Cette étude a été réalisée en
1997 dans le cadre des études de genre à Genève.
Elle a été publiée dans les Nouvelles Questions
Féministes Vol.19 en 1998.
Contrairement à l'impression première que l'on a,
la conversation n'est pas une activité à laquelle
on se livre spontanément ou inconsciemment. Il s'agit d'une
activité structurée, ne serait-ce que par son ouverture,
ses séquences et sa fermeture, et elle a besoin d'être
gérée par les participant-e-s.
Nous parlerons indifféremment de conversations, de dialogues
ou de discussions pour faire référence à tout
échange oral. Nous les caractériserons par le fait
qu'aucun scénario n'en a été fixé à
l'avance et que ces conversations sont en principe égalitaires,
à la différence des entretiens dirigés, des
cérémonies ou des débats. Nous allons donc
nous intéresser à la gestion du dialogue mixte au
regard du genre des personnes impliquées. Ainsi, nous verrons
que les pratiques conversationnelles sont dépendantes du
genre et nous en chercherons les conséquences sur le déroulement
de la conversation.
La conversation est une forme fondamentale de communication et
d'interaction sociale et, à ce titre, elle a une fonction
des plus importantes. Elle établit et maintient des liens
entre les personnes, mais c'est aussi une activité "politique",
c'est-à-dire dans laquelle il existe des relations de pouvoir.
Dans une société où la division et la hiérarchie
des genres est si importante, il serait naïf de penser que
la conversation en serait exempte. Comme pratique sur laquelle nous
fondons notre vie quotidienne, elle ne peut que refléter
la nature genrée de la société. Nous nous demanderons
si, au-delà du fait d'être un miroir de la société,
elle ne réactive et ne réaffirme pas à chaque
fois les différences et les inégalités de genre.
LA LONGUEUR DES CONTRIBUTIONS
Nous nous référerons constamment au modèle
de conversation décrit par Sacks H., Schegloff E. et Jefferson
G. en 1974. Selon ce modèle, les systèmes d'échange
de parole sont en général organisés afin d'assurer
deux choses : premièrement, qu'une seule personne parle à
un moment donné et deuxièmement que les locutrices/teurs
se relaient. La/le locutrice/teur peut désigner la/le prochain-e
mais en général, ce sont les conversant-e-s qui décident
de l'ordre des prises de parole. Le dialogue idéal suppose
donc que l'un-e parle pendant que l'autre écoute, puis vice-versa
et ainsi de suite, sans qu'il y ait de chevauchements de parole,
d'interruptions ou de silence entre les tours. L'hypothèse
est que ce modèle doit être valable pour tou-te-s les
locuteurs/trices et toutes les conversations. Il devrait donc tendre
dans son application à une symétrie ou à une
égalité. Ce modèle est décrit comme
indépendant du contexte, c'est-à-dire des facteurs
tels que le nombre de personnes, leur identité sociale ou
les sujets de discussion. Une fois mis en application, il devient
toutefois sensible au contexte et s'adapte aux changements de circonstances
dus aux facteurs évoqués plus haut.
La première question sur laquelle nous nous interrogerons
à propos du dialogue mixte concerne le temps de parole que
chacun-e s'octroie. On présuppose généralement
que les deux personnes aient un temps de parole assez similaire
pour qu'elles puissent toutes deux exprimer leur point de vue, leurs
sentiments, intentions ou projets de façon égalitaire.
Le dialogue est perçu couramment par une majorité
de personnes comme un lieu de partage et d'échange permettant
de promouvoir une compréhension mutuelle où un-e interlocuteur/trice
n'est pas censé-e prendre une plus grande partie de ce temps
que l'autre.
Selon l'opinion communément admise, ce sont les femmes qui
parleraient plus que les hommes. Le stéréotype de
la femme bavarde est certainement, en ce qui concerne la différence
des sexes et la conversation, l'un des plus forts et des plus répandus.
Paradoxalement, c'est aussi celui qui n'a jamais pu être confirmé
par une seule étude. Bien au contraire, de nombreuses recherches
ont montré qu'en réalité, ce sont les hommes
qui parlent le plus. Déjà en 1951, Strodtbeck a mis
en évidence que dans des couples hétérosexuels
mariés, les hommes parlaient plus que les femmes.
Mais comment expliquer un tel décalage entre le stéréotype
et la réalité ? Comment se fait-il que, bien que tou-te-s
nous nous soyons retrouvé-e-s dans des situations où
il était clair que les hommes monopolisaient la parole, si
peu d'entre nous en aient profité pour questionner le bien
fondé de cette croyance ?
Dale Spender s'est penchée sur ce mythe de la femme bavarde
afin d'en analyser le fonctionnement. Ce stéréotype
est souvent interprété comme affirmant que les femmes
sont jugées bavardes en comparaison des hommes qui le seraient
moins. Mais il n'en va pas ainsi. Ce n'est pas en comparaison du
temps de parole des hommes que les femmes sont jugées bavardes
mais en comparaison des femmes silencieuses (Spender, 1980). La
norme ici n'est pas le masculin mais le silence, puisque nous devrions
toutes être des femmes silencieuses. Si la place des femmes
dans une société patriarcale est d'abord dans le silence,
il n'est pas étonnant qu'en conséquence, toute parole
de femme soit toujours considérée de trop. On demande
d'ailleurs avant tout aux femmes d'être vues plutôt
qu'entendues, et elles sont en général plus observées
que les hommes (Henley, 1975).
On voit bien déjà ici que ce n'est pas la parole
en soi qui est signifiante mais le genre. Une femme parlant autant
qu'un homme sera perçue comme faisant des contributions plus
longues. Nos impressions sur la quantité de paroles émises
par des femmes ou des hommes sont systématiquement déformées.
Je recourrai ici au concept toujours aussi pertinent du double standard
utilisé par les féministes pour expliquer nombre de
situations en rapport avec le genre. Un même comportement
sera perçu et interprété différemment
selon le sexe de la personne et les assignations qu'on y rapporte.
Quel que soit le comportement en question, le double standard tendra
à donner une interprétation à valeur positive
pour un homme et négative pour une femme. Nous verrons que
si les hommes peuvent donc parler autant qu'ils le désirent,
les femmes, elles, pour la même attitude, seront sévèrement
sanctionnées. De nombreux travaux se servent de l'évaluation
différentielle des modes de converser des femmes et des hommes,
nécessaire à l'étude de la communication genrée.
Une étude faite lors de réunions mixtes dans une faculté
montre la différence énorme de temps de parole entre
les femmes et les hommes (Eakins & Eakins, 1976). Alors que
le temps moyen de discours d'une femme se situe entre 3 et 10 secondes,
celui d'un homme se situe entre 10 et 17 secondes. Autrement dit,
la femme la plus bavarde a parlé moins longtemps que l'homme
le plus succinct !
