être introduit dans la société, il sous-entend
la menace qu’il puisse en être exclu. L’acte d’exclusion
signifie que l’enfant est accepté sous certaines conditions,
et que son introduction dans la société (c’est-à-dire
sa survie en tant qu’homme) dépendra de ses capacités
à répondre à une attente précise. Cette
menace va créer de façon certaine une peur de ne pas être
accepté en tant qu’individu, et modifiera obligatoirement
le comportement de l’enfant vers une attitude de dépendance
dans une relation qui redevient abusive.
Éducation : autorité et démocratie
Pour recréer au sein d’une école toutes les caractéristiques
d’une démocratie, il est nécessaire de constituer
un groupe d’âges hétérogènes. C’est
ce que constate A.S. Neil, en observant que le développement
de l’enfant s’opère lentement de l’égotisme,
condition narcissique essentielle des premières années,
vers l’aspiration à la création réglementée
du groupe social.
Jusqu’à douze ans environs, l’enfant dans son propre
développement n’est pas complètement sociabilisé,
dans le sens où n’est pas construite pour lui la notion
d’ensemble et de communauté. Sa capacité d’autodétermination
pour le groupe se fera à partir de lui-même, plutôt
que de l’ensemble du groupe. C’est une des raisons pour
laquelle la mixité des âges est importante (Une autre étant
l’enrichissement des liens sociaux). Elle tempère le côté
égotiste des plus jeunes par le besoin de gouvernement et de
règles éprouvé par les plus grands.
L’école doit accompagner le développement physiologique
naturel de l’enfant, par le jeu des relations avec des enfants
plus âgés et des adultes, gérant ensemble le bon
fonctionnement du groupe, ce qui amènera petit à petit
l’enfant à construire son être social. La transformation
de l’appréhension du réel par l’enfant se
fait donc dans les conditions d’un cadre éducatif, sur
lequel l’enfant doit pouvoir compter. Sa confrontation avec la
réalité du groupe, dans une relation non plus frontale
avec l’enseignant, mais multi directionnelle, va lui demander
de se déterminer, de s’identifier, et de découvrir
ses valeurs. La relation égalitaire va lui permettre un accès
direct à la réalité, par le biais des actions communes
décidées par l’ensemble.
Enfin, la sécurité physique, et la garantie de non-exclusion
vont lui procurer la liberté (opposé à la dépendance
de l’autorité) de se construire et de se découvrir
au gré de son développement physiologique et de ses expériences
dans le groupe et dans le cadre éducatif, sans la crainte d’être
exclu pour une raison ou une autre.
6) Relation maître élève, Une spécificité
de l’enseignement spécialisé de la musique
“ Il ne s’agit pas de fabriquer une créature
capable de satisfaire notre goût pour le pouvoir ou notre narcissisme,
mais d’accueillir celui qui vient comme un sujet, tout à
la fois inscrit dans une histoire et représentant la promesse
d’un dépassement radical de celle-ci. ” Philippe
Meirieu
Actuellement, dans l’enseignement spécialisé de
la musique, même si la période est à l’essai
de transformation des pratiques éducatives, via les derniers
schémas directeur, il est facile de constater la résistance
extrême à l’évolution des comportements éducatifs.
Cette résistance est la conséquence de sa constitution
même des conservatoires, basée sur un fonctionnement autoritaire
rigide à tous les niveaux.
Protégeant et transmettant des valeurs qui appartiennent au passé
(la relation maître élève sur le mode autoritaire
en fait partie), excluant toute remise en cause du fonctionnement, du
contenu et des relations hiérarchiques entretenues par tous ses
membres, les conservatoires sont des modèles de l’institution
autoritaire.
On y retrouve toutes les composantes de ce que l’autorité
institutionnelle demande : Un monde clos (difficile d’y entrer,
difficile d’en sortir), sans relations avec le monde extérieur
et à l’intérieur duquel chaque sujet a sa place,
qu’il juge hiérarchique et légitime.
