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Origine http://lhomme.revues.org/document122.html
J'ai peu connu, à vrai dire, Christian Geffray, contrairement
aux autres participants à cet hommage 1, mais je l'ai beaucoup
estimé.
Notre première rencontre date du temps de son premier terrain,
qu'il effectua sous la direction de Claude Meillassoux et dont Ni
père ni mère est le produit. Je l'ai vu à ce
moment à deux reprises pour discuter sérieusement
de ses thèses (auxquelles je ne souscrivais pas, même
si j'admirais le travail de terrain et l'intelligence du propos),
avant et après la publication de son livre. À la suite
de son entrée à l'Institut de recherche pour le développement
(ex-Orstom), il m'a fait signe de temps en temps, en me parlant
de ses recherches. Mais je ne l'ai revu, physiquement, qu'une seule
fois, il y a plus d'un an, chez des amis ayant des accointances
avec le Brésil et plus largement avec l'Amérique latine.
Il m'avait parlé alors longuement de ses travaux dans les
milieux de production, ou plutôt de contrôle de la production
et du marché de la drogue, dans des termes assez proches,
je dois dire, des analyses que j'ai trouvées sous la plume
de Philippe Bourgois, lequel travaillait dans les milieux de la
vente du crack à New-York, et dont la traduction française
de son livre vient de paraître 2. Cette « quête
du respect » me paraissait être aussi la note dominante
qui ressortissait du travail de Christian Geffray, au Brésil
et ailleurs.
Il me semblait, en tout cas, que l'ethnologie de Christian Geffray
n'avait peur de rien, y compris des risques physiques ou psychologiques
que l'on peut être amené à prendre. Que ce soit
dans l'analyse de la cause des armes au Mozambique ou dans ce dernier
travail sur les milieux de la drogue, Christian Geffray s'est aventuré
sans crainte en terrain inconnu et dangereux.
J'en ai toujours conçu pour lui une grande estime et une
grande admiration.
Mais cet homme discret et sage s'est lancé aussi dans d'autres
terrains, sinon inconnus du moins encore mal balisés, et
dangereux pour d'autres raisons, intellectuelles celles-là.
Ma présence ici peut étonner en ce sens. Car je n'appartiens
pas à cette école originale qui veut recentrer anthropologie
et psychanalyse sur un objet commun. Je n'ai pas trouvé jusqu'alors
vraiment convaincants les divers essais qui visaient à faire
se rencontrer les deux ordres de connaissance, où il s'agissait
plutôt d'un débordement de l'un dans l'autre, d'une
prise de contrôle éphémère, que d'une
réelle interpénétration, à quelques
exceptions près, du côté de l'anthropologie.
De plus, qu'il s'agisse de sexualité, de définition
de la personne, du sens des mythologies, il m'a semblé souvent
que l'usage des connaissances psychanalytiques visait à trouver
des clefs, des significations partielles, jamais à fournir
un entendement du tout psychologique et social.
C'est donc ce terrain peu balisé jusqu'ici que Christian
Geffray a eu l'audace de parcourir, de façon téméraire
peut-être, mais à mes yeux efficace et probante, car
il me semble être parvenu à travers une « anthropologie
analytique » apparemment limitée à la valeur,
à faire sentir que le double langage de la foi et du calcul
organise effectivement la totalité du jeu social.
Dans Trésors. Anthropologie analytique de la valeur, qu'il
m'avait envoyé et dont on parle aujourd'hui, il use de l'idiome
lacanien pour rendre compte de quelques situations ethnologiques
et historiques exemplaires, « compositions historiques singulières
» de deux grandes structures discursives. Ce sont celles qui
opposent les deux organisations irréductibles fondées
l'une sur la foi, l'autre sur le calcul.
Mais encore faut-il ajouter que seul l'idiome lacanien me sépare
de lui, même si je salue la réussite exemplaire de
ce composé d'anthropologie et de psychanalyse pour rendre
intelligibles des processus à la fois mentaux et sociaux.