Beaucoup d'études à ce propos portent sur des contextes
éducationnels, comme des classes. Bien que ceci dépasse
le cadre du dialogue, il me semble intéressant d'en dire
quelques mots. Sans faire une liste des différences de socialisation
selon le sexe, qui sont déterminantes pour l'accès
à la parole, je vais juste m'arrêter sur celles qui
concernent plus spécifiquement l'espace de parole laissé
à l'école aux filles et aux garçons.
Les enfants n'ont pas un accès égal à la parole
(Graddol & Swann, 1989). Dans les interactions de classe, les
garçons parlent plus que les filles. Les enseignant-e-s donnent
beaucoup plus d'attention aux garçons. Elles et ils réagissent
plus vivement aux comportements perturbateurs des garçons,
les renforçant de ce fait. Elles/ils les encouragent aussi
beaucoup plus. Les échanges verbaux plus longs se passent
majoritairement avec les garçons ainsi que les explications
données. Et l'on sait combien il est difficile d'agir égalitairement,
même en faisant des efforts. Une étude de Sadker &
Sadker (Graddol & Swann, 1989) portant sur cent classes montre
que les garçons parlent cri moyenne trois fois plus que les
filles. Qu'il est aussi huit fois plus probable que ce soient des
garçons qui donnent des réponses sans demander la
parole alors que les filles, pour le même comportement, sont
souvent réprimandées.
S'il me semblait important de commencer par la remise en question
de ce premier mythe, c'est parce que parler plus longtemps que les
autres est un bon moyen de gagner du pouvoir et de l'influence dans
un dialogue. Ceci est d'ailleurs bien perçu par tout le monde.
Chez Strodtbeck citée plus haut par exemple, les couples
interrogés, et autant les femmes que les hommes, associaient
à une plus grande quantité de parole une plus grande
influence. Il s'agit maintenant de voir concrètement comment
s'exerce cette influence et de montrer en quoi la quantité
de paroles émises est un indicateur de dominance conversationnelle.
En effet, le temps de parole est fonction de nombreux facteurs interactionnels,
parmi lesquels le fait de pouvoir terminer son tour de parole sans
interruption de la part de son interlocuteur semble être un
des plus importants.
LES PRATIQUES CONVERSATIONNELLES DES HOMMES
1.Interrompre les femmes
2.
Pour l'étude des interruptions, je me servirai surtout du
texte de West et Zimmerman qui se trouve dans Language and Sex de
Thome & Henley. Elles se réfèrent toujours au
modèle de conversation que j'ai décrit précédemment.
West et Zimmerman ont opéré une distinction, dans
les paroles simultanées, entre deux catégories : les
chevauchements et les interruptions.
Les chevauchements ont lieu à un moment de transition possible.
Ils proviennent d'une erreur de réglage entre les tours,
comme par exemple quand le nouveau locuteur, pour éviter
un trou, commence son énoncé aussi près que
possible de la fin de l'énoncé du locuteur précédent.
West et Zimmerman considèrent donc le chevauchement comme
une erreur du système lui-même.
La seconde catégorie, qui va nous intéresser davantage,
est celle des interruptions proprement dites. Elles consistent en
des intrusions plus profondes dans la structurée interne
de l'énoncé de la locutrice/du locuteur, qui peut
ne pas avoir fini du tout son tour. Elles sont donc des violations
des procédures de tour et n'ont pas de fondement dans le
système. West et Zimmerman disent qu'elles montrent un réel
déni d'égalité d'accès à l'espace
de la parole.
J'en viens maintenant à l'étude proprement dite portant
sur des dialogues enregistrés dans des lieux publics d'une
communauté universitaire. Nous avons 20 couples non mixtes
(10 couples femme/femme et 10 couples homme/homme) et 11 couples
mixtes (composés exclusivement d'étudiant-e-s à
une exception près où la femme est assistante). Les
sujets de conversation varient depuis les échanges de politesse
jusqu'à des sujets plus intimes, selon que ces personnes
se rencontrent pour la première fois ou bien se connaissent
davantage. Alors qu'elles dénombrent 22 chevauchements et
7 interruptions dans les dialogues non mixtes, elles trouvent 9
chevauchements et 48 interruptions dans les dialogues mixtes. On
peut faire plusieurs remarques sur ces résultats.
Les chevauchements sont plus fréquents que les interruptions
dans les dialogues non mixtes que dans les dialogues mixtes. Par
contre, les interruptions sont beaucoup plus fréquentes en
mixité que les chevauchements. Seuls 3 des 10 dialogues non
mixtes comportent des interruptions, qui sont de plus réparties
assez symétriquement entre les interlocutrices/teurs, alors
que seul 1 dialogue mixte sur les 11 en est indemne. Les interruptions
apparaissent donc comme systématiques dans les dialogues
mixtes.
La plupart des chevauchements et interruptions sont dus aux hommes.
Dans 96% des cas, ce sont les hommes qui interrompent les femmes.
Nous sommes bien loin d'une distribution aléatoire des interruptions
et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y a une forte dominance
masculine quant aux interruptions dans les dialogues femme/homme.
Après avoir refait une étude dans des conditions différentes
portant sur cinq conversations mixtes avec des personnes qui ne
se connaissaient pas du tout, West et Zimmerman retrouvent toujours,
à peu de chose près, les mêmes résultats.
Le cas de dialogue mixte où il y a le plus d'interruptions
(c’est-à-dire 13) se passe entre une femme assistante,
de statut donc plus élevé que celui de son interlocuteur,
et un étudiant. C'est ici aussi qu'elles ont trouvé
les deux seules interruptions dues à une femme. Dans une
autre étude faite par West (1984), portant sur des interactions
entre médecins et patients, il ressort que le genre constitue
un statut plus important que la profession. Les patientes femmes
sont interrompues par les médecins hommes, mais les médecins
femmes sont aussi interrompues par les patients hommes. Une femme
reste donc une femme quel que soit son statut professionnel.
Je rappelle que rien dans le modèle ne prévoyait
une distribution asymétrique des interruptions. Or, celles-ci
ne peuvent pas être expliquées par le système
des tours. On peut donc conclure à l'influence d'un facteur
exogène qui agit comme influence. Les résultats obtenus
dans cette recherche mettent en évidence que ce facteur est
bien celui du genre. Si toutes les interruptions ne sont pas en
elles-mêmes des moyens de dominance, nous ne pouvons pas non
plus soutenir que ces pratiques seraient neutres par rapport au
genre.
3.Imposer silence aux femmes
4.
