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Ingrid FRANCE
Note de lecture "L'homme économique – Essai sur les racines du néolibéralisme" de Christian LAVAL Gallimard, 2007

Origine : halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/32/52/23/DOC/PUB08019.doc‎

Marcel Gauchet, dans son analyse de la condition politique, avait avancé la thèse d'une mutation anthropologique majeure procédant de "l'intériorisation psychique du modèle de marché", laquelle serait au cœur de la crise de l'articulation individu / collectif. Christian Laval s'inscrit dans cette interprétation et nous propose de comprendre l'avènement de l'homme économique par une archéologie de la pensée qui constitue le socle du néo-libéralisme. Pour autant, il se démarque de l'approche économiciste dans laquelle échoue la critique contemporaine de la société de marché, qui revient à faire de l'économie capitaliste le seul réel à partir duquel tout s'explique. Pour lui, c'est l'émergence d'une nouvelle représentation de l'homme et de son rapport au monde qui a pu œuvrer à la promotion d'une marchandisation extensive à la société plus que l'inverse. Ce point de vue a le mérite de rappeler les termes éminemment plus complexes de la dynamique performative et du nouage entre les discours et les pratiques. D'où l'intérêt de mettre en lumière les apports qui ont nourri ce qui se présente aujourd'hui comme discours dominant.

Soulignons que le terme de néo-libéralisme pour qualifier cette idéologie de référence contemporaine est compris à juste titre : le recours au préfixe néo marque bien une rupture – au-delà d'une apparente continuité – avec la pensée libérale des origines. Le néolibéralisme procède de l'importation de la méthodologie des sciences mécaniques, où dominent la question du comment et l'ordre autoréférentiel, alors que le libéralisme classique relevait d'une démarche philosophique, d'un ancrage métaphysique ouvrant sur la question de la nature et du sens.

Laval situe la pensée politique de l'intérêt comme levier essentiel de la transformation des fondements politiques et moraux de nos sociétés. Son élaboration serait congruente avec l'essor du système capitaliste, les pratiques marchandes introduisant une nouvelle temporalité et une conception quantitative, comptable, de la valeur. Mais la portée pratique de cette représentation se serait jouée dans son instrumentalisation par les Etats-nations en constitution dans le contexte des guerres de religion qui ont, a partir du 16ème siècle, contribué à disqualifier la référence au Bien au profit d'une prise en compte de l'intérêt comme fondement de l'action individuelle (et au-delà, d'une nouvelle définition de l'homme et de son rapport au monde) en se posant eux-mêmes comme acteurs stratégiques soucieux d'imposer leur puissance dans des relations internationales conflictuelles, et de s'enrichir par l'activité productive (mercantilisme), à l'écart de tout jugement moral. L'utile fait figure d'intégrateur politique. La question centrale en matière de vivre-ensemble se pose alors dans les termes de la coordination d'intérêts privés, au moment où la science mécanique issue de la physique newtonienne s'impose comme mode de pensée garant de neutralité. Il s'agit de concevoir un mécanisme philosophiquement neutre d'harmonisation des libertés concurrentes d'individus engagés séparément dans leur recherche de la vie bonne. Le néolibéralisme procèdera alors d'une tentative de démonstration de la validité des mécanismes associés du droit et du marché pour agréger les "vices privés" en vertu collective.

Laval rappelle que la littérature politique et morale de l'époque est traversée par l'idée que l'on ne combat un vice que par un autre – idée que Hume résumait ainsi : le magistrat "ne peut remédier à un vice que par un autre ; et en pareil cas il doit préférer celui qui est le moins pernicieux pour la société". Laval signale cependant que si dès le 17ème siècle la pensée morale et politique a pour schème fondamental l'action mécanique des forces (Marx qualifiera l'utilitarisme de morale d'épicier), elle ne se ramène pas seulement à cette figure du contrepoids. "On ne saurait oublier que cette réflexion de l'interaction des forces passionnées présuppose précisément une valorisation de la passion pour elle-même en tant qu'énergie primordiale sans laquelle le monde moral resterait inerte, c'est-à-dire sans laquelle les hommes n'auraient aucun mobile pour agir. De sorte que l'on en vient à penser que ce n'est pas une préoccupation de paix civile et d'ordre public qui a prédominé mais une considération de puissance, un jeu d'alliances de forces sociales et économiques qui a trouvé dans le langage mécanique des passions un moyen d'exprimer symboliquement et de favoriser politiquement les relations entre le souverain politique et les intérêts marchands et industriels en pleine poussée". Laval suggère ainsi de resituer les événements dans la catégorie de contingence, afin de s'extraire d'une lecture déterministe de l'Histoire.

