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Origine http://etudesafricaines.revues.org/document85.html
Christian Geffray est mort brutalement le 9 mars dernier. Anthropologue,
directeur de recherche à l'IRD (rattaché à
l'UR « Construction identitaire et mondialisation »),
membre du Centre d'études africaines, il rayonnait bien au-delà
de sa discipline et de ses attaches institutionnelles. Depuis 1987,
date de la soutenance de sa thèse sous la direction de Georges
Balandier à l'EHESS, il forgeait pas à pas une oeuvre
forte et singulière, scandée par cinq ouvrages dont
le tout dernier, Trésors, paru le jour de sa disparition.
Chez Christian Geffray, il y avait un grand contraste entre la
chaleur intime de l'amitié et de son sens de la conversation
(l'homme ?) et le caractère en revanche économe, voire
réservé de l'écriture et du texte (l'oeuvre
?). Ce contraste pouvait se lire non seulement au travers des relations
professionnelles que Christian eut avec tous ceux qu'il fréquentait
mais plus fondamentalement dans la manière d'être du
chercheur, du savant, c'est-à-dire dans sa pratique de l'enquête
de terrain comme dans celle du maniement et de la production des
idées. S'il y eut un chercheur pour qui l'expression de chercheur
de terrain a un sens c'était bien Christian Geffray. Les
terrains extrêmes qu'il a fréquentés l'étaient
tout d'abord bien entendu au sens physique du terme, par la violence
mortelle des phénomènes observés, par la nature
hostile des milieux géographiques parcourus, par le soutien
incertain des institutions locales à son égard. Les
mots peuvent paraître un peu forts mais il s'agissait ici
de terrains, pour les cas du Mozambique et du Brésil, travaillés
sans filet. Pourtant, Christian n'était pas le premier à
affronter ce qu'un numéro tout récent d'Ethnologie
française nomme des terrains minés 1, et qu'il avait
nommés lui-même, à l'occasion d'un séminaire
au Centre d'études africaines, des « terrains à
risque ». Mais ce danger physique était doublé
sans prétention aucune par l'admission d'un autre danger,
dans un autre sens bien plus ambitieux, en l'occurrence d'un danger
conceptuel. Le choix des terrains n'était en aucune manière
innocent. Pour deux raisons : parce qu'ils plongeaient dans la symbolique
fondatrice des sociétés humaines et que la justification
de ce projet n'était jamais mentionnée, encore moins
montée en épingle. Ce choix dangereux allait de soi
et pour lui il n'y avait aucune raison de s'en vanter.
Réinterroger la vie et la mort des institutions sociales,
voilà la tâche que s'assignait Christian. Reprendre
tout simplement les fondements de toute anthropologie de la parenté
; s'atteler à débusquer les raisons de la guerre dite
civile, de la guerre d'un peuple contre soi-même mais aussi
de la violence, notamment des violences d'un capitalisme paternaliste
qui serait éventuellement premier et originaire, voilà
un programme qui avait le mérite de concerner tout le monde
et non seulement les anthropologues. Certes, le sentiment commun
des collègues pas tout à fait intimes était
que Christian était très fort, un peu fou, mais pour
d'autres, dont nous sommes, il était sans doute cela mais
surtout très savant. Cinq ouvrages, deux importants dossiers
et de nombreux articles en onze ans, voilà de quoi méditer
2. De petits ouvrages sobres de références académiques
et d'autoréférences, des démonstrations qui
confinent à l'épure, et des cas disséqués
avec pertinence où pointe un iceberg caché de données,
de temps passé à enquêter, à se déplacer,
à écouter et à enregistrer.
Ce qui frappe dans la « construction de terrain »,
c'est l'ouverture de l'espace social, l'antimonographisme ou thématisme
de l'approche. Certes les objets ciblés, l'échange
(don, dette), la parenté, les rapports de servitude, les
produits de la richesse, la guerre constituent autant d'entrées
dans une encyclopédie de la discipline. Mais il s'agit là
d'une apparence trompeuse : le nord du Mozambique, le bassin amazonien
sont bien des espaces sans frontières, des espaces sans données
conceptuelles de fait. Le Mozambique, son premier terrain, fut un
véritable laboratoire expérimental car l'innovation
programmatique était pour le moins contrôlée
au sein des espaces universitaires de Maputo, la capitale à
2 000 km de Nampula. L'un des textes les plus engagés de
Christian constitue d'ailleurs la dénonciation de ce monde
des coopérants du verbe et des usurpateurs intellectuels
de la révolution 3. Ce dernier texte a fait grincer bien
des dents et a agacé nombre de militants et de militantes
(Jean Copans en a été le témoin) mais il possède
la force de l'amitié et de l'engagement du responsable :
l'anthropologue se devait aussi de parler du monde professionnel
et social auquel il avait appartenu là-bas. Il n'y a pas
de sainte innocence du juste : la morale de Christian reflétait
tout simplement l'efficacité de celui qui est entré
dans la vie sociale des Autres, dans la violence des « déçus
» du FRELIMO, et qui a touché de près l'illusion
politique d'un savoir replié sur ses a-priori idéologiques
et professionnels.
Revenons un instant sur ce courage évoqué plus haut.
