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Origine : http://www.appeldesappels.org/medias/-lrecole-condamnee-a-produire-du-capital-humain--1267.htm
Interview. A la botte de l'économie, le système scolaire
se serait lancé dans une course à la compétitivité.
Une mutation que déplore le sociologue Christian Laval, dénonçant
le déclin de la pédagogie et un surcroît d'inégalités.
Suppressions de postes, résultats des élèves
en baisse, enseignants désorientés… L’éducation
sera l’un des sujets de la campagne présidentielle
et la Nouvelle Ecole capitaliste - le livre de Christian Laval (1),
Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux - tombe à
point pour le nourrir. Les auteurs, enseignants et chercheurs, analysent
les transformations en profondeur entraînées par le
néolibéralisme dans le système éducatif.
Christian Laval, professeur de sociologie à l’université
Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, revient sur les mécanismes
ayant conduit à une redéfinition des missions de l’école
au service de l’entreprise et plaide pour un renouvellement
de la pensée sociologique.
Vous décrivez une «nouvelle école capitaliste»
soumise à la concurrence, gérée comme le privé
et au service de l’économie : est-elle née sous
Sarkozy ?
Non, ce serait une grande erreur de le croire. Le sarkozysme a
accéléré et rendu plus visibles les transformations
néolibérales ou, pour appeler un chat un chat, la
mutation capitaliste de l’école. Mais elles étaient
amorcées depuis longtemps en France et à l’étranger.
Le programme de transformation de l’université française
a ainsi été ébauché à la fin
des années 90, puis a commencé à s’appliquer
au début des années 2000, avant d’être
parachevé avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy
et la loi sur l’autonomie des universités [la LRU,
votée en août 2007, qui avait suscité un vaste
mouvement de protestations, ndlr]. Bien au-delà de la finance
et des marchés de biens et services, le néolibéralisme
a progressivement touché toutes les institutions, y compris
l’école, notamment avec l’apparition du nouveau
management public, c’est-à-dire avec l’importation
des techniques managériales du privé dans les services
publics.
Vous dénoncez la concurrence qui a gagné l’école,
les compétences qui ont remplacé les connaissances
et l’obsession de l’employabilité : ce sont les
caractéristiques de l’«école capitaliste»
?
Oui, c’en sont des aspects majeurs. D’abord, les missions
de l’école et de l’université ont été
progressivement redéfinies. Les systèmes éducatifs
ont été sommés de justifier les dépenses
qu’on leur consacre par un «retour sur investissement»
de nature économique. Cela devient la préoccupation
exclusive de cette nouvelle école : elle est au service de
l’économie et doit s’intégrer à
la course à la compétitivité et à la
productivité. Logiquement, elle doit donc s’organiser
selon le principe de la concurrence et faire sien l’impératif
de «performance». Ces nouvelles dimensions sont progressivement
devenues une norme évidente, une sorte de rationalité
incontestable qui a conquis les esprits. Experts, administrateurs,
responsables politiques, certains syndicats minoritaires ont même
vu dans cette adaptation au monde moderne la solution à tous
les maux de l’école. Ces transformations ont touché
au cœur du métier enseignant. Elles ont entamé
profondément un système de valeurs partagées,
l’idée ancrée chez les enseignants que leurs
missions dépassent le cadre d’un métier ordinaire,
leur sens de l’intérêt général…
Ils ont eu l’impression d’être dépossédés
de leur métier par un flot torrentiel des réformes.
Le concept d’employabilité est au cœur
de vos critiques : pourquoi ?
Dans le discours des institutions internationales et de plus en
plus dans celui des responsables nationaux, l’école
a pour fonction de produire des ressources humaines ou du «capital
humain». L’employabilité est devenue la norme
qui organise les mutations de l’école. L’idéologie
de la professionnalisation a pénétré l’université
et l’ensemble du système, jusqu’aux premiers
niveaux de l’enseignement. Prenons le «socle commun
de compétences» [introduit au collège puis en
primaire, il liste les aptitudes que l’élève
doit acquérir, à côté des connaissances].
Ces compétences ont été fixées par l’OCDE
et par la Commission européenne à partir de critères
d’employabilité, en fonction de considérations
économiques et non pas pédagogiques. On va jusqu’à
redéfinir les programmes, l’évaluation, la pédagogie.
Mais est-ce critiquable que les jeunes veuillent des débouchés
à la fin de leurs études ?
Certes non, et ce n’est pas nouveau. L’école
républicaine avait idéalement trois missions - former
l’homme, le citoyen et le travailleur. Il est normal que dans
une économie où près de 95% de la population
ne dispose pas de ses propres outils de travail, le souci de l’insertion
professionnelle soit constant, surtout en période de chômage
important des jeunes. Mais nous tombons dans un écueil :
celui de réduire la mission de l’école et de
l’université aux débouchés professionnels,
à partir d’une définition utilitariste des contenus
d’enseignement. Or, une solide formation intellectuelle ne
nuit pas à l’emploi, bien au contraire. Mais avec la
logique des compétences, on définit ce qu’il
faut acquérir aux différents âges en vue de
l’employabilité à 16 ans. Comme si les usages
de la force de travail par les employeurs devaient imposer à
l’école ce qu’elle devait transmettre. Ce sont
les économistes, notamment ceux des institutions internationales,
qui définissent les fonctions et les missions de l’école.
Il s’agit là d’une rupture majeure.
Comment ces changements conduisent-ils au creusement des
inégalités constaté aujourd’hui ?