C’est un monde transcendé (Le Conservatoire, Untel, mon
Professeur), dont on tremble d’être exclu. C’est sur
la base de valeurs uniques et non négociées (souvent léguées
par les anciens de ce monde) que les échanges auront lieu, que
se soit dans les relations de maître à élève,
dans les relations entre collègues ou avec la hiérarchie.
Aucun individu ne sera distingué pour lui-même ; il le
sera selon la grille de valeurs de l’établissement. Les
valeurs propres des élèves, ainsi que leur sens critique
n’auront pas de place dans ce monde où toutes les représentations
sont de l’ordre du fantasme : c’est la tendance à
sacraliser plutôt que d’objectiver et de construire.
Ainsi il sera question du don et de l’arbitraire au détriment
des apprentissages visant l’égalité des chances
; les relations maîtres-élèves seront propices au
fantasme et à la subjectivité, au détriment d’une
attitude éducative objective visant l’autonomie de l’enfant
; La compétition narcissique et le désir de ne pas décevoir
(et ne pas vivre l’exclusion) sera le mobile de chacun, au détriment
de la coopération et la construction individuelle et collective.
La résistance au changement de ce monde est le signe même
de sa nature autoritaire rigide.
Chacun de ses membres, fonctionnant sur le mode de la dépendance,
ne peut envisager un autre comportement sans perdre sa place et son
identité.
On l’a vu dans le chapitre “ Qu’est-ce que l’autorité
”, l’être soumis est tout aussi dépendant de
la relation autoritaire rigide que l’être dominant. Dans
le cadre d’une institution, c’est un ensemble unifié
dans une construction pyramidale et hiérarchique, qui place chacun
dans une position à la fois, selon qu’il s’adresse
vers le haut ou vers le bas de la pyramide, de dominant et de dominé.
Aucun être ne sera distingué pour lui-même, mais
plutôt comme un maillon de l’ensemble.
(C’est la caractéristique de l’appartenance : “
Je sors de Lyon, de Paris, j’ai travaillé avec Untel, dont
le Maître est Untel ”). Il sera évalué plutôt
par sa place hiérarchique et sa filiation, que par ses compétences
et valeurs propres.
La construction d’un monde autoritaire n’est pas basé
sur des relations ou des faits. Il est ancré dans un rêve
“ d’essence supérieur ”, qui exprime la perfection,
l’inaccessible et l’incontestable, et qui légitime
l’autorité. Les yeux remplis de ce rêve, les membres
d’une institution autoritaire n’auront pas la possibilité
d’être objectifs et d’être aux prises avec le
réel.
Après cet état des lieux, établi sous l’angle
des relations et de ce qu’elles peuvent construire, il est intéressant
d’essayer d’élucider quelles sont les finalités
que l’enseignement de la musique, ainsi fait, poursuit.
Un monde qui s’entretient lui-même
L’idée du modèle transcendantal, cette idée
d’essence supérieure qui englobe la relation autoritaire
peut être la finalité inaccessible de l’institution
autoritaire.
Il s’agira de ressembler au plus près à ce modèle
de perfection, qui s’incarne dans l’institution musicale
par l’image transcendée du soliste. Dans les faits, bien
rares sont ceux qui parviennent à ce stade, et quand bien même,
pour le commun, l’auraient-ils atteint, il n’est pas sûr
que cette finalité soit atteinte pour eux. Comment peut-on ressentir
personnellement et pleinement une réussite en étant formé
à ressembler à une image extérieure à soi
? Comment éprouver la réussite sans avoir soi-même
fait appel à ses propres valeurs ? La question se pose dans le
sens inverse : les solistes de réputation mondiale ont-il fait
personnellement le chemin de l’autonomie par rapport à
l’autorité de leur éducation musicale, et cette
autonomie n’est-elle pas une composante de leur réussite
? Cette question est volontairement un raccourci, mais elle montre que
la finalité “ soliste ” de l’institution musicale
n’est qu’une partie émergée de la finalité
principale.
En réalité, et parce qu’elle est quasiment inaccessible,
cette finalité transcendantale est supplantée par le fait
même que le monde autoritaire est obligé, pour survivre,
de s’entretenir lui-même.
