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Jean Copans et Jean-Pierre Dozon
Christian Geffray (1954-2001)

Origine http://etudesafricaines.revues.org/document85.html

Christian Geffray est mort brutalement le 9 mars dernier. Anthropologue, directeur de recherche à l'IRD (rattaché à l'UR « Construction identitaire et mondialisation »), membre du Centre d'études africaines, il rayonnait bien au-delà de sa discipline et de ses attaches institutionnelles. Depuis 1987, date de la soutenance de sa thèse sous la direction de Georges Balandier à l'EHESS, il forgeait pas à pas une oeuvre forte et singulière, scandée par cinq ouvrages dont le tout dernier, Trésors, paru le jour de sa disparition.

Chez Christian Geffray, il y avait un grand contraste entre la chaleur intime de l'amitié et de son sens de la conversation (l'homme ?) et le caractère en revanche économe, voire réservé de l'écriture et du texte (l'oeuvre ?). Ce contraste pouvait se lire non seulement au travers des relations professionnelles que Christian eut avec tous ceux qu'il fréquentait mais plus fondamentalement dans la manière d'être du chercheur, du savant, c'est-à-dire dans sa pratique de l'enquête de terrain comme dans celle du maniement et de la production des idées. S'il y eut un chercheur pour qui l'expression de chercheur de terrain a un sens c'était bien Christian Geffray. Les terrains extrêmes qu'il a fréquentés l'étaient tout d'abord bien entendu au sens physique du terme, par la violence mortelle des phénomènes observés, par la nature hostile des milieux géographiques parcourus, par le soutien incertain des institutions locales à son égard. Les mots peuvent paraître un peu forts mais il s'agissait ici de terrains, pour les cas du Mozambique et du Brésil, travaillés sans filet. Pourtant, Christian n'était pas le premier à affronter ce qu'un numéro tout récent d'Ethnologie française nomme des terrains minés 1, et qu'il avait nommés lui-même, à l'occasion d'un séminaire au Centre d'études africaines, des « terrains à risque ». Mais ce danger physique était doublé sans prétention aucune par l'admission d'un autre danger, dans un autre sens bien plus ambitieux, en l'occurrence d'un danger conceptuel. Le choix des terrains n'était en aucune manière innocent. Pour deux raisons : parce qu'ils plongeaient dans la symbolique fondatrice des sociétés humaines et que la justification de ce projet n'était jamais mentionnée, encore moins montée en épingle. Ce choix dangereux allait de soi et pour lui il n'y avait aucune raison de s'en vanter.

Réinterroger la vie et la mort des institutions sociales, voilà la tâche que s'assignait Christian. Reprendre tout simplement les fondements de toute anthropologie de la parenté ; s'atteler à débusquer les raisons de la guerre dite civile, de la guerre d'un peuple contre soi-même mais aussi de la violence, notamment des violences d'un capitalisme paternaliste qui serait éventuellement premier et originaire, voilà un programme qui avait le mérite de concerner tout le monde et non seulement les anthropologues. Certes, le sentiment commun des collègues pas tout à fait intimes était que Christian était très fort, un peu fou, mais pour d'autres, dont nous sommes, il était sans doute cela mais surtout très savant. Cinq ouvrages, deux importants dossiers et de nombreux articles en onze ans, voilà de quoi méditer 2. De petits ouvrages sobres de références académiques et d'autoréférences, des démonstrations qui confinent à l'épure, et des cas disséqués avec pertinence où pointe un iceberg caché de données, de temps passé à enquêter, à se déplacer, à écouter et à enregistrer.

Ce qui frappe dans la « construction de terrain », c'est l'ouverture de l'espace social, l'antimonographisme ou thématisme de l'approche. Certes les objets ciblés, l'échange (don, dette), la parenté, les rapports de servitude, les produits de la richesse, la guerre constituent autant d'entrées dans une encyclopédie de la discipline. Mais il s'agit là d'une apparence trompeuse : le nord du Mozambique, le bassin amazonien sont bien des espaces sans frontières, des espaces sans données conceptuelles de fait. Le Mozambique, son premier terrain, fut un véritable laboratoire expérimental car l'innovation programmatique était pour le moins contrôlée au sein des espaces universitaires de Maputo, la capitale à 2 000 km de Nampula. L'un des textes les plus engagés de Christian constitue d'ailleurs la dénonciation de ce monde des coopérants du verbe et des usurpateurs intellectuels de la révolution 3. Ce dernier texte a fait grincer bien des dents et a agacé nombre de militants et de militantes (Jean Copans en a été le témoin) mais il possède la force de l'amitié et de l'engagement du responsable : l'anthropologue se devait aussi de parler du monde professionnel et social auquel il avait appartenu là-bas. Il n'y a pas de sainte innocence du juste : la morale de Christian reflétait tout simplement l'efficacité de celui qui est entré dans la vie sociale des Autres, dans la violence des « déçus » du FRELIMO, et qui a touché de près l'illusion politique d'un savoir replié sur ses a-priori idéologiques et professionnels.