Un autre apport décisif dans l'élaboration du néolibéralisme est mis en lumière : la représentation dominante de la valeur comme liée à l'usage (jouissance) que procure l'acquisition d'un bien – représentation qui en vient à disqualifier celle de la tradition libérale, fondée sur l'effort de travail nécessaire à la fabrication d'une marchandise. On mesure alors à quel point ce basculement, associé à la définition benthamienne de l'homme comme être sensible centré sur la minimisation de ses peines et la maximisation de ses plaisirs, ouvre la voie vers un nouveau rapport à l'objet de consommation.

Laval montre comment la pensée utilitariste a pu constituer un point d'appui au développement d'une science économique alignée sur l'idéal galiléen de la mathesis universalis. Rappelons que la condition nécessaire à une démonstration mathématique de l'existence d'un équilibre de marché (une harmonisation parfaite des positions décentralisées des agents associée à une répartition des richesses et une égalisation de l'offre et de la demande) est la rationalité homogène de comportements individuels totalement déterminés par la recherche d'une utilité quantitative maximale (jouissance de la consommation et profit capté).

A travers l'archéologie du néolibéralisme telle que menée par Laval s'éclairent les termes de l'impasse d'une telle pensée à soutenir la fonction d'un discours dominant (même si telle en est la prétention) : la faille irréductible de la relation intersubjective étant précisément éludée au profit d'une conception mécanique et procédurale qui réduit le lien à une transaction contractuelle, l'institution d'une modalité de lien sociale ne peut qu'être vouée à l'échec, lequel prend la forme d'un heurt non médiatisé au réel de la limite et de l'impossible. Pourtant, Laval n'échappe pas à la tentation analytique de surestimer l'emprise d'une logique économique calculatoire sur l'homme : "On peut penser que l'on est très proche d'une pleine saturation capitaliste de l'humanité proche de ce que Marx appelait la subsomption réelle de la société par le capital […] Nous devenons cet homme économique parce que nous vivons pratiquement dans les catégories incarnées de "l'humanité économique" […] L'homme économique ne désigne pas que la part des activités spécifiées comme économiques. La nouvelle représentation de l'homme comme machine à calculer s'étend bien au-delà. C'est bel et bien une économie générale de l'humanité qui s'est imposée, selon laquelle ce sont toutes les relations humaines qui sont régies par la considération de l'utilité personnelle".

Une telle surestimation est la limite de nombre d'analyses de notre monde contemporain. Ceci nous invite à clarifier la distinction entre les faits et la théorie, dès lors que la théorie économique dominante, bien que procédant d'une construction théorique abstraite à visée normative, se présente comme positive. L'extension de l'échange marchand associé au salariat dans le capitalisme, s'accompagne certes d'une montée des logiques individuelles centrées sur l'intérêt. Un tel mouvement trouve en effet un terrain favorisé par le processus moderne qui consacre la prééminence non tant de la science mais de la méthode scientifique expérimentale et statistique qui conduit au règne de l'expertise et de la technoscience. On constate en outre que si la conception néolibérale de l'homme et de son rapport au monde est vouée à l'impasse dans sa visée performative, la radicalisation de la crise œuvre paradoxalement à la fois à faire d'une telle représentation l'objet de la critique et à lui conférer un puissant attrait qui tient à la séduction exercée par l'illusion de la maîtrise (liquidation du désir !) qu'elle prétend offrir. Il convient alors de comprendre que le déploiement effectif du néolibéralisme reste inscrit dans une contingence et ne remet pas en cause la pluralité subjective. On peut alors regretter que l'éclairage de Laval ne souligne peut-être pas suffisamment que cet "homme économique" relève plus du mythe que de la réalité. L'intérêt ne domine pas tous les choix individuels, et les questions auxquelles les individus se trouvent confrontés se présentent d'ailleurs rarement en termes de choix, et ne peuvent se traduire en formalisation de type "problem-solving". Il s'agit de repérer les modalités (nouvelles ou pas, heureuses ou non) de "résistance" du sujet pris dans un cheminement existentiel.