Courage physique et personnel qui n'a rien de décoratif ou
d'aventureux. Cette fréquentation du danger, c'est-à-dire
des parts sombres de la vie sociale, devait être pour lui
constitutive de l'ambition de l'anthropologie. Mais aussi courage
intellectuel ou scientifique à s'engager non seulement hors
des sentiers battus mais là où il n'y a pas encore
de sentiers du tout. Certes Christian est silencieux, du moins par
écrit, sur les rapports entre la problématique, le
terrain et le résultat conceptuel. Démarche qui donne
l'impression que le courage n'est qu'abstrait, n'est qu'une opération
de bureau et de dialogue avec soi. Les inspirations de Christian
sont pourtant nombreuses, au premier rang desquelles celle de Claude
Meillassoux. Chacun se reconnaîtra ou non dans ce morceau
de chemin qui conduisait d'un terrain à l'autre 4. La recherche
est aussi affaire de circonstances, de conjonctures et de hasards.
Christian inspirait une confiance absolue et cela aussi fut à
porter au compte d'une grande ethique professionnelle. Les cinq
ouvrages ne dévoilent nullement ce sentiment fait à
la fois d'engagement et de retenue. C'est pourquoi il est bon de
conforter ses écrits, qui n'ont besoin de nulle exegèse,
par ce rappel singulier d'un caractère qui construit, l'air
de rien, le fameux objet scientifique.
Du coup nous attendions tous avec la curiosité, mais surtout
l'inquiétude que l'on devine, l'expérience annoncée
du prochain terrain qui aurait dû être le Rwanda. Nul
besoin de mettre en valeur la symbolique de ce retour à l'Afrique.
Terrain miné par excellence avec ses témoins, ses
victimes et surtout ses criminels, ses responsables pas coupables,
ses responsables pas encore condamnés. Mais terrain miné
aussi par les querelles entre experts de toutes nationalités
(y compris rwandaise). La polémique et le bruit des armes
hantent les cimetières des collines du pays et il fallait
(il faut toujours), à l'évidence, toutes les qualités
intellectuelles et morales de Christian pour approcher le génocide.
Nous ne saurons jamais le fin mot de cette nouvelle entreprise mais
il convenait tout de même de rappeler qu'au contraire des
espaces ouverts du Mozambique et du Brésil, le Rwanda s'annonçait
comme un territoire clôturé de toutes parts, comme
un terrain où s'exercent par excellence la privatisation
et la confiscation de la mémoire. Dans le silence assourdissant
des explications et confessions inabouties, seuls les regards des
anthropologues de la violence semblaient avoir quelque chance de
débusquer une vérité comme enfouie. En tout
cas nous étions nombreux à penser qu'il en avait la
capacité.
L'anthropologie française est encore largement indemne de
l'oeuvre de Christian Geffray. Et elle le restera si les bibliographies
généralistes restent encore rétives face aux
petits cailloux blancs d'une oeuvre qui relit la face obscure mais
aussi la face trop commune de notre monde anthropologique. Christian
Geffray avait un point de vue sur le monde et sur la manière
de l'expliquer. Il n'a pas légué, et pour cause, de
testament théorique, mais l'exemple efficace de ses travaux
ne peut plus laisser indifférent ceux qui balancent d'un
patrimonialisme à l'autre, d'une mondialisation à
l'autre. Observateur tranquille d'un monde qui se déchire
et qui éclate, Christian a démontré dans ses
travaux qu'il avait, comme à la mer, le pied stable d'un
marin qui voit au loin, garde le cap malgré les changements
de bord, et surmonte roulis et tangages.
Notes
1 « Terrains minés en ethnologie », no 1, janvier-mars,
2001. Deux articles concernent toutefois le Maghreb.
2 Ni père ni mère. Critique de la parenté
: le cas makhuwa, Paris, Éditions du Seuil, 1990 ; La cause
des armes au Mozambique. Anthropologie d'une guerre civile, Préface
de Jean Copans, Paris, Éditions Karthala, 1990 ; Chronique
de la servitude en Amazonie brésilienne. Essai sur l'exploitation
paternaliste, Paris, Éditions Karthala, 1995 ; Le nom du
Maître. Contribution à l'anthropologie analytique,
Strasbourg, Arcanes, 1997 ; Trésors. Anthropologie analytique
de la valeur, Strasbourg, Arcanes, 2001. Voir aussi les dossiers
corédigés avec P. Léna et R. Araujo, «
L'oppression paternaliste au Brésil », Lusotopie 1996,
Paris, Éditions Karthala, 1996, pp. 103-353, et avec M. Schiray,
« Trafics de drogues et criminalités économiques
», Mondes en Développement, t. 28, no 110, 2000.
3 « Fragments d'un discours du pouvoir (1975-1985) : du bon
usage d'une méconnaissance scientifique », Politique
africaine, mars 1988, 29, pp. 71-85.
4 Jean Copans dira tout modestement qu'il a facilité la
réalisation de La cause des armes et qu'il avait pu en assurer
le financement complet grâce au budget du CREDU (aujourd'hui
IFRA) qu'il dirigeait à l'époque à Nairobi.
Pour citer cet article
Jean Copans et Jean-Pierre Dozon, Christian Geffray (1954-2001),
Cahiers d'études africaines,
http://etudesafricaines.revues.org/document85.html
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