Revenons un instant sur ce courage évoqué plus haut. Courage physique et personnel qui n'a rien de décoratif ou d'aventureux. Cette fréquentation du danger, c'est-à-dire des parts sombres de la vie sociale, devait être pour lui constitutive de l'ambition de l'anthropologie. Mais aussi courage intellectuel ou scientifique à s'engager non seulement hors des sentiers battus mais là où il n'y a pas encore de sentiers du tout. Certes Christian est silencieux, du moins par écrit, sur les rapports entre la problématique, le terrain et le résultat conceptuel. Démarche qui donne l'impression que le courage n'est qu'abstrait, n'est qu'une opération de bureau et de dialogue avec soi. Les inspirations de Christian sont pourtant nombreuses, au premier rang desquelles celle de Claude Meillassoux. Chacun se reconnaîtra ou non dans ce morceau de chemin qui conduisait d'un terrain à l'autre 4. La recherche est aussi affaire de circonstances, de conjonctures et de hasards. Christian inspirait une confiance absolue et cela aussi fut à porter au compte d'une grande ethique professionnelle. Les cinq ouvrages ne dévoilent nullement ce sentiment fait à la fois d'engagement et de retenue. C'est pourquoi il est bon de conforter ses écrits, qui n'ont besoin de nulle exegèse, par ce rappel singulier d'un caractère qui construit, l'air de rien, le fameux objet scientifique.

Du coup nous attendions tous avec la curiosité, mais surtout l'inquiétude que l'on devine, l'expérience annoncée du prochain terrain qui aurait dû être le Rwanda. Nul besoin de mettre en valeur la symbolique de ce retour à l'Afrique. Terrain miné par excellence avec ses témoins, ses victimes et surtout ses criminels, ses responsables pas coupables, ses responsables pas encore condamnés. Mais terrain miné aussi par les querelles entre experts de toutes nationalités (y compris rwandaise). La polémique et le bruit des armes hantent les cimetières des collines du pays et il fallait (il faut toujours), à l'évidence, toutes les qualités intellectuelles et morales de Christian pour approcher le génocide. Nous ne saurons jamais le fin mot de cette nouvelle entreprise mais il convenait tout de même de rappeler qu'au contraire des espaces ouverts du Mozambique et du Brésil, le Rwanda s'annonçait comme un territoire clôturé de toutes parts, comme un terrain où s'exercent par excellence la privatisation et la confiscation de la mémoire. Dans le silence assourdissant des explications et confessions inabouties, seuls les regards des anthropologues de la violence semblaient avoir quelque chance de débusquer une vérité comme enfouie. En tout cas nous étions nombreux à penser qu'il en avait la capacité.

L'anthropologie française est encore largement indemne de l'oeuvre de Christian Geffray. Et elle le restera si les bibliographies généralistes restent encore rétives face aux petits cailloux blancs d'une oeuvre qui relit la face obscure mais aussi la face trop commune de notre monde anthropologique. Christian Geffray avait un point de vue sur le monde et sur la manière de l'expliquer. Il n'a pas légué, et pour cause, de testament théorique, mais l'exemple efficace de ses travaux ne peut plus laisser indifférent ceux qui balancent d'un patrimonialisme à l'autre, d'une mondialisation à l'autre. Observateur tranquille d'un monde qui se déchire et qui éclate, Christian a démontré dans ses travaux qu'il avait, comme à la mer, le pied stable d'un marin qui voit au loin, garde le cap malgré les changements de bord, et surmonte roulis et tangages.



Notes

1 « Terrains minés en ethnologie », no 1, janvier-mars, 2001. Deux articles concernent toutefois le Maghreb.

2 Ni père ni mère. Critique de la parenté : le cas makhuwa, Paris, Éditions du Seuil, 1990 ; La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d'une guerre civile, Préface de Jean Copans, Paris, Éditions Karthala, 1990 ; Chronique de la servitude en Amazonie brésilienne. Essai sur l'exploitation paternaliste, Paris, Éditions Karthala, 1995 ; Le nom du Maître. Contribution à l'anthropologie analytique, Strasbourg, Arcanes, 1997 ; Trésors. Anthropologie analytique de la valeur, Strasbourg, Arcanes, 2001. Voir aussi les dossiers corédigés avec P. Léna et R. Araujo, « L'oppression paternaliste au Brésil », Lusotopie 1996, Paris, Éditions Karthala, 1996, pp. 103-353, et avec M. Schiray, « Trafics de drogues et criminalités économiques », Mondes en Développement, t. 28, no 110, 2000.

3 « Fragments d'un discours du pouvoir (1975-1985) : du bon usage d'une méconnaissance scientifique », Politique africaine, mars 1988, 29, pp. 71-85.

4 Jean Copans dira tout modestement qu'il a facilité la réalisation de La cause des armes et qu'il avait pu en assurer le financement complet grâce au budget du CREDU (aujourd'hui IFRA) qu'il dirigeait à l'époque à Nairobi.


Pour citer cet article

Jean Copans et Jean-Pierre Dozon, Christian Geffray (1954-2001), Cahiers d'études africaines,

http://etudesafricaines.revues.org/document85.html