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L’article publié par Édouard Launet (Libération)
dans lequel il met en parallèle mon livre Le Droit à
la mort et celui de M. Alain Brossat, intitulé Droit à
la vie ?, a utilement attiré mon attention sur ce dernier.
L’« angle » choisi par Launet est pertinent de
son point de vue, puisqu’il lui permet de présenter
dans un même article deux livres dont les thèmes se
recoupent. Ces livres, écrit Launet, « nourrissent,
au moins sur quelques pages, une sorte de dialogue ». La formule
est d’une prudence bienvenue. En effet, si M. Brossat défend
des positions antagonistes des miennes, c’est non seulement
sans me nommer ou me citer, mais en faisant comme si elles n’existaient
pas. Il montre néanmoins le bout de l’oreille, d’une
manière que je préciserai dans la suite.
J’ai moqué, dans La Terrorisation démocratique
(p. 76), la position « démocratique critique critique
» exprimée par M. Brossat dans Tous Coupat, tous coupables
à propos de la politique dite « antiterroriste »
menée par le gouvernement Sarkozyste (après tous les
autres, de gauche compris). Il en donne un nouvel exemple dans Droit
à la vie ? Hyper radicalité théorique (la montagne),
suivie de la proposition d’un changement du personnel politique
(la souris) dans Tous Coupat.... Hyper exigence théorique,
immédiatement suivie d’une approbation des lois en
vigueur dans son dernier ouvrage.
Dans une optique foucaldienne (de Michel Foucault) et à
l’aide de matériaux présentés dans un
désordre plutôt sympathique, M. Brossat entreprend
de « déconstruire idéologiquement » le
droit à la vie (selon la promesse de l’éditeur
en quatrième de couverture). « Dans le champ de ruines
du discours révolutionnaire, "la vie" apparaît
comme cet élément protoplasmique, mou et inconsistant,
destiné à se substituer hâtivement à
l’ensemble des grands sujets déchus de l’action
révolutionnaire. » (p. 208) Il a, à propos des
grands mots de la tradition révolutionnaire, comme communisme,
prolétaires ou conseils ouvriers [1], cette belle formule
mélancolique : « On [les] voit gisant sur le sol du
présent, comme une montgolfière abattue » (p.
207).
Reste à trouver de nouvelles sources d’air frais pour
aérer nos rêves et d’air chaud pour nous élever
au-dessus des ruines présentes et de cette « dictature
de la vie réduite à la dimension du vivant organique
» que l’auteur fustige.
Las ! Ce sont des boulets supplémentaires que M. Brossat
nous attache aux pieds.
Et notamment lorsqu’il considère toute affirmation,
aussi militante soit-elle, d’un « droit à la
mort » comme une annexe du droit à la vie qu’il
condamne (et nous avec).
Il se fait que M. Brossat pense et écrit à propos
de la mort, comme la plupart des juristes, des médecins et
des ministres. C’est évidemment son « droit ».
Exposé du problème (p. 228) : « Ce qui est
en question, ce n’est donc aucunement le "droit à
mourir" (tout le monde a le "droit", ou plus exactement
la liberté de mourir, de mettre fin à sa vie, dans
nos sociétés, depuis belle lurette, c’est-à-dire
depuis que le suicide a cessé d’être un crime
exposant ceux qui se ratent à de sévères sanctions...)
; c’est bien plutôt celui de voir sa mort, quand on
la souhaite, appareillée par les moyens de la médecine,
de l’institution hospitalière et de l’industrie
pharmaceutique, encadrée par la loi, bref soutenue et prise
en charge par l’État. »
Ce qui est en question, mais M. Brossat ne s’arrête
pas à d’aussi basses considérations, n’est
aucunement l’identité entre la « liberté
» que je souhaite exercer et l’idéal abstrait
de la liberté que tel ou tel se forge dans son imagination.
La question est de savoir 1) de quels moyens pratiques je dois disposer
pour exercer ma liberté telle que je l’entends ; 2)
si ces moyens sont à ma disposition ; 3) s’ils ne le
sont pas, qu’est-ce qui m’empêche d’en disposer
(loi, institution, etc.).