La répartition des silences dans les dialogues non mixtes
est pratiquement symétrique alors qu'en mixité ce
sont les femmes qui ont tendance à tomber dans le silence,
surtout après avoir été interrompues. West
& Zimmerman ont aussi ausculté de plus près ces
silences. Elles ont trouvé que 62% des femmes étaient
silencieuses après trois types de stratégies conversationnelles
masculines : les chevauchements, les interruptions et les réponses
minimales retardées.
Les réponses minimales, ou confirmations minimales, signalent
à la/au locutrice/teur qu'elle/il a bien été
compris-e et peut continuer. Ce sont par exemple un signe de tête,
un "mhm" ou un "oui". Placée à
temps, la réponse minimale montre une attention active à
l'interlocutrice/teur. Lorsque les femmes s'en servent, elles signalent
une attention constante, démontrent leur participation, leur
intérêt et pour la conversation et pour l'interlocuteur.
Lorsque les hommes emploient ces marques verbales, ils le font souvent
après le moment propre à soutenir le sujet. Les confirmations
minimales sont donc retardées, signalant alors pour la locutrice
et ses paroles désintérêt et inattention. La
conversation exige de l'auditrice/teur ces confirmations minimales.
Si elles ne viennent pas, la/le locutrice/teur peut se mettre à
répéter ses idées, à prolonger les pauses,
hésiter et finir par se taire (Slembek, 1990). La stratégie
utilisée par les hommes en retardant ces réponses
minimales devient donc un autre moyen de domination grâce
auquel ils finiront par obtenir le silence des femmes.
Dans les dialogues mixtes étudiés, aucune femme ne
s'est plainte de se faire interrompre. Quand l'homme s'est fait
interrompre, il n'a du reste pas observé de silence par la
suite. En mixité, les femmes font des pauses environ trois
fois plus longues qu'en non mixité, que ce soit après
une interruption ou une réponse minimale retardée.
Les pratiques masculines du dialogue ne sont pas sans effet sur
les silences des femmes qui s'ensuivent, ce qui peut déjà
nous fournir une bonne explication du fait que leurs contributions
soient moins longues que celles des hommes. Certains ont essayé
d'interpréter les silences des femmes qui suivent les interruptions
comme un signe d'encouragement à ce que les hommes les interrompent.
West compare alors cette situation à celle du viol tel qu'il
est conçu dans notre culture. Les femmes ne sont-elles pas
vues souvent comme invitant au viol par leur habillement, que ce
soit un décolleté ou une jupe, ou par leur inaptitude
à se défendre ?
Mais si nous voulions pleinement analyser le silence des femmes,
il nous faudrait examiner aussi le langage qui les exclut et les
dénigre (Spender,1980). D'autre part si, comme nous le verrons
plus loin, les femmes ne sont requises dans la conversation que
pour soutenir le discours masculin, il devient compréhensible
qu'elles restent silencieuses (Spender, 1980). Les hommes empiètent
systématiquement sur le droit des femmes à achever
leur tour de parole et leur dénient un statut égal
comme partenaires conversationnelles. West & Zimmerman font
d'ailleurs l'analogie entre ces dialogues femme/homme et les conversations
enfant/adulte où l'enfant n'a qu'un droit limité à
la parole. Comme pour les enfants, le tour de parole des femmes
apparaît non essentiel. Les femmes et les enfants reçoivent
respectivement de la part des hommes et des adultes un traitement
similaire dans la conversation. Toutefois, à la différence
des enfants, elles semblent plus la boucler, même dans le
cas, non rare, où les hommes les interrompent pour les reprendre
ou les réprimander (West, 1983: 157).
Voici les trois conclusions auxquelles arrive West (1983 : 157)
"Les interruptions masculines constituent des parades de pouvoir
et de contrôle à l'intention des femmes". Les
interruptions sont "de fait (et non pas uniquement au plan
symbolique) un moyen de contrôle". "Cette asymétrie
des interruptions dans les échanges mixtes incite à
émettre l'hypothèse que certaines situations contribuent
à mettre en relief la distinction sociale des sexes".
Les interruptions sont un trait caractéristique des interactions
femmes/hommes. Elles sont asymétriques et dépendent
clairement du genre. Certaines études les ont retrouvées
dans une grande variété de contextes et on a vu qu'avoir
un statut professionnel élevé ne protégeait
pas les femmes des interruptions. En tant que telles, les interruptions
aident à construire et à réaffirmer les inégalités
de genre. Être interrompue n'est pas un trait du langage féminin
en soi. West & Zimmennan montrent que la répétition
d'interruptions faites par les hommes est beaucoup plus que la conséquence
de leur statut élevé : c'est une voie qui permet l'établissement
et le maintien de ce statut différentiel de genre.
LE CHOIX DES SUJETS
Les interruptions et les réponses minimales retardées
n'ont pas seulement pour effet de faire taire les femmes. Elles
fonctionnent aussi comme mécanisme de contrôle des
sujets de conversation. Comme West & Zimmerman ont pu l'observer,
une série de réponses minimales retardées peuvent
amener le sujet à sa fin. Et de façon similaire, les
interruptions répétées sont suivies de changement
de sujet.
West a observé de près ces intrusions masculines
(1983: 160-168). En s'appuyant toujours sur le modèle de
la prise de tour, elle étudie la façon dont vont se
poursuivre les discussions après une simultanéité
de paroles. Parler en même temps ne facilitant pas la compréhension
mutuelle, on peut se demander ce qui aura été réellement
entendu et compris lors d'un chevauchement de paroles. Mais West
s'attache surtout à étudier quel énoncé
sera dégagé de la simultanéité afin
d'en rétablir l'intelligibilité et d'en restaurer
les enchaînements. Lorsque le schéma des transitions
se réalisant tour à tour est brisé, diverses
procédures peuvent être alors utilisées afin
de surmonter cette difficulté. On peut par exemple récupérer
son propre énoncé en le reprenant lors de son prochain
tour de parole ou bien on peut récupérer l'énoncé
de l'interlocutrice/tour en l'insérant dans son propre tour
de parole. West constate que les récupérations sont,
de façon générale, assez rares; elles se retrouvent
seulement dans 26% des cas de paroles simultanées étudiées.
14% font suite à des chevauchements et 35% à des interruptions.
Ce sont donc bien les interruptions qui provoquent le plus de récupérations
d'énoncés. Ceci confirme bien la distinction opérée
précédemment entre les deux formes de paroles simultanées
(chevauchements et interruptions) et montre même qu'elle n'est
pas seulement théorique puisque les locutrices/teurs distinguent
entre les deux dans la réalité de leurs comportements.
Ainsi, les erreurs de réglage entre les tours (chevauchements)
désorganisent moins gravement la conversation que ne le font
les violations des droits des locutrices/teurs (interruptions).
Il s'agit bien de la défense du droit à la parole.