Avec le consensus ambiant, il paraît normal à beaucoup
que les établissements doivent être en concurrence,
attirer les meilleurs élèves et étudiants,
faire de la publicité pour leurs formations, trouver le plus
d’argent possible. Or, tout cela a des effets inégalitaires
et conduit à une polarisation sociale des établissements,
de plus en plus assumée dans le supérieur et de plus
en plus évidente dans le primaire et le secondaire.
Ces changements - la concurrence généralisée
et la transformation entrepreneuriale du système - ont accentué
et renouvelé les mécanismes de la reproduction sociale
en donnant à l’argent et aux réseaux familiaux
un poids grandissant. Les classes favorisées assurent leur
reproduction plus efficacement qu’avant. Ce ne sont plus les
voies nobles de l’élitisme républicain - comme
l’Ecole normale supérieure - qu’elles privilégient.
Ce sont désormais HEC et les écoles commerciales qui
attirent les meilleurs élèves, y compris dans les
filières littéraires. Nous vivons la grande revanche
de l’argent sur la culture.
Depuis vingt ans, les politiques éducatives d’inspiration
néolibérale ont ainsi aggravé les inégalités
comme le montre le recul de la part des enfants des classes populaires
à l’université. La concurrence entre établissements
et la libéralisation de la carte scolaire ont encouragé
l’apartheid scolaire. Rappelons que les deux finalistes, de
droite et de gauche, à la présidentielle de 2007 [Nicolas
Sarkozy et Ségolène Royal] étaient favorables
à la suppression ou, au moins, à un très grand
assouplissement de la carte scolaire.
La gauche ne se distinguerait pas de la droite ?
Ces vingt ou trente dernières années, le néolibéralisme
s’est imposé comme une norme aux gouvernements de droite
comme de gauche. La droite a été la plus agressive
dans la réforme néolibérale, jusqu’à
affaiblir aujourd’hui gravement le système éducatif.
La gauche au pouvoir n’a jamais remis en question le nouveau
modèle managérial et concurrentiel, bien au contraire.
Elle n’a pas voulu comprendre que la transformation des systèmes
publics par les principes du management était l’une
des formes de déploiement du capitalisme contemporain. Celui-ci
ne se contente pas de déréguler les marchés
de biens, du travail et des capitaux. Il transforme aussi l’action
publique. Il la «met en marché», c’est-à-dire
y impose la logique de la concurrence et le modèle de l’entreprise.
Cette «marketization», comme disent les anglo-saxons,
est aujourd’hui le cœur de la transformation de l’école
et de l’université.
Il n’y a donc pas de vision alternative de l’école
à gauche…
La pensée de la gauche dite de gouvernement s’est
effondrée en matière d’éducation. Il
suffit de regarder ce que propose le PS pour s’en apercevoir.
La question d’un projet alternatif se pose avec urgence aux
partis, aux syndicats et aux associations. Depuis les années
80, on assiste à un morcellement des réflexions et
à une profonde dépolitisation de la question scolaire.
Les considérations se sont technicisées. Elles portent
sur l’organisation scolaire et la pédagogie sans plus
aucune référence à un projet d’émancipation.
Dans ses plus grands moments - il suffit de penser à Jaurès
-, la pensée progressiste sur l’éducation avait
construit un projet de transformation en articulant une vision de
la société, une mission pour l’école,
une définition du métier enseignant et une orientation
de la pédagogie.
Comment voyez-vous «l’école post-capitaliste»
que vous appelez de vos vœux ?
Vaste chantier. Qu’est-ce qu’une école démocratique
? Premièrement, c’est une école qui réduit
les inégalités entre les enfants des différentes
classes sociales. Mais elle ne peut le faire qu’en étant
partie prenante d’un grand mouvement de réduction des
inégalités dans toute la société. Jaurès
disait en substance : «Nous ne ferons pas l’école
socialiste au milieu de l’océan du capitalisme.»
C’est encore vrai. Une école démocratique ne
pourra vraiment se développer que dans une société
où l’égalité sera promue comme valeur
essentielle.
Mais comment faire plus d’égalité?
Tout est revoir sous cet angle : les méthodes d’enseignement,
les contenus, l’articulation des niveaux d’enseignement,
la mixité scolaire des établissements. Deuxièmement
: dans la perspective d’une telle société démocratique,
l’école doit former des individus ayant des outils
communs de compréhension du monde, en particulier sur le
plan social et économique. Elle doit leur fournir des instruments
de jugement moral et politique qui leur permettent d’être
les citoyens de «la démocratie réelle»,
selon l’expression des Indignés. La lutte contre les
inégalités sociales et économiques est inséparable
de la lutte pour la démocratie politique effective. Cela
suppose une société où le capitalisme ne régnerait
pas en maître absolu comme aujourd’hui.
Vous ne seriez pas un peu nostalgique de l’ancienne école
?
En aucune façon. On taxe toujours un peu vite de passéistes
les gens qui critiquent les réformes, ou plutôt les
contre-réformes actuelles pour mieux justifier son propre
aveuglement ou sa soumission à l’ordre néolibéral.
Il s’agit pour nous d’échapper au débat
stéréotypé entre les «pédagogues»
supposés modernes et les «républicains»
que l’on dit nostalgiques d’un âge d’or
de l’école. La réinvention de l’école
démocratique mérite mieux qu’un retour à
de vieux conflits.
(1) Il a aussi signé la préface de «l’Ecole
en Europe, politiques néolibérales et résistances
collectives», sous la direction de Ken Jones, La Dispute,
2011.
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