Ainsi nous pouvons croiser des mères qui n’ont pas voulu
que leur enfant grandisse, et qui finissent leurs jours comme des “
couples ” indissolubles, l’enfant déjà vieux
n’ayant d’identité que parce qu’il est un fils,
et la mère que parce qu’elle est mère. Leur développement
en tant qu’individu est stoppé, et ils entretiennent un
monde figé, fait de leurs dépendances mutuelles, dans
lequel rien ne peut se passer si ce n’est la rupture. Ce monde
créé par la dépendance entretenue ne peut que s’étioler
et finir par un “ réveil ”, ou par la mort de l’un
d’eux.
L’analogie avec ces grands élèves, qui “ sortiront
” avec grand peine du schéma autoritaire maître-élève,
et qui auront grand mal à découvrir leur identité
de musicien est facile à faire.
Celle des élèves laissés en cours de route, exclus
pour n’avoir pas su correspondre au modèle transcendé
du soliste, représente autant de signes caractéristiques
de l’enseignement autoritaire abusif et rigide, qui n’a
rien à voir avec l’autorité employée en éducation
pour accompagner le développement de l’enfant. Cette rigidité
de comportement, ce mécanisme de dépendances imbriquées,
et son autarcie complète font de la structure un “ appareil
” qui “ fabrique ” des élèves, les installant
dans la dépendance (sortir du Conservatoire autrement que soliste
est un échec) pour l’entretien de la structure entière.
Ainsi, nous pouvons supposer que ce monde ne peut que chercher à
s’entretenir de façon à rester dans cette relation
de dépendance, sous peine de disparaître en tant que tel.
La finalité de l’enseignement de la musique est muselée
par cet aspect de “ survie ”, et ne peut changer sans l’aide
de facteurs extérieurs.
7) Un monde clos dans le monde…
La modernité s’en mêle
“ S’il n’y a pas de place pour la liberté
dans un plaisir comme la danse, comment peut-on espérer la trouver
dans les aspects plus sérieux de la vie ? Si l’on n’ose
pas inventer ses propres pas de danse, comment pourrait-on inventer
ses propres pas en matière de religion, d’éducation
ou de politique ? ”A.S. Neil
Nous l’avons vu dans le chapitre sur la modernité, le schéma
autoritaire et traditionnel s’effrite dans notre société
moderne. Les sphères pré-politiques que sont les écoles
sont touchées, et la “ crise ” de l’autorité
sévit partout. Nous ne sommes plus à l’époque
ou un froncement de sourcil suffisait à rétablir l’ordre
et l’autorité. Le schéma autoritaire n’est
plus toléré par les enfants s’il n’a d’autres
enjeux que lui-même.
Le Conservatoire et ses filiales sont des bastions où l’autorité
reste le fondement de l’institution. Mais la société
“ pousse ”, et “ l’éducation des masses
” entreprises par les gouvernements successifs encourage l’institution
musicale à s’ouvrir à un large public, et à
changer ses méthodes élitistes contre d’autres qui
servent l’égalité des chances.
En ouvrant ses portes à un large public, qui ne doit pas être
restreint par la condition financière des familles ou la spécificité
de leur milieu culturel, le conservatoire doit nécessairement
s’ouvrir à d’autres esthétiques musicales.
Ce faisant, il s’opère une confrontation très violente
entre les valeurs de chaque esthétique. Le fonctionnement de
base de l’institution musicale est en péril, puisqu’elle
ne pourra plus, avec les nouveaux venus et leurs demandes particulières,
entretenir ses valeurs transcendées et inaccessibles. D’autre
part, les mouvements musicaux tel le rap et autres mouvements dits “
amplifiés ” sont profondément ancrés dans
la réalité sociale. La musique est le support de leur
expression, sans cesse ravivée par leur vie quotidienne, l’actualité
musicale, voire les causes politiques. Le choc des mondes est d’une
violence à la hauteur de l’hermétisme de chaque
esthétique musicale, car chacun a peur d’abandonner ses
valeurs (et se renier) pour faire cause commune avec l’autre.