Notons que, dans un livre consacré à la déconstruction
idéologique du « droit à la vie », on
pourrait s’attendre à un parallèle avec les
questions de la contraception et de l’avortement.
En effet, qui d’entre nous n’a pas plus ou moins «
appareillé » sa bite (messieurs) avec un préservatif,
faisant ainsi réaliser de juteux profits à l’industrie
pharmaceutique et aux officines (sans même parler des scandaleuses
conditions de travail dans les plantation d’hévéas)
? Qui d’entre nous n’a jamais utilisé (mesdames)
une contraception chimique orale ou un stérilet, engraissant
les multinationales du médicament (sans même parler
des scandaleuses conditions de travail dans les mines de cuivre)
? Bref, lequel et laquelle d’entre nous n’a pas plus
ou moins « appareillé », au sens où l’entend
M. Brossat, son désir et ses étreintes ?
Notons que ces procédés anticonceptionnels, portés
à une grande sophistication par l’industrie moderne,
étaient connus dans leur principe et mis en pratique il y
a belle lurette - grecque ou romaine.
Quant aux femmes, nous sommes au regret de constater que le plus
grand nombre a tendance à délaisser l’aiguille
à tricoter et la queue de persil, se pliant (au moins n’est-ce
pas encore sans vergogne) à d’humiliantes procédures
administratives qui les mènent tout droit à «
l’institution hospitalière ». On voit mal comment
les hautes exigences idéologiques de M. Brossat pourraient
s’accommoder d’une aussi déplorable capitulation
devant la pasteurisation de la vie et l’euphémisation
du tragique, capitulation heureusement punie par de fréquentes
et paradoxales infections nosocomiales...
Un tel argumentaire néglige le fait central que la plupart
des personnes, malades ou bien portantes, qui se soucient du droit
à mourir dans la dignité le font précisément
pour conjurer le spectre d’une agonie « appareillée
» et indûment prolongée.
Je n’ai pas relevé plus haut une expression de M.
Brossat qui pour être peu précise est néanmoins
charmante. Le suicide a cessé d’être un crime
« depuis belle lurette » [2]. On aura reconnu la Révolution
française, laquelle s’est nourrie, comme l’on
sait, de références antiques.
Or M. Brossat en tient pour l’antique. Pour lui, c’est
Athènes, Rome, ou rien.
« On a affaire [avec le pseudo "droit à la mort"]
à une inversion très marquée de ce que pouvait
être, sur cette question, une position de sagesse grecque
ou latine [...] (p. 229) L’idée même que le fait
de s’administrer la mort à soi-même, dans les
conditions et par les moyens que l’on aura soi-même
choisis (les Grecs et les Romains étaient, de ce point de
vue, infiniment moins bien pourvus que nous), puisse avoir une capacité
ou une valeur démonstrative, en faveur de la liberté
humaine, en faveur des vertus dont les humains sont le siège,
est devenue totalement étrangère à la plupart
de nos contemporains, dans les sociétés occidentales
du moins. (p. 230) »
Que l’on veuille mourir, par désespoir ou pour devancer
le terme d’une maladie incurable, en souffrant le moins possible
et - souci maintes fois exprimé par mes lecteurs - sans traumatiser
ses proches par un spectacle sanglant, sans pour autant vouloir
démontrer quoi que ce soit, voilà une idée
qui semble étrangère à M. Brossat. Elle est
peut-être trop simple.
Il est vrai que ces gens qui rêvent d’une nurse leur
tendant un cocktail létal, tendrement bercés par un
concerto de Chopin, semblent bien loin des rudes virilités
antiques. On savait mourir en ce temps-là.
Il se trouve que cette antiquité-là sent la reconstitution
de carnaval, même si elle se retrouve en effet dans certains
textes philosophiques.
S’il avait pris la peine de lire (ceci est une figure de
rhétorique), Suicide, mode d’emploi (1982) ou Le Droit
à la mort (2010 ; première édition en 2004),
au lieu de prendre comme cible et comme incarnation de la revendication
d’un droit à la mort M. François de Closets
(je jure que je n’invente pas), il saurait que la contradiction
sur laquelle il argumente n’existe pas. Le suicide institué,
octroyé sur décision d’une réunion de
sages, est précisément une réalité grecque.