Nous avons déjà discuté des silences des femmes
qui suivent les interruptions masculines. Ici, West observe dans
le détail le déroulement de la conversation après
que les hommes aient interrompu les locutrices.
Elle constate que les interruptions masculines sont suivies premièrement
d'une continuation du discours de la part des hommes, tandis que
les femmes se retirent, et deuxièmement, d'une non-récupération
de la part des hommes des paroles de l'interrompue. En ne sauvant
pas l'énoncé de l'interlocutrice, les hommes ne cèdent
donc pas la priorité; en reprenant le leur, ils s'emparent
du rôle de locuteur et rendent leurs paroles prioritaires.
Les femmes interrompues renoncent donc majoritairement à
se défendre en dépit de la violation flagrante faite
à leur droit à la parole. Par toutes ces intrusions,
les hommes parviennent à imposer leur propre sujet aux dépens
de celui des femmes. Celles-ci renoncent à reprendre le leur
et se soumettent à celui des hommes. Les silences des femmes
signalent qu'une règle communicative n'a pas été
respectée et que l'interruption est ressentie comme importune.
Bien que cette stratégie soit aussi employée par les
hommes dans les conversations avec leurs pairs, les hommes interrompus
réintroduisent alors souvent leur sujet après l'incident
(Slembek, 1995). Très banales, ces interruptions ne sont
pas des signes d'incompétence conversationnelle mais bien
de dominance. Elles provoquent des troubles dans la progression
cohérente de l'échange, désorganisent l'agencement
tour à tour des sujets de conversation et permettent ainsi
aux hommes d'imposer leurs thèmes.
Tels sont les moyens par lesquels les inégalités
entre femmes et hommes se réalisent dans la conversation.
West conclut son article en rattachant les pratiques linguistiques
qui fournissent aux hommes les moyens de leur dominance à
la question plus vaste du pouvoir et du contrôle dans la vie
sociale. "En d'autres termes, la distribution du pouvoir dans
la structure professionnelle, la division du travail familial ainsi
que les autres contextes institutionnels où les perspectives
sont déterminées trouvent leur parallèle dans
la dynamique des interactions quotidiennes. En bref, on s'aperçoit
qu'il existe des manières définies et structurées
par lesquelles le pouvoir et la dominance dont jouissent les hommes
dans d'autres environnements s'exercent également dans les
conversations qu'ils ont avec les femmes" (West, 1983: 169-170).
Introduire un sujet dans une conversation n'implique pas nécessairement
que ce sujet sera développé. Pour cela, un travail
interactionnel est nécessaire. Idéalement, ce travail
doit être partagé par tou-te-s les participant-e-s.
Encore une fois, rien ne permet de prévoir une inégalité
à ce propos. Grâce à l'étude de dialogues
entre couples hétérosexuels, Pamela Fishman (1983)
a élaboré une conception de l'interaction comme travail.
En analysant concrètement les interactions, elle s'est rendu
compte à quel point une interaction, pour être effective,
demandait un travail qui soit fourni par les deux personnes. Ainsi,
elle montre clairement que le déroulement des interactions
mixtes permet aux hommes d'imposer leurs sujets de conversation
au détriment de ceux proposés par les femmes.
Pamela Fishman relève l'introduction de 76 sujets lors des
conversations qu'elle a analysées. 29 sont proposés
par des hommes, 47 par des femmes. Sur ces 47 seuls 17 feront l'objet
d'une réelle discussion. Que s'est-il dont passé entre
temps ? Comment une telle perte peut-elle avoir eu lieu ? Pourquoi
les femmes n'ont-elles pas réussi à faire en sorte
que leurs sujets soient repris et discutés ?
LES PRATIQUES CONVERSATIONNELLES DES FEMMES
Pour comprendre cela, il me faut parler des stratégies conversationnelles
employées par les femmes et les hommes. Fishman (1983: 94)
remarque tout d'abord que les femmes, lors de l'interaction posent
deux fois et demie plus de questions que les hommes. C'est une première
asymétrie flagrante que l'on constate en ce qui concerne
cette ressource interactionnelle. Les hommes interrompent et se
servent de réponses minimales retardées pour montrer
leur désintérêt chronique et ils posent également
très peu de questions. Robin Lakoff (1975) avait déjà
observé ce phénomène. Mais pour Lakoff, ces
questions, posées plus fréquemment par les femmes,
étaient un indicateur de leur insécurité. L'apport
nouveau de Fishman sur ce point est de les ranger dans la catégorie
des stratégies conversationnelles employées par les
femmes afin de participer au travail interactionnel.
Mais Fishman ne s'arrête pas là et se demande pour
quelle raison ce sont les femmes qui participent de cette manière
au dialogue. En se servant de son expérience personnelle,
elle constate que poser une question rend la tentative d'interaction
plus probable, réduisant ainsi le taux d'échec. Car
poser une question demande une réponse de la part de l'interlocuteur.
De la même façon, les femmes usent deux fois plus souvent
que les hommes de "tag questions" (comme "tu sais
quoi ?" ou "d'accord ?") qui leur servent à
mieux assurer leur droit de parole. Ce sont les enfants, face à
des adultes, qui emploient souvent aussi cette stratégie
afin de pouvoir dire quelque chose. Ceci nous enseigne moins sur
l'insécurité des femmes et/ou des enfants que sur
la différence de leurs droits. Ce n'est pas par hasard que
l'on se sert ainsi de stratégies ayant comme fonction de
garantir une interaction.
Une troisième classe de stratégies concerne les marques
d'attention, diverses et variées que les femmes donnent deux
fois plus souvent que les hommes (Fishman, 1983). Comme West &
Zimmerman, Fishman reprend aussi les réponses minimales et
l'usage différent qui en est fait selon que c'est une femme
ou un homme qui les emploie, l'usage masculin montrant la plupart
du temps un manque d'intérêt pouvant aller jusqu'à
décourager l'interaction.
Cette attitude permanente de soutien et d'encouragement de l'interaction,
manifestée par ces pratiques stratégiques utilisées
par les femmes, a pour conséquence directe que parmi les
29 sujets introduits par des hommes, 28 d'entre eux sont repris
et développés. Ceci montre bien que l'enjeu se situe
sur le plan du travail exigé pour qu'une conversation puisse
se dérouler. Ce travail n'étant pas fait par les hommes,
les femmes n'arrivent pas à imposer leurs sujets. Elles peuvent
bien en introduire une quantité, si les hommes ne leur répondent
pas, les interrompent, leur font comprendre qu'ils ne sont pas intéressés,
bref, ne s'engagent pas dans l'interaction et ne soutiennent pas
l'interlocutrice, les sujets des femmes resteront à l'état
d'embryon. Si les hommes ne collaborent pas, les sujets des femmes
resteront des propositions non retenues.