Car en fait, Christian Geffray réussit le mariage de la structure
et de l'inconscient. Ce livre est structuraliste et sans doute son
auteur le savait-il. Je retrouve dans son écriture la recherche
des invariants qui est mon propre impératif de recherche.
Il situe ces invariants dans « des structures discursives,
par elles-mêmes anhistoriques et universelles » («
Introduction »), que de mon côté j'accroche,
au socle dur partagé par toute l'humanité, des observations,
besoins, affects et interrogations. Tous les peuples, dit-il, savent
qu'ils vont mourir et sont également soucieux de leur dignité,
c'est-à-dire conscients de la valeur subjective « même
si les procédures capables de l'attester dans l'ordre symbolique
sont différentes », et lient sans les confondre la
foi, la parole et la confiance -- ce risque absolu -- d'un côté,
et le calcul, qui s'accompagne de jouissance, de contrat et de doute,
de l'autre.
Au-delà de ces oppositions fondamentales, dont il dresse
la liste à la page 9 de l'Introduction, il nous montre comment,
structuralement, le discours des exégètes scientifiques
reproduit somme toute cette dualité essentielle : enchantement
vs désenchantement de Max Weber, liens de dépendance
personnels vs travail salarié « libre » selon
Karl Marx, économie du don vs économie de la marchandise,
selon Marcel Mauss, holisme vs individualisme selon Louis Dumont,
économie des biens symboliques vs économie des biens
économiques selon Pierre Bourdieu.
Utiliser le langage des paires dualistes n'est sans doute pas suffisant
pour qu'on puisse parler de structuralisme : la structure en effet
est déjà dans les choses observées, et le dualisme
des catégories binaires est du coup une propriété
de toutes les langues qui ressortit selon moi, au premier chef,
de l'opposition entre identique/différent subsumée
par le masculin et le féminin. Il n'est pas indifférent
d'ailleurs que le jeu de la foi et du calcul s'inscrive fondamentalement
dans l'irréductibilité de la différence.
De façon plus nette, le travail structural de Christian
Geffray apparaît dans la mise en évidence d'équivalences
au sein de cadres invariants. Ainsi le cadre invariant qu'il dénomme
« conforter la foi de tous en sa parole, au-dessus de la mort
» est rempli de manière culturellement identique par
l'ingestion, par leurs semblables, des cendres de valeureux Yanomami,
la consommation par les Tupinamba des corps de captifs courageux,
ou l'incorporation métaphorique par les chrétiens
du corps du Christ sous la forme de l'hostie. Ou encore, le cadre
invariant qui consiste à chercher ailleurs, dans la «
loi du nom », le « nom de la loi », qu'il s'agisse
du hau des Maori, des coquillages de la kula, ou du nom de Jésus.
La plupart de ces cadres invariants qu'il fait surgir sous nos
yeux ont pour origine, selon lui, des pulsions universelles, c'est-à-dire
qu'ils naissent de la mise en perspective d'une partie seulement
de ce qui constitue pour moi le socle dur de l'expérience
humaine, mais il s'agit en effet des mécanismes universels
de mise en mouvement du jeu social, qu'il parle de la confiance
limitée dans les autres mais à laquelle il faut bien
se risquer (qui fait que les Yanomami offrent à boire à
leurs visiteurs « en disant "pan" »), ou bien
des mécanismes du refoulement et de l'intériorisation
d'ordres comminatoires qui ne peuvent jouer à plein que dans
l'endoctrinement de l'enfant dans sa culture comme nous le montrent
trois exemples : celui a contrario d'Helena Valero, l'étrangère
qui doute de la sacralité du traitement de cendres humaines
qui vont être digérées et déféquées,
ce à quoi Fousiwé répond : « Qu'on ne
t'entende jamais dire cela ! », l'exemple de Ranapiri, qui
ne juge pas nécessaire d'en dire plus à l'ethnologue
sur le hau (« Cela suffit comme cela »), ou le jugement
péremptoire du père chrétien à son fils
sur les raisons pour lesquelles il convient d'aimer son prochain
(parce que Jésus l'a dit).
Nous ne sommes pas en présence de rapprochements gratuits.