L'ouvrage de Laval se termine sur la mise en perspective de la crise actuelle comme moment paroxystique du néolibéralisme (le mouvement de l'Histoire longue rappelle qu'il n'y a pas d'inéluctable), où poussé à l'extrême dans sa mise en œuvre, ce dernier révèle d'autant plus l'impasse dont il est porteur. L'auteur montre comment le politique s'est fait l'instrument de la promotion de la logique marchande, de manière paradoxale en se subordonnant de manière volontariste aux exigences de l'économie et en consacrant la prérogative de cette dernière au prix du démantèlement institutionnel. Le politique ne se justifie plus de sa propre autorité et se fait le vecteur d'un mode instrumental et contractuel – anomique - de gestion du social.

Laval rappelle alors que les mécanismes marchands s'appuient fondamentalement sur des relations intersubjectives, que le marché repose sur un humus de sociabilité primaire, et que les fondements anthropologiques de notre vivre-ensemble doivent être pris en compte pour ne pas conclure trop rapidement à la disqualification de l'échange symbolique au profit de la transaction marchande utilitariste, la prévalence de l'une ne signifiant pas la liquidation de l'autre. Le livre se termine par une suggestion simplement évoquée : "La critique véritable de l'utilitarisme doit sans doute se mener sur le terrain du désir comme essence de l'homme".

S'il s'agit de ne pas tomber dans l'écueil d'une surestimation du processus d'avènement de l'homme économique, sans doute est-ce la vocation de la psychanalyse de rappeler la dimension irréductible de l'inconscient et du désir, quand bien même notre social s'organiserait dans la tentative de sa liquidation.

Nous pourrons suivre avec attention l'initiative récente d'une réflexion sur une autre "mesure du progrès économique", introduisant la question humaine et la dimension qualitative. Quelles que soient les qualités des deux Prix Nobel (atypiques) d'économie, Amartya Sen et Joseph Stiglitz, à qui la mission a été confiée par N. Sarkozy, ne nous berçons pas d'illusions : l'air du temps est à la prise en compte du bonheur, mais à la faveur d'une opération de traduction quantitative… Rien de nouveau depuis Bentham et le calcul des peines et des plaisirs…

La critique sociale actuelle semble bien inopérante, faute de consistance. A un discours du tout-possible elle oppose un autre tout-possible, restant ainsi aveugle sur la nature de l'impasse. Elle ne permet pas de déplacer le questionnement et ne contribue qu'à alimenter la crise. Dans un tel contexte, c'est bien la psychanalyse qui est en mesure d'opérer ce déplacement. Et bien que sa fonction ne soit pas critique, il y a –entre neutralité et parti pris – une position possible qui consiste à faire état de ce qui est de structure dans notre condition humaine.

L'économiste A.O. Hirschman avance la thèse de l'émergence d'une telle pensée sur le terreau d'un pessimisme quant à la nature humaine - laquelle serait de nature à rendre vaine toute tentative de s'en référer à une conception du Bien. La prise de conscience du non-sens des guerres civiles religieuses à répétition conduit selon lui au renoncement à invoquer le Bien comme fondement : il s'agirait alors de favoriser le détournement de l'énergie consacrée aux conflits vers le travail et l'industrie, c'est-à-dire vers la production de richesses matérielles censées améliorer et pacifier la condition humaine. A.O. Hirschman, Les passions et les intérêts, justifications politiques du capitalisme avant son apogée, 1977, réédition  Paris, PUF 2001.

Le renversement conduit à poser comme état de fait ce qui relève d'une construction théorique, ou qui est le point d'arrivée de la démonstration théorique. Un tel renversement œuvre en faveur d'un processus de normalisation effectif.