LA DIVISION ASYMÉTRIQUE DU TRAVAIL INTERACTIONNEL
L'introduction des sujets par les hommes se fait avec succès
parce qu'alors les deux parties sont actives en vue de rendre ces
initiatives effectives. Les femmes répondent à leurs
déclarations de telle façon qu'elles permettent au
sujet de se développer. Avec l'analyse des stratégies
conversationnelles des femmes, on peut conclure que la distribution
du travail est inégale dans la conversation (Fishman, 1983).
Les femmes soutiennent le dialogue et continuent à faire
ce travail de soutien pendant que les hommes parlent : l'asymétrie
de la répartition des tâches est flagrante. Les femmes
fournissent tous les efforts conversationnels et les hommes contrôlent.
Constamment, les femmes luttent pour pouvoir obtenir des réponses
à leurs remarques. Elles restreignent leur propre opportunité
d'expression en se concentrant sur le développement des sujets
des hommes. Finalement, les femmes sont requises dans la conversation
pour être disponibles aux hommes (Spender, 1980).
En fait, tout se passe comme si les sujets introduits par les femmes
étaient perçus comme de simples tentatives pouvant
aisément être abandonnées alors que ceux des
hommes seraient d'emblée traités comme des sujets
à développer (Fishman, 1983). La plupart du temps,
tout ceci se déroule sans conflit apparent. Pour la majorité
des gens, ce n'est que le bon ordre des choses. Ce travail effectué
par les femmes n'est pas analysé généralement
comme un réel travail. C'est d'ailleurs ce qui permet aussi
l'analogie avec la division traditionnelle du travail. Ce sont les
féministes qui se sont attachées à rendre visible
le travail domestique effectué par les femmes, comme Fishman
rend visible celui fourni dans la conversation.
De même qu'il était considéré dans la
nature des femmes d'élever les enfants, il est également
considéré dans leur nature de soutenir la conversation.
Cette naturalisation du travail accompli par les femmes permet encore
une fois de les asservir sans que beaucoup y trouvent grand chose
à redire... Penser qu'il est dans la nature des femmes d'avoir
un style coopératif par exemple a pour conséquence
d'obscurcir leur réel travail pour mieux le nier. "Le
travail n'est pas vu comme ce que font les femmes, mais comme faisant
partie de ce qu'elles sont" (Fishman, 1983 : 100). Faire de
ce style coopératif une "qualité" féminine
revient à confondre et à abolir dans l'innéité
de la nature toute valeur d'acquisition et donc de qualification.
Et sa fonction semble bien résider dans le brouillage alors
effectué sur les relations de pouvoir. "Parce que ce
travail est obscurci, parce qu'il est trop souvent vu comme un aspect
de l'identité genrée plutôt qu'un aspect de
l'activité genrée, la maintenance et l'expression
des relations de pouvoir hommes/femmes dans nos conversations quotidiennes
sont également cachées" (Fishman, 1983 : 100).
L'échec des thèmes proposés par des femmes
ne peut s'expliquer par leur contenu, Fishman n'ayant pas relevé
de différence notable avec les sujets proposés par
des hommes. Cet échec s'explique la plupart du temps par
l'abstention des hommes face à l'obligation de collaborer
à l'échange. Le travail qu'ils fournissent au niveau
de l'interaction semble se situer uniquement dans l'initiative et
le contrôle. Concrètement, nous avons vu par exemple
avec West (1983) quel travail structurel est nécessaire à
la suite de paroles simultanées afin de poursuivre la conversation
de façon intelligible et quel travail est alors fourni par
les hommes : dégager leur propre discours de l'état
de simultanéité. Les hommes bloquent et ignorent les
thèmes des femmes, refusent de fournir une contribution au
moment où il le faudrait pour faire avancer la discussion
et se concentrent sur le développement de leurs sujets. Ainsi,
les hommes finissent par décider de tout dans le dialogue
mixte : du sujet, de la façon de l'aborder et de l'évolution
du dialogue. Ils parlent beaucoup plus longtemps que les femmes
et dirigent tout l'entretien en contrôlant et influençant
l'ensemble de la discussion par les stratégies et les tactiques
diverses que nous avons citées.
J'espère avoir suffisamment montré que ces techniques
utilisées par les hommes ne sont pas simplement des indicateurs
de leur dominance; elles n'ont pas comme unique effet de manifester
cette domination mais bien de l'établir et la renforcer.
QUAND LES FEMMES ADOPTENT D'AUTRES PRATIQUES CONVERSATIONNELLES
Après avoir observé concrètement le déroulement
d'une conversation mixte et avoir obtenu ces conclusions, il semble
assez opportun de se pencher maintenant sur un autre versant de
la domination masculine. Avec l'idéologie du genre, qui est
fortement présente dans la communication, nous sommes toujours
encouragé-e-s à correspondre aux normes établies
qui conduisent ultimement à l'oppression des femmes (Graddol
et Swann, 1989). S'il est très difficile pour une femme de
sortir des voies genrées de la conversation, c'est aussi
à cause des sanctions qu'elle encourt alors. On ne tardera
pas à lui rappeler qu'elle n'a pas bien appris sa leçon.
Les stratégies masculines comme les interruptions ou les
réponses minimales retardées sont des moyens de contrôle
en elles-mêmes, ne serait-ce que parce qu'elles empêchent
directement les femmes de parler. Mais si on réussit à
détourner ce pouvoir, alors une deuxième forme de
contrôle, qu'on peut peut-être mieux désigner
comme répressive, ne tardera pas à se mettre en place.
Personnellement, je me suis beaucoup heurtée et confrontée
à ce second type de contrôle. La participation à
de nombreuses réunions mixtes dans un cadre associatif m'a
permis d'observer quelques fonctionnements masculins. La surprise
première devant une femme non conforme au rôle stéréotypé
attribué au sexe féminin se métamorphose bien
vite en hostilité et stigmatisation. C'est là où
j'ai véritablement pris conscience de la place des femmes
en mixité, elles ne doivent surtout pas déranger la
hiérarchie des genres, ce qui signifie qu'elles doivent accepter
leur position subordonnée. Ne pas se conformer aux attentes
genrées montre toujours à quel point ces attentes
existent et doivent être entretenues. Tenir à son sujet
et le rappeler, ne pas se taire après avoir été
interrompue, ne pas apporter le soutien tant désiré,
en résumé, entreprendre un acte quelconque qui transgresse
les lois de la discussion genrée devient un acte subversif.
Une grande partie des études citées ci-dessus font
le même constat : si les femmes ne se plient pas à
l'image qu'on attend d'elles, si elles s'émancipent du contrôle
des hommes, elles subiront alors des sanctions. A commencer par
le début : bavarde tu seras jugée si tu oses parler.