En l’occurrence marseillaise, puisque la ville fut colonie
grecque. Il est d’autres exemples dans l’antiquité.
Il suffit de les chercher.
Lisons M. Brossat : « Comme le rappelait au printemps 2008
un professeur de droit, en plein débat suscité par
l’appel lancé par Chantal Sébire visant à
la reconnaissance de son "droit" à une mort médicalement
assistée, "le suicide n’est pas un droit, c’est
une liberté civile" ». (p. 233)
Cette pitoyable obscénité, j’ai consacré
un chapitre du Droit à la mort à la réfuter.
Il s’intitule : « Pourquoi je n’ai pas "le
droit" d’être libre ». Ne jurerait-on pas
en effet, entre M. Brossat et moi, « une sorte de dialogue
» ! Il existe, j’y viendrai.
Je ne vais pas reproduire ici la démonstration du chapitre
2 du Droit à la mort, auquel je renvoie les lecteurs curieux.
Je me contenterai de rappeler ce qui constitue le cœur de l’argumentation
qu’épouse M. Brossat.
Lorsque le juriste démocrate, le médecin, le ministre
et M. Brossat s’adressent au suicidaire ou à l’agonisant
pour lui refuser les moyens pratiques d’exercer le droit qu’il
réclame - la dose de tel médicament mortel ou un geste
euthanasique -, que lui disent-ils ?
Ils lui disent ceci : « Démerdez-vous ! Vous êtes
un citoyen, que Diable ! Et libre avec ça ! De quoi vous
plaignez-vous ? Après soixante ans d’allocations, vous
voudriez encore mourir assisté, c’est bien ça
? Mais comme c’est petit ! Vous n’avez pas honte ! Un
héritier comme vous de la grandeur athénienne et de
la révolution d’il y a belle lurette ! Ressaisissez-vous
mon vieux ! Je ne sais pas moi : apprenez à faire des nœuds,
tâtez du saut à l’élastique, inscrivez-vous
dans un club de tir... »
Puis ils s’en vont, ayant rédigé un communiqué
ministériel, un arrêt de la Cour européenne
des droits de l’homme (parmi lesquels il ne convient pas de
compter le suicide, ah ! ça non !) ou un volume de la collection
« Non conforme » au Seuil.
Et l’homme ou la femme reste là, avec son désespoir
et ses métastases (tout ce qu’il peut s’offrir
qui sonne grec), et cette « liberté » ricanante
qu’on lui a jeté à la face comme une insulte.
Une « liberté » privée de moyens et qui
prive l’humain de moyens en le rappelant à des devoirs
imaginaires. Une « liberté démocratique »,
qui endosse les arguties les plus répugnantes et les plus
éculées des prêtres. Une « liberté
» que l’on a envie de vomir.
Force reste à la loi
L’argument à prétention logique que l’on
trouve le plus souvent dans la bouche des juristes est le suivant
: Si le suicide était un « droit », alors le
suicidant que l’on repêche dans la Seine ou dont on
lave l’estomac à grande eau pourrait se retourner,
juridiquement parlant, contre ses sauveteurs. Or ceux-ci sont contraints
par le texte réprimant la non-assistance à personne
ne péril... On ne saurait donc considérer que le suicidant
a « le droit » de faire un geste que d’autres
ont l’obligation de l’empêcher de faire. Ici,
air satisfait du juriste pas peu fier de sa démonstration.
M. Brossat ignore cet argument, mais c’est pour en articuler
un autre de même nature, et qui présente l’avantage
d’être de facture récente : « Si, en effet,
le suicide était un droit, alors la provocation au suicide
ne saurait être un délit, ce qui conduirait aux dérives
que l’on peut aisément imaginer. » (p. 233)
Et nous voilà plongés, sans préambule, en
plein « dialogue » !
