Origine http://www.cairn.be/article.php?ID_REVUE=CLA&ID_NUMPUBLIE=CLA_005&ID_ARTICLE=CLA_005_0198
La disparition brutale de Christian Geffray met un terme prématuré
à une œuvre en plein épanouissement dont nous
commençons seulement à entrevoir la portée.
Il fut un des rares anthropologues à accepter de jouer pleinement
le jeu du discours analytique sans craindre d’y perdre quelque
chose de son propre champ.
Au contraire cette expérience va se révéler
pour lui extraordinairement féconde.
En témoignent les ouvrages qui jalonnent son travail sur
le terrain, au Mozambique qui se relevait à peine d’une
effroyable guerre civile, au Brésil, au cœur de l’Amazonie
durant son étude sur la servitude des récoltants de
caoutchouc ou dans les prisons lors de son travail sur les trafiquants
de drogue.
D’une œuvre très conséquente, isolons
quelques points forts.
Un décryptage du système de parenté makhuwa
au Mozambique lui permet de montrer, dans Ni père ni mère,
que les signifiants mêmes de père et de mère
peuvent être tout à fait absents dans certaines sociétés,
tout comme ceux de sœur ou frère, cousin, cousine, etc.
Il y a mariage et parenté, tout comme il y a interdit de
l’inceste, réglé par une stricte détermination
symbolique, mais ces notions sont dissociées de celles de
paternité, de maternité et de consanguinité.
Les liens de parenté peuvent être définis comme
« le complexe institutionnel surgissant de la symbolisation
du désir de s’emparer du destin des enfants ».
Il réintroduit le désir à l’intérieur
même du champ symbolique où se meut le sujet et montre
ainsi que désir et loi s’articulent même si une
très précoce mise à distance de l’enfant
des objets père et mère est la règle et non
pas l’exception.
Geffray entame ainsi un dialogue à distance avec Lévi-Strauss,
à propos de ce qui lui semble l’impasse où aboutit
ce dernier qui, écartelé entre sa démonstration
de la détermination symbolique de l’individu par les
lois de la parenté et l’hypothèse de l’immanence
de l’esprit, ne parvient pas à insérer dans
son système les dimensions du désir et de l’historicité.
Il va aussi entamer un dialogue avec Freud en reprenant, dans Le
Nom du Maître, la notion de foule à partir du concept
esquissé, mais jamais développé par celui-ci,
d’Idéal de la masse.
Il va faire le lien entre l’aliénation identificatoire
individuelle du sujet et les aliénations collectives qu’il
épinglera du terme de nous.
Ce faisant, il va s’efforcer de briser la dichotomie stérile
entre société et individu en montrant que tous deux
sont redevables d’une même approche qui est celle de
la discursivité.
Il va établir un graphe rendant compte des rapports entre
les moi et le nous dans un groupe, en faisant jouer l’Idéal
du moi et ce qu’il va nommer idéal du nous, en parallèle
avec les figures du père et du meneur.
Poursuivant son avancée théorique, il va regrouper
sous les vocables de métaphores de Nom du Meneur, de Nom
du Maître et de Nom de la Loi les différents remaniements
qui affectent le discours à l’intérieur du groupe
social.
Il va montrer comment les Noms de la Loi viennent aujourd’hui
prendre la place des Noms du Maître défaillants, la
séparation de la loi et des dominants étant coextensive
d’une déliaison libidinale entre dominants et dominés,
avec ses conséquences de production de Duce et de Führer
ainsi que de flambée du racisme et de l’antisémitisme.
Ces réflexions, fort originales, sont étayées
par une solide « clinique anthropologique » et une bonne
connaissance de la théorie analytique.
Ce livre a permis d’ouvrir de nombreux débats avec
les psychanalystes, ce qui était un des vœux les plus
chers de Geffray.
Son œuvre s’achève sur un ouvrage qui vient de
paraître, Trésors, Anthologie analytique de la valeur,
sans nul doute le plus achevé, où le lien entre la
théorie analytique et le fait anthropologique est particulièrement
mis à l’épreuve.
Il va montrer que deux discours sur la valeur coexistent dans le
social et que, selon la période historique considérée,
l’un ou l’autre prédomine.
Il nommera l’un discours de l’honneur, dont il va repérer
le déploiement chez les Indiens Yanomami ou chez des peuplades
mélanésiennes étudiées par Malinoski.
Il montre que la parole est garantie par la mort chez les uns,
par le système du don/contre-don chez les autres, ce dernier
pouvant d’ailleurs être ramené au précédent,
car c’est la mort ou la servitude qui attend celui qui ne
peut surenchérir sur un don qui lui est fait.
Il en déduit que ce discours de l’honneur peut être
identifié au discours du Maître, tel que Lacan l’a
développé.
Par ailleurs, il étudie le discours marchand et montre en
quoi celui-ci est homologue au discours hystérique.
En tant que le discours marchand met en scène une personne
qui s’emploie à en faire désirer une autre en
s’érigeant en représentant de ce désir,
il s’agit du discours hystérique.
Cela lui permet d’avancer : « Il y a une portée
subversive du discours marchand, et les marchands eux-mêmes
n’y peuvent rien. »
Cette potentialité subversive vient du fait que dans ce
discours, la marchandise, se trouvant à la place de la vérité,
comme objet a, possède une valeur impossible à déterminer.
C’est au niveau de l’autre que se manifestera la valeur,
sous sa « forme équivalente » : combien d’équivalents
(argent ou quelque autre objet) l’autre donnera-t-il pour
le bien du marchand ?
On voit donc que la question de la répartition de la jouissance
est posée dans ce discours, et qu’elle questionne la
loi, exactement comme dans le discours hystérique, ici à
travers la question de la valeur : « Le doute sur toute valeur
ou la signification de toute valeur est mis ici en éveil,
le désir de savoir porte encore et toujours sur ce qu’il
en est de la loi et de la légitimité de la loi. »
Au contraire, dans le discours de l’honneur, avec son signifiant
maître, la mort, en place d’agent, cette question est
masquée : « Les maîtres et les assujettis méprisent
le marchand, à cause de sa réduction du désir
à la demande. »
Nul doute que ce mépris leur a valu, au cours de l’histoire,
quelques mauvaises surprises.
Ce repérage structurel de la valeur nous permet de mieux
saisir comment le plus-de-jouir, le renoncement à la jouissance
ainsi que le jeu de l’offre et de la demande opèrent
dans des systèmes de pensée comme l’utilitarisme,
le marxisme ou encore dans nos sociétés de libre-échange
en voie de mondialisation.
Christian Geffray, au cours de son métier d’anthropologue,
fut souvent confronté à de très réels
dangers qu’il affronta avec un courage dont son extrême
modestie nous laissait à peine entrevoir l’étendue.
Par ailleurs, c’est le terme d’audace qui vient à
l’esprit quand il s’agit de caractériser son
aventure intellectuelle aux confins de l’anthropologie et
de la psychanalyse, loin des sentiers battus.
C’est peu dire qu’il nous manque.
Bibliographie
Ni père ni mère. Critique de la parenté :
le cas makhuwa, Le Seuil, Paris, 1990.
La Cause des armes au Mozambique, Karthala, Paris, 1990.
Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne, Karthala,
Paris, 1995.
Le Nom du Maître, Contribution à l’anthropologie
analytique, Arcanes, Strasbourg, 1997.
Trésors, Anthropologie analytique de la valeur, Arcanes,
Strasbourg, 2001.
Cairn 2005
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