Le double standard apparaît ici fondamental et sa fonction
est claire. "Alors qu'interrompre les femmes est une pratique
normale pour les hommes, les femmes qui essayeront (oseront ?) d'interrompre
les hommes seront pénalisées. Il existe toute une
série de croyances qui renforcent cette asymétrie
et ordonnent qu'il n'est pas de rigueur pour une femme d'interrompre/de
contredire un homme, particulièrement en public. Cela contribue
à la construction et la maintenance de la suprématie
mâle" (Spender, 1980 : 44).
Les règles sociales disent que les femmes et les hommes
gagneront le respect en communiquant selon ce que ces mêmes
règles prescrivent. Mais si ce schéma fonctionne très
bien pour les hommes, il n'en va pas de même pour les femmes
(Lakoff, 1975). On a bien remarqué que les femmes ne pouvaient
pas s'assurer ce respect en suivant les voies de communication tracées
pour elles. Mais elles n'y parviendront pas non plus en utilisant
d'autres voies.
Quelle que soit la façon de parler et de converser qu' elles
adoptent, les femmes seront évaluées négativement.
Ceci nous renforce encore dans l'idée, si besoin était,
que c'est bien le genre qui constitue le facteur saillant et non
telle ou telle façon de converser qui serait déficiente
ou déviante.
Puisqu'il est considéré comme naturel que les femmes
fassent la plus grande partie du travail nécessaire pour
l'interaction, nous ne serons pas étonnées qu'une
des sanctions les plus importantes que les femmes subissent quand
elles ne dialoguent pas comme elles doivent le faire soit celle
d'être raillées et remises en cause dans leur féminité.
"Pour être identifiées comme femmes, on exige
des femmes qu'elles apparaissent et agissent de façon particulière.
La conversation fait partie de cette unité de comportement.
Les femmes doivent parler comme parle une femme; elles doivent être
disponibles pour faire ce qui doit être fait dans la conversation,
faire le sale travail et ne pas se plaindre" (Fishman, 1983
: 99).
Je me permettrai de faire une brève incursion dans le domaine
de la communication non verbale. Nancy Henley (1975) a remarqué
que les comportements qui chez les hommes ont des connotations de
pouvoir prennent une connotation sexuelle quand ce sont des femmes
qui les adoptent. Elle pense que ceci est dû au fait que l'implication
de pouvoir est inacceptable quand l'acteur est une femme et doit
donc être niée. On réduit donc les attitudes
de pouvoir à des attitudes de séduction afin de nier
qu'une femme puisse exercer un certain pouvoir. La même chose
a lieu dans la conversation, même si au lieu d'accuser les
femmes d'invites sexuelles, on a plutôt tendance à
leur reprocher un comportement agressif et castrateur.
CULTURE DIFFÉRENTE OU DOMINATION MASCULINE?
1. Présentation de l'approche des "deux cultures"
Les études que j'ai choisi d'utiliser pour expliquer la
structure du dialogue mixte et la division du travail conversationnel
analysent les asymétries trouvées dans l'interaction
en termes de domination. Elles se réfèrent à
un cadre politique critique des rapports sociaux de sexe et cherchent
à rendre visibles le pouvoir et les inégalités
présents dans les interactions quotidiennes. J'aimerais maintenant
discuter de recherches qui se servent d'une autre grille de lecture
de la réalité. Dans les écrits qui tiennent
compte de la variable de genre, tout un courant développe
une optique qui a des conséquences bien différentes
de celles données par l'analyse de la domination masculine.
Dans le domaine linguistique, Deborah Tannen est une de ses représentantes
les plus connues.
L'hypothèse de départ est que la masculinité
se construirait par la séparation d'avec la mère et
la féminité par l'attachement à la mère
(Gilligan, 1982). La menace pour l'identité masculine se
trouve alors dans l'intimité, tandis que celle pour l'identité
féminine réside dans la séparation. En conséquence,
les hommes auront tendance à éprouver des difficultés
dans les relations à autrui et les femmes des problèmes
d'individuation. Tannen analyse les problèmes de communication
entre femmes et hommes à partir de cette position et en déduit
qu'elles et ils ne cherchent pas les mêmes choses dans la
conversation. Les hommes se référeraient à
un langage de statut et d'indépendance alors que les femmes
emploieraient un langage de rapport et d'intimité. L'homme
dans le monde est un individu dans un ordre social hiérarchique
où converser devient négocier, chercher à acquérir
et maintenir son statut. Les femmes, elles, sont des individues
à l'intérieur d'un réseau de rapports et leur
but serait l'interdépendance et la relation à autrui.
Si la question de l'homme est : "Est-ce que tu me respectes
?", celle de la femme est : "Est-ce que tu m'aimes ?"
(Tannen 1993).
Ainsi, sous ce nouvel éclairage, Tannen nous explique nombre
de situations frustrantes pour les femmes dans les interactions
quotidiennes mixtes. Si les femmes et les hommes ont des styles
conversationnels différents, c'est parce qu'elles/ils ont
des buts conversationnels différents (intimité pour
les unes, indépendance pour les autres) qu'elles/ils apprennent
en partie au cours des jeux de leur enfance. Nombre d'asymétries
hommes/femmes relevées dans la conversation sont ainsi expliquées
grâce à cette vision de la différence des sexes
que Tannen nous livre : "la communication entre hommes et femmes
peut se comparer à une communication interculturelle. C'est-à-dire
exposée à des incompréhensions liées
aux différents styles de conversation".
2. Les limites de cette conception
Ma critique ne porte pas sur les positions psychanalytiques de
Gilligan mais sur les conséquences linguistiques que Tannen
en tire. On ne peut reprocher à Tannen de montrer le style
conversationnel des femmes comme déficient. Le comportement
de l'homme est problématisé, même si ce n'est
pas pour le décrire dominant. Mais là où le
bât blesse, c'est au niveau des conséquences. Tannen
propose comme solution à cette "incommunication"
entre les sexes la simple compréhension mutuelle. Personne
n'est à blâmer, et si les femmes et les hommes apprenaient
à comprendre qu'ils sont fondamentalement différents,
les inégalités de genre disparaîtraient. Parmi
les sous-titres des chapitres de l'ouvrage de Tannen, nous trouvons
par exemple "La compréhension est la clef " et
le dernier chapitre s'intitule "Vivre dans l'asymétrie
: ouvrir des voies nouvelles à la communication". Puisque
nous ne pouvons changer les pratiques genrées de la conversation,
alors apprenons à les accepter.