Il se trouve en effet que la dite « provocation au suicide
» ne figure pas dans le code pénal depuis « belle
lurette », mais depuis 1987, qu’elle signifie précisément
le retour dans ledit code du suicide qui en avait disparu, lui,
depuis belle lurette, c’est-à-dire depuis la Révolution
française. Il se trouve également que la loi de 1987
visait explicitement dans son préambule des livres équivalents
à Suicide, mode d’emploi (dont le dernier chapitre
contenait des indications techniques sur le suicide par intoxication
médicamenteuse) et qu’elle a permis, par un artifice
juridique longuement analysé dans Le Droit à la mort
de condamner l’éditeur de Suicide, mode d’emploi,
alors même qu’une loi de 1987 n’est pas censée
s’appliquer à un livre de 1982 en vertu du principe,
dont les magistrats s’affranchissent lorsque ça les
arrange, de la non-rétroactivité de la loi pénale
plus sévère.
L’histoire ne dit pas si M. Brossat ignore tout simplement,
ou s’il feint d’ignorer l’origine de la loi de
1987. En l’état, le lecteur lui-même ignorant
du fait peut comprendre que la « provocation au suicide »
(que M. Brossat ne relativise d’aucun guillemet ; c’est
à ses yeux une notion limpide et légitime !) est réprimée
de toute éternité par le droit pénal français.
Ce qui vous donne une espèce de cohérence de belle
allure à l’ensemble...
Or il n’en est rien et les considérations de M. Brossat
sur ces « dérives que l’on peut aisément
imaginer » sonnent comme une pitrerie. Il n’est nul
besoin d’« imaginer » des « dérives
», il suffirait, si seulement elles avaient jamais existé,
de les constater, puisque l’idée même d’une
répression de la « provocation au suicide » et
même toute référence au suicide était
absente du codé pénal entre 1791 et 1987.
Quelles « dérives » a-t-on constaté,
lesquelles ont été déplorées par des
juristes éperdus, des moralistes navrés, durant ces
cent quatre-vingt-seize années ? À partir de quoi
? À quelle date ?
Aucune, jamais. C’est un épouvantail idéologique,
de l’intox, du vent.
M. Brossat ne s’est pas davantage soucié de savoir
ce qui a bien pu se passer depuis que la loi réprimant la
« provocation au suicide » existe.
Là encore, cette question est traitée dans Le Droit
à la mort (je suis navré d’avoir à rappeler
si souvent que je publie des livres sur des questions sur lesquelles
j’ai travaillé) : la loi de 1987 n’a servi qu’à
condamner des éditeurs, des diffuseurs et le directeur du
journal Le Monde. Les magistrats répugnent à l’utiliser
dans des affaires « privées », considérant
au contraire de M. Brossat que la « provocation » est
une notion vague et malcommode (on lira la jurisprudence que j’ai
réunie en se frottant les yeux). C’est donc bien une
loi de censure, que nous avions dénoncée comme telle
au moment de sa discussion, et que M. Brossat approuve.
Sous la plume d’un philosophe de formation marxiste qui se
fait fort d’épingler les nouveaux dispositifs de contrôle
social, l’approbation d’un dispositif de contrôle
aussi vieux que l’imprimerie a de quoi surprendre.
Si M. Brossat s’intéressait au réel et non
aux seules idées, il aurait pu se livrer à un critique
des mouvements pour le droit de mourir dans la dignité (ce
que je fais) ; il aurait découvert qu’ici et là
dans le monde des militants pratiquent dans ce domaine l’action
directe, comme nous-mêmes l’avons pratiquée en
1982, sans nullement attendre que l’État leur octroie
quoi que ce soit.
Halte là ! Ne sont-ce pas précisément les
« dérives » que M. Brossat « imagine »
et contre lesquelles il invoque la loi ?
L’imagination au pouvoir ?
L’imagination du pouvoir.
Contact : guillon.claude(AT)free.fr
[1] Intrus dans la liste : « dictature du prolétariat
».
[2] Expression paradoxale, remarquons-le au passage puisque lurette
dérive d’heurette qui signifie une petite heure, tandis
que l’on veut signifier « il y a déjà
pas mal de temps ».
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