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Hommage à Christian Geffray (1947-2001)
Dominique Simonney

Origine http://www.cairn.be/article.php?ID_REVUE=CLA&ID_NUMPUBLIE=CLA_005&ID_ARTICLE=CLA_005_0198

La disparition brutale de Christian Geffray met un terme prématuré à une œuvre en plein épanouissement dont nous commençons seulement à entrevoir la portée.

Il fut un des rares anthropologues à accepter de jouer pleinement le jeu du discours analytique sans craindre d’y perdre quelque chose de son propre champ.

Au contraire cette expérience va se révéler pour lui extraordinairement féconde.

En témoignent les ouvrages qui jalonnent son travail sur le terrain, au Mozambique qui se relevait à peine d’une effroyable guerre civile, au Brésil, au cœur de l’Amazonie durant son étude sur la servitude des récoltants de caoutchouc ou dans les prisons lors de son travail sur les trafiquants de drogue.

D’une œuvre très conséquente, isolons quelques points forts.

Un décryptage du système de parenté makhuwa au Mozambique lui permet de montrer, dans Ni père ni mère, que les signifiants mêmes de père et de mère peuvent être tout à fait absents dans certaines sociétés, tout comme ceux de sœur ou frère, cousin, cousine, etc. Il y a mariage et parenté, tout comme il y a interdit de l’inceste, réglé par une stricte détermination symbolique, mais ces notions sont dissociées de celles de paternité, de maternité et de consanguinité.

Les liens de parenté peuvent être définis comme « le complexe institutionnel surgissant de la symbolisation du désir de s’emparer du destin des enfants ».

Il réintroduit le désir à l’intérieur même du champ symbolique où se meut le sujet et montre ainsi que désir et loi s’articulent même si une très précoce mise à distance de l’enfant des objets père et mère est la règle et non pas l’exception.

Geffray entame ainsi un dialogue à distance avec Lévi-Strauss, à propos de ce qui lui semble l’impasse où aboutit ce dernier qui, écartelé entre sa démonstration de la détermination symbolique de l’individu par les lois de la parenté et l’hypothèse de l’immanence de l’esprit, ne parvient pas à insérer dans son système les dimensions du désir et de l’historicité.

Il va aussi entamer un dialogue avec Freud en reprenant, dans Le Nom du Maître, la notion de foule à partir du concept esquissé, mais jamais développé par celui-ci, d’Idéal de la masse.

Il va faire le lien entre l’aliénation identificatoire individuelle du sujet et les aliénations collectives qu’il épinglera du terme de nous.

Ce faisant, il va s’efforcer de briser la dichotomie stérile entre société et individu en montrant que tous deux sont redevables d’une même approche qui est celle de la discursivité.

Il va établir un graphe rendant compte des rapports entre les moi et le nous dans un groupe, en faisant jouer l’Idéal du moi et ce qu’il va nommer idéal du nous, en parallèle avec les figures du père et du meneur.

Poursuivant son avancée théorique, il va regrouper sous les vocables de métaphores de Nom du Meneur, de Nom du Maître et de Nom de la Loi les différents remaniements qui affectent le discours à l’intérieur du groupe social.

Il va montrer comment les Noms de la Loi viennent aujourd’hui prendre la place des Noms du Maître défaillants, la séparation de la loi et des dominants étant coextensive d’une déliaison libidinale entre dominants et dominés, avec ses conséquences de production de Duce et de Führer ainsi que de flambée du racisme et de l’antisémitisme.

Ces réflexions, fort originales, sont étayées par une solide « clinique anthropologique » et une bonne connaissance de la théorie analytique.

Ce livre a permis d’ouvrir de nombreux débats avec les psychanalystes, ce qui était un des vœux les plus chers de Geffray.

Son œuvre s’achève sur un ouvrage qui vient de paraître, Trésors, Anthologie analytique de la valeur, sans nul doute le plus achevé, où le lien entre la théorie analytique et le fait anthropologique est particulièrement mis à l’épreuve.

Il va montrer que deux discours sur la valeur coexistent dans le social et que, selon la période historique considérée, l’un ou l’autre prédomine.

Il nommera l’un discours de l’honneur, dont il va repérer le déploiement chez les Indiens Yanomami ou chez des peuplades mélanésiennes étudiées par Malinoski.

Il montre que la parole est garantie par la mort chez les uns, par le système du don/contre-don chez les autres, ce dernier pouvant d’ailleurs être ramené au précédent, car c’est la mort ou la servitude qui attend celui qui ne peut surenchérir sur un don qui lui est fait.

Il en déduit que ce discours de l’honneur peut être identifié au discours du Maître, tel que Lacan l’a développé.

Par ailleurs, il étudie le discours marchand et montre en quoi celui-ci est homologue au discours hystérique.

En tant que le discours marchand met en scène une personne qui s’emploie à en faire désirer une autre en s’érigeant en représentant de ce désir, il s’agit du discours hystérique.

Cela lui permet d’avancer : « Il y a une portée subversive du discours marchand, et les marchands eux-mêmes n’y peuvent rien. »

Cette potentialité subversive vient du fait que dans ce discours, la marchandise, se trouvant à la place de la vérité, comme objet a, possède une valeur impossible à déterminer. C’est au niveau de l’autre que se manifestera la valeur, sous sa « forme équivalente » : combien d’équivalents (argent ou quelque autre objet) l’autre donnera-t-il pour le bien du marchand ?

On voit donc que la question de la répartition de la jouissance est posée dans ce discours, et qu’elle questionne la loi, exactement comme dans le discours hystérique, ici à travers la question de la valeur : « Le doute sur toute valeur ou la signification de toute valeur est mis ici en éveil, le désir de savoir porte encore et toujours sur ce qu’il en est de la loi et de la légitimité de la loi. »

Au contraire, dans le discours de l’honneur, avec son signifiant maître, la mort, en place d’agent, cette question est masquée : « Les maîtres et les assujettis méprisent le marchand, à cause de sa réduction du désir à la demande. »

Nul doute que ce mépris leur a valu, au cours de l’histoire, quelques mauvaises surprises.

Ce repérage structurel de la valeur nous permet de mieux saisir comment le plus-de-jouir, le renoncement à la jouissance ainsi que le jeu de l’offre et de la demande opèrent dans des systèmes de pensée comme l’utilitarisme, le marxisme ou encore dans nos sociétés de libre-échange en voie de mondialisation.

Christian Geffray, au cours de son métier d’anthropologue, fut souvent confronté à de très réels dangers qu’il affronta avec un courage dont son extrême modestie nous laissait à peine entrevoir l’étendue.

Par ailleurs, c’est le terme d’audace qui vient à l’esprit quand il s’agit de caractériser son aventure intellectuelle aux confins de l’anthropologie et de la psychanalyse, loin des sentiers battus.

C’est peu dire qu’il nous manque.



Bibliographie

Ni père ni mère. Critique de la parenté : le cas makhuwa, Le Seuil, Paris, 1990.

La Cause des armes au Mozambique, Karthala, Paris, 1990.

Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne, Karthala, Paris, 1995.

Le Nom du Maître, Contribution à l’anthropologie analytique, Arcanes, Strasbourg, 1997.

Trésors, Anthropologie analytique de la valeur, Arcanes, Strasbourg, 2001.



Cairn 2005