L'origine de la différence des sexes ne se situe pas pour
Tannen dans un déterminisme biologique mais dans la socialisation
différente vécue par les femmes et les hommes. Femmes
et hommes grandissent, selon elle, dans des mondes différents,
faits de mots différents, d'où le titre de son premier
chapitre : "Autres mots, autres mondes, ou à chacun
son langage". Avec l'analogie constante qu'elle opère
entre la communication femmes/hommes et la communication entre différentes
cultures ethniques, Tannen en arrive à penser en termes de
"deux sexes, deux cultures", où "chacun des
styles adoptés est en soi valable mais les malentendus surviennent
à cause de leurs différences. La possibilité
d'aborder les conversations entre les sexes de manière interculturelle
permet de justifier les mécontentements de chacun sans mettre
l'un ou l'autre en tort" (Tannen, 1993).
La différence des sexes est un thème récurrent
chez Tannen. Toutefois, cette différence n'est jamais analysée
en termes de hiérarchie sociale. Le caractère politique
et social de cette différence ainsi que le rapport d'oppression
entre les sexes sont niés. Ainsi, Tannen ne cherche jamais
à montrer le caractère social et arbitraire de la
hiérarchie des genres. Puisque pour Tannen les femmes et
les hommes vivent dans des mondes différents, elle en vient
à parler des catégories de sexes comme si chacune
existait indépendamment du rapport à l'autre. Nous
pouvons prendre l'exemple des interruptions pour illustrer cette
idée. Tannen refuse de voir les interruptions en termes de
domination. Si les hommes interrompent les femmes, c'est tout simplement
parce qu'elles et ils n'ont pas les mêmes styles de conversation.
Les interruptions ne semblent donc pas construites dans l'interaction
mixte, et être interrompue peut alors apparaître comme
une spécificité du mode de converser des femmes (Crawford,
1995).
Crawford remarque aussi que la force rhétorique des nombreuses
anecdotes rapportées par Tannen sur les frustrations dues
à la communication mixte porte toujours sur la différence
et non sur le rôle du pouvoir dans la dynamique conversationnelle
(Crawford, 1995 : 107). Ainsi, les différences conversationnelles
ne sont jamais vues comme produites par le rapport politique femmes/hommes
et Tannen ne s'interroge pas sur le rapport de force qui conduit
à ces différences. Crawford nomme cette approche essentialiste
(1995 : 8). Ce ne sont pas les origines des caractéristiques
genrées (socialisées ou biologiques) qui définissent
pour elle l'essentialisme mais plutôt la localisation de ces
caractéristiques dans l'individu-e. En effet, les caractéristiques
genrées du mode de converser que l'on a trouvées deviennent
chez Tannen des traits statiques de personnalité. Les différences
sont conçues comme ancrées dans l'individu-e même,
comme le sont les différences de traits de personnalité
(Crawford, 1995 : 1). Nous avons déjà exposé
et critiqué avec Fishman (1983) les conséquences négatives
de la naturalisation du travail interactionnel fourni par les femmes.
Nous pouvons aisément les reprendre ici.
Le terme de genre a été créé afin de
différencier le sexe biologique du sexe social et de bien
mettre en évidence que les rapports de sexe sont construits
socialement. Tannen semble oublier que ce qui est construit peut
être déconstruit, même si cela représente
une tâche difficile. Contrairement à Tannen, Crawford
se situe dans une perspective sociale constructionniste. Selon elle,
penser le genre en termes de différence plutôt que
de domination nie le procédé par lequel les différences
sont créées et le pouvoir attribué. Le genre
est un système de significations qui organise les interactions
et gouverne l'accès au pouvoir. Elle décrit ce système
comme opérant au niveau de structures sociales, de l'interaction
et de l'individu-e. Le genre n'existe pas à proprement parler
dans les personnes, mais est créé par les interactions,
les transactions et les pratiques sociales.
Au niveau interpersonnel par exemple, Crawford pense que la catégorisation
sexuelle ne sert pas simplement à observer les différences
mais aussi à les créer. Quand les femmes et les hommes
sont traité-e-s différemment dans les interactions
quotidiennes, elles et ils se comporteront différemment en
retour (1995 : 14). Elle remarque que "le genre peut être
conçu comme une prophétie s'accomplissant d'elle-même".
II en est de même au niveau individuel : "Les femmes
sont différentes des hommes. Mais, paradoxalement, ce n'est
pas parce qu'elles sont des femmes. Chacune d'entre nous se comporte
de façon genrée parce que nous sommes placé-e-s
dans des contextes sociaux genrés" (Crawford, 1995 :16).
Crawford critique l'approche dominante des études faites
sur le genre et la communication : cette approche neutralise les
relations de pouvoir. Même si ces études essaient d'être
non-sexistes, elle leur reproche de générer plus de
problèmes et de paradoxes qu'elles n'en résolvent.
Pour elle, la question n'est donc pas celle des différences
langagières entre femmes et hommes mais bien celle qui nous
préoccupe, à savoir de quelles façons les relations
de genre sont établies et maintenues dans la conversation
(1995 : 3). Le plus grand défaut de la conception de Tannen
est qu'elle affirme de cette manière, contrairement à
toutes les études que l'on a examinées auparavant,
que quelques interactions intimes, quotidiennes, existent en dehors
des relations de pouvoir qui définissent et construisent
le genre. Or nombre d’analyses ont par ailleurs montré
combien les inégalités structurelles de genre étaient
reproduites dans les relations personnelles et individuelles. Les
relations de pouvoir affectent les relations personnelles. La banalité
et le caractère quotidien des conversations mixtes n'en font
pas une pratique qui existerait en dehors du système des
genres (Crawford, 1995). Tannen présume une innocence dans
les intentions communicatives. Dans le monde séparé
des styles conversationnels différents, Tannen explique que
les buts conversationnels sont genres. Mais le désir resterait
le même pour les deux genres : être compris (Crawford
1995 : 106). En analysant à chaque fois les intentions et
des femmes et des hommes, Tannen veut montrer son impartialité
envers les deux sexes. Crawford relève alors la fausseté
de cette symétrie. En effet, la seule intention qui ne soit
jamais imputée à quelqu'un est celle de vouloir dominer.
Tannen ne tient pas compte des nombreuses analyses montrant les
liens entre le pouvoir et la non-expression de la vulnérabilité.
Exprimer ses émotions tend fortement à réduire
sa position de pouvoir. D'où l'on peut déduire que
c'est le désir de dominer - et non la seule socialisation
- qui peut conduire les hommes à éprouver des difficultés
dans leur relation à autrui. Aussi, l'examen de certaines
études féministes sur la psychologie des femmes montre
que certaines caractéristiques supposées féminines,
comme le soin excessif porté aux autres ou la dépendance,
peuvent être vues comme des conséquences de la subordination.
Pourquoi Tannen ne discute-t-elle pas de ces analyses ?