Ce sont effectivement des traits structuraux.
Toutes les démonstrations des quatre études anthropologiques
qui accompagnent et justifient le texte théorique sont remarquables.
J'en retiens particulièrement ici « Les noms de la
loi et le sacré.
À propos du hau -- M. Mauss, M. Sahlins ».
La question posée est : qu'est-ce qui engage l'objet lui-même
? Christian Geffray met là encore en évidence un cadre
majeur invariant, doublé d'une forme quasiment universelle
de dualité dans l'expression, d'équivoque sémantique.
Le cadre invariant réunit aussi bien les formes multiples
du hau qu'il énumère que ce que nous appelons dans
notre langue Providence (ou peut-être aussi « grâce
», ajouterai-je). Providence est l'équivalent le plus
juste qu'il ait trouvé pour dire la signification duelle
du hau : l'objet lui-même et « cela » dont il
procède, que Marshall Sahlins voyait comme le profit, le
croît, donc du côté du calcul, là où
Marcel Mauss le voyait du côté de l'âme et de
la foi. Mais Providence comme hau est double.
Cette nécessité inconsciente qu'il fallait situer,
cette pensée qui oblige, c'est la nature du hau. Tout manquement
à ses exigences est déshonneur et met en jeu la figure
du dépit amoureux. Le hau devient ainsi « le nom donné
à la loi qui garantit la parole » donnée, et
aussi ce qui fait que les objets investis ne sauraient mentir.
Ainsi le nom de la loi fait-il irruption au lieu où doit
s'abolir le doute, et plus loin encore, écrit-il, le hau
est alors le nom donné à la fonction symbolique elle-même
pourvu que l'on admette, avec la psychanalyse, qu'une telle fonction
n'a pas d'existence indépendante de sa nomination même.
Le nom est le point de butée où se noue la nécessité
de faire confiance à l'autre, à sa parole, à
ses dispositions et c'est ainsi le lieu d'une dette infiniment insolvable.
J'ai en effet admis, avec lui et avec la psychanalyse (mais aussi
sans elle), que la fonction symbolique n'a pas d'existence indépendante
de sa nomination même. Mais je suis redevable à Christian
Geffray du plaisir d'en lire des démonstrations tranquilles,
rigoureuses, simples et subtiles, avec un ton particulier, paisible,
proprement socratique, et un nombre inaccoutumé de phrases
qui restent durablement dans l'esprit, par la force de leur vérité
: « Ce qui est précieux ne circule pas, ce qui circule
n'est pas précieux », « la loi du nom se garantit
aux yeux de la conscience du nom de la loi »¤
Merci à Christian Geffray de s'être consacré
à cette entreprise considérable de liaison des lectures
anthropologique et analytique pour nous faire entendre à
la fois la complexité et la simplicité du social.
Merci d'avoir été notre ami à tous. Merci d'avoir
existé.
Notes
1. Réunion organisée au Centre culturel Calouste
Gulbenkian pour le lancement du dernier livre de Christian Geffray,
Trésors. Anthropologie analytique de la valeur, par ses proches,
les Éditions Arcanes et la Fondation Gulbenkian (en présence
de Yves Goudineau, Claude Meillassoux, Moutapha Safouan et moi-même).
Christian Geffray était également l'auteur de
Ni père ni mère. Critique de la parenté : le
cas makhawa, Paris, Le Seuil, 1990 ;
La Cause des armes au Mozambique, Paris, Karthala, 1990 ;
Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne, Paris,
Karthala, 1996 ;
Le Nom du maître. Contribution à l'anthropologie analytique,
Strasbourg, Arcanes, 1997.
2. Cf. Philippe Bourgois, En quête de respect, Paris, Le
Seuil, 2001. [Éd. orig. In Search of Respect. Selling Crack
in El Barrio, New York, Cambridge University Press, 1996.]
Pour citer cet article
Françoise Héritier, Christian Geffray (1955-2001),
L'Homme, 160 - Droit, coutume, mémoire, 2001
http://lhomme.revues.org/document122.html
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