L’accord entre un monde dit “ classique ”, imaginaire
et isolé du monde, avec celui, enraciné profondément
dans la société, aux prises avec l’économie
marchande, des musiques dites “ actuelles ” est quasiment
impossible.
La question n’est pas tellement de savoir qui va gagner, et imposera
à l’autre ses propres valeurs, mais plutôt de voir
ce que la société peut bénéficier de cette
ère de changement, et de quelle façon la possibilité
est offerte à l’enseignement général et spécialisé
de réaffirmer ses valeurs et ses finalités.
On l’a vu avec Hannah Arendt, un monde créé par
des mortels ne peut se régénérer sans l’apport
en nouveauté des “ étrangers ” que sont les
nouveaux venus. Ces derniers doivent intégrer les valeurs et
les règles du monde, de façon à pouvoir intervenir
et raviver la société.
Sachant cela, il est normal de penser que ce changement attendu des
comportements éducatifs est la condition de survie de l’enseignement.
Mais pour que le débat démocratique ait lieu, que de nouvelles
règles soient votées, qu’un monde plus large et
redéfini voit le jour, il faut des interlocuteurs prêts
à jouer le jeu de la démocratie.
Cette question d’éducation musicale est bien sûr
une affaire de société mais avant tout, elle est une affaire
des professionnels de l’enseignement. Dans une société
démocratique, ce sont à tous les partenaires de l’éducation,
depuis le ministère de l’éducation jusqu’au
professeur, de raviver les valeurs qui sont celles de la société
et de faire en sorte que démocratiquement, une cohérence
de comportement garantisse la pérennité de ces valeurs.
En ce qui concerne l’éducation, il est surprenant qu’au
sein d’une démocratie dont les valeurs fondatrices sont
la liberté, l’égalité et la fraternité,
tout un ensemble de l’enseignement spécialisé fonctionne
sur le type de la relation autoritaire, qui engendre la dépendance,
les inégalités, et la compétition narcissique que
l’on sait.
L’enseignement au contraire doit être le pôle de résistance,
protégeant les valeurs de la société, et évitant
les dérives de toutes sortes. Mais ce pôle ne peut être
efficace que dans la mesure ou l’éducateur est formé,
et que des procédures sont mises en place par l’Etat afin
de redonner à l’enseignant et l’enseignement la place
et le rôle “ d’introducteurs ” qu’ils
n’ont jamais voulu cesser d’être.
Enseigner ne relève ni de la magie, ni d’un don arbitraire.
C’est une responsabilité à vocation unique, qui
est le bien de l’ensemble. Elle sert à la fois l’individu
particulier, en lui laissant la place de se construire et de se découvrir
en société, et à la fois la société,
qui se voit régénérée en membres nouveaux.
Enseigner exige d’accompagner le développement de l’enfant,
tout en veillant à l’intégrité de ce dernier,
et à son introduction progressive dans le monde. Cet accompagnement
demande à l’enseignant la capacité à s’adapter,
changer de stratégie et d’évoluer à son tour.
Il ne peut donc jamais s’agir du monde fixe et figé de
l’autorité rigide.
Cette capacité au changement et à la remise en question,
si elle ne signifie pas changer continuellement de valeurs, est le maître
mot de l’éducation, et s’enracine profondément
dans un principe démocratique.
Conclusion
Observer l’éducation sous l’angle de la relation
maître-élève revient à voir quel rôle
l’enseignant joue, quelle mission il s’est donné,
et quel fonction l’Etat, représentant de la société
démocratique, lui attribue.
Observer les conséquences qu’a cette relation sur les élèves
renseigne sur les valeurs qui sont celles à la fois de l’enseignant,
de l’institution et de la société. Elles renseignent
également sur l’état de santé des valeurs
de la société, et sur la cohérence de ces valeurs
à tous les niveaux.
L’efficacité de l’institution éducative, sa
capacité à introduire les enfants dans la société,
et de rendre effectif le projet social démocratique (Liberté
Egalité Fraternité) sont aussi, par cette observation,
mis en évidence.
Observer l’acte éducatif, c’est observer la société
dans son fonctionnement, et voir le décalage qui peut exister
entre le projet démocratique d’une société,
et le résultat produit par les institutions.