Même si l'on admet les bonnes intentions, converser est une
forme de pratique sociale et, à ce titre, ce que crée
cette activité ne peut être défait en arguant
de bonnes intentions. Crawford remarque aussi qu'analyser la conversation
en termes d'intention a une implication très importante,
celle de dévier notre attention des effets, y compris bien
sûr des effets de l'interaction dans la maintenance de la
hiérarchie des genres (Crawford, 1995: 107). Tannen le dit
d'ailleurs elle-même : "Et puis, il y a aussi ces façons
de parler différentes, qui font qu'un individu peut avoir
l'impression d'avoir été interrompu, même si
l'autre n'en avait pas la moindre intention" (Tannen, 1993
: 201).
Crawford critique également cette conception de l'incommunication
entre les sexes parce qu'elle est devenue aujourd'hui le principal
modèle explicatif du viol commis par des hommes connus des
femmes qu'ils ont violées. Comme dans le cas de celui qui
place la responsabilité sur les femmes ou de celui qui voit
le viol comme un problème de société, aucune
stratégie réelle n'est alors mise en place pour la
prévention du viol et les hommes ne sont jamais nommés
directement comme les agents du viol. Dans cette perspective des
"deux cultures", le viol conjugal peut être vu comme
un exemple extrême de mauvaise communication. Crawford ne
nie pas qu'il puisse exister une sincère incommunication
dans le couple hétérosexuel, surtout au sujet de la
sexualité, où l'interaction est amplement façonnée
par les normes genrées. Mais elle montre, à l'aide
de récents travaux effectués sur les violences contre
les femmes, les implications troublantes du modèle de l'incommunication.
Des étudiant-e-s sont interrogé-e-s pour savoir quelles
caractéristiques elles et ils nommeraient responsables de
la violence exercée par les hommes. Quand le comportement
violent est placé dans un contexte d'incommunication, les
étudiants masculins situent plus de responsabilité
sur la victime de violence qu'ils ne le font dans un autre contexte
(Crawford, 1995: 126). La construction de l'incommunication entre
les sexes peut alors être vue comme un outil puissant, voire
nécessaire, pour maintenir la structure de la suprématie
mâle (Crawford, 1995: 128).
3. Quelques autres exemples
Comme je l'ai précédemment annoncé, Tannen
n'est pas la seule à opter pour le modèle de l'incommunication
plutôt que pour celui de la domination. Borker & Maltz
expliquent aussi les problèmes de communication en termes
de malentendu, sans tenir compte du fait que les caractéristiques
genrées de la conversation sont à l'avantage des hommes
et leur permettent de dominer le dialogue (Graddol & Swann,
1989). De même pour Smith (1985) les différences de
stratégies conversationnelles entre femmes et hommes sont
dues à leurs buts communicationnels respectifs, l'affiliation
pour les femmes, le contrôle pour les hommes. Mais les hommes
ne dominent pas pour autant. Un autre exemple d'étude récente
allant dans ce sens nous explique que les différences trouvées
ne sont pas attribuables à des différences de pouvoir
mais à des différences de socialisation sans rapport
avec le pouvoir (Bradac & Mulac, 1995).
Cette vision de la conversation mixte comme communication interculturelle
semble toujours conduire aux mêmes conclusions ultimes : la
négation de la domination des hommes et la légitimation
de l'état actuel des relations femmes/hommes. Je ne sais
pas si ces auteur-e-s se posent la question des conséquences
sociales de leur conception qui nous livre un message aussi dépolitisé
qu'il est possible, ce qui ne le rend pas pour autant neutre politiquement.
Bien que linguiste respectée, Tannen a été
controversée par ses collègues. Elle semble avoir
défendu son choix en disant qu'elle n'écrivait pas
sur les inégalités ou sur la domination masculine
mais sur ce qu'elle appelle les frustrations conversationnelles
quotidiennes (Crawford, 1995: 105). Les femmes doivent donc, selon
elle, se satisfaire de leur sort dans la conversation, ce qui ne
laisse pas grande place à l'espoir d'un changement. Puisque
les inégalités deviennent des différences culturelles,
il est difficile de penser qu'on puisse ne pas accepter cet état
des choses. Cette approche n'est pas une approche féministe
au sens couramment employé par les études féministes
puisqu'elle n'inclut pas préalablement la domination masculine
et se sert de la différence des sexes sans jamais parler
de hiérarchie. Ce n'est pas parce qu'on est une femme et/ou
parce qu'on prend comme objet d'étude les pratiques de conversation
genrées que l'on fait pour autant une étude féministe.
C'est plutôt une question d'approche et de grilles de lecture
utilisées. Mais heureusement, nombre d'études sur
le langage et la conversation "continuent d'être profondément
politiques, ne cherchant pas seulement à éclaircir,
mais aussi à changer les relations entre les femmes, les
hommes et le langage" (Henley, Kramarae et Thome, 1983: 20).
Loin d'être un lieu situé au-delà du pouvoir,
la conversation mixte reflète et maintient les inégalités
de genre. Les femmes fournissent presque la totalité du travail
pour qu'un dialogue ait lieu. Obligées de proposer de nombreux
sujets auxquels elles doivent ensuite renoncer majoritairement,
l'effort des femmes ne se limite pas seulement à se laisser
interrompre par les hommes. Elles travaillent au développement
du sujet masculin et manifestent une attitude de soutien afin de
maintenir l'interaction. Pendant ce temps, les hommes interrompent,
imposent leurs sujets, influencent, dominent la conversation. Principalement,
ce sont donc les femmes qui produisent les discussions et qui restent
pourtant sous le contrôle des hommes.
Si l'idéologie détermine les attentes genrées
dans le dialogue, il n'en demeure pas moins que ces interactions
participent aussi à la construction sociale de la division
des genres. Selon l'expression de West Zimmerman (1983), c'est une
des voies que prend le genre pour se faire ("doing gender").
Comme nous l'avons montré, nombre d'études ne se sont
pas seulement intéressées aux différences genrées
de la communication mais aussi à la façon dont la
discussion participe à la construction d'une réalité
patriarcale.
Le silence des femmes dans la conversation ainsi que leur exclusion
de la communication conduisent à leur invisibilité
dans le monde. Si la parole est déterminante dans la construction
de la réalité, ceux qui contrôlent la parole
contrôlent aussi la réalité. L'égalité
des sexes ne pourra être atteinte uniquement après
un changement dans le déroulement des conversations, mais
il ne faut pas pour autant en sous-estimer l'importance. Lors d'une
discussion, nous sommes engagé-e-s dans une activité
politique conséquente qui peut permettre la renégociation
de la réalité sociale. Si les interactions peuvent
prendre part à la construction du genre et de sa hiérarchie,
elles peuvent aussi oeuvrer à sa déconstruction.
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In Parlers masculins, parlers féminins ? Eds AEBISCHER V.
& FORD C. Lausanne Delachaux et Niestlé.
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