Il apparaît que la société actuelle est devant des
choix éducatifs déterminants en ce qui concerne la gestion
de la “ crise de l’autorité ”, qui cache, on
l’a vu, la perte générale des valeurs, l’hégémonie
grandissante des valeurs de l’économie marchande et la
dépendance qu’elle entraîne, la dépossession
de “ l’acte pouvoir ” du citoyen, qui engendre la
quasiinexistence de liens sociaux et dé-sécurise la population.
La recherche d’une stabilité nécessaire au bon fonctionnement
du système démocratique conduit les citoyens à
ce choix décisif : Doit-on renoncer au contexte mouvant et complexe
de la démocratie, et chercher la stabilité dans la dépendance
et l’irresponsabilité que procure l’autorité,
ou doit-on rafraîchir les engagements démocratiques de
la Révolution, et prendre part tous ensemble au débat
démocratique et à la construction d’une société
qui convienne à l’ensemble ? La conséquence de ce
choix est prépondérante quant au profil et aux finalités
de l’éducation.
Il va pourtant sans dire que dans le contexte actuel de la modernité,
le “ rétablissement ” de l’autorité
n’est qu’un leurre. En effet, on l’a vu, le schéma
autoritaire qui n’a d’autre raison que lui-même n’est
plus toléré par les jeunes. C’est une conséquence
de l’évolution même de la société et
de l’avancement de la modernité. De plus, la stabilité
que l’autorité promet est un cadre rigide à l’intérieur
duquel toute évolution est gelée.
D’un autre côté, on l’a vu également,
la démocratie est un moyen de développement. Elle est
une invention qui met l’invention comme condition. Rien ne peut
être écrit, sinon le cadre obligé à l’intérieur
duquel la liberté est préservée. La démocratie
n’est pas une fin et elle ne place pas le citoyen en instrument
impuissant au service d’une société dont les valeurs
lui seraient étrangères. Elle est au contraire un moyen
qui demande à chaque citoyen d’être une partie de
la société, et de la faire évoluer de manière
à ce que ce qu’elle soit le paysage, en évolution
perpétuelle, le mieux adapté au développement de
tous.
Résumé
L’autorité est en crise… Cette affirmation est sur
toutes les lèvres, et elle relève du sens commun. Mais
qu’est-ce que l’autorité ? Rime-t-elle, comme on
se plaît à le dire avec l’éducation ? La tension
entre l’autorité et la démocratie, entre le fait
de préserver la nouveauté qu’apporte l’enfant
et lui faire intégrer les valeurs et les règles de la
société, se retrouve dans l’enseignement. La nature
de la relation du maître et de l’élève sera
aussi déterminante pour le développement de l’enfant
que le contenu même de l’éducation.
L’enseignement spécialisé de la musique donne un
exemple de ce que la nature autoritaire de la relation maître-élève
peut avoir comme conséquences sur le profil de l’élève
que l’institution souhaite produire.
Ensuite, il reste à savoir si le projet démocratique de
la société est servi par l’éducation, et
si cette crise de l’autorité n’a pas une petite chance
de provoquer un sursaut démocratique à tous les niveaux
de la société.
Bibliographie
Hannah Arendt, “ La crise de la culture ” (1972)
Émile Durkheim, “ Education et sociologie ” (1922)
Lucien Malson, “ Les enfants sauvages ” (1983)
Philippe Meirieu, “ Frankenstein pédagogue ” (1996)
Gérard Mendel, “ Une histoire de l’autorité
” (2001)
Stanley Milgram, “ Soumission à l’autorité
” (1974)
A.S. Neil, “ Libres enfants de Summerhill ” (1960)
Marcel Postic, “ La relation éducative ” (1979)
Carl R. Rogers, « Le développement »
Le lien d'origine : Relation maître-élève : entre
autorité et démocratie
http://www.cefedem-rhonealpes.org/documentation/memoires.pdf/memoire
2002/perot.pdf
Cefedem Rhône-Alpes Promotion 2000/2002
http://www.cefedem-rhonealpes.org/documentation/memoireceflistetelecharger.html